Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Derré, Eugène Marie, dit Emile
Article mis en ligne le 6 janvier 2014
dernière modification le 7 janvier 2014

par Desmars, Bernard

Né le 22 octobre 1867, à Paris (Seine), décédé en 1938 à Nice (Alpes-Maritimes). Sculpteur. Auteur de la statue de Fourier inaugurée en 1899, boulevard Clichy.

Emile Derré est le fils d’un caissier et d’une lingère. Selon un article paru en 1901 dans Le Magasin pittoresque :

ce n’est pas en passant par les écoles qu’il est devenu le jeune maître sculpteur dont le talent s’affirme avec tant de grâce et d’originalité. Il y a quelques années à peine, Emile Derré était garçon-boucher : le soir, quand la boutique fermait ses portes, il courait aux cours gratuits de son quartier ; les rares dimanches où il pouvait quitter son tablier et son couteau, il s’en allait au Louvre et au Luxembourg admirer des chefs-d’œuvre. Un jour, fatigué de pétrir de la viande, le petit apprenti qui, à ses heures de loisir, pétrissait de la glaise, abandonna l’étal du patron. Un modeleur le prit à son service et c’est ainsi qu’Emile Derré devint sculpteur [1].

Sa contribution à la décoration de la salle de music-hall, le « Parisiana-Concert », ouverte en 1894, attire l’attention de la presse [2]. Il travaille alors beaucoup sur le décor des façades d’immeubles, pour lesquelles il réalise des chapiteaux et des bas-reliefs. Au salon de 1895, il obtient une mention honorable pour une œuvre intitulée Fragment en pierre d’un pilier de portail pour une ancienne abbaye, XVe siècle, présentée à l’Exposition universelle de 1900 sous le nom de L’Ame des vieilles pierres [3].

Statuaire de Fourier et sympathisant anarchiste

Cependant, il est encore un artiste peu connu quand l’Ecole sociétaire et la Chambre consultative des associations de production le choisissent pour réaliser la statue de Fourier. Si l’on ignore les conditions précises qui ont déterminé ce choix, sans doute la modicité de la rémunération demandée par le sculpteur a-t-elle joué un rôle, le financement du monument étant très difficile ; en décembre 1898, alors qu’il manque encore 2 000 francs pour achever le travail, Alhaiza, dans un nouvel appel à ses condisciples, souligne le « désintéressement même excessif du statuaire » [4].

Derré a lui-même indiqué l’esprit dans lequel il a réalisé son œuvre :

M’inspirant du caractère doux et bon de Fourier […], j’ai représenté le philosophe vivant assis sur un banc. Dans son attitude j’ai mis de la bonhomie, dans sa figure je me suis efforcé de montrer cette bienveillance qui fut la qualité dominante de toute sa vie.

La statue en bronze est placée sur un socle en pierre blanche. L’ensemble du monument a quatre mètres de hauteur environ. Le long du piédestal courent des fleurs enguirlandées rappelant que Fourier fut un grand admirateur de la nature.

Enfin, dans l’érection du monument, en dehors de ma part de besogne, tous les travaux ont été exécutées par des associations ouvrières, en souvenir du grand projet rêvé, mais non réalisé, par Fourier, de l’harmonie par le groupement des forces, des énergies et des volontés [5].

Un journaliste l’interrogeant sur l’effet que pourrait provoquer l’inscription présentant Fourier comme le « glorieux inventeur de la théorie de l’association du capital, du travail et du talent », Derré répond :

Que cette inscription étonne ceux qui ignorent Fourier, c’est possible, mais la gloire de Fourier ne pourra qu’y gagner, gloire d’autant plus méritée que non seulement le philosophe fut un grand philanthrope et un grand socialiste, mais encore qu’il donna à ses contemporains et à ceux qui les suivirent l’exemple de la persévérance, leçon d’autant plus grande que nous sommes légers et inconstants [6].

Cette œuvre, présentée au Salon en 1898, lui vaut une médaille et une bourse de voyage qui lui permet d’effectuer un séjour à Rome ; elle est installée boulevard de Clichy et inaugurée en juin 1899 en présence de disciples de Fourier, de militants coopératifs et de responsables municipaux.

Peu avant cette cérémonie, Derré participe au banquet du 7 avril 1899, célébrant l’anniversaire de la naissance de Fourier [7]. Et en 1902, il réalise le buste du phalanstérien Moigneu, commandé par la Ligue française de l’enseignement et la Banque coopérative. L’inauguration a lieu au cimetière du Montparnasse le 13 avril 1902, en présence de plusieurs membres de l’École sociétaire [8].

Cependant, Derré n’est pas fouriériste, mais proche des milieux anarchistes et en particulier de la revue Les Temps nouveaux de Jean Grave : il donne plusieurs articles à ce périodique [9]. Il fait don aux Temps nouveaux des bustes de Louise Michel et d’Elisée Reclus [10]. Il signe plusieurs pétitions en faveur de militants anarchistes condamnés au Japon et du graveur Fermin Sagristà, emprisonné en Espagne [11] ; il réalise la statue de Francisco Ferrer, présentée à la soirée organisée fin octobre 1909 en hommage au militant libre penseur et libertaire qui vient d’être exécuté en Espagne [12].

En 1911, Derré, qui ne semble plus avoir eu de contact avec les milieux fouriéristes depuis 1899 (l’inauguration de la statue de Fourier) ou 1902 (la réalisation du buste de Moigneu), envoie à Alhaiza, le directeur de La Rénovation, un article de Kropotkine paru dans Les Temps nouveaux, où il est question de Fourier de façon élogieuse ; Derré ajoute : « je pense que vous serez content de signaler aux lecteurs de La Rénovation cet hommage rendu à Fourier ». Mais Alhaiza, qui, depuis les environs de 1900, s’est rapproché des milieux xénophobes et antisémites, de l’Action française et du syndicalisme jaune, récuse toute proximité entre « le sociétarisme de Fourier » et l’anarchisme ; Kropotkine, répond-il à Derré, trahit la pensée de Fourier [13].

Œuvres et courants artistiques

En 1900, Derré se marie civilement avec une ouvrière en broderie, Blanche Sidonie Chamberlin, fille d’un maçon et d’une couturière ; il en divorce en 1911. Dans cette première décennie du XXe siècle, sa notoriété s’élargit ; il est régulièrement présent au Salon et son nom est souvent mentionné dans la presse, et en particulier dans les revues spécialisées dans le domaine artistique [14].

Il continue à sculpter des bas-reliefs [15] ; il est aussi l’auteur du Chapiteau des baisers, placé au jardin du Luxembourg, de La Petite fontaine des pauvres, du Tronc pour les filles-mères et de La Grotte d’amour ; il est aussi l’auteur des bustes de Zola (à Suresnes), de Louise Michel (à Levallois-Perret), de Duquesne (à Vert-le-Petit, alors en Seine-et-Oise, aujourd’hui dans l’Essonne), de Lamennais, d’Elisée Reclus, de Sully Prudhomme, d’Anne de Bretagne, de Tolstoï, outre ceux de Moigneu et de Ferrer, déjà mentionnés.

Au début du XXe siècle, il est également associé aux activités du Collège d’esthétique moderne, très critique envers les formes académiques de l’enseignement artistique ; il participe en novembre 1901 à un « grand meeting […] contre l’enseignement officiel de l’art en France » [16] ; dans le cadre de ce Collège, il fait des conférences dont l’une, en mai 1901, porte sur « l’image dans l’édifice, sa portée sociale et éducatrice » [17] ; et il côtoie des écrivains et des artistes, dont plusieurs proches de Zola comme Octave Mirbeau, Maurice Le Blond, Saint-Georges de Bouhélier. Il participe d’ailleurs à plusieurs reprises au « pèlerinage de Médan » [18].

Il est partisan d’un « art social » et rêve de voir certaines de ses œuvres placées dans une « Maison du peuple » (Le Chapiteau des baisers) ou dans un jardin populaire (La Petite fontaine des innocents) [19] ; il explicite ses convictions dans une « Tribune libre » publiée dans L’Aurore en 1907 ; critiquant l’École des beaux-arts, qui ne connaît que les modèle antiques, il considère que « le retour au peuple en art est la meilleure méthode pour renouveler les formes de la sculpture » ; il reproche aussi à l’Ecole des beaux-arts

de vouloir former des artistes isolés du reste des travailleurs manuels, tandis que le sculpteur doit être avant tout un artisan. Nous avons pour mission d’embellir la vie, de faire penser et d’unir les hommes dans le culte des formes joyeuses et douloureuses et nous avons besoin de vivre au milieu du peuple […], et il ne nous appartient plus de fabriquer des Daniel ou des Vénus, tandis que la vie nous révèle chaque jour des figures de souffrances, de félicités, cent mille fois plus belles [20].

Pacifisme et marginalisation

Peu après la Première Guerre mondiale, il quitte Paris pour la région de Nice. Ses œuvres continuent à être exposées. Mais en 1924-1925, Réconciliation – Tu ne tueras point, qui représente un soldat français et un soldat allemand s’embrassant, sur les genoux d’une femme symbolisant l’humanité, suscite des réactions très hostiles. Cette œuvre est refusée au Salon organisé au Grand Palais, qui expose cependant une autre sculpture de l’artiste, Le Retour, montrant la France serrant l’Alsace et la Lorraine dans ses bras [21]. Sans doute vit-il alors une période difficile ; son nom apparaît moins souvent dans les expositions ; et en 1928, le comité général de l’Union des syndicats confédérés de la région parisienne examine « la situation de l’artiste sculpteur Emile Derré dont les œuvres sont considérées comme revêtant un caractère subversif par le monde bourgeois, qui le méconnaît systématiquement malgré son talent » ; aussi, le comité, « considérant qu’Emile Derré a manifesté à maintes reprises son attachement à la classe ouvrière » décide de prendre contact avec le sculpteur pour « négocier avec lui l’achat d’une ou plusieurs de ses œuvres » [22]. Dans les années 1930, il est presque absent des revues et des manifestations artistiques. En avril 1938, il se suicide dans son domicile niçois, laissant plusieurs lettres dans lesquelles, selon Le Temps, il dit « son ennui de la vie » et règle les dispositions concernant ses obsèques [23].