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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

143-151
Les Etats-Unis vus par la presse fouriériste française, 1867-1922
Article mis en ligne le 30 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par Clermont, G.

A la fin du XIXe siècle, la presse fouriériste française fournit à ses lecteurs de nombreuses données sociales et économiques en provenance des États-Unis. L’émerveillement et l’espoir l’emportent sur les critiques, mais les commentaires rares et parfois contradictoires, ne permettent pas d’avoir une vision cohérente de la société américaine de l’époque.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’Amérique n’était plus pour les fouriéristes français une terre d’accueil et d’espoir, ni le pays de cocagne que Considerant décrivait après son premier séjour aux États-Unis, Mais ils ne pouvaient ignorer un pays porté par une puissante dynamique économique et sociale, un pays dont ils pressentaient qu’il deviendrait un modèle de développement pour les sociétés humaines modernes. L’évolution de la société américaine et les expérimentations qui s’y déroulaient ne pouvaient laisser indifférents les « investigateurs » et les « ouvriers de la science sociale » tels que se définissaient les rédacteurs de La Science sociale dans l’éditorial de leur premier numéro [1].

C’est donc à partir des cinq revues fouriéristes de cette période que nous allons tenter d’exposer la perception que les fouriéristes français avaient de l’Amérique et l’image qu’ils en donnaient à leurs lecteurs. Il s’agit de La Science sociale (1867-1871), du Bulletin du Mouvement social (1872-1879), de la Revue du Mouvement social (1880-1886), de La Rénovation (1888-1922), toutes publiées à Paris, et du Devoir (1878-1906) publié à Guise, dans l’Aisne, où était installé son fondateur, le célèbre industriel Jean-Baptiste Godin. Il s’agissait de revues bimensuelles à l’exception du Devoir, qui fut hebdomadaire jusqu’en 1888, avant de devenir mensuel, et de Revue du Mouvement social, mensuelle [2]. Ces revues comptaient de 150 pages environ, pour la moins étoffée d’entre elles (La Rénovation), à plus de 800 pages par an (Le Devoir) [3]. Leur tirage était très limité.

Les revues fouriéristes, bien entendu, ne disposaient pas d’un réseau de correspondants à l’étranger et elles devaient se nourrir d’informations de deuxième main glanées essentiellement dans d’autres journaux et magazines américains, français et européens (généralement britanniques). Les lettres qui leur étaient expédiées par des Français établis aux États-Unis ou par des Américains sympathisant avec le mouvement sociétaire constituaient une autre source importante d’informations concernant les activités des associations américaines, de même que les lettres émanant de voyageurs français.

Une approche contrastée

L’intérêt que portaient les revues fouriéristes aux questions américaines était fort inégal. En effet, si Le Devoir et le Bulletin du Mouvement social consacraient presque toujours quelques lignes au moins à la description ou au compte rendu de phénomènes sociaux ou économiques américains, La Rénovation ne fit que très rarement référence aux États-Unis. C’est donc Le Devoir qui, par la quantité d’informations et l’éventail des thèmes abordés, offrait à ses lecteurs la vision la plus large – et la plus neutre – de la vie aux États-Unis. La rubrique « Petites nouvelles » se contentait bien souvent de rapporter des informations chiffrées ou des comptes rendus factuels sans émettre le moindre jugement. Dans les quelques articles qu’elle consacra aux États-Unis, La Rénovation se montra au contraire très critique, condamnant sans appel l’impérialisme américain à la fin des années 1890.

Tout comme leurs contemporains, les fouriéristes étaient fascinés par la modernité de l’Amérique et par le gigantisme des phénomènes économiques et sociaux américains. Ainsi, la rubrique des nouvelles brèves, que l’on retrouve dans la plupart des revues étudiées [4], énonce une longue litanie de chiffres concernant la production industrielle, la croissance démographique et l’immigration, la construction de chemins de fer, l’accumulation des richesses et, plus rarement, la misère, le niveau des salaires et de la production de blé, le prix des terres, les mouvements de grève ou les résultats d’élections tant au niveau national que local.

Conformément à la méthode d’investigation scientifique exposée dans le premier éditorial de La Science sociale [5] ou dans celui du Devoir [6], ces statistiques étaient souvent livrées sans commentaires pour nourrir la réflexion des lecteurs ; cependant, elles cachaient mal l’admiration de ceux qui les rapportaient face aux prouesses des ingénieurs et des ouvriers américains [7], face à la « richesse inouïe » des capitalistes qui les plaçait au-dessus des hommes [8] et en faisait les « Rois des États-Unis » [9].

Les revenus et le niveau de vie des ouvriers et des agriculteurs suscitaient également l’admiration [10]. En fait, les États-Unis apparaissaient comme un des « pays libres où les excentricités mêmes des citoyens cont[enaient] des leçons de morale sociale et politique [11]. » Les succès du système capitaliste américain et la puissance industrielle et économique des États-Unis les mettaient en position de dominer le monde qui, « avant un siècle, [...] sera[it] américain [12]. »

Cependant, l’étrangeté et les excès de la société américaine laissaient parfois les rédacteurs des revues fouriéristes quelque peu perplexes sinon critiques. Bien conscients de ce que les États-Unis étaient « le pays par excellence de toutes les excentricités [13] », ils comprenaient mal à quoi pouvait servir l’acquisition de tant de richesses qui permettaient à William Vanderbilt de « se faire enterrer 400 fois en 1ère classe [14] » et ils restaient faussement émerveillés par la « mode » lancée par une actrice qui s’était fait enchâsser un diamant dans une dent [15].

Les exactions perpétrées contre les tribus indiennes ou contre les minorités noires étaient rarement rapportées, mais quand tel était le cas, elles attiraient des condamnations sans appel [16].

Ces informations hétéroclites étaient souvent traitées dans des articles très courts avec peu ou pas de commentaires. Il n’était fait aucun effort d’analyse globale. La vision que le lecteur pouvait se faire de l’Amérique était à la fois parcellaire et contrastée bien que l’impression dominante restât favorable aux États-Unis, à l’exception de La Rénovation qui ne consacra que quelques articles extrêmement critiques à l’égard de tout ce qui se passait au « pays yankee » ou « c’est l’intérêt qui prime tout [17] ». Il est vrai que, du point de vue chronologique, La Rénovation fut la dernière des cinq revues étudiées. Elle vit le jour à une époque où l’impérialisme et le « darwinisme social » triomphaient outre-Atlantique.

La multiplicité des sources d’information et l’influence de la presse non communautaire expliquent les contours de ces images qui sont souvent autant de clichés sur l’Amérique – au sens propre et figuré.

Mais, au-delà de ces « brèves », la presse communautaire publia des articles plus élaborés sur le « mouvement social » en Amérique. Ces articles constituaient l’essentiel des pages consacrées aux États-Unis dans le Bulletin du Mouvement social, la Revue du Mouvement social et La Science sociale. Ils étaient, le plus souvent, rédigés par un membre de la rédaction ou par un sympathisant en voyage aux États-Unis.

Le mouvement social aux États-Unis

Les thèmes les plus couramment abordés concernaient l’éducation, la condition féminine et les questions industrielles telles que la vie des syndicats, les grèves ou l’arbitrage. Les échos qui parvenaient des groupements associatifs survivant aux États-Unis étaient également rapportés.

Le système éducatif américain et les expériences éducatives dont les observateurs furent les témoins étaient une source d’admiration pour tous. L’enseignement du dessin et du travail manuel, l’uti1isation des bibliothèques, l’ouverture des écoles au sexe féminin étaient autant d’exemples à suivre [18]. La liberté pédagogique des enseignants et les possibilités de promotion des plus démunis et des jeunes filles faisaient l’objet de nombreuses observations.

Il faut dire que la condition féminine était le thème le plus fréquemment abordé, à la fois dans les articles de fond et dans les informations brèves. L’issue de la lutte d’émancipation des femmes ne faisait aucun doute [19]. Leur participation à la vie publique ne pouvait avoir que « d’heureuses conséquences [20] » et contribuer à la moralisation de la vie politique souvent corrompue [21]. Leur entrée dans diverses professions ainsi que les progrès du droit de vote étaient régulièrement rapportés ainsi que l’amélioration de leur statut (mariage, divorce,…)

La situation des femmes dans la société mormonne intriguait plus particulièrement, et elle occasionna la parution d’articles contradictoires dans La Science sociale. Les Mormons fascinaient les fouriéristes français qui voyaient dans la société des « Saints des derniers jours » une expérience qui favorisait le développement des responsabilités collectives de l’individu [22]. La Science sociale publia un extrait de l’ouvrage de M. Lechevalier, Les États-Unis, le self-government et le césarisme (éditions Portales), dans lequel l’auteur donnait une description paradisiaque du pays mormon où « tout est [...] délicieux [...] : les fruits, l’eau, les femmes » et même la cuisine [23]. L’auteur estimait que, dans ce pays vertueux et démocratique, la polygamie était bâtie sur la base d’un profond respect pour les femmes. Hippolyte Renaud réagit en soulignant l’iniquité dont étaient victimes les femmes mormonnes [24]. E. Perron [25] et V. Faneau [26] s’interrogeaient, quant à eux, sur les conséquences de l’extension du droit de vote tout en espérant qu’elle aboutirait à une libération des « femmes de l’Utah » accablées par la polygamie. Pour le Bulletin du Mouvement social, c’était précisément la reconnaissance des droits des femmes qui permettrait à l’Amérique de « prendre la tête de la civilisation [27] ».

L’examen du mouvement social en Amérique est bien moins cohérent et structuré. Les commentaires positifs altement sans aucun lien avec les réflexions dépitées. Les échecs ne sont guère rapportés et encore moins expliqués. Le lecteur a donc du mal à percevoir l’évolution historique des phénomènes sociaux en Amérique à la seule lecture de ces articles. En fait, les rédacteurs se contentaient bien souvent de reproduire des documents ou des commentaires empruntés à des auteurs étrangers ou de rapporter des informations sans les commenter.

Ainsi, les informations concernant les mouvements de grève, l’év0lution du droit du travail, la création d’associations ou les programmes des syndicats et des partis politiques de gauche occupaient une grande place dans Le Devoir. Il s’en dégage pour le lecteur une impression relativement favorable dans la mesure où il est amené à percevoir un certain progrès pour la classe ouvrière et un certain développement du mouvement associatif comme en témoigne un article du Temps reproduit dans Le Devoir du 10 juillet 1887 : « socialistes, anarchistes de toutes tendances, réformateurs de la société, tout cela abonde ici » ; ce qui, pour l’auteur, plaçait les États-Unis nettement en avance sur l’Europe en matière de progrès social [28].

Pourtant, certains commentaires, plus amers, devaient attirer l’attention du lecteur sur les obstacles qui se dressaient aux États-Unis dans la construction d’une société de progrès.

Dans La Science sociale, Julien Le Rousseau notait l’absence d’un « ordre favorable » à l’éclosion de la liberté [29] ; les ouvriers, qui, pour certains, n’échappaient pas à la misère, devaient donc se battre parfois « à l’aide de revolvers » [30]. Le Bulletin du Mouvement social cita un journal de La Nouvelle-Orléans qui écrivait, au sujet des socialistes : « Il faut leur envoyer du plomb dans la poitrine [31]. »

Cette impression d’incohérence se retrouve dans les articles consacrés aux associations communautaires aux États-Unis. Le Bulletin du Mouvement social et surtout la Revue du Mouvement social, qui semblait avoir des relations suivies avec la communauté icarienne [32], se faisaient l’écho des querelles des communistes icariens en reproduisant certains articles de leurs revues ainsi que des extraits du courrier qu’ils recevaient [33].

En revanche, l’organisation et la vie dans la communauté d’Onéida furent discutées de façon plus détaillée dans un long article du Bulletin du Mouvement social qui insistait sur le succès complet de l’entreprise, « quoique basée sur le communisme [34] », avant que la Revue du Mouvement social n’en rapporte l’échec définitif [35].

En fait, la quasi-disparition des associations communautaires aux États-Unis contraignait les fouriéristes français à porter leur attention sur des communautés dont ils ne partageaient ni les principes ni les objectifs : communistes, nihilistes, shakers ou mormons. Les efforts déployés alors pour trouver des raisons d’espérer dans les expériences de leurs frères ennemis ont un caractère émouvant. Les difficultés et les échecs de ces tentatives servaient également à mettre en valeur leurs propres propositions.

Présentation des expériences fouriéristes aux États-Unis

Il restait aux revues fouriéristes à faire une présentation historique de l’impact des idées de Fourier aux États-Unis. Le Bulletin du Mouvement social [36] et La Rénovation [37] firent quelques tentatives en publiant des extraits de journaux américains. Mais cette approche restait très superficielle, au point de donner une vision erronée au lecteur. Dans un résumé de la vie de Considerant publié dans Unité humaine, le supplément au numéro 54 de La Rénovation, son expérience américaine fut complètement passée sous silence [38].

Le Devoir, de loin la revue la plus complète et la plus riche, fit un travail historique plus intéressant. Dans une première série d’articles publiée de février à juin 1883 et intitulée « Les idées de Fourier aux États-Unis », la revue expliqua comment Albert Brisbane avait popularisé les principes fouriéristes et décrivit l’histoire de quatre communautés fouriéristes américaines : la communauté d’Hopedale, la North American Phalanx, la Wisconsin Phalanx et Broak Farm. Deux articles ultérieurs complétèrent cette première série en exposant les idées de Théodore Parker, fondateur de Brook Farm 39 [39], et en donnant une liste ainsi qu’une brève présentation de trente-deux communautés fouriéristes américaines [40].

Une deuxième série d’articles publiée de mai 1898 à décembre 1901 retrace l’histoire du mouvement fouriériste aux États-Unis à partir de 1840. L’histoire de Réunion y occupe une place de choix. Elle est exposée de façon particulièrement minutieuse et la revue porte à la connaissance de ses lecteurs une grande quantité de documents inédits (lettres, rapports...) ayant appartenu à Jean-Baptiste Godin dont la contribution au projet de Considérant fut importante.

Ces pages d’histoire, publiées alors qu’aux États-Unis le capitalisme industriel et l’impérialisme triomphaient, cachent mal la nostalgie et l’amertume de ceux qui avaient mis tant d’espoirs dans l’expérience américaine. La victoire du système économique et social du Nord à l’issue de la guerre de Sécession avait certes porté un coup fatal au mouvement fouriériste aux États-Unis [41], mais le contenu des revues fouriéristes françaises montre que les États-Unis restèrent porteurs d’espoir jusqu’au début des années quatre-vingt. La « liberté » – un mot qui revient souvent pour décrire la société américaine – semblait rendre possible une amélioration de la condition ouvrière, l’émancipation des femmes, le progrès des Noirs et l’émergence d’une société plus harmonieuse. Cette vision volontariste et optimiste contrastait avec une réalité moins porteuse, toujours présente en arrière-plan.

A mesure que les espoirs de voir s’établir aux États-Unis une société progressiste s’éloignaient, les articles devinrent plus rares ou plus critiques. Le manque de vision globale et la méconnaissance des moteurs sociaux et économiques dominants en Amérique ne permettaient guère au lecteur de comprendre réellement ce qui se passait outre-Atlantique. Les difficultés de collecte d’informations sur des thèmes souvent ignorés par la grande presse de l’époque expliquent, en partie, le manque de cohérence de l’image que les revues fouriéristes donnèrent de l’Amérique. Aveuglés peut-être par les images de modernisme, d’abondance et de liberté qui dominaient alors, les rédacteurs des revues fouriéristes avaient bien du mal à saisir l’âme de l’Amérique, mais ils ne pouvaient, non plus, échapper aux difficultés auxquelles le mouvement sociétaire était confronté en cette fin de siècle et on peut, à ce titre, se demander si les perceptions contradictoires qu’ils avaient de l’Amérique n’étaient pas aussi le reflet de leurs propres contradictions.