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7-24
“Le crachat de diamant en triangle radieux”
Coup d’oeil sur le merveilleux dans Le Nouveau Monde Amoureux de Fourier
Article mis en ligne le 5 octobre 2016
dernière modification le 13 octobre 2016

par Samzun, Patrick

Un élément frappe le lecteur du Nouveau Monde Amoureux : l’insistance sur la pureté amoureuse ou « céladonisme ». Un bref coup d’œil sur la logique littéraire de ce merveilleux amoureux montre qu’il se combine avec le plaisir sensuel pour créer l’illusion charmante d’une noblesse philanthropique. De plus, ce charme sentimental est cadencé et déployé jusqu’à l’infini par un ordonnancement mathématique. On voudrait ainsi montrer que l’imaginaire sexuel utopique de Fourier est à la fois romantique et classique : merveilleusement mathématique.

Fourier romantique, à la manière de Kepler

Fourier déteste les utopies, qui promettent monts et merveilles, sans donner le moyen de s’y élever. Fourier raille les romanciers, qui parlent à l’imagination, charment l’esprit, et trempent leur plume, tel Diderot, « dans l’arc-en-ciel, et la poussière des ailes du papillon [1] » – « ignorant qu’il faut unir le bon avec le beau [2] ».

À dire vrai, Fourier s’embarrasse peu de scrupules esthétiques, tout à la promotion de son invention : c’est en inventeur, continuateur de Newton, qu’il se pose constamment. Mais il sait néanmoins que son invention n’est pas sans charme, et qu’elle risquerait même d’éblouir le profane, s’il n’y était pas préparé par « la méthode échelonnée » ou « crescendo d’enseignement » : « 1° les aperçus, 2° les abrégés, 3° le corps de doctrine ». Comment ne pas être charmé par la garantie d’un bonheur total et d’une unité universelle ? Comment ne pas souhaiter l’immortalité composée (âme et corps « éther-aromal ») ? Il y a donc un charme harmonien (propre à l’état de perfection, ou Harmonie) indissociable de la démonstration scientifique de sa possibilité ; c’est l’alliance de l’arithmétique et du merveilleux, ou encore la conjugaison des leçons romantique et classique [3].

Fourier attaque apparemment les romanciers et les poètes sous deux angles contradictoires : d’un côté, il leur reproche la fadeur de leur imaginaire ; de l’autre, il les traite d’« avortons romantiques » qui se contentent de charmes idéaux « à défaut de biens réels ». En fait, il manque à ces esprits « romanesques », pas assez romantiques, une volonté transformatrice produisant des textes « praticables », et la boussole qui guiderait leur imagination pour écrire ces textes. C’est en ce point que convergent romantisme et classicisme : la boussole sera l’attraction passionnée, modèle analogique unifiant les règnes de la nature, et modèle mathématique distribuant régulièrement ces règnes et leurs subdivisions par séries et groupes.

Fourier peut donc émerveiller le lecteur par le « brillant » des bénéfices que l’harmonie apporte, richesses et vertus sociales ensemble ; et cet émerveillement sera d’autant plus intense qu’il est comme justifié et garanti par la précision des calculs d’attraction. C’est pourquoi Fourier ne voit pas de contradiction à détailler fastidieusement les bénéfices de la gestion unitaire (greniers, caves, combustibles, fruits, transports) dans la notice qu’il intitule « alliance du merveilleux et de l’arithmétique » : l’arithmétique est la règle d’invention et de fonctionnement des merveilles sociales.

Il faut distinguer cependant plusieurs types de merveilles : les merveilles sociales, domestiques et agricoles, que Fourier propose à l’expérimentation dans des phalanges d’essai ; les merveilles amoureuses, qui naîtront de la transformation sociale, et sont pour l’instant trop opposées aux mœurs civilisées pour être présentées au public : Le Nouveau Monde amoureux restera ainsi un manuscrit inachevé par l’effet d’une autocensure tactique [4] ; les merveilles « cosmogoniques » et analogiques, enfin, qui sont comme le déploiement cosmique et keplerien [5] des précédentes [6].

Nous nous intéresserons en particulier au deuxième type de merveille, ébauché ou annoncé dans la plupart des traités de Fourier et développé avec le plus grand luxe de variations dans le manuscrit de travail appelé « le nouveau monde amoureux » et sous-titré « ou la balance des deux amours matériel et sentimental » [7].

Ce type n’est pas indépendant des deux autres puisqu’il exprime un aspect de l’état d’harmonie, qui comprend en même temps une réorganisation des rapports sociaux et productifs, une modification des « climatures » et une inflexion du mouvement des astres. L’activité amoureuse ne concerne qu’une partie de la vie des harmoniens, et qu’une partie d’entre eux (les enfants ne devant y être initiés que tardivement), mais cette activité est nécessaire au bien-être général, et réclame des mesures collectives visant à instaurer l’équivalent d’un salaire minimum pour tous [8].

De plus, la mécanique des amours utilise les mêmes pièces que toute mécanique sociétaire ou unitaire : le procédé de la série contrastée (mise en série progressive de groupes affinitaires distincts mais coordonnés) ; le ressort de l’attraction, qui attire les individus au travail ou les uns vers les autres ; le levier des passions (au nombre de douze radicales [9])

Mais plus que les autres, et de manière assez paradoxale, cette mécanique fait jouer une vibration particulière de la force d’attraction, vibration toute sentimentale que la civilisation condamne sous le terme d’illusion. Certes, le nouveau monde industriel ne peut s’en passer et en colore toutes ses activités (drapeaux, rubans, fétiches de toutes sortes qui stimulent l’ambition et la passion de l’émulation, ou cabaliste). Mais précisément l’amour constitue un autre foyer spécial d’illusions, à travers la notion d’amour sentimental ou céladonique : c’est un ressort interne à l’amour et nécessaire à son plein essor (« composé »).

Relevons ici un paradoxe : Fourier ironise sur tous les auteurs qui, de Platon à d’Urfé, édulcorent la passion amoureuse en en faisant un pur ressort sentimental. Il critique aussi l’hypocrisie de ses contemporains qui vantent la chasteté tout en la transgressant en secret. « La satisfaction du matériel » est essentielle pour Fourier au bon essor de cette passion. Pourquoi dès lors fait-il l’éloge appuyé du « céladonisme » (reprenant pourtant ainsi un personnage de L’Astrée) ? Comment le céladonisme ou illusion sentimentale peut-il être compatible avec l’amour matériel ? C’est tout l’enjeu de l’angélicat, l’institution la plus noble des corporations amoureuses, et une grande partie de l’enjeu du Nouveau Monde amoureux.

Or, que constate-t-on en étudiant les passages qui décrivent l’angélicat et plus généralement les différents degrés de sainteté ou d’héroïsme amoureux ? D’abord une modulation dans l’écriture fouriériste qui fait passer selon ses termes de la théorie à la pratique, c’est-à-dire à la mise en scène et à l’incarnation du formalisme mathématique ou taxinomique : Fourier recourt ainsi, plus fréquemment qu’ailleurs, délivré qu’il est des exigences promotionnelles de son écriture habituelle, à la modalité fictionnelle. On peut lire ainsi plusieurs épisodes fictionnels dans le Nouveau Monde amoureux, qui ont valeur de confirmation expérimentale aux yeux de l’auteur, mais se présentent à ceux du lecteur comme des jeux de l’imagination avec elle-même. L’ouvrage mélange ainsi narration, descriptions, dialogues, confondant les genres du roman, du théâtre, voire de l’opéra, qui fascinait plus particulièrement Fourier. [10] C’est dans ce cadre formel qu’apparaît le « décor » merveilleux : paysages mythiques d’Asie mineure, atmosphère religieuse qui fait intervenir de quasi-miracles (le dévouement d’Isaum, p. 194 sq.), discours précieux qui font penser à l’amour courtois [11]. Il faudra examiner dans un premier temps les teintes de la palette merveilleuse qui colore ces épisodes.

Deuxièmement, le merveilleux est aussi un ressort interne à la mécanique amoureuse, qui confère à l’amour du charme, du brillant, de la noblesse, et donc une puissante force d’attraction individuelle et de ralliement collectif. Sans charme, l’amour ne créerait pas autant de liens sociaux ; or telle est sa fonction principale dans le système harmonien. On verra ici comment cette propriété imaginative ou sentimentale n’implique aucune négation ou dénégation du plaisir sensuel, et comment bien plutôt l’un relève l’autre, en le haussant à une dimension proprement merveilleuse (c’est le caractère étonnant de l’« omnigamie [12] » angélique).

Enfin, il convient d’examiner les rapports entre imagination et formalisation du merveilleux. Car s’il est vrai que le merveilleux apparaît surtout au cours d’épisodes fictionnels, on ne peut dire cependant qu’il est totalement absent du discours théorique ou démonstratif. Il se retrouve en effet au titre de digression exemplaire ou expérimentale à l’intérieur de ces courts modules de fiction qui illustrent les thèses de Fourier, souvent de simples noms de personnages tels Narcisse et Psyché (ainsi p. 43). Il se fait aussi vertige numérique et taxinomique, lorsque l’auteur s’enivre de détails fantasmatiques. Symétriquement, le formalisme n’est pas absent non plus de la fiction : celle-ci obéit à des règles et des principes fermes.

Il y aurait donc intrication constante du merveilleux et de l’arithmétique : tremblement ou vacillation anexacte (au-delà de l’exact et de l’inexact) de l’arithmétique, contaminée par le fantasme du merveilleux, et régulation-ordonnancement du merveilleux en fonction d’un affect tout classique. Le merveilleux ne serait donc qu’un des pôles de l’imaginaire fouriériste, en permutation constante avec l’arithmétique. Cette permutabilité serait-elle le moteur de l’inventivité baroque [13] de Fourier ?

La scéno-graphie des amours harmoniennes

Le lecteur est frappé par la dimension théâtrale de l’imagination fouriériste qui ne peut s’empêcher, même dans la fiction narrative, de mettre en scène et en espace ses expériences de pensée utopique. Par leur ampleur, leurs mouvements réglés, et le silence qui règne parfois sur le déplacement des corps, cela n’est pas sans rappeler le ballet : on connaît la vogue des opéras-ballets à l’époque de Fourier et le goût spécial de celui-ci pour l’opéra, auquel il réserve une place centrale dans l’éducation et les loisirs harmoniens [14].

Le décor choisi dans le Nouveau Monde amoureux vise à transporter le lecteur le plus loin possible, dans un ailleurs qu’il puisse néanmoins reconnaître comme désirable. C’est la fonction de cet Orient de pacotille : éveiller un imaginaire enchanteur, rappelant la mythologie antique et l’histoire légendaire des rives de la Méditerranée. Fourier ne s’embarrasse pas de descriptions précises, il ne fait qu’enclencher la rêverie par l’évocation en échos multipliés de simples noms propres : Perse, Arménie, Bosphore, Troade, Halicarnasse… Ce ne sont pas moins de quatorze noms propres qui défilent en l’espace d’un seul petit paragraphe, en guise d’ouverture de la séance de rédemption à Gnide. Et il faudrait citer encore tous les noms des personnages de cet épisode, qui évoquent aussi bien la Grèce antique et mythologique que l’Orient (Perse et Inde) des romans.

La scénographie fouriériste est donc d’abord un geste d’écriture un peu gauche qui déplace l’espace de la théorie dans un ailleurs séducteur pour l’imagination du lecteur « petit-bourgeois [15] » de son temps. Dans le même temps, cet ailleurs déconcerte légèrement par l’hétérogénéité du lexique, qui produit un effet de profusion confuse. C’est comme si un « halo » merveilleux finissait par entourer ces tableaux composites : le pontife côtoie les corybants, la paladine les bacchantes, dans un anachronisme qui évoque la logique du rêve.

Si l’on entre maintenant dans le livret ou le scénario de ces épisodes, on observe que les scènes baignent toutes dans une atmosphère déréalisante ou sacralisante qui vise à ennoblir systématiquement la trivialité du sujet (la question des sympathies sexuelles). Ce n’est pas que Fourier dissimule la sexualité : il n’hésite pas à décrire la « voltige » d’une demi-bacchanale [16], ni les manies perverses de certains individus. Mais il ne s’agit pas d’affirmer ainsi glorieusement une position immorale – à l’instar de Sade ; il s’agit plutôt de philanthropie. L’essentiel est de n’oublier personne dans le système sociétaire, en ne s’arrêtant à aucun des préjugés de la civilisation [17].

Mais pourquoi faut-il que les amours prennent cette forme religieuse et courtoise, si frappante dans les fictions du Nouveau Monde amoureux  ? On peut y voir, comme Jonathan Beecher [18], une parodie des institutions catholiques (confessions, indulgences, pénitence) tournant en dérision l’ascétisme et le moralisme de leurs dogmes et de leurs pratiques. Fourier ne se prive pas de critiquer ouvertement les religions établies. Toutefois, il semble qu’un motif plus profond anime l’auteur du Nouveau Monde amoureux  : une manie de la transparence et de la franchise, qui s’étaie sur une critique constante de l’hypocrisie des mœurs civilisées. Il y a en effet dans la civilisation nombre d’indices d’une sexualité polygame ou omnigame, favorisant les liens sociaux. Or cette sexualité est déniée dans les discours publics, et pratiquée sous une forme clandestine, urgente et anarchique, qui en fait une réalité horriblement vulgaire aux yeux de Fourier. Il répète sans cesse ce reproche de vulgarité ou de grossièreté, qui ne relève pas de la fausse pudeur, mais d’un souci naïf et profond de franchise, ou plutôt de non duperie – pensons par exemple aux maris cocufiés. Plus profondément, Fourier est à la recherche d’un ordonnancement harmonieux et universel des sexualités. Car ce qui fait la vraie culpabilité des hypocrites n’est pas tant de mentir, que de pratiquer une sexualité réservée, égoïste, et en même temps mal ordonnée. Au fond, Fourier conjugue le souci romantique (ou rousseauiste) de transparence avec le souci classique d’ordre et d’harmonie. On comprend mieux dès lors les fonctions du merveilleux religieux et courtois :

1°. Il s’agit d’institutions qui obéissent à des règles et à des codes précis. Les fonctions des uns et des autres y sont rigoureusement distribuées et hiérarchisées (confesseurs au début, pontife pour diriger la cérémonie…) ; elles obéissent elles-mêmes à des procédures explicites (ainsi de la pénitence de Fakma avant qu’elle ne soit dédouanée). Ainsi la religion est-elle bien parodiée, mais sérieusement et nécessairement.

2°. Ces institutions se déploient dans des rites et des cérémonies visibles. La confession est précisément le symbole de cette publicité, et Fourier en rajoute puisque l’accord des sympathies doit être facilité par l’affichage de ses goûts et préférences. Il reprend ici en le détournant le goût du faste et de l’apparat qu’on trouve dans la religion catholique. De même, l’imaginaire courtois du Moyen Âge est sollicité en ce qu’il suppose toujours la mise en discours et en scène de l’amour à travers des cours éclatantes fortement ritualisées.

3°. Les deux modèles religieux et courtois s’appuient sur une norme de générosité et de magnanimité, voire de sacrifice ou de dévouement, qui convient bien à l’institution d’une société altruiste ou harmonieuse comme celle d’harmonie. Pour Fourier, l’amour est de sa nature expansif et rayonnant, c’est pourquoi, en plein essor, il est omnigame et s’exprime finalement à travers l’amour de Dieu, comme foyer d’unité.

4°. Une fonction d’ordre pédagogique : la religion fournit des saints, la chevalerie des héros, tous deux dignes d’admiration, capables d’exploits, et fournissant donc autant d’exemples ou de modèles à suivre sur le chemin de la vertu sociale ou sociétaire.

Les charmes de l’amour transcendant ou le pouvoir de l’illusion

Cette religiosité qui nimbe les amours harmoniennes et caractérise leur développement intégral aboutit à une véritable religion de l’amour, avec ses saints et ses hymnes à Dieu. On pourrait croire que Fourier spiritualise l’amour à force de critiquer l’abjection des pratiques sexuelles de son époque. Il n’en est rien : le vocabulaire de l’illusion, du charme, du lustre, de l’enthousiasme n’est pas là pour occulter la satisfaction des sens. Ce vocabulaire doit être mis en rapport avec la progressivité du mécanisme sociétaire : il s’agit d’amener progressivement au déploiement et à l’harmonisation des passions, et par conséquent, il convient d’« électriser [19] » l’esprit des aspirants, en leur proposant des images séduisantes. Tel est le rôle premier de la merveille amoureuse que constitue le « couple d’amour puissanciel ou libéral », autrement appelé angélicat. Mais qu’y a-t-il de séduisant dans la perspective d’une union de pur sentiment ?

1°. On y gagne l’admiration d’autrui : plus on monte en grade, plus cette admiration se généralise et se formalise à travers la récompense de sceptres ou de « trônes de favoritisme ». Comme le dit Fourier, « le couple angélique goûte en hypofoyer (c’est-à-dire au premier niveau) le bonheur d’être l’objet d’idolâtrie du public, d’être pivot de favoritisme [20] ». Cette idolâtrie ne confère pas seulement de la gloire, mais aussi de la richesse matérielle (des revenus [21]), ainsi que des décorations brillantes (diamants, perles). Il faut entendre le mot trône au sens littéral. C’est donc la passion d’ambition qui est ici stimulée (une des douze radicales). On voit déjà comment Fourier mêle l’intérêt au désintéressement, la merveille au prosaïsme le plus cru, en un mélange caractéristique de son imaginaire, idéalisme prosaïque ou prosaïsme surréel : « un adage des plus vrais nous dit qu’en ce monde, on ne fait rien pour rien [22] ». Suit la notion de levier transcendant, expression typique du lexique fouriériste : le mot levier désigne un mécanisme matériel, « transcendant » une propriété idéelle.

2°. Le deuxième ressort est essentiel pour attirer non seulement l’esprit mais le corps des civilisés, et ne pas susciter la raillerie. C’est la double jouissance matérielle promise : jouissance de chaque partenaire du couple avec une multitude d’aspirants ou d’élus (vingt ou trente par session d’angélicat, soit environ un mois [23]), et jouissance différée, et accrue de l’être, des deux partenaires ensemble. Fourier y voit un plaisir spécifique, distingué du précédent puisqu’il il fait intervenir une composante imaginative ou mentale : « le charme connu dans les préludes d’union ou l’ivresse de deux amants sûrs de leur affection mutuelle et certains d’être l’un à l’autre dès que le temps sera venu [24] ». Où l’on voit que Fourier a retenu les leçons du libertinage, en un écho discret et sans doute involontaire des Liaisons dangereuses. Mais la première jouissance est elle-même plus complexe car elle n’est pas jouissance brute et aveugle, mais élection réglée au cours de sessions spéciales, où tout le monde n’est pas invité. S’y mêle donc un élément de préparation et d’organisation qui en raffine l’effectuation et la rend d’autant plus merveilleuse.

3°. Le plaisir idéal. La composante idéale est présente à l’intérieur même du plaisir, elle n’est pas simplement dans l’attente du plaisir sensuel mutuel ou la répercussion glorieuse de l’angélicat : l’angélicat produit en lui-même son propre plaisir. C’est ce que Fourier appelle « l’érotisme mental » ou « diversion d’enthousiasme » qui fait jouir de la pureté même de l’amour : c’est en quelque sorte l’affect produit par une sublimation heureuse, qui naît certes d’un effort et d’un contrôle de soi, mais sans frustration de la partie sensuelle (satisfaite avec les élus). Chez certains êtres exceptionnels, tel Isaum, cet érotisme peut aller jusqu’au sacrifice de la jouissance dans le couple, mais au nom d’une jouissance supérieure, d’un transport enthousiaste excité par la noblesse et l’éclat de l’angesse Fakma auprès de laquelle il postule : « Le noble caractère que vous avez déployé, l’éclat de votre renommée, tout excite en moi un transport [25]. »

Au fond, on pourrait voir dans cette disposition à rester son « chaste céladon » « quatre siècles s’il le faut » une sorte de masochisme atténué, de jouissance dans la soumission : « daignez héroïne me déclarer votre pupille séidique, ministre de vos plaisirs et introducteur des fortunés Gnidiens [26] ».

Mais en fait, ce rôle de ministre ou de serviteur des plaisirs d’autrui est fréquent, nécessaire et valorisé dans la mécanique amoureuse fouriériste : il n’implique ni chasteté intégrale, puisque de toute façon le matériel doit être satisfait à un moment ou un autre, ni souffrance. Cela montre que dans l’économie des plaisirs amoureux, l’altruisme a toute sa place et même la première par ses vertus sociales de ralliement. De plus, il est l’objet d’une jouissance propre, bien connue des prosaphiens [27] par exemple – dont se réclame Fourier.

4°. On en arrive ainsi au dernier charme accompagné du plus noble enthousiasme quand il s’attache aux « œuvres pies » ou actes de charité amoureuse : l’acte le plus glorieux du couple angélique ne consiste pas tant à aimer chacun trente élus sans consommer l’union avec l’autre partenaire. Le plus remarquable consiste à donner ses faveurs à « quelque individu accidentellement disgracié de la nature [28] » : c’est permettre à chaque homme de participer aux plaisirs de l’amour, loin de l’isolement auquel contraint souvent la civilisation. Cette perspective philanthropique ou « humanitaire » est essentielle dans l’imaginaire fouriériste. On en voit la trace dans l’emphase des termes qui décrivent cette œuvre pie, presque divine : « L’illusion sera bien plus [texte manquant : précisément les mots manquent pour dire l’indicible] avec des anges réels, beaux et adorables […] qui sembleront envoyés de Dieu pour ennivrer [29] les mortels des joies célestes [30]. »

Ici le couple angélique prend tout son sens étymologique d’envoyé de Dieu qui remplit la mission divine par excellence : la réalisation de l’unité universelle. Telle est la plus grande force de l’angélicat, sa plus grande puissance d’attraction, en même temps que son plus grand plaisir intrinsèque : jouir « de la passion hyperfoyer (celle qui surmonte les autres et les attire) ou unitéisme par l’assurance de compter parmi les caractères transcendants sur lesquels se fonde l’harmonie générale [31] ».

On voit ici la conciliation parfaite de l’amour-propre et de l’amour du genre humain : c’est la merveille ou sainteté amoureuse.

Peut-on douter […] de l’enthousiasme qu’apporteront les anges à leurs unions sentimentales et de la supériorité de ce genre d’amour sur le mode égoïste, si limité, si uniforme et si vil dans l’analyse de ces ressorts.

Le merveilleux amoureux est très précisément ce qui s’oppose à la vilenie uniforme des amours civilisées.

Mais il reste à décrire plus précisément l’activité amoureuse au-delà de ses motifs, ressorts et fonctions : comment opère effectivement la mécanique amoureuse du ralliement ? N’y a-t-il pas une contradiction entre la noblesse idéalisée des cours d’amour et leur planification hyper-rationnelle ? Dans son souci d’expérimenter et de proposer des exemples de mise en œuvre de l’harmonie, Fourier ne perd-il pas tout le charme dont il veut nimber l’amour ? Comment en somme s’allient le merveilleux et l’arithmétique (ou plus généralement le scientifique) ?

L’arithmétique du merveilleux ou l’enchantement mathématique

On pourrait distinguer trois modalités de l’écriture fouriériste : le discours, la fiction et le tableau. La première, annonces, énoncés ou commentaires théoriques, est majoritaire. La deuxième fait alterner le dramatique et le narratif, plus fréquent [32]. La dernière pourrait sembler un sous-genre du premier par sa fonction démonstrative, mais c’est aussi un hybride de la deuxième, car Fourier fait souvent intervenir des personnages de fiction brièvement mis en récit. On s’intéressera surtout à celle-là tant elle paraît exclure par sa forme la dimension du merveilleux.

La « table d’un quadrille polygame contrasté [33] » est un modèle de formali-sation fouriériste : on y trouve la classification complexe des passions en catégories multiples (passions foyères, dominantes, pivotales…), la distribution numérique des caractères par échelons gradués (monogynes, digynes, trigynes, etc.), le symbolisme algébrique permettant des calculs abstraits (A, B, C, D, et bizarrement, le passage à V, X…), et enfin les analogies musicales (gammes, touches…) qui permettent de définir rigoureusement le mode de répartition des couples et des unions (ou sympathies).

Il faut d’abord comprendre le rôle de ces opérateurs scientifiques ou du moins rationnels : ils servent à organiser de manière « régulière » « ces réunions galantes si confuses en civilisation ». Ils ont donc une fonction critique de distinction par rapport à la désorganisation aléatoire des amours en civilisation ; et du même coup une fonction positive d’organisation, qui ne doit pas être prise pour une volonté de contrôle et de coercition en matière amoureuse, mais plutôt comme un désir « galant » et philanthropique d’« engendrer » l’amour là où il est rendu impossible par l’urgence, le secret et l’égoïsme.

Sans gamme régulière, les assortiments amoureux risqueraient d’échouer, ou du moins de ne réussir toujours que pour les mêmes : c’est ce que Fourier appelle d’un beau terme ambigu le « souci [je supplée ce mot] des convenances propres à engendrer l’amour [34] ». Il faut entendre derrière ce terme l’écho d’une critique discrète des convenances morales hypocrites de la civilisation, qui interdisent justement de régler adéquatement la distribution des convenances ou des convergences entre caractères amoureux. Il s’agit de trouver l’ordre qui convient à chacun, et non d’imposer un moule uniforme : Fourier tient compte de « l’inégalité graduée » des caractères pour éviter la répression des passions, et permettre à toutes, même les plus réprouvées, ainsi la polygamie, de trouver l’expression et l’assortiment adéquat.

Très logiquement, la régulation numérique du quadrille polygame permet un renversement de l’image de l’orgie, qui devient un genre « des plus brillants du monde galant [35] », genre encouragé par conséquent par le pontificat. L’arithmétique est l’opérateur du merveilleux, émerveillant le vulgaire en noble.

Décrivons plus concrètement cette opération d’émerveillement ou ennoblissement arithmétique. D’abord le nombre mesure le temps et plus spécialement sa progression. Il répond à un impératif d’économie et d’optimisation visant à tromper l’ennui en variant les activités : on reconnaît ici l’impulsion naturelle de la papillonne, une des trois passions mécanisantes ou distributives, qui régule les passions classiques. C’est le moyen de produire le maximum de plaisir en un minimum de durée organisable : une journée devrait se vivre comme un continuum, un glissement continu de plaisirs. Grâce à l’emploi du temps en courtes séances enchaînées, les activités bien « engrenées » produisent mécaniquement un optimum de plaisirs par jour et par vie.

D’où ces « précautions utiles à la célérité [36], qui permettent à la cour d’amour, en deux ou trois heures de travail et de séance galante, d’opérer une foule de ces unions fortunées (le bonheur est toujours la limite du temps) […] dont la civilisation ne peut souvent pas opérer une seule en un mois de tentatives [37] ».

Mais cette célérité n’est pas précipitée, elle est attentivement graduée, car il s’agit dans l’imaginaire de Fourier de procéder par étapes, du simple au composé, en raffinant progressivement les plaisirs. Cette progressivité permet de garantir le consentement de chacun, en mesurant petit à petit le degré de convenance mutuelle des partenaires. Avant la cour d’amour, les dix personnages ont fait connaissance, puis vient une séance où cette connaissance devient reconnaissance, puis un souper, puis une première séance d’infidélité générale, qui débouche alors seulement sur un quadrille régulier. Et justement, le but de ce parcours est atteint, puisque « cet échange réussit d’emblée », et devient une véritable « contredanse théâtrale » [38]. On voit bien ici le rôle et l’effet des mathématiques : agencer correctement les unions par contrastes et identités, et ménager une progression régulière à la manière de la succession réglée des étapes d’une démonstration.

Deuxième fonction du nombre : d’une part, arranger l’espace des appariements, en lui donnant le maximum de visibilité utile à la reconnaissance et à l’élection exacte de son/ses partenaire(s) [39]. Et d’autre part, régler les mouvements et les actions de façon à produire le plus d’accords harmonieux possibles, selon un rythme qui convient à chacun – le nombre agit en opérateur « idiorythmique [40] ». On comprend dès lors l’usage des métaphores musicales et opératiques, qui désignent à la fois l’ordonnancement rationnel des orgies, et le souci de donner du rythme et du mouvement aux actions, pour relancer l’intérêt des participants et émerveiller le public.

L’arithmétique a aussi une fonction esthétique : embellir les ébats, sans réduire leur vigueur ; concerter et combiner les ardeurs en évitant leur épuisement et leur débordement. C’est tout le sens du mot quadrille : quadriller l’espace des amours selon une forme stricte, comme l’emblématise la table sur la page du texte ; mais en même temps faire de ce quadrillage un mouvement, une danse élégante et même enivrante, d’autant plus enivrante qu’elle est mieux construite et mieux respectée [41]. Tous les danseurs ont éprouvé cette ivresse du corps maître de ses mouvements. La forme n’est pas le contraire de la jouissance, mais condition de son intensification individuelle par combinaison avec celle des autres.

La réussite des figures amoureuses est ensuite source d’admiration extérieure et de fierté interne : « De là naîtra un lien de haute amitié entre les 8 figurants, lien d’unitéisme qui est mélange des 4 affections. » Et, plus loin :

Le quadrille « est uni d’amitié et d’amour parce que la série [mathématique, je commente] des échanges opérés dans le cours [soigneusement rythmé, id.] de cette union a établi entre eux […] des scènes aussi piquantes que variées et dont il reste des souvenirs les plus charmants.

Charme, piquant, c’est tout le lexique de l’illusion merveilleuse qui est ici associé à la chorégraphie méticuleuse des ébats polygames. La chorégraphie permet précisément d’effacer les connotations crapuleuses et sordides de l’orgie ou de l’échangisme en civilisation.

Mais on peut se demander finalement si la technicité des ébats, la précision infinitésimale des assortiments n’est pas la source d’une nouvelle forme, d’un nouveau seuil de merveilleux : non pas seulement la réussite admirable des rapports amoureux, gage d’harmonie générale, mais quelque chose qui provient de l’impression de virtuosité extraordinaire, comme un vertige né de l’illimitation possible des prouesses amoureuses, et une démultiplication à l’infini, par le pouvoir de la combinatoire mathématique, des possibilités de jouissance : pas seulement l’ennoblissement et la réussite des amours, mais une ivresse ou une extase dynamique que seule l’arithmétique peut produire, parce qu’elle est indice et condition de l’infini.

Cette démultiplication à l’infini, pli sur pli sans fin, ou plutôt plis (agencements, relations) et déplis, déploiements continus, c’est la définition deleuzienne du baroque, et ce par quoi Fourier communique en quelque sorte avec la mathématisation effrénée du système leibnizien. On en a l’indice quand les limites du quadrille s’évanouissent et que le chiffre devient fantasme, relançant l’utopie au-delà du possible :

Si le quadrille est de haut degré, tétragyne, pentagyne [pourquoi s’arrêter là ? Je commente], les variétés d’unions sont bien plus nombreuses car un quadrille tétragyne ayant 16 figurants et les 2 foyers peut en disposer 8 en contrastes et 8 en identités […]

Et voilà que l’imagination accélère le comptage et déborde le contrôle de la raison ou plutôt en augmente la puissance :

[La manœuvre] est bien autrement brillante [cet « autrement » est l’indice d’un franchissement de seuil, du passage à une autre dimension] en cas de pivot omnigyne qui donne pour les 2 gammes : 28 figurants, tant pivotaux que […] plus 2 couples surpivotaux [42] En tout 32 figurants et les 2 foyers [43]

On en arrive dès lors au dernier stade du merveilleux chez Fourier, né de l’alliance sauvage de l’arithmétique et de l’imagination : le tremblement du sens lié à la vacillation subversive du langage.

Arrivé au niveau de l’omnigamie ou omnigynie, Fourier est obligé de se contenter de brefs aperçus, de coups d’œil, sur une réalité par trop extraordinaire : trente-deux personnes et deux foyers, etc. Le seul moyen de comparaison devient cosmique : « la distribution est la même que celle des trente-deux planètes [44] », et cette distribution donne lieu à un vertige illisible, ou plutôt cette quasi-illisibilité oblige comme souvent chez Fourier, à un mode de lecture différent, quasi-poétique : deux foyers élisent quatre sous-foyers ou cardinaux de quadrille.

Le choix des mots laisse place à une rêverie sonore, chiasme du « r » et du « i » qui fait passer de cardinaux à quadrille, en une alliance surprenante d’images, associant involontairement la religion à la danse et à l’armée : surimpression surréelle à laquelle sera sensible Breton. Et de poursuivre en jouant/jouissant d’une combinatoire devenue automatique : quatre aimés, quatorze aimés, sept pivotaux, quatre ambigus, douze touches, etc. Nous sommes aux limites de l’intelligibilité, même si tout ce vocabulaire a sa place définie dans le système. Il n’y a pas d’invention verbale ici, mais affolement du lexique, tourbillonnement numérique qui crée un véritable vertige chez le lecteur.

Mais pour nous rassurer, Fourier nous indique, on l’a vu, le principe d’ordonnancement de ce quadrille omnigyne : « Les manœuvres de ce quadrille, ses unions méthodiquement variées, seront les mêmes […] que les copulations aromales des astres. »

Il n’y a donc rien d’aléatoire dans le fonctionnement de l’imaginaire fouriériste : tout obéit à des règles systématiques qui s’entre-expriment à l’infini selon une ana-logique, remontant finalement aux astres. Or il n’est pas sûr que cet ordre harmonique soit de nature à convaincre le lecteur ; il serait propre plutôt à l’émerveiller, de tant de cohérence et de conséquence. Au fond, on en vient à se demander si le merveilleux fouriériste ne tient pas, aux limites du sens, à la règle d’une cohérence absolue (cohésion amoureuse et cohésion cosmique se réfléchissant l’une l’autre). Pourquoi absolue ? Parce qu’elle intègre à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit, les orgies d’un côté et de l’autre les infimes manies ou fantaisies lubriques qui forment l’exception, ambigu ou transition, nécessaire au bon fonctionnement de la machine amoureuse – à son engrenage nuancé [45]. Ces manies recevront même traitement que les pratiques admises (classement en séries et groupes) :

Si, dans une armée nombreuse, on peut rencontrer une douzaine d’hommes qui aiment à gratter les talons et une douzaine de femmes qui se laissent à ce passe-temps, on aura la variété des pille-talons qui seront tout aussi utiles que d’autres…, le but étant (comme ailleurs) de se procurer de nombreuses variétés de groupes en matériel et sentimental.

Dernier exemple, en « petit infinitésimal » (inverse de l’orgie), de la cohérence inventive du génie fouriériste, qui classe tout « en groupes et séries ou gammes », jusqu’à créer par les pouvoirs de l’imagination et du langage une nouvelle variété dans l’espèce humaine : les « pille-talons ». On finira sur cette note d’humour qui enrichit la gamme du merveilleux fouriériste.

Conclusion : Fourier cracheur de diamants

Concentrons-nous pour finir sur un exemple éclatant de la présence du merveilleux dans le Nouveau Monde amoureux. C’est l’exemple de Ganassa « la superbe faquiresse de Malabar », qui ponctue une des étapes de la séance de rédemption à Gnide [46]. S’y trouvent entremêlées les dimensions principales du merveilleux fouriériste.

Il s’agit d’abord d’une mise en scène romantique à souhait, faisant intervenir des personnages mythologiques de Grèce (Philostrate, Chryses) ou d’Orient (Ganassa), qui baignent dans une atmosphère hyper-religieuse (le révérend confesseur, le sacerdoce, la salve de sainteté, les bénédictions), destinée à séparer cet épisode du quotidien et de l’ordinaire : c’est un moment solennel et presque sacré qui est décrit ici.

L’amour est associé à des images de raffinement et de luxe qui ennoblissent la situation scabreuse de captivité et de rachat. C’est précisément l’émeraude qui est chargée d’assurer cette transmutation connotative : au lieu d’une monnaie ordinaire, c’est une pierre précieuse qui est employée dans la transaction – Fourier fait même ailleurs la théorie de cette monnaie noble [47] ; et comme par métonymie alchimique, elle transforme la nature même de la transaction, qui d’ignoble devient noble. C’est là une fonction majeure de l’émerveillement fouriériste : racheter ou relever l’imaginaire associé ordinairement aux amours et à la sexualité dans l’état civilisé.

Deuxième point : le rôle des illusions sentimentales et du prestige associé à l’amour. Philostrate ne demande d’abord pour prix de son achat que « le bonheur de la voir, de jouir de son entretien [48] » avant de la remettre à des possesseurs plus « matériels ». La vue, la conversation sont des jouissances directes qui font partie intégrante du plaisir érotique, et qui doivent être cultivées pour elles-mêmes dans l’état d’harmonie. S’il s’agit ici d’une limitation due à l’âge (quatre-vingts ans), il ne s’agit nullement dans l’esprit de Fourier d’une prescription réservée aux vieillards. C’est bien plutôt un élément qui compose et intensifie en général l’amour composé.

Mais à cette offre pudique répond l’« empressement » érotique de Ganassa qui veut être à lui « sans réserve ». On observe ici un autre facteur du merveilleux fouriériste : la générosité ou philanthropie amoureuse qui fait préférer un « révérend confesseur » de quatre-vingts ans à de plus jeunes prétendants au motif d’afficher par cet acte héroïque la grandeur de sa vertu sociale ; être capable d’opérer un tel ralliement, c’est une vertu conforme à l’harmonie générale qui attire l’admiration de la foule : « À cet aspect, le sacerdoce jette des cris d’admiration et déclare que cette action est digne d’une sainte. »

Et à la fin, en un bis tout théâtral, « la salle retentit […] de l’admiration qu’inspire cette vertueuse aventurière. » Le merveilleux c’est donc aussi l’admiration que suscitent les actes de noblesse amoureuse : tout le Nouveau Monde amoureux en est auréolé.

Troisième point, plus discret dans ce passage, mais sous-jacent : l’arithmétique du merveilleux. D’abord cette action d’éclat survient dans le cours bien réglé d’une séance officielle : celle-ci suit un tribut de bienvenue, suivi lui-même de la capture d’un quadrille, puis des préambules de la négociation. Pas de démarche amoureuse qui ne suive un ordre précis, à la manière d’un ballet soigneusement chorégraphié. La séance de rédemption respecte elle-même une rigoureuse distribution des captifs. Ganassa est la deuxième d’une série progressive de huit, qui aboutira à la rédemption de la reine Fakma, « la plus belle femme de l’Orient, favorite des cinq empires du Bosphore [49] ». Dans la scène elle-même, deux signes mathématiques apparaissent : l’âge précis de Philostrate et la forme du diadème de Fakma. L’un souligne la précision des assortiments en régime harmonieux (voir les préludes de la cour d’amour), le second illustre l’imaginaire baroque de Fourier.

Le signe de sainteté est un diamant, monnaie noble en harmonie. Ce diamant a la forme régulière, emblématique des géomètres, du triangle. Cependant, ce triangle lui-même n’est pas parfaitement classique, et c’est par où le merveilleux contamine le mathématique, en une circulation caractéristique du double devenir de l’imaginaire fouriériste, qui rend indiscernables ses deux pôles, le romantique et le classique. Ce triangle est « radieux » : loin de représenter la fixité d’une forme pure, identique à elle-même – essence-Idée platonicienne (platonique) –, il est animé d’un mouvement d’irradiation, d’une force qui en détend ou déplie les traits, selon une trajectoire qui rappellerait plutôt le baroque.

Mais que vient faire le mot crachat ici ? Ce mot rappelle-t-il simplement, selon une tournure populaire notée par Littré, un insigne des chevaliers, symbolisant un grade supérieur ? Cela conviendrait bien avec le goût, presque la manie de Fourier pour le merveilleux moyenâgeux, l’amour courtois, et ses cours d’amour – arrière-plan culturel de cette séance hautement ritualisée. Mais impossible de ne pas y voir aussi, en surimpression, l’expectoration qui couvre d’opprobre les prostituées. On aurait là l’indice d’une figure fréquente de la poétique fouriériste : « un paragrammatisme », nous dit Barthes, c’est-à-dire :

La surimpression [en double écoute] de deux langages ordinairement forclos l’un par l’autre, la tresse de deux classes de mots dont la hiérarchie traditionnelle n’est pas annulée, égalisée, mais – ce qui est beaucoup plus subversif – désorientée [50].

De cette désorientation linguistique naît celle du lecteur, qui ne peut, souligne encore Barthes, « prétendre dominer » de tels énoncés [51] : d’où la fascination émerveillée qu’ils produisent.

Se dénudant sans pudeur (elle enlève sa « chlamyde », nouveau paragrammatisme), la putain Ganassa (autre exemple de la même figure, ici implicite) donne à voir son stigmate inversé : les crachats de la foule civilisée se changent en « signe de sainteté » ; elle arbore fièrement « son crachat de diamant en triangle radieux ». En une étonnante guirlande d’assonances et d’allitérations, Fourier montre que l’inventeur « illitéré » sait aussi tremper sa phrase dans « l’arc-en-ciel » de la poésie. D’une poésie instantanée, imprévisible et de ce fait rigoureusement merveilleuse.