Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Cantagrel, François (Jean Félix)
Article mis en ligne le 31 mai 2011
dernière modification le 18 septembre 2016

par Cordillot, Michel, Desmars, Bernard

Né le 27 juin 1810 à Amboise (Indre-et-Loire), décédé le 27 février 1887 (Paris, VIe arrondissement). Un des principaux dirigeants de l’Ecole sociétaire dans les années 1840 et la première moitié des années 1850. Participe à la colonie de Réunion (Texas). Journaliste. Député en 1849, puis de 1876 à 1887. Conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine.

François Cantagrel, vers 1870-1871

Fils d’un cardier originaire de l’Aveyron également prénommé François, et de Sophie Gillet, née à Nantes, François-Jean-Félix (appelé le plus souvent François, mais parfois Félix) fait ses études à Paris à partir de 1827 dans différentes domaines : il obtient ainsi une licence en droit, un diplôme des Ponts-et-chaussées avec une spécialisation en architecture. Il exerce ensuite diverses professions : conducteur des ponts et chaussées, employé aux travaux de navigation de la Seine, architecte et ingénieur civil [1].

L’engagement au service de la cause sociétaire

Parallèlement à ces activités professionnelles, il collabore à la revue L’Artiste. Journal de la littérature et des beaux-arts (1834-1838), puis à l’organe fouriériste La Phalange. Il devient dans les années 1840 l’un des principaux acteurs du mouvement sociétaire, aux côtés de Victor Considerant ; il participe à la propagation des idées fouriéristes par des ouvrages et en particulier Le Fou du Palais-Royal, 1841, qui, sous la forme de conversations entre un individu nommé X et plusieurs interlocuteurs, et en partant des situations les plus quotidiennes, vulgarise les idées de Fourier avec un certain succès : il est réédité en 1845 et semble avoir constitué, avec Solidarité d’Hippolyte Renaud et le Charles Fourier de Pellarin, l’un des principaux succès d’édition de l’École et l’un des principaux instruments de diffusion du fouriérisme [2].

Cantagrel publie aussi des brochures sur l’organisation des travaux publics, sur l’architecture, la réforme des ponts-et-chaussées, les colonies agricoles... ; il est l’un des principaux rédacteurs de La Démocratie pacifique, où, en plus des articles généraux et politiques, il continue à écrire sur les activités artistiques et notamment théâtrales. Devenu gérant de ce quotidien, il est condamné à plusieurs reprises : le 30 août 1847 à un mois de prison pour outrage à la morale et aux bonnes mœurs ; le 16 février 1848 pour diffamation à 500 francs d’amende.

Il joue également un rôle important dans la structuration du mouvement sociétaire en France ; dans l’hiver 1844-1845, il effectue une vaste tournée dans le Centre-Est et le Sud-Est, à la rencontre des disciples de province, s’arrêtant à Tonnerre, Semur, Dijon, Cîteaux, Besançon, Dole, Salins, Lons-le-Saulnier, Genève, Bourg-en-Bresse, Mâcon, Chalon-sur-Saône, Lyon, Saint-Etienne..., puis continuant vers Avignon, Marseille, Toulon... ; dans chacune de ces villes, il s’entretient avec les militants phalanstériens, stimule leur activité, les incite à faire de nouveaux abonnés, écoute leurs suggestions, leurs vœux ou leurs doléances (par exemple sur le contenu de La Démocratie pacifique). De nombreuses lettres rendent compte de ses séjours dans ces différentes villes et des impressions que lui ont laissées ses condisciples : « le groupe de Dijon est un groupe modèle » [3] ; le groupe de Besançon lui parait tout d’abord manquer de dynamisme, à cause, dit-il, de Muiron et de sa surdité ; mais il révise ensuite son jugement : « le groupe, beaucoup plus raisonneur qu’à Dijon et peut-être un peu plus froid, est cependant un groupe solide et sur lequel ns pouvons compter. La vie de ce groupe qui s’était ralenti depuis la mort de V. Coste, va se ranimer pour diriger les efforts de tous nos amis vers la propagation dans la jeunesse tant des écoles que de la troupe » [4]. Cantagrel note la vigueur des sentiments sociétaires de ses condisciples, mais aussi le niveau de leur richesse, afin d’évaluer le concours financier qu’ils pourront apporter : à Mâcon, « groupe dévoué, mais pauvre. Nous n’aurons pas ou presque pas d’argent là » [5].

Dans l’été 1845, on le retrouve dans le Sud-Ouest et le Sud (Limoges, Périgueux, Tulle, Cahors, Figeac, Rodez, Nîmes...) [6], toujours avec les mêmes objectifs : développer les relations avec les disciples provinciaux, évaluer les forces et les moyens de l’École, conforter son ancrage en incitant les fouriéristes locaux à se regrouper et à faire de la propagande dans leur environnement. Mais il ne semble pas se livrer à des « expositions » publiques de la théorie, comme le font à la même époque Considerant ou Hennequin dans plusieurs villes devant plusieurs centaines d’auditeurs.

En dehors de ces voyages en province, il assure depuis Paris une correspondance active avec ses condisciples, en France et à l’étranger. On le voit d’abord par les nombreuses lettres qui sont adressées à Cantagrel et qui, par les références à de précédents courriers, témoignent de relations épistolaires suivies. On le voit aussi, mais la documentation est plus rare, dans les archives laissées par ses correspondants : Vauthier, ingénieur au Brésil dans les années 1840, lui écrit fréquemment, lui adresse des commandes d’ouvrages et des abonnements [7]...

Sa correspondance le montre également très intéressé par les questions politiques ; lors de ses tournées, il évalue avec ses condisciples les chances d’une candidature de Considerant dans certaines circonscriptions traversées (par exemple à Besançon [8]). Lui-même envisage de se présenter à des élections, dans le Loir-et-Cher et dans l’Aveyron, profitant de ses séjours en ces départements pour sonder ses amis et ses partisans [9].

Enfin, il participe régulièrement, généralement comme commissaire (première moitié des années 1840) ou comme orateur (seconde moitié), aux banquets du 7 avril qui célèbrent l’anniversaire de la naissance de Fourier à partir de 1838 [10].

Député, puis exilé sous la Seconde République

Au début de février 1848, Cantagrel est attentif aux manifestations d’hostilité au gouvernement de Guizot et à la monarchie de Juillet ; il reçoit dans les bureaux de La Démocratie pacifique les étudiants qui demandent le rétablissement des chaires de Michelet, Quinet et Mickiewicz ; il les incite à « jeter un trait d’union entre 1830 et 1848 » [11].

La révolution de février ayant renversé la monarchie de Juillet, il se présente en avril 1848 aux élections législatives dans l’Aveyron, mais c’est la liste conservatrice qui l’emporte. Dans ses activités au sein de l’École sociétaire et de la coalition démocrate-socialiste, il insiste beaucoup sur les réformes à opérer dans le domaine du travail. Lors d’un banquet organisé en novembre 1848 par l’association des patrons et des ouvriers arçonniers, il fait un discours qui se termine par : « Vive la République démocratique et socialiste, qui nous donnera l’association, le droit au travail et l’organisation du travail » [12].

L’année suivante, en mai 1849, il est élu à l’assemblée législative dans le Loir-et-Cher. Il n’y siège que pendant quelques semaines, intervenant une seule fois à la tribune, pour protester contre l’intervention de l’armée française en faveur du pape, en conflit avec la République romaine. Suite à sa participation à la manifestation du 13 juin 1849, considérée comme insurrectionnelle par les autorités qui lancent une vigoureuse répression contre les milieux et organes d’inspiration socialistes, il doit fuir la France pour échapper aux poursuites. Condamné par contumace à la déportation le 15 octobre 1849 par la Haute Cour de justice de Versailles, il est alors réfugié en Belgique où il rédige un texte adressé « à [ses amis] et particulièrement aux démocrates du Loir-et-Cher » qui l’ont élu ; il y repousse l’accusation de complot, dénonce l’assemblée conservatrice et insiste sur la nécessité d’opérer de vastes réformes sociales. Il ajoute : « Je suis proscrit, non pas seulement parce que je suis républicain, mais parce que je propage depuis longtemps déjà les idées qui organiseront la démocratie moderne. Ne vous y trompez pas, toutes ces proscriptions, toutes ces arrestations, tout cet appareil d’arbitraire et d’intimidation, c’est la guerre aux idées, c’est la guerre aux institutions de l’avenir » [13].

Éloigné de Paris, il continue à jouer un grand rôle dans la vie - certes perturbée et au dynamisme réduit - du mouvement sociétaire ; il entretient une correspondance très active avec Bourdon, Bureau et Brunier, qui s’occupent du Centre parisien ; il leur envoie ses directives ou ses recommandations ; il leur demande les adresses des disciples de province, auquel il écrit directement afin de leur expliquer la situation de l’École et de les inciter à maintenir leur aide. Il réclame également au Centre de l’argent, pour lui et pour Considerant. Cette correspondance témoigne de relations difficiles entre Cantagrel et les dirigeants de l’École restés à Paris ; le premier ne cesse de reprocher aux seconds leur inertie, leur prudence excessive dont la conséquence est l’inactivité de l’École ; il récrimine aussi contre leur laisser-aller dans l’administration du mouvement phalanstérien, contre les listes d’abonnés et de « renteurs » (ceux qui souscrivent à la rente phalanstérienne) qui ne sont pas tenues à jour, ou dont les adresses ne sont pas exactes. Enfin, la situation financière de l’École, et les dettes qui la grèvent lourdement, suscitent de nombreux désaccords entre Cantagrel et ses correspondants parisiens sur la façon d’assainir les comptes des sociétés phalanstériennes de 1840 et 1843 [14]...

Se consacrant presque exclusivement aux affaires de l’École dans les premiers mois de son séjour en Belgique, Cantagrel - comme d’autres exilés - doit bientôt admettre que son retour en France a peu de chances de se produire dans l’immédiat. Sa position financière est précaire, malgré l’aide de condisciples français et belges. Il s’efforce donc de se procurer des revenus ; en septembre 1850, il présente un projet « d’école polyglotte », pour enfants de 5 à 10 ans, qui aurait le soutien des phalanstériens belges et qui lui permettrait de gagner de l’argent afin de ne plus puiser dans les ressources de l’École [15]. L’affaire ne semble pas aller plus loin. A ce moment, il espère que les élections présidentielles et législatives prévues en 1852 provoqueront un changement politique en France et permettront aux exilés de rentrer dans leur pays. Mais le coup d’État du 2 décembre 1851 annule ces espérances. En 1852, il pense à émigrer en Amérique du Sud, mais y renonce pour entrer dans le commerce : « je me suis fais marchand de vins, et si cela continue, j’ai lieu de penser que je gagnerai à faire ce commerce l’équivalent de ce que je consomme » [16]. En 1854, il déclare que son commerce s’épuise, faute de vin [17]. Parallèlement, dans ses lettres au Centre parisien, il continue à interroger ses amis sur la situation politique en France et demande des renseignements sur ce que deviennent leurs condisciples.

Lui-même se marie à cette époque avec Maria Josépha Elisabeth Conrads, née vers 1831 [18].

Du Texas à la Suisse

En novembre 1852, Victor Considerant part d’Anvers pour aller aux Etats-Unis. Il en revient en août 1853 et rédige Au Texas, publié en mai 1854 ; avec Cantagrel, il élabore pendant l’été les statuts de la Société de colonisation constituée en septembre 1854. Cantagrel conduit le premier groupe de phalanstériens qui rejoint les Etats-Unis ; il s’embarque à Ostende avec Roger, un étudiant en médecine belge, et arrive à New York en octobre 1854 ; après un séjour à Washington, il rejoint Dallas où il acquiert des terres pour le compte de la Société de colonisation ; en mars 1855, il s’installe avec Roger et onze fouriéristes à Réunion, et, après avoir embauché des ouvriers et acheté des bœufs et du matériel, il commence à préparer activement les terrains et les équipements pour accueillir les groupes qui doivent s’y installer [19]. Le 30 mai 1855, sa femme arrive à Réunion, en compagnie de Victor Considerant et de sa famille. Une petite fille, Joséphine, est née pendant la traversée de l’Atlantique ; elle meurt peu de temps après. Un garçon, Simon-Charles, naît en 1856.

Cantagrel est nommé directeur de la Société de Réunion, fondée le 7 août 1855 pour exploiter le domaine, société dont il est lui-même l’un des actionnaires. Cependant, les difficultés matérielles de l’établissement, les dissensions qui s’accroissent entre les colons et la dégradation de ses relations avec Considerant l’amènent à présenter en avril 1856 sa démission (alors refusée par Considerant), puis à élaborer un nouveau projet, avant de démissionner définitivement en juillet 1856 [20].

Malgré cet échec, Cantagrel continue dans les années suivantes à s’intéresser au devenir de la colonie ; lors de l’assemblée générale des actionnaires réunie à Paris en avril 1861, il est nommé agent général de la société, fonction qu’il conserve dans les années suivantes [21]. Lors de la dissolution de la société en 1875, c’est lui qui reprend la plus grande partie des terres, puisque l’assemblée générale des actionnaires accepte de lui transférer l’ensemble du passif et de l’actif, ces actionnaires obtenant de Cantagrel une compensation d’un montant bien inférieur à celui de leur engagement financier [22].

Après son départ de Réunion avec sa femme et son fils, il rejoint l’Europe, séjourne d’abord à Bruxelles (on l’y trouve notamment en décembre 1856 [23] et en juin 1857 [24]) avant de s’installer à Neuchâtel (Suisse), où il renoue avec l’activité politique et journalistique : il prend alors la direction de L’Indépendant de Neuchâtel (en 1858-1859), un journal républicain. Dans une brochure publiée en 1858 de façon anonyme, L’Élection véridique ou La sincérité représentative assurée par le vote secret et libre, il défend le système de la représentation proportionnelle, ceci au moment des débats sur l’Assemblée constituante cantonale de Neuchâtel [25].

Un opposant à l’Empire

L’amnistie de 1859 lui permet de rentrer en France. Il obtient un emploi dans l’administration du gaz parisien. Il invente en 1860-1861 un appareil, « l’indique-fuite », qui permet de détecter les fuites de gaz, afin d’empêcher les explosions liées à l’éclairage au gaz [26]. L’auteur d’une longue présentation de cet appareil dans un périodique scientifique, rappelle l’engagement phalanstérien de l’inventeur (« Élève de Fourier, M. Cantagrel s’est souvenu d’un des principes du maître, l’économie des ressorts, et il a fait une heureuse application de cette règle au cas qui nous occupe ») et souligne la simplicité du procédé [27].

Dans la seconde moitié des années 1860, Cantagrel est un « négociant », d’après les documents de l’École sociétaire, sans que l’on sache à quel type de commerce il se livre.

Surtout, alors que le Second Empire se libéralise un peu, il reprend le combat politique dans les rangs républicains et dans l’opposition au régime ; il se présente aux élections législatives dans le Loir-et-Cher et la Seine en 1863 mais il est battu [28]. En 1869, il est candidat à Paris, dans la même circonscription que Rochefort et le républicain modéré Jules Favre. Il se présente comme un « ancien rédacteur de La Démocratie pacifique (l’un des premiers organes du socialisme dans notre pays) » ; il veut rassembler derrière lui « les démocrates radicaux et les socialistes ». Il promet, s’il est élu député, de « rappeler [au Corps législatif] les principes d’éternelle justice faussés et foulés aux pieds, [de] montrer l’égalité sociale outrageusement blessée par la Féodalité nouvelle, qui, s’appuyant sur la force et l’agglomération des capitaux, réduit chaque jour à l’état de véritables serfs industriels un plus grand nombre de travailleurs » ; dénonçant « cette phase sociale où le talent, l’activité, le génie ne peuvent plus être que les humbles instruments de l’argent », il veut rallier à sa candidature les « les petits patrons », les « petits commerçants », les « petits industriels », dont « l’intérêt est ici le même que celui des salariés », car « la Féodalité financière, en se concentrant, va leur rendre impossible toute concurrence industrielle et les supprimer l’un après l’autre » [29]. Il promeut « l’association » qui seule, pourra libérer les « producteurs », actuellement « rivés à la chaîne du salariat et exposés à toutes les angoisses du chômage » [30].

Devancé à l’issue du premier tour par Rochefort et Favre, il se désiste au second tour en faveur du premier ; c’est cependant Favre qui est élu.

Fouriériste et républicain

Dans ses professions de foi et ses circulaires électorales, Cantagrel insiste sur l’importance de la question sociale ; et dans le vocabulaire et les références utilisés, l’on peut retrouver des accents fouriéristes. Cependant, si le combat pour la démocratisation politique et la lutte pour le changement social sont intimement liés, il considère que les circonstances imposent de privilégier le premier, afin d’éliminer le régime impérial et de rétablir la République et la liberté : « même pour nous mutualiser, nous associer, nous solidariser, il faut d’abord que nous soyons libres » [31].

Aussi est-il très critique envers les fouriéristes qui acceptent l’Empire. En 1868, une vigoureuse polémique l’oppose, dans les colonnes de La Science sociale, à son condisciple Pellarin. Ce dernier considère que, d’une part l’École doit rester en dehors du combat politique, et que, d’autre part, les plébiscites et les élections ont effacé le coup d’État du 2 décembre ; l’Empire est donc le gouvernement légal de la France. Cantagrel réagit vivement aux propos de Pellarin qui blessent « le sens moral d’un grand nombre de [leurs] amis » victimes de la répression au lendemain du 2 décembre 1851 ; et il insiste sur la nécessité de « réformer le milieu politique : il faut reconquérir les libertés nécessaires. Voilà l’œuvre actuelle, l’œuvre urgente ». Pellarin ayant déclaré qu’il accepterait des fonds de l’Empereur pour un essai sociétaire, Cantagrel répond que pour sa part, il n’en voudrait pas [32].

Toutefois, si sa participation au combat républicain est sans doute prioritaire, il ne reste pas à l’écart de la réorganisation de l’École sociétaire dans les années 1860. Il participe en 1861 à une assemblée générale de la société fondée en 1840 par Considerant, assemblée chargée de préparer la liquidation afin de relancer le mouvement fouriériste sur de nouvelles bases [33]. Puis, quand François Barrier fonde une société en commandite pour exploiter la Librairie des sciences sociales, créer un périodique et donner un nouveau siège à l’École, il en prend deux actions (100 francs en tout) ; il fait partie du conseil de surveillance de la société en 1867 ; l’assemblée générale des actionnaires du 9 octobre 1868 le désigne pour, avec trois autres fouriéristes, réfléchir à la transformation de la société en commandite en société anonyme. Cette transformation ayant lieu dans l’hiver 1869-1870, Cantagrel est l’un des actionnaires de la nouvelle société pour laquelle il exerce les fonctions de commissaire aux comptes [34].

Il participe également à certains banquets du 7 avril, qui permettent de rassembler, au moins l’espace d’une journée, les disciples dispersés [35]. Mais il n’écrit guère dans La Science sociale, l’organe fouriériste qui paraît entre 1867 et 1870 ; il est vrai que ce périodique fait théoriquement profession d’apolitisme, et qu’il est longtemps dirigé par Le Rousseau (jusqu’à la fin 1869), un fouriériste conservateur, favorable à un régime impérial ou monarchique.

Collaborant à la reconstitution de l’École, il semble plus circonspect envers les essais sociétaires (on ne le voit pas parmi les actionnaires ou souscripteurs de l’Union agricole du Sig, la Maison rurale de Ry, la colonie de Condé ou le Cercle des familles), même s’il est en relation avec Couturier, le dirigeant de la Société de Beauregard à Vienne (Isère) [36]. De façon générale, il semble considérer que ces essais, dans un contexte de dictature, sont voués à l’échec.

Il est également présent dans le mouvement coopératif : membre du conseil de surveillance provisoire de l’Imprimerie nouvelle [37], il soutient la création du journal La Réforme, qui associe au projet coopératif la lutte politique en faveur de la démocratie [38].

Franc-maçon et libre penseur

Après son retour du Texas, Cantagrel est préoccupé par la question à la religieuse : celle-ci, regrette-t-il, est trop souvent monopolisée par les Églises et les clergés ; les républicains et les démocrates ont tort de ne pas s’y intéresser suffisamment. Croyant « en un Dieu, être éternel, universel, absolu », il souhaite proposer « un dogme collectif et progressif » ; il veut pour cela utiliser l’analogie, « la grande révélatrice des lois de l’Unité » et le « meilleur moyen d’ordre et de groupement pour les faits comme pour les idées » [39]. Ces idées sont exprimées en trois ouvrages, Comment les dogmes commencent (1857), puis Nécessité d’un nouveau symbole (1858) et D’où nous venons, où nous sommes et où nous allons (1858).

En 1860, peu après son retour en France, Cantagrel est admis dans une loge maçonnique, la Renaissance des Émules d’Hiram (en 1877, il est vénérable de la loge Les Amis inséparables  ; il fait aussi partie des Hospitaliers de Saint-Ouen) [40]. Dans les années 1860, il rejoint les mouvements libres penseurs. Il y est sans doute suffisamment actif pour que ses adversaires utilisent son nom pour construire l’adjectif « cantagrélien », soit « libre penseur des enterrements civils et des banquets du Vendredi saint » [41]. Certains fouriéristes lui reprochent d’ailleurs cet engagement dans la libre-pensée : Laverdant, fouriériste catholique, dénonce sa participation à un « banquet gras du vendredi-saint » [42].

Un texte publié pour soutenir sa candidature au Corps législatif le décrit ainsi en 1869 : « D’une taille élevée, il paraît avoir la cinquantaine ; sur des épaules larges et carrément accusées, repose une tête remarquable, à laquelle une longue barbe et des cheveux grisonnants donnent un aspect patriarcal et cependant énergique. La voix est forte, bien que d’un timbre un peu féminin. Le regard exprime, à l’état habituel, une certaine douceur, une fixité calme ; mais au choc d’une discussion sur l’un de ses sujets favoris, l’œil s’éclaire et prouve que, sous cette apparente placidité, existe une conviction faite et désormais inébranlable » [43].

Journaliste à Nantes

Cantagrel quitte Paris vers la mi-septembre 1870. Il fait ensuite partie du Comité de défense du Loir-et-Cher, puis il s’installe à Nantes, où le Dr Guépin lui confie la responsabilité de L’Union démocratique, journal de la République française. À partir du 9 décembre, il occupe donc le poste de rédacteur en chef dans ce journal ultra-républicain. Il s’en prend notamment à Émile de Kératry, nommé général de brigade et placé par Gambetta à la tête de l’armée de Bretagne, accusé de duplicité dans son action militaire.

Il participe aussi à aux réunions des républicains nantais et figure, lors des élections du 8 février 1871 (convoquées pour former la future assemblée nationale), sur une « liste démocratique » menée par Guépin et comprenant outre Cantagrel (en quatrième position), Georges Clemenceau (en cinquième) et Waldeck-Rousseau (en douzième et dernière) [44].

Au lendemain du 18 mars 1871, Cantagrel se montre d’emblée favorable aux Parisiens insurgés. Dès le 26 mars, il écrit de Nantes pour dire qu’il accepterait, s’il était élu, les fonctions de membre de la Commune (Le Vengeur de Félix Pyat l’inscrit parmi les candidats du IXe arrondissement aux élections complémentaires du 16 avril 1871). Durant les semaines qui suivent, il signe des articles et des éditoriaux prenant ouvertement le parti de Comité central de la garde national et de la Commune. Durant la deuxième quinzaine de mai, il se rend à Moulins (Allier) pour participer au congrès des journalistes républicains et radicaux de province (17-18 mai), qui s’accordent à demander la fin des affrontements tout en se montrant globalement favorables aux revendications communalistes de Paris.

Dans son « Bulletin politique », Cantagrel écrit ainsi que « quoi qu’en puissent penser les réactionnaires et les retardataires de la politique, l’histoire donnera raison aux revendications de Paris » [45].

Les positions pro-communalistes de Cantagrel ne vont pas sans susciter des remous au sein du Comité républicain de Nantes et sont mal perçues par une partie de la population locale. Tenu pour responsable, Guépin n’est d’ailleurs élu que 20e sur 36 sur la liste de fusion républicaine qui remporte tous les sièges lors des élections municipales du 30 avril. Il en conçoit un vif ressentiment contre Cantagrel, expliquant dans une lettre en date du 1er juin qu’il en a assez de lui, et souhaite liquider l’Union démocratique ; l’arrêt définitif de publication intervient le 14 juin. Entre temps, Cantagrel, qui a déjà été poursuivi devant les tribunaux à plusieurs reprises pour son « Bulletin politique », est traduit devant les assises avec le gérant du journal, pour un article s’en prenant vigoureusement à Thiers : « Tous les cœurs français auraient voulu la conciliation ; M. Thiers ne l’a pas voulue. Il a poussé les choses à l’extrême » ; il faut donc lui attribuer la « responsabilité du carnage » [46]. Cantagrel est condamné à 6 mois de prison et 2 000 francs d’amende. Ces persécutions contribuent à lui attirer la reconnaissance des Parisiens, et le 30 juillet 1871, il est élu conseiller municipal du 18e arrondissement.

Arrêté en septembre et enfermé dans la prison de Sainte-Pélagie, il en sort en octobre sur l’intervention du préfet Léon Say ; il peut alors exercer ses fonctions municipales et siéger également au conseil général de la Seine (il en est à deux reprises le vice-président).

Un « agitateur » très actif

En 1872, il s’installe rue Vivienne [47]. D’après L’Événement, il demeure dans « un appartement sévèrement meublé » ; « l’ancien fouriériste vit en famille » et mène « une existence fort régulière, de mœurs austères » ; et « comme un bon bourgeois, il passe l’été à la campagne » [48].

Mais le dossier constitué par la préfecture de police dans les années 1870 et 1880 le montre très actif. En 1873, il soutient la candidature de Barodet comme Rémusat, appuyé par Thiers. Au temps de l’Ordre moral, il est considéré par la police comme « un des agitateurs démagogiques les plus connus et les plus invétérés de notre époque » [49].

En 1873, Cantagrel joue un rôle éminent dans l’envoi de délégués ouvriers français à l’Exposition universelle de Vienne (Autriche). La désignation par les corporations parisiennes de délégués est partie intégrante de la reconstitution des organisations ouvrières qui ont été décimées par la répression anticommunaliste. Le 28 mai 1872, 12 corporations réorganisées fondent le Cercle de l’Union syndicale, lequel se fixe pour but de rechercher par des moyens pacifiques et légaux toute amélioration susceptible de contribuer au progrès moral et matériel des travailleurs. Bien qu’un article de ses statuts ait proscrit toute discussion politique ou religieuse, le Cercle est interdit le 22 octobre. Le 4 décembre, les délégués de 40 corporations fondent le Crédit mutuel en faveur des chambres syndicales et des sociétés coopératives, dont une des premières décisions est de préparer l’envoi de délégués à Vienne. La demande faite par Tolain à l’Assemblée nationale pour que soit voté un crédit de 100 000 francs destiné à financer l’envoi de 200 délégués ouvriers à Vienne ayant été violemment combattue par la droite et refusée (24 mars 1873), il ne se trouve qu’un seul journal parisien suffisamment courageux pour ouvrir une souscription publique afin de recueillir les fonds nécessaires, Le Corsaire. En tant que membre de la rédaction de cette feuille, mais aussi conseiller municipal de Paris, Cantagrel est élu membre de la Commission exécutive d’organisation de la délégation. Sur ordre du général gouverneur de Paris, le Corsaire est interdit et la souscription bloquée. Toutes les tentatives faites par Cantagrel (en tant que trésorier de la souscription) pour demander au préfet de police et au général gouverneur que les listes de souscription puissent paraître dans un autre journal sont vaines. Le vote, toujours à son initiative, d’une subvention de 20 000 francs par le conseil municipal de Paris est annulé par veto préfectoral. Néanmoins, les sommes collectées permettent l’envoi de 98 délégués parisiens représentant 42 corps de métier. En signe de reconnaissance pour le rôle qu’il a joué, il est demandé à Cantagrel de préfacer le Rapport d’ensemble rédigé par les délégués ouvriers à leur retour. Quelques mois après sa parution s’ouvre à Paris le Premier congrès ouvrier de l’après-Commune (2-10 octobre 1876).

On voit aussi Cantagrel, toujours à travers les rapports de police, participant à de nombreuses réunions, présidant des banquets, prononçant des discours et des conférences ; il encourage en particulier le développement de l’éducation du peuple : il contribue à la formation d’une bibliothèque populaire dans le treizième arrondissement ; il soutient les Sociétés du sou des écoles laïques. Il rencontre également les responsables de chambres syndicales et de coopératives. Il assiste aux hommages rendus à Louis Blanc et à d’autres républicains et socialistes de 1848. Le 5 janvier 1881, il est présent aux obsèques de Blanqui en compagnie de Louise Michel, Louis Blanc, Eudes, Vaillant, et de plusieurs milliers de personnes.

Dans le prolongement de sa brochure publiée à Neuchâtel en 1858, il rédige en 1874 un texte sur « l’élection véridique », dans lequel il cherche à assurer « la sincérité représentative ». De façon générale, il accorde une grande importance au vote : « le jour où un peuple a conquis comme base constitutive, le droit de suffrage, il a par cela même inauguré l’ère du progrès pacifique, qui n’est autre que l’ordre véritable [...] Aussi, de toute les lois qui intéressent un pays libre, la loi électorale est-elle de beaucoup la plus importante, elle prime la loi constitutionnelle elle-même » [50].

Réalisation sociétaire et survie de l’École, dans les années 1870-1880

Cantagrel continue à militer au sein du mouvement fouriériste. Début 1877, il soutient le projet de réalisation sociétaire d’Étienne Barat :

Je suis prêt à m’associer, quand on le voudra, à une pareille œuvre. [...] Me demanderez-vous pourquoi je n’ai pas fait connaître plutôt ma disposition et mes intentions à cet égard ? [...] Je ne suis pas de ceux qui, après l’expérience des vingt-cinq dernières années pourraient croire encore que les formes et institutions politiques sont indifférentes à la solution que nous cherchons à l’ordre social [...] Il importe en un mot que le milieu politique et social ne soit pas trop réfractaire aux expériences projetées. Et par exemple, jamais je n’aurais consenti à m’occuper sous l’Empire d’une entreprise analogue à celle que vous proposez. Aujourd’hui, nous avons la République, et quoi qu’en disent quelques pessimistes, la République est le terrain social et politique le plus favorable, le mieux approprié aux mœurs d’association, parce que son principe l’oblige à nous donner toutes les libertés dont nous avons besoin pour inaugurer le régime sociétaire.

Donc, voulez-vous essayer ? Essayons ! Je suis avec vous. La Librairie des sciences sociales nous donnera un asile et plus tard, une agence. Formons-y un comité d’études en même temps que de recherches. Trouvons le terrain, dressons nos plans ; puis adressons-nous à tous les amis du progrès social. Vous verrez qu’on nous répondra ; vous verrez qu’il y a encore des cœurs qui battent à l’unisson des nôtres et des esprits qui s’étant enquis de la cause de quelques insuccès, puisent dans la nature même de ces insuccès la confirmation de leurs convictions et la justification de nos communes espérances. [51]

Cantagrel entraîne avec lui plusieurs députés fouriéristes (Adrian, Bertholon, Couturier, Dethou, Ducamp, Gagneur et Poujade) qui expriment leur « sympathie [pour] toute entreprise qui permettrait d’appliquer les méthodes d’association » et en particulier pour celle de Barat [52]. Des fouriéristes commencent à chercher un domaine où pourrait être tenté l’essai sociétaire dans les environs de Paris. Mais un an plus tard, on en est toujours au même point. A nouveau sollicité par Barat, Cantagrel explique que le coup de force de Mac Mahon, le 16 mai 1877, avec le rétablissement d’un gouvernement monarchiste, puis la dissolution de l’assemblée, a menacé la République et donc remis en cause le projet de colonie agricole. Mais puisque les républicains sont revenus majoritaires à la Chambre des députés en octobre 1877, il faut se remettre au travail et constituer un comité d’études ; « et pendant que les uns s’occuperont à trouver le champ d’essai, les autres rechercheront les moyens propres à y installer le premier noyau de travailleurs. Espoir et confiance ! En avant ! » [53].

Un comité de réalisation animé par Barat et comprenant notamment Cantagrel est constitué au printemps 1878. Cantagrel et quelques députés fouriéristes, « tout en approuvant les premières démarches faites par le comité provisoire et les travaux qu’il indique » demandent cependant « d’y sursoir provisoirement afin de leur permettre de recruter de nouveaux adhérents » ; Barat ajourne donc les travaux du comité ... qui ne reprendront pas [54].

Cantagrel est abonné au Bulletin du mouvement social, l’organe fouriériste [55]. En 1881, il assiste avec son fils Simon, alors âgé de 25 ans au banquet du 7 avril et y prononce un discours où il fait l’éloge de Fourier, « le plus grand homme qui ait existé » [56]. Surtout, il participe aux efforts de quelques militants pour maintenir en vie la Librairie des sciences sociales, siège de l’École ; régulièrement présent aux assemblées générales des actionnaires, il fait partie de ceux qui se prononcent pour l’organisation de souscriptions afin de sauver l’établissement, quand d’autres disciples considèrent qu’il faut abandonner une Librairie désormais inutile et trop coûteuse pour les faibles moyens de l’École [57]. Il apporte sa propre contribution financière, réfléchit au sein d’une commission à une nouvelle organisation de l’établissement (qui pourrait s’allier avec une bibliothèque populaire) [58]. En 1883, il sollicite encore ses condisciples afin qu’ils apportent de nouveaux fonds [59] ; mais cette fois, c’est en vain, et l’année suivante, il assiste, comme administrateur, à la dissolution de la société et à la disparition de la librairie [60].

En 1886, il adhère à la Ligue du progrès social, fondée par quelques disciples qui ne se résignent pas à voir disparaître l’École sociétaire. Il n’y occupe cependant aucune fonction précise [61].

Un député radical

Reconduit au conseil municipal en 1874, il en démissionne en 1876, quand il devient député du XIIIe arrondissement : il considère alors qu’il ne peut remplir efficacement ces deux mandats et décide de se consacrer pleinement aux travaux législatifs. A la Chambre, où il est aisément réélu en 1877, 1881 et 1885, il siège avec les radicaux, à l’extrême-gauche. Il semble réservé envers le mouvement socialiste tel qu’il se reconstruit dans les années 1880 ; ainsi, en 1885, lors de réunions électorales organisées dans la perspective des élections législatives, Cantagrel déclare être proche des socialistes ; mais il souligne deux points de désaccord : il n’est « point partisan des moyens violents » et il refuse de croire que « l’accord ne [puisse] se faire entre patrons et ouvriers ». Présenté par un comité radical-socialiste sa candidature est rejetée par un comité des groupes des socialistes, ce qui ne l’empêche pas d’être réélu [62].

A la Chambre des députés, il se prononce en faveur de l’amnistie des communards, de la légalisation du divorce, d’une législation plus libérale pour la presse, et de l’abandon du concordat de 1801 (il est lui-même membre de la Ligue pour la séparation des Église et de l’État, et aussi de l’Union démocratique de propagande anticléricale [63]) ; il soutient les initiatives législatives en faveur des associations et s’intéresse à la question des enfants abandonnés. Parlementaire très actif - le plus actif, et de loin, des différents fouriéristes élus à la Chambre des députés ou au Sénat -, il est l’auteur de nombreux rapports et propositions de loi, notamment sur l’organisation des ponts-et-chaussées, les chemins de fer, les voies navigables et les ports.

En 1886, « on voit ce grand vieillard de soixante-quinze ans, à la forte barbe blanche, mais d’aspect solide, très assidu aux travaux de la Chambre, et se passionnant encore comme un jeune homme pour les questions politiques » [64].

Il décède le 27 février 1887 des suites d’un cancer d’un rein. Il est enterré au cimetière de Montparnasse à la suite d’obsèques civiles en présence de représentants de la Famille des proscrits de 1851 et des blessés de 1848, de la Libre pensée et d’une loge maçonnique. On y voit également ses anciens condisciples Dethou et Vauthier, ainsi que des députés et des élus municipaux [65].

Son nom est attribué en 1899 à une rue du XIIIe arrondissement de Paris.