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15-23
Notes sur l’utopie, la ville et l’architecture
Article mis en ligne le 1er juillet 2021

par Picon, Antoine

Les références urbaines et architecturales sont omniprésentes dans le discours utopique. Mais cette présence n’empêche pas la vision de la ville et de l’architecture véhiculée par l’utopie de rester nimbée de flou. Partant de ce double constat, l’article s’interroge sur la fonction des références spatiales dans la construction du discours utopique. Il propose d’y voir l’expression d’un besoin de vraisemblance et d’une quête de l’objectivité venant à l’appui de sa prétention à changer durablement la réalité. L’imprécision des projets urbains et architecturaux de l’utopie pourrait bien provenir de la nécessité de concilier besoin de contrôle et perspectives émancipatrices. Elle renvoie en définitive aux relations complexes qu’entretiennent utopie et imaginaire social.

Des projets nimbés de flou

Pour les historiens de la ville et de l’architecture, les utopies qui se sont succédé depuis la Renaissance renvoient souvent à des projets marquants, compositions urbaines régulières sur le modèle de la Cité du Soleil de Campanella, phalanstère fouriériste présenté comme le précurseur de l’habitat collectif du XXe siècle [1]. Ces projets occupent toutefois une place singulière dans la production de leurs auteurs. Car en même temps qu’ils constituent un élément central du discours utopique, ils sont rarement figurés dans le détail, comme si une représentation graphique trop minutieuse risquait de compromettre leur efficacité idéologique et programmatique. Le cas du phalanstère fouriériste, constamment revendiqué comme une innovation centrale de la doctrine sociétaire et assez peu représenté, que ce soit au moyen du dessin, de la gravure ou de la peinture, s’avère emblématique d’une étrange réticence de l’utopie à conduire ses réflexions urbaines et architecturales jusqu’à leurs ultimes conséquences. D’où vient cette retenue ? Procède-t-elle d’une incapacité foncière à s’incarner dans les détails d’un cadre bâti régénéré ou faut-il rechercher d’autres raisons, plus complexes que ce déficit d’esprit pratique et ce dédain des combinaisons matérielles que les détracteurs de l’utopie lui ont si volontiers attribués ?

Dans le cas des grandes utopies de la première moitié du XIXe siècle comme le saint-simonisme ou le fouriérisme, la perplexité redouble lorsque l’on s’avise de la présence d’assez nombreux architectes et ingénieurs dans leurs rangs. Côté saint-simonien, toute une série de figures majeures du mouvement comme Michel Chevalier ou Jean Reynaud sont ingénieurs, ce qui ne les empêche pas d’évoquer de manière tout aussi métaphorique que leurs camarades littérateurs ou avocats la ville de l’avenir, à commencer par Paris qui fait l’objet de toutes leurs attentions [2]. Côté fouriériste, Victor Considerant est également ingénieur de formation. À l’École polytechnique puis à l’École de l’artillerie et du génie de Metz, il reçoit des enseignements d’architecture et de construction qui auraient pu lui permettre d’aller bien au-delà des indications assez générales contenues dans ses Considérations sur l’architectonique de 1834 [3]. Le contraste qui s’accuse entre les compétences disponibles et leur absence de mobilisation incite à penser qu’il se joue bien autre chose dans l’affaire qu’une incapacité de l’utopie à concrétiser ses propositions spatiales.

Le double régime de centralité du projet urbain et architectural et de relative imprécision de sa mise au point graphique pourrait bien constituer en réalité l’un des éléments permettant de distinguer les utopies proprement dites de la production de villes et de bâtiments idéaux par les urbanistes, les architectes et les ingénieurs, une production que l’on qualifie souvent d’utopique par abus de langage. Certes, les urbanistes, les architectes et les ingénieurs peuvent se montrer parfois singulièrement indifférents aux détails dans leurs rêveries et leurs projets les plus ambitieux. Ainsi, on ne possède la plupart du temps que des vues générales des équipements colossaux qu’imagine Etienne-Louis Boullée à la veille de la Révolution française, équipements auquel l’historien de l’art viennois Emil Kaufmann accolera par la suite le qualificatif de « révolutionnaire » [4]. De la Ville radieuse au Plan Obus pour Alger, les grandes machines urbaines de Le Corbusier se révèlent tout aussi imprécises, malgré les nombreux dessins qui leur sont consacrés [5]. Mais cette imprécision s’avère rarement constitutive de tels projets. Elle apparaît plutôt comme la conséquence d’une hiérarchisation des problèmes qui conduit à se concentrer sur les lignes d’ensemble, sur ce qui apparaît comme essentiel en préalable à la mise au point détaillée. La meilleure preuve en est que lorsqu’ils en ont le loisir, les concepteurs « utopiques » n’hésitent pas à donner de nombreux détails sur leurs projets. Mentionnons par exemple les nombreux renseignements que donne le contemporain d’Etienne-Louis Boullée, Claude-Nicolas Ledoux, sur le fonctionnement de sa ville idéale de Chaux, ou encore le goût des spécifications techniques qui caractérise les projets du groupe anglais Archigram dans les années 1960 [6]. Le flou persistant qui entoure le nouveau Paris des saint-simoniens ou le phalanstère fouriériste relève, semble-t-il, d’une tout autre logique que la rapidité de trait des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture lorsqu’ils se laissent aller à leurs rêves d’un cadre bâti radicalement autre.

L’utopie en quête de vraisemblance

Afin de cerner cette logique, il convient de revenir aux raisons générales qui ont conduit tant d’utopies à avoir recours à des évocations urbaines et architecturales à la fois spectaculaires et vaporeuses. Une première raison tient à la nature paradoxale du récit utopique qui entend à la fois prendre ses distances par rapport à l’existant et convaincre son public de sa possibilité au moyen d’éléments aussi tangibles que possible. À côté des sciences et des techniques, particulièrement présentes dans des productions comme La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, l’urbanisme et l’architecture jouent un rôle privilégié dans la création d’un univers vraisemblable. De ce point de vue, les récits d’anticipation puis de science-fiction qui commencent à se développer à la charnière des XIXe et XXe siècles doivent clairement quelque chose à la tradition utopique. Ils se réfèrent à des innovations technologiques ainsi qu’à des espaces urbains et architecturaux typés qui doivent permettre à leurs lecteurs d’entrer dans le jeu sans se laisser rebuter par le caractère étrange de certaines de leurs propositions.

Mais cet effet de réalité ne peut se déployer qu’à condition que les détails, ou plutôt leur trop-plein, une abondance qui confinerait à l’incohérence ne vienne pas trahir l’ensemble. Comme la science-fiction, l’utopie gagne en vraisemblance lorsqu’elle évite d’enfermer complètement son lecteur à l’intérieur de spécifications trop précises. Le gain que procure cet état d’ébauche n’est pas sans rappeler l’efficacité de la perspective aérienne dans la peinture classique. Les teintes bleutées et le trait estompé des arrière-plans suggèrent une impression de profondeur. Dans le cas de l’utopie, longtemps située en nul lieu comme l’avait voulu Thomas More, puis dans un avenir émancipé des contraintes du présent, le flou ; ou plutôt le mélange de précision et d’imprécision vient suggérer une altérité spatiale ou temporelle qui peut s’assimiler à un effet de profondeur. C’est ainsi que les disciples de Charles Fourier et Victor Considerant peuvent se promener dans les galeries vitrées et le jardin d’hiver du phalanstère, admirer de nombreux aspects de sa conception, sans savoir très bien à quoi il ressemble, passé les quelques images générales qui figurent en vignette de publications comme La Phalange. Le rapport entre précision et imprécision s’éclaire d’un nouveau jour. Tout n’est pas plongé dans la pénombre ou dans le flou, bien au contraire. Comme dans la peinture des XVIe-XVIIIe siècles, certains détails sautent aux yeux à la façon de premiers plans, tandis que de nombreux autres s’agrègent pour former un paysage dont les masses souvent indistinctes évoquent un ailleurs davantage qu’elles ne cartographient un territoire.

L’urbanisme et l’architecture font rarement appel à ces effets rappelant la perspective aérienne. Dans la peinture classique, ce genre de perspective renvoie le plus souvent à la présence d’une action humaine, familière ou héroïque, pacifique ou guerrière, au premier plan. La tension entre précision et imprécision permet d’inscrire cette action dans un espace qui bien que fictif la rend plausible. De façon similaire, le cadre urbain et architectural de l’utopie renvoie au récit des actions censées y prendre place. L’utopie se préoccupe davantage de ces actions que de l’environnement supposé les rendre possible. C’est de rapports sociaux différents qu’elle se préoccupe au fond. Là réside à coup sûr l’une de ses différences essentielles avec la production imaginaire des urbanistes, des architectes et des ingénieurs, incapables de se déprendre de la primauté accordée aux espaces et aux constructions. On comprend mieux du même coup que leurs projets soient rarement mobilisés par les utopistes dans leurs évocations de la société idéale de l’avenir. L’Harmonie fouriériste ne prend place ni dans le type d’équipement dont avait rêvé Boullée ni dans la ville idéale de Ledoux. C’est du Versailles de Louis XIV en même temps que des passages couverts des premiers temps de l’industrie qu’elle s’inspire le plus évidemment dans sa quête d’une intensité sociale ordonnancée.

Il n’est pas non plus fortuit que ce soit dans les contre-utopies littéraires et surtout cinématographiques que figurent le plus souvent les projets urbains et architecturaux que l’on rattache abusivement à notre sens au registre de l’utopie, comme si les professionnels du cadre bâti, tout à leur désir de prescrire avec minutie les espaces et les constructions de l’avenir, ne pouvaient qu’engendrer les conditions d’une sociabilité cauchemardesque. C’est ainsi que la version cinématographique de Farenheit 451 de Ray Bradbury par François Truffaut (1966) se déroule pour partie dans des opérations de logement collectif anglaises des années 1960 qui prétendaient contribuer à l’instauration d’un monde meilleur dans le droit fil des principes édictés par les urbanistes et les architectes modernes dans la Charte d’Athènes. La critique de Truffaut ne touche d’ailleurs pas que l’urbanisme et l’architecture modernes. Elle prend aussi pour cible les espoirs technologiques de l’époque, de la télévision omniprésente dans le film au prototype de monorail, orgueil des ingénieurs français des Trente Glorieuses, mobilisé par le réalisateur dans certaines scènes-clé. Dans Brazil (1985) le réalisateur Terry Gilliam exploite de manière assez similaire le potentiel contre-utopique de pans entiers de l’architecture moderne et contemporaine, à commencer par celui de certaines propositions d’Archigram.

Une question d’objectivité

À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, l’utopie change profondément de nature. Alors qu’il s’agissait d’un genre littéraire à la vocation fondamentalement critique qu’avaient illustré Thomas More, Tommaso Campanella ou encore Francis Bacon, l’utopie se transforme en une espérance sociale bientôt relayée par des mouvements comptant parfois plusieurs milliers d’adhérents ainsi que des sympathisants dans presque toutes les couches de la société [7]. Forts de leur nombre, les disciples de Robert Owen en Angleterre, Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon, Charles Fourier et Etienne Cabet en France n’entendent plus seulement critiquer la société existante. Ils cherchent à la remplacer par un monde meilleur, et cela bien au-delà des rivages d’une île lointaine située probablement nulle part. Parallèlement, l’utopie qui avait tendance à s’écrire au présent, très loin des terres connues mais dans le siècle, se déploie de plus en plus dans l’avenir et en tous lieux. Elle va même jusqu’à prédire une fin de l’histoire marquée par son triomphe définitif à l’échelle planétaire. Dernier point et non des moindres, le récit de cette espérance universaliste se veut désormais scientifique. Avant Marx, qui leur empruntera d’ailleurs cette ambition, les utopies de la première moitié du XIXe siècle prétendent énoncer une vérité de type scientifique sur la société, son histoire et ses perspectives de renouveau.

Une telle vérité a besoin de s’appuyer sur des faits, ou encore sur la construction d’une objectivité, pour reprendre cette catégorie fondamentale de la science moderne et contemporaine qu’ont étudiée en détail les historiens Lorraine Daston et Peter Galison [8]. En même temps qu’elle s’appuie sur des objets et des images, l’objectivité scientifique entretient un lien ambigu avec eux. L’image en particulier fait tour à tour figure de preuve et de simplification qui peut se révéler dangereuse à l’usage, d’où les tentations iconoclastes de nombreuses disciplines scientifiques dont Bruno Latour et Peter Weibel ont montré toute l’ampleur dans une exposition et un livre consacrés à la « guerre des images » dans les sciences, la religion et l’art [9].

Confrontées à la question de l’objectivité, les utopies de l’ère industrielle adoptent une stratégie originale que leur permet leur statut mal identifié. Elles ont recours aux images urbaines et architecturales censées garantir l’objectivité de leur démarche tout en jouant sur le degré de résolution de ces images, du net au flou, afin de prévenir leur surinvestissement. Dans un tel contexte, les projets qu’elles représentent acquièrent un statut quelque peu spectral qui n’est pas sans faire songer à ces manifestations de l’au-delà que tente de capturer la photographie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Le Paris des saint-simoniens ou le phalanstère fouriériste semblent ainsi relever du registre de l’apparition plus encore que de celui de la proposition urbanistique et architecturale achevée.
Comme dans le cas des cérémonies spirites, ce qui apparaît mêle passé et futur. Les esprits que convoque le médium viennent généralement du passé en même temps qu’on leur demande fréquemment de prédire l’avenir. On n’a peut-être pas prêté assez d’attention à ce qui rattache le phalanstère au passé, à l’héritage versaillais et par-delà la demeure des derniers rois de France à la tradition des grandes résidences baroques, tant la parenté avec les passages couverts et les serres métalliques de l’ère industrielle s’imposait à l’esprit des commentateurs. L’immixtion du passé au sein du présent et de l’avenir est encore plus nette dans le cas des communautés idéales d’Owen dont l’architecture s’inspire volontiers des modèles médiévaux du béguinage et surtout du quadrangle universitaire. Dans le cas du projet de New Harmony, de massives cheminées d’usine viennent toutefois rappeler qu’il s’agit bien d’un projet tourné vers le futur et non d’une ambition de revenir en arrière.

Rêve de la machine et perspectives émancipatrices

De Ernst Bloch à Michèle Riot-Sarcey, les philosophes, les sociologues et les historiens qui se sont penchés sur l’utopie ont fréquemment souligné le double mouvement en apparence contradictoire qui l’anime [10]. D’un côté, l’utopie tend à annoncer la fin de l’histoire, une fin qui correspondrait à l’avènement de la société idéale qu’elle appelle de ses vœux. De l’autre, elle contribue à l’ouverture du champ des possibles au sein du présent, ouverture au travers de laquelle se manifeste précisément ce potentiel de changement dont prétend rendre compte l’histoire. Entre un futur écrit par avance et un avenir riche de possibilités que l’on ne peut au fond que pressentir, la démarche utopique hésite à se déterminer complètement. Cette hésitation constitue le véritable antidote au risque de dérive totalitaire ou du moins technocratique que ses détracteurs n’ont eu de cesse de lui reprocher. Elle vient contrebalancer la perspective de mécanisation de la vie sociale implicite dans ses descriptions de la cité idéale, une perspective qui affleure également dans les projets d’« armée pacifique des travailleurs » que caressent nombre de saint-simoniens et de fouriéristes au cours de la première moitié du XIXe siècle [11]. L’utopie semble périodiquement s’abandonner à des rêves de machine bien huilée dignes d’un ingénieur. Mais en contribuant à déstabiliser l’ordre existant des choses, elle se révèle en même temps indisciplinée, foisonnante, imprévisible.
Ce double visage constitue peut-être la principale raison du flou persistant qui entoure ses visions urbaines et architectures, comme s’il s’agissait à la fois d’orienter l’action des hommes au moyen du cadre bâti et de ménager la possibilité d’être surpris par leur comportement. De ce point de vue le phalanstère se présente à la fois comme un moule et comme une enveloppe suffisamment plastique pour permettre à la spontanéité créatrice de s’exercer. Grâce à son imprécision il suggère davantage qu’il ne dicte les scènes de la vie future. Il fournit en définitive les linéaments d’une matrice narrative davantage que les détails d’une mise en intrigue achevée.
C’est autour de cette capacité de suggérer de multiples récits que se rencontrent l’utopie, l’urbanisme et l’architecture. Tout projet s’enracine dans une matrice narrative jamais complètement explicitée. Une différence importante subsiste toutefois entre ces domaines de la pensée et de la pratique. Tandis que l’ouverture à la richesse du possible constitue, au-delà de ses apparences contraignantes, l’un des principaux ressorts de la vision spatiale utopique, les urbanistes et les architectes s’intéressent davantage au dénominateur commun aux récits engendrés par le projet, dénominateur fonctionnel, mais aussi émotionnel et esthétique. Pour ces derniers, en d’autres termes, la diversité des intrigues possibles importe moins que la façon dont celles-ci reconduisent inlassablement à la disposition des espaces et des constructions au travers de l’usage, des émotions et des sentiments.
Une telle différence permet de mieux comprendre le caractère d’avance voué à l’échec de l’urbanisme situationniste, envisagé un moment par Guy Debord et ses camarades, qui se proposait non seulement de réconcilier les mécanismes de production de la ville et la spontanéité créatrice de leurs habitants, mais encore d’abolir la distance séparant l’utopie du projet. Cette impossibilité se révèle encore plus avant dans la Nouvelle Babylone de Constant, ce projet inlassablement repris d’une ville qui serait à la fois dessinée et complètement ouverte [12].

Imaginaire et médiations

En dépit de leur relative rareté, les images urbaines et architecturales produites par les utopies circulent souvent dans différentes couches de la société, des élites réformatrices aux classes populaires, à l’instar du phalanstère qui constitue un objet de spéculation en même temps qu’il cristallise toutes sortes d’espoirs concrets d’une vie meilleure. Ces images renvoient à d’autres images. En amont, certaines constituent des sources d’inspiration, tandis que d’autres, situées en aval, témoignent de l’influence persistante de certaines représentations. Des chaînes imagées se forment de la sorte. Le phalanstère de Fourier et Considerant doit quelque chose à Versailles, on l’a dit, mais aussi aux paquebots censés démontrer la possibilité d’un logement collectif à grande échelle. Le Corbusier se souviendra de cette association entre logement collectif et paquebot lors de la conception de ses Unités d’habitation. Il ne sera pas le seul. Des échos du phalanstère se feront entendre tout au long de l’histoire de l’architecture moderne. Certains ne se sont pas encore dissipés aujourd’hui.
L’imaginaire social est comme tissé par ces longues chaînes d’images qui s’entremêlent, formant une étoffe à la fois épaisse et chatoyante. C’est en suivant tel ou tel de ces fils avant de bifurquer pour en emprunter un autre que les individus contribuent à produire et reproduire l’imaginaire social à la façon d’araignées tissant et retissant inlassablement leur toile tout en la parcourant. Mais cet imaginaire, si l’on en croit du moins le philosophe Cornelius Castoriadis, n’est pas ultimement organisé par des images mais par des structures plus profondes qui ordonnent à la fois les fils et l’étoffe dont ils constituent la trame [13]. Dans notre livre sur les saint-simoniens, nous faisions l’hypothèse que ces structures, appelées « significations imaginaires sociales » par Castoriadis, ont à voir avec des représentations très générales du temps et de l’espace, représentations sur lesquelles travaille l’utopie [14]. Dans le cas des saint-simoniens et des fouriéristes, il se pourrait que ces représentations tournent autour d’un espace à la fois contrasté et réticulé et d’un temps qui se présenterait sous les espèces en apparence contradictoires de la linéarité et du cycle. Comme les saint-simoniens, les fouriéristes ont recours à la notion de réseau afin d’intégrer les différences spatiales mais aussi sociales au sein d’une même maille [15]. On oublie trop souvent que le phalanstère n’est pas censé demeurer à l’état isolé ; qu’il doit constituer l’un des nœuds d’un réseau destiné à couvrir la planète. Le temps sociétaire relève quant à lui de la flèche du progrès tout en portant la marque de ce retour insidieux du passé sans lequel le XIXe siècle ne saurait concevoir d’avenir digne de ce nom.
En aval des structures profondes de l’imaginaire social, l’utopie travaille également sur les médiations qui permettent à cet imaginaire d’innerver les pratiques. Si les images de la ville idéale saint-simonienne ou du phalanstère fouriériste demeurent assez peu nombreuses, la façon dont elles sont communiquées s’avère des plus révélatrices. Le rôle de la presse et de la gravure, les relations entre texte et image mériteraient d’être analysées plus avant, tant elles correspondent à un ensemble de mutations tout à fait fondamentales dans la manière de communiquer les projets.
Il n’est pas fortuit que les périodes d’intense activité utopique soient généralement contemporaines de telles mutations. L’Utopia de More coïncide approximativement avec la révolution de l’imprimé, de même que le saint-simonisme et le fouriérisme se révèlent inséparables de l’essor de la presse et de la gravure modernes. En dépit de leurs différences sur lesquelles nous avons insisté tout au long de cet article, l’utopie proprement dite et l’urbanisme et l’architecture « utopiques » achèvent peut-être de se rejoindre sur le terrain des médiations. Car les projets de ville idéale de la Renaissance, l’architecture « imaginaire » de Boullée et Ledoux, ou encore les propositions les plus radicales de la modernité correspondent à autant de tournants dans les médiations entre imaginaire et pratiques.
Il reste que l’utopie incarne un espoir d’autant plus radical qu’il reste partiellement nimbé de flou. Pour revenir au phalanstère fouriériste, ce qui compte en définitive, ce ne sont pas tant les détails de sa distribution et de sa construction, appartements, coursives vitrées et salon d’hiver, que l’espérance qu’il incarne et les circuits empruntés par cette espérance pour se diffuser.