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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Godin, Jean-Baptiste André
Article mis en ligne le 28 février 2014
dernière modification le 1er mars 2014

par Panni, Frédéric

Né le 26 janvier 1817 à Esquéhéries (Aisne). Décédé le 15 janvier 1888 à Guise (Aisne). Ouvrier puis industriel à Guise et à Bruxelles. Gérant de la société de colonisation européo-américaine du Texas (Réunion). Fondateur du Familistère de Guise. Député et conseiller général de l’Aisne sous la Troisième République.

Vue aérienne du Familistère de Guise
Photographie NAI, 2 août 2013 © Familistère de Guise

Une famille d’artisans ruraux

Jean-Baptiste André Godin est issu d’une famille d’artisans qui exercent le métier de serrurier dans le nord du département de l’Aisne. Il naît le 26 janvier 1817 dans le village d’Esquéhéries (canton du Nouvion-en-Thiérache) où ses parents, Jean-Baptiste Godin et Marie-Josèphe-Florentine Degon, native d’Esquéhéries, se sont mariés en mars 1816 et ont acquis une maison en juillet de la même année [1]. Il est l’aîné de trois enfants. La famille est modeste ; quelques vaches et un peu de culture permettent de compléter les revenus de l’atelier paternel. De confession catholique, dans cette région de Thiérache où le protestantisme a résisté depuis le XVIe siècle, les parents de Jean-Baptiste André ne suivent pas assidûment les rites de l’Église romaine. Godin suit toutefois les leçons de catéchisme et fait sa première communion ; il montre une dévotion plutôt fervente, mais il se heurte au curé du village, se met à douter et déserte la paroisse [2]. De 1821 à 1828, Godin fréquente l’école municipale laïque d’Esquéhéries, d’abord bon élève malgré les conditions d’enseignement, puis plus dissipé :

lorsqu’à l’âge de huit à dix ans, j’étais assis sur les bancs d’une école de village, où cent quarante enfants venaient s’entasser les uns sur les autres dans un air méphitique, et passer le temps à jouer, ou à recevoir la férule du maître, au lieu d’un enseignement profitable et régulier, il m’arrivait souvent de réfléchir sur l’insuffisance et l’imperfection des méthodes d’enseignement qu’on nous appliquait [3].

À onze ans et demi, il doit commencer à travailler le fer dans l’atelier de serrurerie familial. Le jeune apprenti seconde aussi ses parents dans les travaux des champs. Il a pourtant des ambitions intellectuelles et embrasse même un temps le rêve d’entrer à l’École polytechnique. Pendant qu’il garde les vaches, il lit les livres qu’il achète avec ses économies aux colporteurs de passage : Rousseau, Bernardin-de-Saint-Pierre, Diderot, Voltaire, Madame de Staël, parcourt l’Encyclopédie [4].

Les apprentissages (1834-1837)

Jean-Baptiste André Godin décide de quitter l’atelier de son père, « simple artisan de village, pour aller chercher au sein des villes le moyen d’un apprentissage industriel plus avancé » [5]. Il part d’Esquéhéries en 1834 pour se rendre à Crécy-en-Brie (Seine-et-Marne) chez son oncle Nicolas Moret, maître serrurier. Avec son cousin Jacques-Nicolas Moret (1809-1868), également serrurier, il travaille ensuite à Meaux puis à Paris. En 1835, ils se retrouvent à Bordeaux. D’octobre 1835 à septembre 1837, ils parcourent le midi : à Toulouse, Saint-Gaudens, Montréjeau, Montpellier, Nîmes, Marseille, Toulon, Avignon et enfin Lyon, ils trouvent de l’emploi dans de petits ateliers ou des boutiques de serruriers [6]. Godin rentre ensuite à Esquéhéries. On a parfois conclu hâtivement de l’accomplissement de ce « tour de France » que Jean-Baptiste André Godin était compagnon. Rien n’indique qu’il ait appartenu à l’un des « devoirs », mais il fréquente les milieux du compagnonnage et le jeune homme a été sans aucun doute durablement marqué par l’organisation de la société compagnonnique.

Selon Godin, ces années sont décevantes sur le plan professionnel :

je pensais que là tout allait s’offrir devant moi sous les formes de la science ; que chaque ouvrier s’y était formé au contact de théories régulières, et que le travail s’y exécutait autant d’après les données de l’étude, que d’après celles de la pratique. […] je croyais voir partout des supériorités en savoir et en capacité dans les ouvriers qui m’entouraient. Il fallut un certain temps pour dissiper ces illusions [7].

Mais il se frotte à des réalités économiques et sociales qui aiguisent sa perception de la société industrielle capitaliste. Godin prend conscience du désordre économique provoqué par la libre concurrence :

J’étais alors aussi très préoccupé de l’anarchie du salaire, et je ne voyais aucune règle d’équité dans la répartition des fruits du travail. L’offre et la demande étaient la règle économique, sans entrailles et sans cœur qui, parfois, quand j’avais accompli un travail procurant des bénéfices exagérés au maître, ne m’accordait à moi qu’un salaire insuffisant pour subvenir à mes besoins ; et qui, d’autres fois, au contraire, pour des travaux peu favorables à l’entrepreneur, me donnait un salaire plus élevé. Je croyais à la justice, mais nulle part je n’en voyais l’application [8].

Il découvre aussi la « question sociale », notamment la détérioration des conditions matérielles et morales d’existence des classes laborieuses : « Je me suis vu parfois presque sans les moyens de me procurer de la nourriture, et vivant au jour le jour comme c’est le sort commun des ouvriers [9]. » Godin affirme en 1871 que sa vie d’ouvrier a déterminé son engagement social :

Tous les jours se renouvelait pour moi le dur labeur d’un travail qui me tenait à l’atelier depuis cinq heures du matin jusqu’à huit heures du soir.
Je voyais à nu les misères de l’ouvrier et ses besoins, et c’est au milieu de l’accablement que j’en éprouvais que, malgré mon peu de confiance en ma propre capacité, je me disais encore : Si un jour je m’élève au-dessus de la condition de l’ouvrier je chercherai les moyens de lui rendre la vie plus supportable et plus douce, et de relever le travail de son abaissement [10].

Il assiste aux discussions d’ateliers, écoute les orateurs parler de justice [11], se familiarise avec les doctrines communistes et saint-simoniennes. Quand il revient à Esquéhéries en septembre 1837, Godin ne s’est pas forgé de certitudes politiques ou professionnelles mais il a pris une mesure de la société contemporaine et de ses propres capacités. L’atelier de serrurerie-fumisterie en tôle de son père lui offre un cadre trop étroit pour satisfaire ses ambitions.

Chef d’entreprise et phalanstérien (1840-1852)

Je commençai la fondation d’une industrie nouvelle ; je travaillai à remplacer les appareils de chauffage en tôle par des appareils de chauffage en fonte de fer. D’ouvrier, je devenais chef d’industrie. Bientôt, je dus appeler près de moi quelques ouvriers dont le nombre s’accrut graduellement, suivant les développements de mon entreprise. En me créant un intérieur, une existence propre, je trouvai les moyens de me livrer à l’étude des questions sociales qui étaient alors sérieusement agitées, et je m’initiai au mouvement des idées que la vie d’ouvrier m’avait jusque-là rendu peu accessible [12].

Le 19 février 1840, Jean-Baptiste André Godin se marie avec Esther Lemaire, dont il a un fils unique, Émile, né le 21 novembre de la même année. Le lendemain de son mariage, le 20 février, Godin fonde son propre atelier de serrurerie à Esquéhéries, avec les 4 000 francs que le couple reçoit en dot. Le 15 juillet 1840, Godin dépose un premier brevet d’une durée de dix ans pour la production d’un poêle à charbon en fonte de fer. Les propriétés de la fonte de fer – pouvoir calorifique élevé, ductilité et grande robustesse - lui donnent un avantage décisif sur la tôle de fer dans la construction des appareils de chauffage. L’utilisation de la fonte dans la production de calorifères puis de cuisinières fait le succès de la manufacture Godin-Lemaire. Godin n’est pas le premier fabricant français à proposer des appareils de chauffage ou de cuisson faits de ce matériau. Guyon Frères à Dole (Jura) a par exemple déposé en 1828 un brevet pour la fabrication de fourneaux en fonte de fer. Mais Godin occupe rapidement une position dominante sur le marché de l’équipement domestique en France ou en Belgique. Sa réussite est due au perfectionnement des appareils sur les plans de l’économie de combustible et de l’hygiène, à la diversité des modèles, à la qualité de la fonte sélectionnée avec soin, à la précision du moulage et à la richesse du décor, grâce notamment aux procédés d’émaillage qui donnent aux calorifères et aux cuisinières l’aspect de meubles d’ornement.

Godin est au départ seulement constructeur ; il fait réaliser dans les hauts-fourneaux de Trélon (Nord) le moulage des pièces de fonte. En 1842, il installe sa propre fonderie dans un hangar à Esquéhéries [13]. Godin décide en 1846 de transférer son entreprise à Guise, petite ville de 3 500 habitants, à 15 km au sud-ouest d’Esquéhéries, dont l’essor est lié au développement de l’industrie textile du bassin de Saint-Quentin. La ville est mal desservie en voies de communication mais son territoire constitue un intéressant réservoir de main d’œuvre. L’installation des fonderies et manufactures Godin-Lemaire est autorisée le 13 juin 1846 [14]. Godin aménage ses nouveaux ateliers sur une zone d’un quart d’hectare dans le faubourg dit de Landrecies au nord de la ville. La manufacture compte à cette date une vingtaine d’employés. La production commence à prendre de l’ampleur : 80 à 100 appareils de chauffage sont expédiés quotidiennement en 1850. Godin dépose de nouveaux brevets, notamment le 27 septembre 1851 un brevet de quinze ans pour la décoration des meubles et objets en fonte par application d’émail [15] grâce auquel l’aspect de ses appareils est alors sans égal en France voire en Europe.

Son occupation industrielle n’empêche pas Godin de rester attentif à la « question sociale » et aux correctifs à apporter à l’économie capitaliste. Mieux, il envisage sa position de chef d’industrie comme un levier pour mettre en œuvre des solutions sociales. En 1842, Godin découvre le fouriérisme à travers un exposé de la doctrine sociétaire paru dans le journal Le Guetteur de Saint-Quentin. Grâce à un ami d’Esquéhéries, il se procure un exemplaire de l’ouvrage du maître, le Traité de l’Association domestique-agricole (1822), et, toujours en 1842, ils souscrivent ensemble un abonnement au journal fouriériste La Phalange [16]. C’est une révélation. Le système de Charles Fourier est la science sociale et l’idée de l’association du capital et du travail est la formule pratique de la réforme. En 1843, Godin entre en contact avec les membres de l’École sociétaire, apporte son soutien financier à leur nouveau journal quotidien, La Démocratie pacifique [17] ; il correspond avec son rédacteur en chef Victor Considerant et son gérant François Cantagrel pour les renseigner sur la condition ouvrière dans la région de Guise et pour proposer sa contribution aux expérimentations sociétaires. Il veut mettre ses talents pratiques au service de la cause. Le 5 mai 1844, il propose à Cantagrel de construire une faucheuse mécanique de son invention pour la colonie sociétaire de Cîteaux [18] ; le 10 juin 1845, il suggère à l’École qu’il pourrait se charger de la conception des systèmes de chauffage et de cuisine dans le projet du premier phalanstère à ériger [19]. Godin s’entretient aussi avec les fouriéristes de questions qui intéressent sa manufacture : il fait appel à un expert parmi eux pour l’assister dans les multiples procès en contrefaçon dont il impute les jugements défavorables à ses opinions socialistes ; il sollicite leurs connaissances pour les recrutements d’un voyageur de commerce et d’un directeur de production [20]. Godin lie étroitement son activité industrielle à son engagement social. Ses voyages commerciaux dans le nord de la France et la Belgique sont l’occasion de faire au nom de l’École la propagande de la doctrine fouriériste. Lorsque Godin installe ses ateliers à Guise en 1846, il passe pour un phalanstérien déterminé [21]. Le 7 avril 1847, il assiste pour la première fois à Paris au banquet commémoratif de la naissance de Fourier [22].

Au sein de la manufacture de Guise, Godin commence par apporter des améliorations à l’organisation du travail qui lui sont inspirées par son expérience d’ouvrier. Il prend l’heure (et non la fraction de journée) pour unité de référence du salaire ; il tient compte aussi de la tâche accomplie pour une rétribution du travail qu’il juge plus équitable. Il crée dès 1846 une caisse de secours mutuels gérée par un comité d’ouvriers et alimentée par le produit des amendes pour absences et malfaçons [23].

Godin se trouve à Paris au moment de la révolution de Février. Le 22 février 1848, il se rend dans la capitale pour participer au banquet organisé par les partisans de la réforme électorale :

Les événements dépassèrent mon attente. Le banquet fut supprimé. Mais les écoles remplacèrent cette manifestation par leurs promenades dans les rues aux cris de Vive la réforme ! La nuit suivante, vers neuf heures, quelques barricades s’élevaient silencieusement aux abords des Tuileries mêmes, et peu après un feu de peloton tiré de l’hôtel des Capucines sur la foule des boulevards venait surexciter l’émotion générale. Le 23, Paris avait l’aspect d’une ville en révolution ; le 24, je vis le peuple entrer aux Tuileries et la royauté partir pour l’exil. Un instant après, j’aidai à afficher sur les murs du Carrousel et dans les rues de Paris, un placard rédigé par les rédacteurs de La Démocratie pacifique. J’étais allé à Paris pour voir une manifestation et j’avais vu une révolution. Le suffrage universel était conquis et la République proclamée [24].

Le placard « Vœux du peuple. Réformes pour tous ! » affiché le 24 février 1848 par Godin est signé sous la devise « Fraternité universelle » par « Les rédacteurs de La Démocratie pacifique » qui déclarent leur soutien au républicain modéré Alphonse de Lamartine. Le texte demande la liberté de presse et d’association, la réforme électorale et la réforme parlementaire, l’indépendance de l’administration, « La propriété respectée, mais le droit au travail garanti », une « Union et association fraternelle entre les chefs d’industrie et les travailleurs », le droit à l’éducation pour tous, la fin de l’exploitation de l’enfance, l’indépendance de l’État vis à vis de l’Église, l’abolition de la guerre et la paix entre des peuples libres, « L’ordre fondé sur la liberté ». Un programme que selon toute apparence Godin fait intégralement sien.

De retour à Guise, Godin participe en mars 1848 à la propagande de l’École sociétaire en vue de l’élection de l’Assemblée constituante du mois d’avril suivant. Soutenu par des clubs d’ouvriers de Guise et de Saint-Quentin, Godin, alors âgé de 31 ans, se présente lui-même à la députation sur la liste des candidats phalanstériens du département de l’Aisne [25]. Sa profession de foi est un appel prudent à l’avènement d’une république sociale pacifiée soucieuse d’organisation du travail, du respect des droits des femmes et de l’éducation des jeunes citoyens, sans référence explicite au fouriérisme. Godin n’est pas élu mais il apparaît désormais à Guise comme le chef de file des socialistes républicains. Après l’insurrection de juin 1848 déclenchée par la fermeture des ateliers nationaux, Godin, soupçonné de cacher des armes, est victime le 4 juillet 1848 d’une perquisition domiciliaire dont le seul résultat est le fusil de garde national de l’industriel [26]. En réponse à cette intimidation, il publie dans Le Courrier de Saint-Quentin du 16 juillet 1848 une lettre déclarant résolument mais en termes humanistes généraux et rassurants son adhésion à la doctrine sociétaire :

Je suis phalanstérien parce qu’après une longue étude, j’ai acquis la conviction que la théorie phalanstérienne est la science sociale constituée et que seule elle pourra conduire l’humanité à l’organisation d’une société parfaite, où seront réalisés l’ordre dans la liberté, l’égalité de droit pour tous les citoyens, la fraternité dans toutes les relations humaines. Je suis phalanstérien, parce que la théorie phalanstérienne fait appel au dévouement, à l’étude, à la conviction ; parce qu’elle réprouve la violence, la guerre civile, l’anarchie, parce qu’elle ne veut pas s’imposer aux nations par la force mais par la preuve du bien qu’elle doit produire en le pratiquant seulement sur la population d’un village nouveau qu’il suffirait de construire sur une lieue carrée de terrain. L’idée phalanstérienne enfin résume toutes les aspirations les plus larges et les plus élevées et les plus généreuses de l’esprit humain, elle respecte et protège toutes les tendances légitimes et sacrées du cœur, elle développe et généralise les garanties dues à la famille, à la propriété. Elle est enfin le moyen de faire passer dans la pratique les admirables préceptes de charité et d’amour enseignés par le Christ et que dix-huit siècles n’ont pu encore faire entrer au cœur de mes détracteurs. Voilà pourquoi je suis phalanstérien [27] ».

L’ordre dans la liberté, l’égalité des droits, la fraternité humaine, le respect de la propriété et de la famille traditionnelle, le pacifisme, l’esprit de charité constituent la base d’un programme réformiste sans référence aux points saillants de la doctrine du Nouveau Monde industriel et sociétaire. Seule la possibilité de l’expérimentation pratique d’un « village nouveau » caractérise le fouriérisme. Comme les rédacteurs de La Démocratie pacifique, Godin adopte un discours public consensuel ; il se peut aussi que certains aspects du fouriérisme lui semblent dès cette époque impraticables. Il ne se présente pas aux élections législatives de mai 1849 remportées par le Parti de l’ordre d’Adolphe Thiers. Il ne participe pas à la manifestation du 13 juin 1849 à Paris contre l’expédition militaire française à Rome, décidée par les députés socialistes dans les locaux de La Démocratie pacifique et réprimée par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte. Les dirigeants socialistes sont contraints à l’exil. Victor Considerant et François Cantagrel se réfugient en Belgique. L’École sociétaire est dispersée. Godin devient l’un de ses agents les plus actifs en France. Après avoir imaginé divers moyens de secourir les finances du mouvement dès la fin de l’année 1848 [28], il projette en 1850 de fonder dans le département de l’Aisne un journal phalanstérien intitulé La Démocratie socialiste [29]. L’industriel entretient des relations suivies avec les membres parisiens de l’École réunis autour d’Allyre Bureau. Il est suffisamment proche de celui-ci pour lui demander en 1853 de veiller sur son fils Émile, pensionnaire à Paris qui exprime le désir de prendre des leçons d’anglais avec Zoé Bureau, épouse d’Allyre [30]. Il s’initie au spiritisme dans le cercle de Bureau [31] ou consulte le docteur Arthur de Bonnard pour un traitement homéopathique [32]. Malgré son engagement socialiste et républicain, et bien qu’il subisse une nouvelle perquisition motivée par la recherche d’une correspondance avec les exilés [33], Godin n’est pas inquiété par le gouvernement de l’Empire, situation qu’il attribue à l’activité de sa manufacture et à sa qualité d’important employeur [34], mais qu’explique aussi sa retenue sur la scène publique. L’usine de Guise occupe 180 ouvriers en 1852 [35].

Dallas du point de vue de Guise (1853 – 1858)

Se consacrer au développement de son industrie est probablement dans l’esprit de Godin la meilleure façon de servir la cause phalanstérienne au début du Second Empire. Il entreprend de fonder une usine succursale à Bruxelles. La Belgique offre des perspectives commerciales intéressantes ; elle est aussi un refuge possible auprès des fouriéristes exilés dans le cas où l’industriel serait menacé par le pouvoir impérial. Godin fait travailler à Bruxelles dès le mois de mai 1852 et installe une unité de production en 1853 à Forest au sud de la ville [36]. Les séjours de l’industriel dans la capitale belge, située à seulement 130 km de Guise, lui offrent des occasions régulières de rencontre avec Victor Considerant et François Cantagrel et de discussions avec eux sur les difficultés d’un essai pratique de la doctrine phalanstérienne, compte tenu de la formation d’un régime autoritaire en France et des déboires de l’École. L’intérêt que Godin porte en 1852 à la tentative d’Auguste Savardan de former un phalanstère d’enfants orphelins sur le domaine de Condé-sur-Vesgre indique qu’il reste un partisan de l’expérimentation sociale [37]. Cantagrel l’informe en mai 1852 de la présence à Bruxelles du fouriériste américain Albert Brisbane et de ses efforts pour persuader Considerant de l’accompagner aux États-Unis [38].

Le projet de Victor Considerant de fonder une colonie au Texas réanime le mouvement fouriériste [39] : « Absorbée en elle-même depuis près de cinq ans, écrit Godin vers 1869, l’École sociétaire était privée de tout moyen d’action. L’appel de Considérant fut pour elle un rayon d’espérance qui lui fit oublier toutes les règles de la prudence, et bientôt 1 500 000 francs composaient le premier capital social, avec promesses de déplacements considérables de fortune dès que la colonie serait en état de les recevoir ; je versais pour ma part 100 000 francs espèces sonnantes ; le tiers de la fortune que je possédais alors [40] ! » Il devient l’actionnaire le plus important de la société de colonisation européo-américaine du Texas. Il a souhaité se hisser au premier rang des bienfaiteurs en investissant dans l’entreprise l’équivalent des 20 000 dollars promis par Albert Brisbane [41]. Quelques mois après être rentré de son voyage exploratoire aux États-Unis, Considerant consulte l’industriel en janvier 1854 pour l’élaboration des statuts de la société. Celle-ci est légalement fondée le 26 septembre 1854 à Bruxelles par le chef de l’École en présence des trois gérants désignés : Allyre Bureau, Ferdinand Guillon et Jean-Baptiste André Godin, qui occupe cette charge jusqu’en 1861. En 1854-1855, l’industriel participe activement depuis Paris à l’organisation matérielle de la colonie dirigée à Dallas par Cantagrel. Godin propose que la Société de colonisation surmonte la difficulté de la réserve des terres au bénéfice des sociétés de chemins de fer en passant un accord avec l’une d’elles ou en se faisant elle-même promotrice de chemins de fer pour être l’une des sociétés bénéficiaires ; il souhaite que l’émigration soit contrôlée en fonction des capacités des individus et des besoins de la colonie ; il s’occupe des expéditions de plants, met au point une machine à fabriquer des briques ou encore donne la recette d’un nouveau béton propre à élever rapidement des constructions solides. Jusqu’à l’automne 1855, et malgré les craintes que lui inspire le silence de Considerant depuis son arrivée à Réunion, Godin est bien décidé à rejoindre le Texas pour mettre son expérience d’industriel au service de la colonisation : « Si je ne consultais que mes intérêts personnels, écrit-il le 1er novembre 1855, je dirais que ma présence en Europe est plus nécessaire qu’en Amérique. Mais à notre entreprise de colonisation, se rattachent des noms aimés, un passé considérable d’idées, d’aspirations et d’espérances. Un avortement de cette entreprise ne paraîtrait rien moins qu’une abdication de notre mission sociale [...]. Je m’occupe donc à organiser ici mes propres affaires de façon à ce qu’elles marchent sans moi, et que je puisse ensuite me rendre au Texas [42]. » Le 23 novembre suivant, Godin annonce au conseil d’administration de la société des propriétaires de Réunion qu’il se propose d’être le gérant délégué par la société de colonisation au Texas pour mettre de l’ordre dans les affaires de la colonie : « J’ai donc l’intention d’aller au Texas dans le double but : 1. De décider du sort à faire à la société de colonisation. 2. De coopérer dans les limites de ce qu’il me sera possible au développement et à la prospérité de votre association ». Suivent des demandes précises d’information et une série de recommandations et conseils sur la méthode pratique de colonisation. Godin conclut avec enthousiasme : « C’est avec l’espoir de serrer vos mains dans une étreinte de conciliation générale que j’irai au Texas, procéder avec vous à un travail d’organisation qui apparaîtra, un jour, avec l’aide de Dieu, comme l’avènement de la rédemption sociale. Ainsi soit-il [43] ! »

Au début de 1856, le désir de Godin semble moins ardent ; il pose comme conditions à son installation à Réunion en tant qu’industriel le respect de sa liberté d’entreprendre et la sympathie des colons à son égard [44]. En janvier 1856, il cherche encore quelqu’un pour le remplacer pendant son absence à la direction des usines de Guise et Bruxelles. Mais en mars suivant, Godin renonce à se rendre au Texas : il juge que la réserve des terres pour les sociétés de chemin de fer rend impossible une extension suffisante du domaine de Réunion pour les besoins industriels et agricoles d’une colonie importante ; les nouvelles parvenues du Texas sur la longue sécheresse de 1855 et le froid rigoureux de l’hiver 1855-1856 et du printemps suivant contredisent les appréciations de Considerant sur la douceur du climat texan ; en outre, Godin est malade depuis plusieurs mois : « Aujourd’hui nos prétendues terres disparaissent de même que sont disparues les prétendues conditions climatiques favorables. Nous ne pouvons plus engager personne à se rendre au Texas [45] ». Godin est désenchanté du Texas et des idéologues fouriéristes (« J’étais tombé dans cette erreur, avec l’école sociétaire tout entière, de croire que l’action devait être à la hauteur du talent oratoire [46] »). Il tente sans succès de démissionner de la gérance et plaide désormais la vente de Réunion et la liquidation de la Société de colonisation pour préserver ce qu’il reste des intérêts des actionnaires [47].

L’échec de la colonie du Texas détermine l’action de Jean-Baptiste André Godin jusqu’à la fin de son existence : « il me suffira de dire qu’en perdant alors les illusions qui avaient motivé ma confiance, je fis un retour sur moi-même, et pris la ferme résolution de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les essais de réformes sociales que je pourrais accomplir par moi-même [48] ». Il prend ses distances avec le mouvement sociétaire. Il s’en remet désormais à ses propres capacités et forme le projet de tenter à Guise une expérimentation sociale aussi progressiste que possible dans les conditions sociales, culturelles, économiques et politiques locales et nationales qui lui sont données. À partir de 1856, Godin se consacre à l’édification du « Familistère [49] », un phalanstère réinterprété à partir duquel l’industriel autodidacte prétend passer la doctrine fouriériste au crible de la réalité.

Le Familistère ou Palais social (1857 - 1870)

Godin âgé de 48 ans environ
Photographie anonyme, vers 1865, coll. archives départementales de l’Aisne

Après de longues négociations, Godin acquiert en 1857 à Guise pour 40 000 francs un vaste terrain situé dans un méandre de l’Oise, en face de son usine. En décembre de la même année, il entre en contact avec Victor Calland architecte et socialiste, auteur avec son confrère Albert Lenoir, d’un projet de « Palais des Familles [50] ». Godin renonce vite à cette collaboration, estimant que le projet de Calland et Lenoir ne répond pas aux exigences qu’il a fixées - un habitat collectif populaire, le financement de la construction par les seuls bénéfices industriels, enfin le caractère expérimental du programme : « ce que je dois faire doit être facilement extensible et me permettre de commencer par un essai sur une échelle restreinte destinée à recevoir graduellement des développements. Ce qui est assez difficile avec le projet que M. Lenoir m’a fait voir [51] ». La progressivité de l’expérimentation est une caractéristique de la méthode godinienne [52]. L’industriel n’est pas seulement le promoteur du Familistère, il s’en fait l’urbaniste, l’ingénieur et l’architecte. Il conçoit l’organisation générale du « Palais social [53] » et pendant trente ans, il met au point avec inventivité ses dispositions matérielles particulières, architecturales, domestiques, économiques et sociales.

Le Palais social est destiné à accueillir 1 500 personnes, les familles des ouvriers et employés de l’usine. Le projet comprend trois grandes unités d’habitation juxtaposées, édifiées chacune autour d’une vaste cour intérieure couverte ; des bâtiments « d’industrie domestique » (magasins et services) et des jardins sont les équipements collectifs indispensables de la cité. Godin précise et enrichit son programme au fur et à mesure de la construction des édifices et des progrès de l’expérience.

Les premiers bâtiments – l’aile gauche d’habitation et les économats lui faisant face - sont achevés au cours de l’hiver 1860. La dépense s’élève à 340 000 francs. Au printemps 1861, l’aile gauche est complètement habitée ; le Familistère compte déjà 350 habitants, volontaires pour louer un appartement dans un édifice dont la nouveauté pouvait intimider. C’est un succès pour Godin. Il entreprend sans tarder la construction du deuxième pavillon d’habitation, le pavillon central, achevé en 1864 pour un coût de 400 000 francs.

Le Familistère de Guise : l’usine (à droite) et le Palais social en construction
Photographie anonyme, 1865 coll. Familistère de Guise

Les travaux de la crèche - nourricerie et « pouponnat » -, ouverte en 1866, sont évalués à 40 000 francs. Dernières réalisations sous le Second Empire, le groupe du théâtre et des écoles ainsi que la buanderie-piscine sont achevés en 1870 respectivement pour 125 000 et 35 000 francs. Le Familistère compte alors près de 900 habitants. Godin a affecté près d’un million de francs à la réalisation du « palais du travail » qui reste à achever avec la construction de la troisième aile d’habitation. Les logements sont spacieux et hygiéniques ; les services collectifs sont très développés : eau courante, vide-ordures et sanitaires à tous les étages, bains, douches et magasins au rez-de-chaussée, crèche, écoles maternelle et primaire, buanderie, piscine, théâtre à l’italienne, bibliothèque, jardin d’agrément. Des emplois sont créés pour accomplir les tâches ménagères et faire fonctionner les services. En 1867, cinquante-cinq personnes sont employées au Palais social. Godin installe des comités de gestion domestique et sociale du Familistère composés d’habitants hommes et femmes, il encourage la formation de sociétés d’agrément - musicale, chorale, théâtrale, gymnastique - ; il crée en 1865 et 1867 les fêtes de l’enfance et du travail du Familistère. Cette dernière est une opportunité pour mener une série d’expériences démocratiques sur la reconnaissance du talent et l’attribution de primes [54].

Banquet de la Fête du travail dans la cour du pavillon central du Palais social
Photographie anonyme, 6 juin 1870 coll. Familistère de Guise

L’ensemble est financé grâce aux bénéfices industriels des usines de Guise et de Bruxelles et aux recettes locatives et commerciales du palais. La manufacture connaît un développement important sous le Second Empire. Après des travaux d’agrandissement menés de 1858 à 1861, les ateliers de l’usine de Guise occupent désormais trois hectares. Ils emploient 300 personnes en 1857, 700 en 1861 et 900 en 1870. La production annuelle passe de 20 000 appareils en 1863 à 50 000 appareils en 1869. À partir de 1862, avec leur participation à l’Exposition Universelle de Londres, les fonderies Godin-Lemaire occupent une position dominante sur le marché des appareils domestiques de chauffage et de cuisson [55].

Jusque 1865, Godin reste très discret sur le Familistère. « Je ne désire rien tant que le silence sur ce qui me concerne et sur ce que je fais [56] », écrit-il à Jules Delbruck en 1862. Il ne veut pas s’exposer à la critique publique - en particulier celle des fouriéristes - avant d’avoir obtenu des résultats probants. L’ancien gérant de Réunion tire aussi les leçons des échecs des essais phalanstériens et autres colonies expérimentales, américaines notamment : il s’agit d’assurer une certaine aisance matérielle aux individus pour permettre le développement durable d’une communauté solidaire. Le préalable à la réforme sociale est la création des conditions matérielles favorables à la réforme sociale. L’œuvre est modeste et laborieuse à ses commencements. Godin s’applique à décourager les enthousiastes. Il réserve ses discours à la population du Familistère et au personnel de l’usine. Si la publicité n’est pas souhaitable, la pédagogie de l’expérimentation est nécessaire. Dès l’achèvement de l’aile gauche du palais, le fondateur prononce des conférences sur les objectifs du Familistère ou les mesures d’ordre domestique. Le procès en séparation avec sa femme Esther Lemaire, qui en 1863 l’accuse d’adultère avec sa petite-cousine Marie Moret et de dilapidation des biens de leur communauté, lui commande également la prudence.

En 1865, Godin accepte que le journaliste républicain axonais Alexandre Oyon publie une brochure sur le Familistère [57] : « En vous accordant de parler et d’écrire sur ce que vous savez du Familistère, je vous prie seulement d’éviter tout entraînement de la plume qui pourrait trop vivement la colorer. Il faut que personne n’éprouve de déception en y venant [58]. » Godin s’emploie désormais sans relâche à faire parler du Palais social. Il se plaint du silence de la presse, rédige lui-même des articles, entretient une correspondance abondante avec des correspondants en France et à l’étranger, cherche à présenter le Familistère à l’Exposition Universelle de Paris en 1867 [59]. Mais surtout, il veut attirer à Guise des observateurs : « Il y a ici des résultats acquis par l’expérience que l’on ne devrait pas se contenter de lire. Il faudrait les voir [60]. » Il ouvre le Familistère à la visite.

Godin, le Familistère et les fouriéristes

Godin conduit l’expérimentation du Familistère à l’écart de l’École sociétaire [61]. Il n’a pas cependant rompu les liens avec les phalanstériens. Il conserve notamment des relations étroites avec François Cantagrel. Godin a confiance dans l’ancien directeur de Réunion : il lui fait part en 1858 de son intention de construire une habitation sociétaire et l’invite au Familistère dès 1863 ; il lui fait part du souhait de publier un ouvrage de philosophie sociale, lui demande de lui fournir des livres en quantité importante, sollicite son concours pour le recrutement d’employés des services du Familistère ou demande son assistance dans son affaire de séparation avec Esther Lemaire [62]. À la fin de 1863, Godin propose finalement à l’ingénieur de devenir le représentant commercial à Paris de la manufacture Godin-Lemaire contre une rémunération fixe annuelle de 2 000 francs [63] ; Cantagrel accepte de prendre cet emploi qu’il occupe jusqu’au mois d’octobre 1865 [64]. Au moment d’organiser les services de l’enfance au Familistère, Godin se rapproche d’autres anciens de la société de colonisation du Texas, Auguste Savardan, le docteur de Réunion, et Jules Delbruck, membre du conseil de surveillance de la société, tous deux spécialistes de la petite enfance. À Delbruck, il propose en décembre 1864 d’établir la crèche du Familistère dont la construction est projetée au cours de l’été suivant : « Vous voyez, si la crèche modèle est encore à construire, je vais vous donner l’occasion de l’édifier [65]. » Pour l’organisation de l’asile du Familistère, Godin s’adresse à une autre fouriériste, Marie Pape-Carpantier [66]. Après Alexandre Oyon, les premiers propagandistes du Familistère sont fouriéristes, Tito Pagliardini en Angleterre et Charles Sauvestre en France [67]. De 1865 à 1888, beaucoup des visiteurs de Godin au Familistère sont fouriéristes [68] et Le Devoir, le journal du Familistère fondé en 1878, compte parmi ses abonnés un nombre significatif de sympathisants du mouvement sociétaire [69].

Après l’échec de Réunion, le fouriérisme constitue toujours l’environnement idéologique de Godin et continue à alimenter (avec le spiritisme) son premier cercle de relations, même s’il entretient par ailleurs des contacts avec le mouvement coopératif [70]. Mais l’industriel juge désormais sévèrement les capacités pratiques de ses condisciples : « Quoique cette qualité ait infiniment perdu de son prestige à mes yeux, elle ne peut être malgré cela une cause d’écart [71] », écrit-il en 1861 au sujet d’un candidat phalanstérien à un emploi de comptable ; il répugne à les associer à ses entreprises : « Si pour le malheur des Phalanstériens il n’y avait pas si peu d’hommes pratiques et travailleurs parmi eux, l’affaire serait plus facile et je proposerais quelque chose au nom de l’œuvre que j’ai commencée mais ce serait je pense entrer dans une fausse voie [72]. », confie-t-il en 1863 à Cantagrel qui lui suggère d’ouvrir un magasin d’exposition à Paris ; et pour les dissuader de s’installer à Guise, il souligne la distance entre l’idéal sociétaire et le Familistère : « Si M. Latron est fervent phalanstérien, il ne trouverait pas encore ici l’organisation du travail attrayant, encore moins l’harmonie réalisée. Il ne pourrait y voir qu’une somme de bien-être relativement supérieure pour les familles qui habitent le Familistère et surtout une plus grande attention pour l’éducation de l’enfance que ce que l’on a fait partout ailleurs [73]. »

Bernard Desmars [74] a montré que la réception par les fouriéristes de l’œuvre pratique et théorique de Godin avait été contrastée. Certains admirent le Familistère, tandis que d’autres signalent ses lacunes - l’absence d’activités agricoles ou le renoncement au travail attrayant - et refusent à l’industriel le titre de phalanstérien. Godin ne cherche plus à s’en parer, mais il n’est pas indifférent à la reconnaissance de ses condisciples et s’attache avec soin et constance à articuler son expérimentation avec la doctrine de Charles Fourier. À Paul Vigoureux, beau-frère de Victor Considerant désireux de visiter le Familistère, Godin écrit en en 1884 : « Mais je ne pense pas que vous y trouviez l’idéal des rêves des phalanstériens. C’est précisément parce qu’il ne renferme pas l’organisation du travail attrayant ni des groupes et séries que les phalanstériens n’ont jamais accordé qu’une attention très secondaire au Familistère. Pourtant, l’habitation sociétaire exposée par Fourier y existe au point de vue des avantages de l’association du capital et du travail et de l’éducation de l’Enfance, mais sur des bases toutes différentes de celles imaginées par Fourier [75]. » Si la plupart des fouriéristes français sont réservés à l’égard des prétentions philosophiques de Godin, ou décontenancés par elles, ils célèbrent en fin de compte le Familistère comme la principale réalisation sociétaire à l’occasion de l’inauguration de la statue de Fourier en 1899 place Clichy à Paris [76].

Godin dans la République

Le républicain Godin s’accommode du Second Empire pour se consacrer entièrement au développement du Familistère et de son industrie. Mais à la faveur de la libéralisation du régime, il s’engage à nouveau dans l’action publique. En mars 1869, il soutient activement le candidat démocrate aux élections législatives de la circonscription de Vervins, Jules Favre. L’avocat, qui depuis 1864 assure la défense de Godin dans le procès qui l’oppose à son épouse Esther Lemaire, est largement devancé par le candidat officiel. Godin agit en tant que leader local de l’opposition ; il fait campagne avec un certain succès pour le « non » au plébiscite du 8 mai 1870 ; il se présente aux élections cantonales qu’il remporte le 12 juin 1870 [77]. Après la proclamation de la République le 4 septembre 1870, il préside la commission municipale de Guise qui succède à la municipalité démissionnaire, et à ce titre représente la ville auprès des autorités militaires prussiennes occupantes. En février 1871, il est élu député de l’Aisne à l’Assemblée nationale sur la liste des républicains modérés, la Gauche républicaine de Jules Favre et Adolphe Thiers, négociateurs de la paix avec la Prusse. Le député Godin reste un spectateur de la Commune de Paris et de sa répression : « Depuis le mois de février dernier, je suis à l’Assemblée nationale comme représentant, mourant de dépit de la triste besogne que je suis obligé d’y voir faire et du spectacle des déplorables événements qui se sont accomplis ; vous me demandez quelle place j’ai prise au milieu d’eux ; pour un homme comme moi, il n’y avait que celle d’un spectateur profondément affligé qui pût me convenir. Nous sommes si loin des progrès que je voudrais voir réaliser [78]. » Godin a pu croire un moment que la nouvelle République serait l’avènement du progrès social, l’occasion de la transformation de l’association expérimentale en association nationale. C’est avec cet espoir qu’il fait paraître en juillet 1871 ses Solutions sociales, gros volume « de philosophie sociale » que l’auteur prépare depuis plusieurs années pour exposer le Familistère et ses principes de réforme sociale. La critique juge l’ouvrage prétentieux et obscur ; Godin en publie des extraits en 1874 pour en élargir l’audience. Ce mandat de député est sans aucun doute un échec à titre personnel. Godin n’est pas à son aise dans le théâtre de l’Assemblée. Il est inaudible à la tribune. Dans le maigre bilan parlementaire de Godin, on relève une proposition de loi pour fixer le mode d’emprunt servant à payer l’indemnité de guerre fixée par l’Empire allemand (1871), sa participation aux projets de loi sur la conciliation en cas de grève (1871) et sur le travail des enfants dans les manufactures (1873).

De 1871 à 1875, Godin séjourne auprès de l’Assemblée à Versailles, avec sa collaboratrice et compagne Marie Moret. À distance, il continue à superviser les opérations industrielles et sociales du Familistère avec sa minutie habituelle, par exemple pour le premier essai de répartition des bénéfices aux travailleurs [79] ou pour la création du mobilier ergonomique des écoles [80]. Mais cet éloignement de Guise lui donne l’occasion d’expérimenter la gestion du Familistère par une commission administrative qu’il avait installée au mois de septembre 1870 : « Ce qu’il faudrait, c’est que le Familistère s’administrât lui-même, par des personnes intéressées à sa propre administration, et surtout désireuses du bien de sa population. C’est dans ce but que j’ai institué votre commission [81] », écrit-il en 1875 à ses membres qui ne remplissent pas ses espérances en faisant appel à lui à chaque difficulté. Outre la déception du travail parlementaire, Godin veut accomplir le Familistère. Il ne se représente pas aux élections législatives de 1876. Ce retrait l’autorise à avancer librement par la suite ses solutions nationales politiques et économiques dans Le Gouvernement, ce qu’il a été, ce qu’il doit être…(1883) et La République du travail et la réforme parlementaire (1888). Sur le plan politique, il souhaite l’instauration d’un véritable suffrage universel masculin et féminin, l’examen des compétences des élus, la rémunération des fonctions électives, le renouvellement fréquent des corps élus, la réduction du nombre de parlementaires, la suppression des débats publics (oiseux pour l’amer ex-député), la confusion de l’exécutif et du législatif, en somme une démocratie « unanimiste et technicienne », d’une « conception purement administrative et non politique [82] » transposant le modèle familistérien. Sur le plan économique il plaide pour la suppression de l’impôt et le droit d’héritage de l’État sur les successions collatérales en déshérence pour lui donner les moyens d’institutions garantistes.

L’industriel est probablement plus à son affaire dans les débats d’intérêt local du conseil général de l’Aisne où il se fait réélire le 8 octobre 1871 et le 4 septembre 1877, mais sans y exercer, là non plus, une influence notable. Il participe notamment aux travaux de la commission en charge des canaux et chemins de fer [83], au sein de laquelle il ne parvient pas à faire adopter un projet d’implantation de la nouvelle gare de chemin de fer de Guise favorable à son industrie. Dans cette assemblée de notables, Godin « a l’art de personnaliser les débats », remarque Guy Marival [84] pour expliquer qu’il ne soit pas soutenu par la majorité républicaine. Il joue cependant un rôle de premier plan dans la construction de la nouvelle école normale de Laon inaugurée en 1881. Le fondateur du Familistère est sèchement battu aux élections cantonales d’août 1883, quelques mois seulement après avoir été décoré de la Légion d’honneur par le ministre du Commerce, le 24 décembre 1882 à Saint-Quentin. Godin trouble probablement les électeurs du canton par ses propositions sur l’hérédité de l’État pour financer les réformes sociales - « prélever les ressources publiques sur la richesse des morts et non plus sur la pauvreté des vivants [85] » -, qu’il publie au printemps 1883 dans Mutualité nationale contre la misère, pétition et proposition de loi à la Chambre des Députés et dont il fait l’unique argument de sa réélection.

Godin âgé de 62 ans
Photographie anonyme, 1879
coll. Familistère de Guise

Sous la République conservatrice, Godin rencontre autant de difficultés sinon davantage que sous l’Empire pour l’organisation du Familistère. Il peste contre l’ordre moral et le parti clérical qu’il accuse de persécuter les écoles du Familistère menacées pour défaut d’instruction religieuse, absence de déclaration préalable d’ouverture de certaines classes ou illégalité de la mixité : « Habitués à recevoir des éloges, nous étions loin de penser qu’une sourde conspiration s’ourdissait contre nous dans les sacristies, et que nous étions menacés par les foudres de l’administration départementale. Pendant plus de dix ans, l’administration n’avait vu, dans l’établissement de nos écoles, aucune violation de la loi sur l’instruction publique, loi qui nous régit encore actuellement, mais il paraît qu’à notre insu l’ordre moral n’y était pas assez florissant. Il eût fallu sans doute que nous eussions mis des chapelets aux mains de tous les enfants, des croix et des images pieuses sur toutes les murailles. Il eût fallu aussi faire chanter les cantiques prescrits : « Sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Cœur, etc. » Mais il eût fallu surtout recevoir de temps en temps la visite de M. le Curé [86] ». La situation des écoles du Familistère est régularisée après le vote des lois Jules Ferry en 1881 et 1882. Godin se voit même remettre les palmes académiques en même temps que la croix de la Légion d’honneur le 24 décembre 1882.

L’association coopérative du capital et du travail

Le Familistère n’est pas un fait de coopération, c’est une étude préparatoire à l’association intégrale, c’est-à-dire du capital et du travail sous leurs diverses formes et dans leurs diverses applications au bien-être d’une population ayant des intérêts domestiques communs et solidaires autant que le seront ceux de ses industries sous le régime de l’association [87].

Depuis 1860, Godin répète que le Familistère est préparatoire à l’association, qu’il « n’est qu’un ensemble de dispositions matérielles prises pour atteindre ce résultat en y préparant les esprits et les faits [88]. » L’achèvement du palais et la constitution de l’association, après la parenthèse de l’Assemblée nationale, dépendent toutefois de l’issue de la longue et complexe liquidation judiciaire de la communauté de biens des époux Godin-Lemaire (dont le Familistère fait partie) qui survient en mars 1877. Godin verse en tout deux millions et demi de francs à Esther Lemaire [89], mais il échappe à la ruine et sauve l’usine et le Palais social. La conclusion de la séparation de 1863 donne un nouvel élan au projet du Familistère. Godin entreprend immédiatement la construction de la troisième aile du palais, l’aile droite dont le gros œuvre est achevé en 1878 pour un coût de 450 000 francs (la population du Familistère comprend quelque 300 foyers et 1 200 habitants en 1880). En 1878, Godin mécanise les ateliers industriels avec l’installation de batteries de moulage mécanique brevetées par ses soins (avec près de 100 000 appareils ; la production de 1882 est presque doublée par rapport à celle de 1869). Le 3 mars de la même année, Godin publie à Guise le premier numéro du Devoir, journal hebdomadaire consacré aux réformes sociales, à l’éducation, au pacifisme et au Familistère. Le 29 mars suivant, il reprend une série de conférences hebdomadaires au théâtre à l’intention des habitants et des travailleurs du Familistère. Godin propose en 1877 à la population de nouvelles expériences sociales « préparatoires », après celles conduites sur la reconnaissance du talent (1867-1870) et sur la participation aux bénéfices (à partir de 1873) : la tentative de formation par affinités de groupes et d’unions de travail, si elle évoque les séries de Charles Fourier, n’ont, comme l’a montré Michel Lallement [90], qu’un lointain rapport avec elles en raison du rejet du système passionnel du maître.

La nouvelle dynamique du Familistère précipite sans doute la rupture entre Godin et son fils. Depuis 1863, Émile vit avec son père, collabore à l’édification du Familistère et travaille à l’usine, notamment pour l’approvisionnement en matières premières ; il fait partie de la commission administrative instituée en 1870. Godin reproche à son fils de n’être pas suffisamment pénétré des principes qui président à la réalisation du Familistère et d’avoir manqué de caractère pour apaiser les divisions apparues pendant son mandat de député. Au retour de son père de Versailles, et sentant sa fortune menacée par le projet d’association, Émile ose l’affronter ; il conteste son autorité et regroupe autour de lui des mécontents. En octobre 1878, Godin somme son fils de cesser toute activité au sein de la manufacture et de quitter le Familistère [91]. Émile intente à son père un procès qui se solde en juillet 1880 par le versement d’un million de francs au fils [92].

Godin avait espéré que la commission administrative du Familistère s’emparerait du projet d’association pour en élaborer les statuts. C’est une nouvelle déception pour le fondateur, qui rédige seul la nouvelle constitution du Familistère : « Lorsqu’en 1877 je vous ai fait des conférences, je croyais certainement toucher au but (la signature de l’Association) en quelques mois. J’espérais aussi trouver en vous des concours actifs, dévoués ; sur ce point, je m’étais trompé. J’ai dû créer moi-même et de toutes pièces les rouages de notre association ; et nulle foi, nulle persévérance ne m’ont été prêtées par vous. Dans le domaine industriel seul, j’ai été aidé. Là, je le reconnais, vous m’avez apporté concours et dévouement. Mais ce que j’avais espéré en 1877 c’était éveiller en vous assez d’amour pour l’Association pour que vous vous attachiez réellement à me seconder dans la préparation de cette œuvre ; je n’ai recueilli que votre indifférence [93]. »

Conférence de Godin, 30 septembre 1880
Le Devoir, 10 octobre 1880, et compléments.

L’Association coopérative du capital et du travail, société du Familistère de Guise Godin & Cie, est légalement fondée le 13 août 1880. Les statuts sont publiés sous le titre Mutualité sociale et Association du Capital et du Travail ou Extinction du paupérisme par la consécration du droit naturel des faibles au nécessaire et du Droit des Travailleurs à participer aux bénéfices de la production (Paris, Guillaumin & Cie, Auguste Ghio, 1880). L’Association coopérative du capital et du travail fait de la propriété du Familistère et de ses usines la propriété collective de ses travailleurs associés, instaure une démocratie industrielle et domestique, organise la protection sociale et les services publics comme le logement ou l’éducation.

Le capital de la société est formé du capital-apport de Godin d’un montant de 4 600 000 francs qui doit être progressivement converti en capital-épargne aux mains des travailleurs. Godin met au point une formule originale de répartition des bénéfices entre le capital, le travail et le talent (ou mérite), qui se distingue par sa simplicité d’application de celle esquissée par Fourier. L’association est gouvernée par un administrateur-gérant assisté par un conseil de gérance. En tant que fondateur, Godin est administrateur-gérant à vie et se réserve des droits qui le libèrent de quelques obligations statutaires. Ses successeurs doivent légalement être élus par l’assemblée générale des associés proprement dits, membres de la catégorie sociale la plus élevée. Ceux-ci ont obligation de résidence au Palais social. Pour élargir le corps des associés, de nouveaux logements sont nécessaires. En 1882 et 1884, Godin édifie deux nouveaux bâtiments d’habitation séparés des précédents, le pavillon Landrecies (une vingtaine d’appartements) et le pavillon Cambrai (près de 150 appartements). La population du Familistère de Guise s’élève à 1750 habitants en 1885. Godin entreprend également en 1887 la construction d’un pavillon d’habitation unitaire au Familistère de Laeken (72 logements) afin que les travailleurs belges puissent jouir pleinement des avantages de l’association.

Jean-Baptiste André Godin à l’âge de 68 ans et le conseil de gérance de l’Association coopérative du capital et du travail
Photographie anonyme, 1885 coll. Familistère de Guise

Alors qu’il s’apprête à s’associer avec les travailleurs du Familistère, Godin se préoccupe dès le début de l’année 1880 d’établir son testament. Il parachève ainsi les statuts de l’association coopérative du capital et du travail, dans la mesure où il s’agit de garantir l’existence de celle-ci contre les prétentions de ses héritiers légitimes, en premier lieu de son fils Émile. Par ce testament, dont la première rédaction date du 15 août 1880 et la dernière du 30 juin 1887, Godin lègue à l’association du Familistère la moitié de ses biens, c’est-à-dire la totalité légale dont il peut disposer librement : « Malgré les sommes considérables déjà abandonnées à ma famille, dans lesquelles mes ouvriers n’ont rien reçu, ma fortune comprend encore une part importante qui aurait appartenu au concours du travail, si les circonstances m’avaient permis d’appliquer plus tôt la règle de répartition qui régit la Société du Familistère [94] ». L’article 8 du testament présente le legs comme une restitution. À la mort du fondateur en 1888, l’association reçoit près de 2 500 000 francs, somme grâce à laquelle le processus de conversion du capital-apport de la société en capital épargne est considérablement accéléré (il s’achève en 1894).

Coopération, spiritualisme et pacifisme

La constitution de l’association coopérative excite l’intérêt des coopérateurs qui multiplient les contacts avec Godin à la suite d’Edward Vansittart Neale, un des leaders de la coopération en Angleterre, traducteur de Mutualité sociale et recordman des visites au Familistère [95], devenu intime du couple Godin-Moret. Outre les anglais, Godin est en relation avec les italiens Francesco Vigano et Ugo Rabbeno ou avec les français Édouard de Boyve et Auguste Fougerousse. Il attire à Guise le coopérateur nîmois Auguste Fabre qui devient un des premiers associés de l’Association coopérative du capital et du travail en 1880 et reste au service de celle-ci jusque 1883. Godin est invité aux congrès coopératifs en France et à l’étranger (invitations qu’il décline) ; il adhère à la Chambre consultative des sociétés ouvrières de production fondée en 1884, avec laquelle ses rapports sont vite tendus. Godin ne s’engage de toute manière pas entièrement aux côtés des coopérateurs : « Le bon côté des coopératives, c’est d’éveiller et d’entretenir chez l’ouvrier l’esprit de prévoyance et d’économie. La coopération est un excellent apprentissage du régime qui convient à l’association ; mais il ne faut pas que les coopérateurs en restent là s’ils veulent atteindre à l’émancipation vraie de l’ouvrier et à l’amélioration réelle du sort des familles laborieuses. », écrit-il en 1885 [96].

Le préambule des statuts de la société Godin & Cie est constitué des « Notions préliminaires », synthèse de la morale de la religion de la vie que Godin avait exposée dans Solutions sociales : l’association n’est pas une simple combinaison des intérêts matériels mais vise l’union des « intérêts de l’existence » : elle a une dimension spirituelle voire religieuse. Des Solutions morales, religieuses et politiques [97] devait suivre les Solutions sociales de 1871. Le thème est récurrent dans les conférences préparatoires de 1877 du fondateur au personnel du Familistère. Godin se lie à cette époque avec Charles Fauvety, son « coreligionnaire » éditeur de la revue La Religion laïque, et avec Pierre-Gaëtan Leymarie, successeur d’Allan Kardec à la direction de la Société parisienne d’études spirites et de la Revue spirite. Ils partagent la conviction d’une continuité rationnelle entre une existence des esprits indépendante de la matière (manifestée dans les expériences spirites), un sentiment religieux de solidarité universelle, et les réformes sociales pacifiques à réaliser dans le monde matériel : « Il y a donc lieu d’unir les projets d’association aux études d’une croyance nouvelle, de faire marcher de front l’exposé du but poursuivi par nous en cette vie et au-delà [98]. » En septembre 1877, bien que reconnaissant de longue date les réalités spirites [99], il assiste avec Marie Moret à Bruxelles à des séances du célèbre médium américain Henry Slade [100] ; à partir de 1880, la Librairie des sciences psychologiques de Leymarie sert de bureau parisien au journal du Familistère, Le Devoir ; Godin cherche à diffuser son périodique auprès des abonnés de La Religion laïque [101] ; encouragé par Fauvety et Eugène Nus, il forme en 1880 le projet de transformer son hebdomadaire en revue mensuelle sociale et religieuse pour « élever l’action sociale au sentiment religieux et traduire la pensée religieuse en action sociale [102] ». Il est probable que cet approfondissement, après le retour de Godin de Versailles, « du lien intime existant entre la condition des sociétés humaines et celle des sociétés de la vie outre-tombe [103] », joue aussi un rôle privé pour la consolation personnelle du réformateur, profondément déçu par l’opposition des uns et par l’indifférence des autres.

Le pacifisme s’accorde avec une loi primordiale de la religion godinienne, la conservation et l’entretien de la durée de la vie [104]. En 1871, dans Solutions sociales, au nom de cet impératif moral, il soutient l’idée d’une fédération des peuples. Godin est un militant déterminé du mouvement pacifiste international depuis la fin des années 1870. Il conçoit en 1878 Le Devoir comme un organe à la fois de promotion de la paix sociale par les réformes et de propagande pour l’arbitrage entre les nations ; dans le même esprit, son ouvrage Le Gouvernement... publié en 1883 expose un ambitieux programme de réformes nationales et internationales ; il participe au congrès pour la paix à Bruxelles où il rencontre le pacifiste anglais Hodgson Pratt qui lui rend visite au Familistère et avec lequel il correspond jusqu’en 1887 ; il fait partie du comité de Paris de la Fédération internationale des sociétés pour la paix et l’arbitrage présidée par Hodgson Pratt, comité où il retrouve des fouriéristes comme Hippolyte Destrem, Virginie Griess-Traut ou Auguste Desmoulins qui lui propose en 1884 d’en prendre la vice-présidence [105] ; en 1886, Godin fonde à Guise une société de paix et d’arbitrage international.

Godin et l’après-Godin

Généralement, les personnes qui s’occupent de l’avenir de l’association du Familistère émettent des doutes sur sa continuation régulière après la mort de son fondateur. La plupart sont d’avis que cette œuvre devant son existence aux facultés prétendues exceptionnelles du fondateur, celui-ci disparaissant, la puissance de direction qui donnait la vie fera défaut et que l’association se dissoudra [106].

Tout en défendant la solidité institutionnelle de l’Association, que des « hommes d’une habileté ordinaire [107] » peuvent désormais gérer sinon dans l’esprit au moins à la lettre, Godin est tout à fait conscient de la forte personnalisation de son œuvre, personnalisation dans laquelle ses contemporains voient le meilleur et le pire [108]. Godin répète qu’il a fait seul le Familistère ; il est vu (et se voit aussi) comme le père du Familistère, son apôtre ou son prophète, supportant peu la contradiction. Dans les dernières années de sa vie, il semble en tout cas profondément préoccupé par l’avenir du Familistère après sa disparition, comme en témoignent les rédactions successives de son testament ou son union avec Marie Moret, dont la postérité du Familistère est la signification explicite. Le 14 juillet 1886 a lieu le mariage « purement civil [109] » de Jean-Baptiste André Godin avec sa petite-cousine et collaboratrice : ils « déclarent qu’en s’unissant par mariage, ils veulent affirmer leur incessante union et leurs efforts communs pour le succès du Familistère et des publications sociales entreprises par M. Godin ; que leur désir est de rendre leur collaboration plus efficace en donnant cette consécration au lien affectueux qui les a constamment associés dans leurs travaux inspirés par le bien et l’amour de l’humanité sans qu’aucune pensée d’intérêt personnel se mêlât à ce pur sentiment [110] ». Au cours de la réception qui suit la cérémonie, Godin invite le personnel du Familistère à poursuivre « quand nous n’y serons plus [111] » la démonstration de l’union du capital et du travail.

Godin meurt subitement le 15 janvier 1888, à la suite d’une opération pour une obstruction intestinale [112], moins de deux semaines après avoir appris le décès de son fils Émile (le 2 janvier 1888). La population du Familistère veille la dépouille du fondateur pendant deux jours dans un appartement de l’aile droite du Palais social. Le jour des funérailles, le 19 janvier suivant, le catafalque est installé dans la cour du pavillon central ; une foule de 6 000 personnes suit le cortège funèbre qui parcourt la ville, dont l’activité a été suspendue, pour revenir au jardin d’agrément du Familistère où Godin a souhaité se faire inhumer civilement. Le préfet de l’Aisne, les députés de l’Aisne Gaston Ganault, Ernest Ringuier et Edmond Turquet et plusieurs députés d’extrême gauche, le représentant du Parti ouvrier belge et de la Revue socialiste de Benoît Malon, Louis Bertrand, ou encore Pierre-Gaëtan Leymarie assistent aux obsèques [113].

Les funérailles de Godin : le cortège funèbre sur la place d’Armes de Guise
Photographie anonyme, 19 janvier 1888
coll. Familistère de Guise

Marie Moret est élue administrateur-gérant de la Société du Familistère, charge qu’elle occupe jusqu’à sa démission le 1er juillet suivant. Le 29 avril 1888, l’Association décide d’ériger un monument funéraire sur la tombe de Godin et une statue sur la place du Familistère. Les monuments sont inaugurés le 2 juin 1889, le jour de la fête du Travail du Familistère, en présence d’une foule nombreuse attestée par les photographies de l’événement. Le coopérateur britannique Edward Vansittart Neale, qui a cette fois pu faire le déplacement, est l’invité de marque de la cérémonie. Aucun fouriériste ne semble être dépêché par l’École sociétaire ni aux funérailles de Godin ni à l’inauguration des monuments du Familistère.

Cérémonie d’inauguration de la statue de Godin sur la place du Familistère de Guise
Photographie anonyme, 2 juin 1889
coll. Familistère de Guise

Sans Godin, le Familistère reste muet devant ses critiques. Au premier rang de ceux-ci se trouve la veuve du fondateur : « Nos gens, vous le savez bien, sont des associés et des coopérateurs malgré eux. Celui qui les a liés à l’œuvre n’est plus là avec son autorité de fondateur pour les tenir quand même dans la voie. Ils feront ce à quoi nos statuts les obligent. En dehors de cela, le moins possible et surtout pas de leur initiative personnelle. Si on leur demande de faire quelque chose, ils verront, ils pèseront, ils feront ou ne feront pas selon les rivalités intestines, y trouveront ou n’y trouveront pas leur compte. […] Remarquez qu’il n’est pas moins très intéressant de voir comment, liés par ces statuts, ces gens vont faire, tous les jours de l’année et dans tous les faits usuels, du socialisme malgré eux, et presque sans le savoir. Quelle meilleure preuve de la valeur pratique de certains de nos rouages [114]. » L’organisation rigoureuse de l’association, les inégalités en son sein, l’autoritarisme de sa direction et l’encasernement confortable de la population familistérienne sont, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, les principaux griefs que font à l’œuvre de Godin les observateurs impressionnés par l’ampleur de ses réalisations, parmi lesquels on peut citer Laurence Gronlund [115], Pierre Kropotkine [116], Urbain Guérin [117], Émile Zola [118] ou Charles Gide [119].

Trois portraits de Godin : Marie Moret, Edward Owen Greening, Laurence Gronlund
Célébration du centenaire de la mort de Charles Fourier dans la cour du pavillon central du Palais social à l’occasion du congrès de l’Alliance coopérative internationale (les bustes de Fourier et Godin ainsi que des reproductions de gravures du phalanstère et du Familistère ornent la tribune)
Photographie anonyme, 11 septembre 1937
coll. Familistère de Guise