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67-83
Laurent Héronville et la Société Laborieuse des Cordonniers-Bottiers de Paris
Une mutuelle fouriériste au XIXe siècle
Article mis en ligne le décembre 1990
dernière modification le 18 septembre 2004

par Sibalis, Michael D.

Il est depuis longtemps reconnu que le fouriérisme est une des sources du mouvement coopératif qui se développe en France à partir de 1830 [1]. Nous savons aussi que « l’organisation du travail » est une formule fouriériste avant que Louis Blanc ne la rende célèbre en 1839-40. En même temps, les fouriéristes, qui condamnent les coalitions ouvrières et prônent une étroite collaboration entre les classes sociales, vont à l’encontre du syndicalisme français, qui naît précisément pendant ces mêmes années. L’histoire de la Société Laborieuse des Cordonniers-Bottiers offre une bonne illustration de cette contradiction au cœur même du fouriérisme, qui se montre simultanément « progressiste » et « rétrograde » par rapport au mouvement ouvrier de son époque.

Presque oubliée aujourd’hui, la Société Laborieuse - fortement influencée par le fouriérisme, par l’intermédiaire de Laurent Héronville, son premier gérant - est une des plus importantes sociétés de secours mutuel entre ouvriers qui existent à Paris sous la Monarchie de juillet. Sous la Deuxième République, ses membres, comme beaucoup d’autres salariés parisiens, se lancent dans une tentative d’organisation d’une association coopérative de production, qui finira par faire faillite en 1852. Mais, tout en cherchant à résoudre la « question ouvrière » qui inquiète tant ses contemporains, la Société Laborieuse, par sa politique de coopération avec les patrons, renforce sans s’en rendre compte le système économique que sa propre idéologie condamne pour son « exploitation » des ouvriers cordonniers. Elle s’attire ainsi les foudres des syndicalistes, qui cherchent sa destruction en 1848.

Les cordonniers parisiens

Les idéologies socialistes exercent un grand attrait sur beaucoup de cordonniers au dix-neuvième siècle. Ces derniers sont, par exemple, nombreux parmi les disciples d’Étienne Cabet [2]. Cette attirance s’explique, car les cordonniers - petits maîtres autant que compagnons - sont, sans aucun doute, parmi les artisans les plus démunis en France. En 1850, Pauline Roland décrit la cordonnerie comme « une de ces industries meurtrières, qui moissonnent sûrement le plus grand nombre de ceux qui s’y livrent... Il est rare de voir un travailleur de cette corporation arriver à la vieillesse... Presque tous sont hâves, maigres, chétifs, et leur regard sombre, désolé, semble accuser une société marâtre [3] ». Pierre Vinçard déclare qu’ « en sentant l’injustice [les cordonniers] exaltent leur imagination outre-mesure et... un grand nombre se trouvent frappés d’aliénation mentale [4] ». Exagèrent-ils ? Sans doute, mais tous les observateurs de l’époque sont d’accord sur l’affreuse misère de l’ouvrier cordonnier [5].

Il y a vingt mille ouvriers cordonniers à Paris dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Leurs conditions de vie, déjà mauvaises au début du siècle, ne cessent d’empirer sous la Restauration et la Monarchie de juillet. En grande partie, cette détérioration est due au nouveau système de confection - c’est-à-dire la manufacture de chaussures prêtes à porter - qui remplace progressivement la production de chaussures de qualité faites sur mesure. A partir de 1814, les commissionnaires parisiens commandent des chaussures en grande quantité, qu’ils expédient à l’étranger. Le marché intérieur se développe également rapidement, parce que les ouvriers des villes prennent l’habitude de porter des souliers. Pour ce genre de commande - généralement à bas prix - Pauline Roland observe que « faire vite importe souvent plus que faire bien ». Les commissionnaires, qui doivent faire face à une concurrence internationale, cherchent à réduire leurs coûts de production. Entre 1830 et 1848, ils réduisent les tarifs - les ouvriers étant payés à la pièce - , et notamment les tarifs alloués aux ouvriers les moins qualifiés. Ceux-ci, travaillant le plus souvent dans la confection, représentent la moitié des ouvriers cordonniers à Paris en 1848. Leur revenu baisse de 44 % entre 1830 et 1848. Par contre, les meilleurs ouvriers ne perdent que 5 % pendant cette même période. Même ceux-ci sont quelquefois obligés d’accepter des tarifs moins élevés, surtout pendant les deux « mortes-saisons » de l’année (décembre/janvier et juillet/août), époques où le travail est difficile à trouver [6]. Pour faire face à ces circonstances de plus en plus difficiles, les cordonniers de Paris cherchent un moyen d’améliorer leur sort. Certains pensent le trouver dans le syndicalisme. Ils fondent en 1833 une société de résistance, la Corporation des Ouvriers Cordonniers, et font grève en octobre et novembre 1833. C’est l’échec. Une deuxième grève générale, en juillet et août 1840, n’aura qu’un succès assez limité [7]. Ce demi-succès aura pour conséquence d’entraîner une partie des ouvriers cordonniers vers un autre voie que le syndicalisme et la grève : l’association coopérative.

La Société Laborieuse est fondée le 1er octobre 1840, mais il semble que ses origines remontent aux mois suivant la Révolution de juillet 1830. Au dire de Pauline Roland, un groupe de cordonniers s’est réuni en 1831 dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et y a fondé une association qui, étant victime des « tracasseries » de la police, ne dura pas longtemps. Dix ans plus tard, « quelques hommes de bonne volonté » - dont P. Roland ne donne pas les noms - « se mirent à recueillir à droite et à gauche de minces cotisations » qui permettent de fonder l’association tant voulue [8]. Ces hommes de bonne volonté, sont-ils fouriéristes, où même socialistes ? Nous ne savons pas. Mais ils choisissent comme gérant de la nouvelle société un certain Laurent Héronville, qui a déjà joué un rôle important dans la première tentative de 1831. Héronville, lui, est fouriériste.

Laurent Héronville

Le cordonnier Laurent-Jean-Baptiste Héronville est un de ces hommes obscurs qui contribuent à la diffusion du fouriérisme en France. Une courte biographie d’Héronville, publiée en 1848, le décrit comme « travailleur-penseur », « sentinelle avancée et intelligente des travailleurs » et un de ces « travailleurs que des circonstances moins précaires, une plus grande force de caractère, des facultés mieux développées ont mis à même de s’instruire, de prendre position comme les aînés de la famille, et d’étudier les hautes questions de politique sociale » [9]. Héronville, fils de cuisinier, naît à Paris le 6 septembre 1802. Il travaille comme ouvrier cordonnier de 1815 jusqu’en 1838. Il épouse, en juillet 1830, une cuisinière analphabète, qui ne peut même pas signer son nom dans le registre des mariages ; mais en 1846, sans doute grâce à l’instruction de son mari, elle sera capable de rédiger un testament olographe, qui fera de ce dernier son légataire universel. Le couple n’a pas d’enfants [10]. Héronville est probablement un autodidacte. Sa biographie précise que « toutes ses tendances ont été dirigées vers le but de l’organisation du travail, que l’expérience d’une longue pratique, jointe aux connaissances théoriques qu’il a puisées dans les discours de la Convention, dans Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier, Louis Blanc, lui ont fait entrevoir. » En fait, il est surtout fouriériste. C’est sans doute lui que La Phalange décrit comme « un de nos amis les plus dévoués » et qui a, en 1838, « cette heureuse idée » d’ouvrir « une librairie sociale » au 4, rue de l’École-de-Médecine, où il vend les livres de l’école sociétaire [11]. Quelques mois plus tard, le 14 juin 1839, Héronville signale aux autorités son intention de publier « un journal non-politique intitulé Le Nouveau monde et consacré au développement de la Théorie de Charles Fourier », dont il est « gérant et seul propriétaire » (qualités qu’il gardera jusqu’en décembre 1841). Les autorités ne sont pas dupes : « Héronville n’est qu’un gérant responsable sans direction active, ... le véritable administrateur et rédacteur est un Polonais nommé Jean Czynski » [12]. Le 4 juillet 1840, le Tribunal de police correctionnelle condamne Héronville à un mois de prison et à une amende de deux cents francs comme « prévenu d’avoir traité de matières politiques, bien que ce journal n’ait pas fourni de cautionnement. » Les juges n’acceptent pas les arguments de son avocat, qui « soutenait au contraire que ce n’était pas de politique proprement dite que s’occupait Le Nouveau Monde » [13]. Écroué à la prison de Sainte-Pélagie du 29 septembre au 29 octobre 1840, Héronville distribue des brochures fouriéristes aux autres détenus [14].

Héronville est très lié avec le journaliste Jean Czynski, un opposant à Victor Considerant, chef du mouvement fouriériste depuis la mort de Fourier en octobre 1837. Czynski (1801-67) est polonais, d’origine juive mais converti au catholicisme. Il s’est réfugié en France après l’échec de l’insurrection de 1831 [15]. La rupture de Czynski avec Considerant date de juin 1839, époque où Czynski publie son Avenir des ouvriers, brochure adressée directement à la classe ouvrière. La Phalange, le journal de Considerant, attaque Czynski : « La théorie de Fourier est une science ; une Science ne s’adresse qu’aux hommes éclairés ... ; elle n’a rien à attendre des classes pauvres et ignorantes. » Czynski répond qu’au contraire, « il nous est possible de calmer [les ouvriers], de les consoler, de préparer leur réconciliation avec leurs prétendus ennemis, en leur démontrant les maux qui dérivent des commotions politiques, en leur exposant les bienfaits qui résulteront de la véritable association » [16]. Considerant et les fouriéristes « orthodoxes » veulent établir un phalanstère intégral. Ses opposants, groupés dans l’Union harmonienne, prônent des expériences partielles, temporaires et plus limitées. En février 1840, l’Union harmonienne propose l’établissement d’ « une boucherie garantiste modèle », d’ « une cordonnerie garantiste modèle », etc. [17] Puis viennent les grèves de 1840, qui touchent plusieurs corps de métiers parisiens, y compris les cordonniers [18]. Czynski décrit ces grèves comme « le fatal symptôme d’une vicieuse organisation du travail et de l’industrie ». Mais, ajoute-t-il, « le remède est trouvé. Fourier l’a découvert. Ce remède, c’est l’ASSOCIATION... Les ouvriers et les maîtres, unis par le lien de l’association, se réjouiront d’un bonheur réciproque » [19]. Voilà pourquoi Czynski - et, bien sûr, l’ancien cordonnier Héronville - s’intéressent à une association de cordonniers. La Société Laborieuse, déclare Czynski, est une association d’un nouveau genre : « Les ouvriers cordonniers, au lieu de se coaliser contre leurs maîtres, donnent un bon exemple. Avec le concours de leurs patrons, ils ont fondé une société [20]. »

Héronville est gérant de la Société Laborieuse pendant plus de sept ans, de sa sortie de prison à la fin d’octobre 1840 jusqu’à sa démission en décembre 1847, période que nous verrons plus tard. En février 1848, il est membre de la Garde nationale de Paris, dans la compagnie Jouanne de la Troisième légion. Le 24 février, sur la place du Palais-Royal, cette légion, dont les officiers sont connus pour leurs « étroites relations avec les républicains », se rallie aux insurgés . Héronville essaie de jouer un rôle politique sous le nouveau régime républicain. Il est président de l’obscur Club républicain des ouvriers cordonniers-bottiers . Il se présente, en avril 1848, comme candidat à l’Assemblée nationale, avec le soutien du Club des socialistes unis, de tendance fouriériste . Il reçoit seulement 155 votes dans Paris intra-muros - tous dans le centre de la capitale : les anciens deuxième, quatrième, septième et neuvième arrondissements -, une seule voix à Charenton, deux à Vincennes et 31 à Sceaux . Il participe aussi aux transformations de la Société Laborieuse, qui devient, comme nous le verrons, une association coopérative de production en avril 1848. Il est un des trois délégués de la nouvelle association en mai 1848. Les rapports de la société font mention d’Héronville pour la dernière fois au début de 1849. Nous savons très peu de chose sur sa vie après 1849. Sa femme meurt en juillet 1852. Il se remarie en novembre 1853 . Le contrat de mariage décrit Héronville comme « coupeur en chaussures », sa femme comme « ouvrière lingère ». Héronville est toujours pauvre. Il n’apporte au ménage que « quinze cents francs en la valeur de ses habits, linges, hardes, objets mobiliers, meubles meublants, à son usage personnel et deniers comptants. » Par contre, sa nouvelle femme possède deux mille francs en objets personnels et dix mille francs « en deniers comptants ». Il semble que le couple ait l’intention d’établir un commerce, sans doute avec l’argent de Madame Héronville. Héronville est toujours en relation avec Czynski, dont le nom apparaît sur le contrat de mariage comme témoin . Nous n’avons plus de traces d’Héronville après ce mariage (ni date, ni lieu de décès), mais c’est sans importance. Pour l’historien, ses activités au sein de la Société Laborieuse dans les années 1840 restent les plus significatives.

La Société Laborieuse de 1840 à 1848

Il y a environ 250 sociétés de secours mutuel et vingt mille mutualistes à Paris dans les années 1840. Ces sociétés viennent en aide à leurs membres en cas de maladie, d’infirmité, ou de mort ; souvent elles versent aussi une pension de vieillesse à partir de soixante-cinq ou soixante-dix ans [21]. A première vue, la Société Laborieuse ressemble à toutes les autres sociétés de secours mutuel [22]. Ses membres payent une cotisation de 1,45 fr. par mois, ce qui leur donne droit, quand ils sont malades, à un franc par jour, aux soins d’un médecin et au prix des médicaments qu’il prescrit. De plus, ils peuvent prétendre à 120 fr. de pension annuelle, à partir de 65 ans dès lors qu’ils ont adhéré dix ans. Cependant, les articles 62 à 73 du règlement sont très différents des articles que l’on trouve dans les autres sociétés. Ces articles déclarent que « la Société assure du travail à chacun de ses membres », et quand il n’y a pas de travail disponible, une allocation-chômage d’un franc par jour. L’article 63bis, sans doute ajouté sous la pression de la police, précise : « Ce secours quotidien ne sera pas accordé dans le cas de cessation volontaire ou concertée du travail, ou lors d’un chômage résultant d’une coalition quelconque des ouvriers Sociétaires. » Quatre autres sociétés de secours mutuel - des sociétés de chapeliers-fouleurs, de chapeliers-apprêteurs, d’orfèvres et de ferblantiers - offrent un secours aux membres au chômage, mais sous forme d’argent et non de travail ; d’ailleurs, aucune de ces quatre sociétés ne prétend, comme le fait la Société Laborieuse, avoir une inspiration idéologique [23].

La Société Laborieuse n’est pas, c’est évident, une mutuelle ordinaire. Les allocations de maladie et les pensions de vieillesse ont moins d’importance aux yeux des fondateurs et des membres que la garantie contre un chômage involontaire. En outre, la Société ne se limite pas à cent ou deux cents membres - comme c’est le cas de toutes les autres - , mais fait appel à tous les cordonniers-bottiers de la capitale : « notre désir ne se bornait pas à grouper autour de nous un petit nombre d’individus, nous comptions vous associer tous à notre oeuvre bienfaisante. » Et, bien sûr, les convertir au socialisme, parce que « si la voix de l’humanité se fait encore entendre dans ce malheureux siècle d’égoïsme, certes ce sera toujours parmi nous, pauvres ouvriers » [24]. Les dirigeants sont fiers d’une association « qui, sans secousse, sans rivalité, sans froisser qui que ce soit, aura aidé à résoudre un problème trop longtemps classé parmi les utopies philanthropiques, c’est-à-dire la fusion intime des intérêts matériels du Patron et des Ouvriers qu’il emploie, résultant d’un échange de services réciproques » [25]. La Société Laborieuse propose la réconciliation des classes sociales « sous la même bannière industrielle » [26]. On reconnaît ici la rhétorique fouriériste. Mais l’image de l’organisation sociale de l’avenir reste floue. Comme beaucoup de fouriéristes, les dirigeants de la Société Laborieuse attendent « avec confiance et sécurité, que des hommes spéciaux et généreux résolvent en leur faveur le problème de l’organisation du travail » [27].

En dépit de ses ambitions grandioses, les activités quotidiennes de la Société Laborieuse sont assez limitées : le recrutement de nouveaux membres et la distribution de secours. Pour trouver des adhérents, la direction envoie des circulaires dans tous les ateliers de la capitale et demande aux premiers membres d’encourager amis et connaissances à y adhérer : « que chaque Sociétaire devienne ainsi le centre d’où rayonne une bienveillante persuasion » [28]. Environ vingt-cinq nouveaux membres adhèrent chaque mois entre 1842 et 1848, mais autant quittent la Société. La Société comprend 550 membres en moyenne, et jamais moins de 441 (au 1er avril 1845) ou plus de 686 (au 1er avril 1842). La majorité d’entre eux est relativement jeune : 63,4 % de ceux qui adhèrent en 1846-49 ont trente ans ou moins [29]. Ce sont sans doute de jeunes ouvriers peu qualifiés, peu payés, qui trouvent difficilement un travail régulier, le plus souvent dans la confection.

Les membres de la société ne se réunissent jamais, parce que le préfet de police ne veut pas permettre des assemblées générales. Quand il faut voter pour une décision importante, un employé de la société se déplace au domicile de chacun des membres pour enregistrer son vote. Les membres du Conseil d’administration de la Société sont au nombre de vingt, choisis par cooptation ; par contre, les sociétés de secours mutuel ordinaires élisent leurs conseils démocratiquement. On remplace généralement de quatre à huit membres du conseil tous les six mois, mais certains d’entre eux restent en place pendant plusieurs années. C’est le Conseil qui nomme le préposé, en l’occurrence Laurent Héronville de 1840 à 1847. Il gère la Société, tient les comptes et dirige le bureau de placement pour chômeurs. Il gagne 1 200 fr. par an. Un employé de bureau, payé 65 fr. par mois, a l’usage d’un appartement meublé dont le loyer est de 220 fr. par an et dont il se sert comme bureau. Il y distribue aux ouvriers les matières premières pour la manufacture des souliers et les récupère une fois fabriqués. Il doit aussi visiter les malades chez eux. Enfin, un percepteur, qui gagne 85 fr. par mois, va chez les membres et perçoit les cotisations mensuelles. Le bureau de placement de la Société et l’appartement-bureau de l’employé se trouvent au 6, rue Bailleul, en plein centre de Paris.

La cordonnerie est un des rares métiers parisiens dans lequel presque tous les employeurs embauchent par l’intermédiaire des placeurs. Il y a deux ou trois bureaux de placement dans les années 1830 et 1840. Un ouvrier cordonnier doit payer 50 centimes au placeur pour obtenir une carte de placement qui donne droit à un travail particulier, ne durant souvent que quelques jours. Les ouvriers se plaignent de ce tarif, qu’ils trouvent exorbitant, et dénoncent la rapacité des placeurs [30]. La Société Laborieuse cherche à mettre fin à cette prétendue exploitation en établissant son propre bureau de placement, administré par son gérant. Ce bureau affiche une liste de travaux disponibles ; un cordonnier qui se rend au bureau peut demander le travail qu’il veut. Héronville n’a pas le droit de le lui refuser, sauf s’il juge que l’ouvrier n’a pas la capacité requise pour l’exécuter. Ce service de placement est gratuit pour tous les membres de la Société Laborieuse et le devient également pour les non-membres à partir de 1845. La Société fait soixante mille placements jusqu’au 1er janvier 1848, mais la plupart ne rapportent que quelques francs [31].

Afin de pouvoir offrir ce service, la Société Laborieuse a besoin des employeurs, car elle n’a pas ses propres ateliers. En juillet 1841, la Société envoie une circulaire flatteuse à tous les maîtres cordonniers et bottiers de la capitale - « c’est sous vos auspices que nous avons commencé notre œuvre » - , leur demandant de devenir « membres honoraires », de payer des cotisations mensuelles et de se servir de son bureau de placement quand ils ont besoin d’ouvriers. La société promet que leurs commandes seront exécutées avec « promptitude et sécurité » par des ouvriers talentueux [32]. Les employeurs apportent leurs commandes et souvent aussi les matières premières pour les exécuter au bureau de placement, qui les redistribue aux ouvriers. Le bureau paie les ouvriers quand ils rapportent les chaussures et se fait rembourser par les maîtres ou les marchands quand ils viennent chercher la marchandise ou se la font livrer. Le plus souvent, les employeurs qui ont recours aux services de la Société Laborieuse sont des commissionnaires, qui commandent des chaussures de basse qualité et qui, en conséquence, payent des tarifs très bas [33]. La Société Laborieuse, tout en écartant le placeur privé comme exploiteur des ouvriers, prend sa place comme intermédiaire entre patrons et ouvriers et ainsi renforce le système de la confection responsable de la détérioration des conditions de travail dans la cordonnerie. En outre, la Société Laborieuse rejette toute tentative de coalition ouvrière en vue d’augmenter les tarifs : « les patrons sont tout disposés à nous être utiles, ils savent parfaitement que notre association n’est pas hostile à leurs intérêts. » La Société rappelle sans cesse aux ouvriers leurs devoirs envers leurs employeurs : « En remplissant fidèlement vos engagements, en tâchant de contenter vos patrons, en offrant le modèle des honnêtes travailleurs, vous ferez aimer notre société ; les patrons nous donneront la préférence » [34].

Malgré ce refus du militantisme ouvrier, le gouvernement reste soupçonneux et n’autorise pas la Société Laborieuse, de crainte qu’elle ne soutienne des grévistes. Le préfet de police informe la Société en avril 1843 qu’elle s’est constituée illégalement. Le 4 décembre 1844, il la dissout. Il faut vite trouver un protecteur. Héronville consulte Czynski, qui connaît Adolphe Crémieux, un député de l’opposition ayant de vagues sympathies socialistes [35]. Crémieux reçoit les dirigeants de la Société Laborieuse, puis parle en leur faveur au ministre de l’Intérieur, qui consent à autoriser la Société le 30 janvier 1845 [36]. Crémieux doit défendre la Société une deuxième fois quelques mois plus tard contre les intrigues de plusieurs anciens membres qui, mécontents, demandent au procureur royal, puis à un juge de paix, d’ordonner la restitution de toutes les cotisations qu’ils ont payées depuis quelques années [37].

Pour évaluer le succès - ou l’échec - de la Société Laborieuse, on peut lire les comptes rendus du Conseil d’administration qui contiennent les comptes financiers pour la période du 16 juillet 1841 au 1er janvier 1849. Pendant ces sept ans et demi, la Société aide 524 malades pour une somme totale de 13 629,15 fr., ce qui fait 25,82 fr. par maladie. Les comptes ne font mention d’aucune pension, ce qui n’est pas surprenant, aucun membre ne pouvant y prétendre avant octobre 1850 (dix ans après la fondation). Il est évident que l’aide aux chômeurs - qui constitue la raison d’être de la Société - est loin d’être suffisante. Par exemple, le compte rendu du 1er avril 1842 montre que pendant la morte-saison précédente, la Société a distribué à ses membres au chômage du travail pour une valeur totale de 2 688,70 fr. Ce travail représente environ mille journées, et ceciàuneépoqueoùlaSociété a six cents membres. Au 1er janvier 1848, la Société se vante d’avoir offert à ses chômeurs, depuis sa mise sur pied, du travail pour une valeur de 79 410,35 fr., c’est-à-dire moins de dix francs par membre et par an.

Les dirigeants de la Société se plaignent que quelques sociétaires « gardent outre mesure l’ouvrage que [les patrons] avaient déposé au bureau », que d’autres confectionnent mal l’ouvrage qu’on leur confie, ou même le rapportent « totalement gâté » [38]. Les chômeurs, pour leur part, se plaignent que l’ouvrage qu’on leur confie est souvent de basse qualité et peu rémunérateur. Ils aimeraient mieux toucher l’aide de la société en argent - un franc par jour - quand le travail manque. Mais tant qu’elle a du travail à proposer, la Société refuse de donner de l’argent parce que de tels paiements risqueraient d’épuiser ses réserves ; en outre, elle pose la question : si les chômeurs ne sont plus obligés de travailler, « qui nous répond que la paresse n’aurait pas su se substituer au véritable besoin [39] ? » Les premiers secours en espèces ne sont payés que pendant l’hiver de 1847 : 180 fr. à 34 membres. Pendant toute l’année 1848, malgré la crise économique et une diminution dans les commandes de souliers, la Société ne distribue que 1 916,25 fr. en espèces.

Les dirigeants ne sont que trop conscients des déficiences de leur société. Héronville en particulier, qui rêve de refaire le monde selon ses principes fouriéristes, n’en est pas satisfait. On parle d’établir, à côté de la société de secours, une société commerciale pour produire et vendre des chaussures sans l’intermédiaire des maîtres, marchands et commissionnaires. Mais les autorités ne permettent pas qu’on investisse les réserves de la Société Laborieuse dans une telle entreprise, et les dirigeants ne réussissent pas à trouver ailleurs le capital nécessaire [40]. Est-ce la raison qui explique la démission d’Héronville en décembre 1847 ? Deux mois plus tard, la Révolution de février 1848 change profondément la situation politique et sociale.

La Société Laborieuse sous la Deuxième République

La Révolution promet un meilleur avenir aux ouvriers de France : le gouvernement provisoire reconnaît le « droit au travail » et crée des ateliers nationaux ainsi que la Commission du Luxembourg. Les ouvriers eux-mêmes s’empressent de fonder des « corporations nouvelles », c’est-à-dire des associations qui dépassent les limites étroites des sociétés de secours mutuel traditionnelles par lesquelles les ouvriers acceptent tacitement leur condition de salariés. Désormais, les ouvriers « songèrent à s’affranchir de cette condition même, en acquérant la propriété des instruments de leur travail ». Ces nouvelles associations offrent une aide aux malades, aux vieux et aux chômeurs, mais cherchent en plus à garantir à tous un revenu minimum et surtout à établir des sociétés coopératives de production, « faisant de l’atelier une véritable république, dans laquelle il n’y eût ni supérieurs, ni inférieurs, ni serviteurs, ni maîtres, ni commandement, ni obéissance » [41]. Les ouvriers parisiens créent trois à quatre cents associations dans les années 1848-51, dont la moitié sont des associations de production [42]. Parmi elles on compte onze associations de cordonniers-bottiers, y compris une Société Laborieuse rénovée [43].

Héronville explique en juillet 1848 que « les bases de notre Association reposent sur deux principes également nécessaires à l’amélioration du sort des travailleurs : Secours mutuel, Organisation du travail. Le premier appliqué complètement depuis sa formation [en 1840], le second renfermé dans ses statuts [de 1845] ». La Société Laborieuse peut enfin développer ce second principe sous les auspices du gouvernement, auquel, d’ailleurs, elle demande une subvention [44]. Le 12 mars 1848, les membres de la Société Laborieuse votent la création d’un atelier coopératif et d’un magasin pour vendre les chaussures produites. En attendant que cet atelier puisse employer tous les membres de la société, il emploie seulement, à tour de rôle, ceux qui sont au chômage. On y pratique les tarifs en vigueur dans le privé, de crainte d’attirer des ouvriers qui ont déjà du travail. Un tiers des profits est retenu par la Société, les deux-tiers sont divisés entre les membres [45].

En même temps, la Société Laborieuse fusionne avec l’Association Fraternelle des Cordonniers, dont le président, Théodorat, veut fonder un « atelier national » pour cordonniers [46]. Elle s’appelle désormais la Société Laborieuse et Fraternelle, mais elle reste plus ou moins l’ancienne Société Laborieuse, gardant les mêmes bureaux de la rue Bailleul. Trois délégués - dont Héronville - l’administrent. Ils sont responsables de deux commissions élues en assemblée générale, une pour les fournitures, l’autre pour les comptes [47]. Le 29 mai, les trois délégués écrivent au Comité des travailleurs de l’Assemblée nationale pour demander un prêt de vingt mille francs, un local pour leur magasin et un contrat pour la fourniture des chaussures à l’armée [48].

La Société Laborieuse et Fraternelle, toujours fidèle à ses racines fouriéristes - bien qu’elle n’invoque jamais le nom de Fourier - continue à condamner les conflits entre classes et la grève [49] :

« Nous le répétons, nous ne voulons apporter aucune perturbation dans les relations habituelles entre les patrons et les ouvriers... Les crises commerciales, les fausses spéculations et par suite l’abaissement des salaires ne sont que les conséquences d’un malentendu social. Lorsque la confiance sera rétablie... il sera facile de s’entendre, mais il est temps de faire bon marché de ce mot si gros jadis de dangers imaginaires : Coalition, bon tout au plus à être accolé dans nos dictionnaires à l’épithète : vieux mots. L’association l’a détrôné. »

Son rejet du militantisme ouvrier lui vaut de puissants ennemis au sein de la corporation des cordonniers. Au printemps de 1848, les ouvriers cordonniers de la capitale veulent une augmentation des salaires, ce que les employeurs refusent [50]. En conséquence, les trois délégués qui représentent la corporation à la Commission du Luxembourg - Toussaint Guillaumou, A. Maurice et F. Pinet - appellent les ouvriers à se réunir le 17 avril pour établir une association unitaire qui puisse imposer de nouveaux tarifs aux maîtres récalcitrants ainsi que favoriser l’ « organisation du travail dans les Ateliers Nationaux de la corporation ». « Si l’union fait la force, l’indifférence fait la faiblesse. Laissez de côté les différends qui existent parmi les différentes sociétés [51]. » Ainsi naît la Société Générale de la Corporation des Ouvriers Cordonniers-bottiers, qu’on appelle aussi l’Association Générale. C’est un syndicat ouvrier, qui cherche à ramener tous les cordonniers de Paris sous son autorité. Ses statuts imprimés comportent un prix pour chaque type de chaussure. Les employeurs dont les prix sont inférieurs ne peuvent plus embaucher les membres de l’association et « seront mis en grève jusqu’à ce qu’ils rentrent dans le bon chemin ». Pour veiller à l’application du tarif dans l’ensemble de la capitale, l’Association Générale établit un bureau de placement, « qui doit être l’unique pour la ville de Paris et ses faubourgs » [52].

Le 2 avril, à la demande d’une délégation de cordonniers, le préfet de police ordonne la fermeture des bureaux de placement privés, y compris le bureau de la Société Laborieuse et Fraternelle. Quand celle-ci cherche à rouvrir son bureau, la préfecture renvoie sa demande aux trois délégués à la Commission du Luxembourg, c’est-à-dire à ses pires ennemis, les fondateurs de la Société Générale, lesquels proposent une fusion entre les deux rivales qui entraînerait la disparition de la Société Laborieuse et Fraternelle. Celle-ci fait appel à son ancien protecteur, Crémieux, qui est devenu ministre de la Justice [53]. Il réprimande la police pour son ingérence et convoque les délégués à la Commission du Luxembourg. Nous ne savons pas ce qu’il leur dit, mais à la fin de mai ces derniers lui écrivent pour le remercier de « la cordialité et la justice » de son intervention, qui a résolu les différends entre les deux associations [54]. La Société Laborieuse et Fraternelle et l’Association Générale survivent toutes les deux.

Par son décret du 5 juillet 1848, le gouvernement établit un Conseil d’encouragement pour les associations ouvrières et propose de prêter trois millions de francs aux associations coopératives [55]. La Société Laborieuse et Fraternelle, à laquelle le gouvernement a déjà refusé un prêt en mai, subit un deuxième refus, le 26 juillet. Le Conseil d’encouragement juge qu’elle n’est pas une vraie association coopérative parce qu’elle n’emploie qu’une fraction des associés. Le Conseil désapprouve par principe qu’un atelier soit géré par une société qui offre en même temps des secours à ses membres, car il craint que les profits soient détournés pour ces secours [56]. Malgré ce refus, la Société Laborieuse et Fraternelle décide de mettre sur pied son projet. Elle tient une assemblée générale le 14 janvier 1849 [57], et le 28 se transforme en société commerciale : l’Association Laborieuse et Fraternelle. Les statuts de cette association sont rédigés par un notaire et enregistrés seulement neuf mois plus tard, en septembre 1849 [58]. La raison sociale de la société est : Barthélemy, Collerot, Lecoge et Compagnie (les noms de ses gérants). Les gérants sont responsables des dettes de la société, les autres sociétaires ne sont que commanditaires et n’en sont responsables que dans les limites de leur apport. « Tout cordonnier-bottier qui voudra faire partie de cette société sera admis sur sa demande, quels que soient son âge et sa constitution physique, après avoir prouvé qu’il est capable de travailler à façon. » Pourtant, « tout cordonnier » veut dire « tout homme », car « les dames pourront être admises... mais au fur et à mesure des besoins de la Société seulement. » Elles ne peuvent pas prendre part aux assemblées générales. Un sociétaire paie deux francs pour son adhésion et 1,60 fr. par mois par la suite, dont 60 centimes sont destinées au « capital social » - qui sert à payer les indemnités aux chômeurs -, 75 centimes à la caisse de secours mutuel et 25 centimes à la caisse des pensions de retraite. Ainsi, la nouvelle association maintient toutes les indemnités payées par l’ancienne Société Laborieuse. Mais elle est surtout une association coopérative de production, dont 30 % des bénéfices sont partagés entre les membres et 70 % retenus pour financer les caisses de secours. « Jusqu’à ce que par suite de l’extension de ses opérations, la Société puisse occuper tous ses membres, le travail sera réparti de façon que chacun d’eux puisse travailler à son tour, et comme les associés travailleront chez eux, la rétribution se fera aux pièces, d’après les tarifs qui seront dressés par les gérants et la commission de surveillance et soumis à l’approbation de l’assemblée générale. » La société offre ses produits aux marchands et aux commissionnaires, mais aussi aux clients bourgeois, qui peuvent faire leurs achats à un magasin central au 22, rue Saint-Honoré, ou faire venir un cordonnier chez eux qui leur fabriquera une paire de chaussures sur mesure [59].

En 1850, Pauline Roland écrit une série d’articles sur les associations ouvrières. Elle est généralement favorable à l’Association Laborieuse et Fraternelle, mais note certains défauts. Le nombre de membres passe entre 1848 et 1850 de 600 à 350. L’association n’offre pas assez d’emplois : « Quarante à cinquante personnes seulement travaillent, à tour de rôle, pour l’association. » Et les cordonniers travaillent « non en atelier, mais chacun chez soi » alors que Pauline Roland croit « que l’atelier... répond aux besoins de sociabilité inhérents à la nature humaine ». Enfin, elle proteste contre l’« injuste exclusion » des femmes des assemblées générales comme « contraire à la vraie doctrine socialiste » [60].

Au début, l’association a un modeste succès. Pendant les six premiers mois de 1850, elle vend des chaussures pour 21 000 fr. environ et paye 8 296,24 fr. en salaires. Mais elle est au bord de la faillite à l’automne 1851 ; elle l’évite pourtant par une entente avec ses débiteurs et un emprunt de plus de deux mille francs au fonds de secours mutuel. L’association se réorganise en deux parties distinctes : une association coopérative de production et une société de secours mutuel. La société de production, formée le 14 novembre 1851, a Callerot comme gérant et s’appelle par conséquent Callerot et Compagnie. Mais « les associés ayant reconnu que le Sieur Callerot n’opérait pas d’une manière régulière... et que les dettes s’accroissaient, ils le remplacèrent par Staufiger par suite d’une délibération du 20 décembre 1853 ». Staufiger et Compagnie fait faillite en mars 1854, promettant de rembourser 20 % de ses dettes. Ainsi, la société de secours mutuel perd la plus grande partie des 671,75 fr. pour lesquels elle est toujours créancière [61]. Elle survit encore quelques années avant de s’ouvrir aux ouvriers de tout métier en novembre 1855. Elle a 97 membres et une réserve de dix mille francs en 1866, 59 membres (dont 31 pensionnaires) et une réserve de trente-cinq mille francs en 1897 [62]. Elle disparaît au cours des années qui précèdent la première guerre mondiale. Depuis longtemps elle ne ressemblait plus à la société de cordonniers de 1840, dirigée selon des principes fouriéristes et rêvant d’améliorer la condition des ouvriers sans recours à la coalition ou à la grève. La Société Laborieuse a trop compté sur la bonne volonté des employeurs et le génie des intellectuels socialistes. Son échec, ainsi que l’échec de toutes les autres tentatives du même genre dans les années 1840 et 1850, a beaucoup déçu les ouvriers français, qui en nombre croissant abandonnèrent le socialisme utopique et se tournèrent après 1860 vers le syndicalisme et le marxisme.