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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Lombard, Jean
Article mis en ligne le 22 janvier 2017
dernière modification le 24 janvier 2017

par Desmars, Bernard

Né le 26 septembre 1854 à Toulon (Var), mort le 17 juillet 1891 à Charenton (Seine ; aujourd’hui Charenton-le-Pont, Val-de-Marne). Ouvrier horloger et bijoutier, puis graveur sur métaux. Militant socialiste révolutionnaire. Écrivain. Auteur d’un roman décrivant la création d’un phalanstère.

Le père de Jean Lombard est un ancien conducteur de diligence, devenu voiturier. En 1855, il s’installe avec sa famille en Algérie où il travaille aussi dans le transport, d’abord à Alger, puis à Blida. Jean effectue une brillante scolarité ; mais les difficultés de l’entreprise de son père l’empêchent de poursuivre ses études. Il repart à Marseille en 1865. Peu de temps après, il commence à travailler, avec tout d’abord de petits travaux, puis un apprentissage chez un horloger-bijoutier ; il est ensuite ouvrier dans ce secteur et dans la gravure sur métaux. Pendant ses loisirs, il fréquente les bibliothèques et les cours du soir. Il subit l’influence de Justinien Béraud, un « apôtre humanitaire » [1], membre de la section marseillaise de l’Association Internationale des Travailleurs [2].

Jean Lombard

De l’action militante à l’activité littéraire

Dans la seconde moitié des années 1870, il devient un acteur important du mouvement ouvrier à Marseille. Selon Paul Margueritte, « toute la jeunesse active de Marseille » se souvient de « l’extraordinaire fougue d’idées, de projets, d’entreprises, déployée par Jean Lombard à ses débuts. Il était ivre d’action » [3].

Il participe aux premiers congrès ouvriers de Paris (1876) et de Lyon (1878) où il représente des chambres syndicales phocéennes. En 1879, le congrès ouvrier se tient à Marseille ; Jean Lombard est chargé du secrétariat de la commission d’organisation et joue un rôle majeur dans le déroulement des débats. Il entretient une correspondance avec Benoît Malon. Il est alors partisan d’un socialisme révolutionnaire et collectiviste. Son activité militante lui ferme les portes des entreprises et il cesse alors d’exercer la profession d’ouvrier bijoutier pour se consacrer à la politique, au journalisme et à la littérature. En 1883, il se marie avec Marie Meynier, avec laquelle il a trois enfants.

Il développe une activité de propagande orale, en participant à de nombreuses réunions publiques, et de propagande écrite, avec la rédaction de nombreux articles publiés dans divers périodiques. En 1884, il collabore à L’Homme libre. Journal républicain radical publié à Marseille. En 1885, il lance une revue, L’Idée nouvelle. Revue des faits sociaux et du mouvement rationaliste contemporain ; on y trouve, outre le programme du socialisme révolutionnaire, des articles sur Victor Hugo, sur les sciences occultes et sur le régime pénitentiaire. Seuls trois numéros de ce mensuel paraissent. La même année, il est candidat lors des élections législatives dans les Bouches-du-Rhône ; il figure sur la liste socialiste révolutionnaire – aux côtés de Jules Guesde et de Bernard Cadenat – qui est battue par d’autres socialistes (Clovis Hugues, Antide Boyer) alliés à des radicaux. Cet engagement se fait au sein d’un mouvement socialiste alors particulièrement divisé en France et notamment à Marseille où les différents courants entretiennent des relations conflictuelles. En 1886, il dirige Le Nouveau Parti, qui paraît de façon quotidienne pendant quelques semaines, avant de devenir un bihebdomadaire. Il est aussi le rédacteur en chef de La Vérité et collaborateur de Marseille républicaine. En 1887, il participe à la fondation de la fédération des Bouches-du-Rhône du Parti ouvrier socialiste, qui s’efforce, en vain, de rassembler les diverses tendances socialistes ayant pour objectifs la révolution et la propriété collective [4].

Parallèlement à son action militante, il développe une activité littéraire, d’abord dans des revues à l’existence très éphémère : il crée La Sève (1880) qui devient en 1881 La Ligue du Midi, organe dans lequel paraît le début d’un roman inachevé, Cinqualbre ; en 1883, il fonde Le Midi libre. Revue mensuelle. Littérature, art, science, et dirige La Revue moderne ; puis en 1884, il crée La Revue provinciale, organe mensuel de la renaissance littéraire et artistique du Midi et du Nord français. Il se lance aussi en 1884-1885 dans la rédaction d’un roman, Loïs Majourès qu’il publie en 1887.

Loïs Majourès et le phalanstère

C’est un « livre qui, sous sa forme de critique sociale, glorifie cependant les instincts d’émancipation encore inconscients de la démocratie », prévient l’auteur [5]. Ce « roman de mœurs provençales », ainsi que le qualifie un peu sommairement Paul Margueritte [6], se déroule dans les années 1870, dans une ville de préfecture fictive du sud de la France, Fonsmijoul. Estiennet est le principal soutien financier d’un journal républicain, L’Avenir de Fonsmijoul dont le directeur est Algaigne, un homme sans véritables convictions. Le journal embauche un nouveau et talentueux rédacteur venu de Marseille, Loïs Majourès, qui consacre une part importante de ses articles aux problèmes sociaux et suscite la méfiance de la bourgeoisie locale.
Estiennet est un lecteur de Fourier, dont il possède un portrait placé dans sa bibliothèque [7].

Ayant beaucoup souffert et vécu, Estiennet s’était juré d’arracher l’humanité à ses insécurités et à ses fatalismes physiques et moraux. Enrichi dans la construction de voies ferrées, il voulut réaliser le rêve d’un philosophe socialiste, duquel, en une jeunesse travailleuse, il fut le disciple. Mais aux Aubras, achetés en cette intention, il s’aperçut que nul ne le comprenait. Les hommes politiques ne s’occupaient que de choses présentes, d’expédients misérables à boucher les lézardes de l’édifice social. Nul ne voulait faire table rase et bâtir solidement après. Il eût fallu un homme qui popularisé par d’extraordinaires circonstances, eût, de rapide génie, matérialisé la conception de Fourier. Les cultivateurs auxquels il avait enseigné la doctrine du Maître branlaient la tête, le regardaient de travers. Clair était qu’il leur paraissait fou. En attendant, il aida au développement intellectuel que la République, qui devait être forte, exigeait des nouvelles générations [8].

Mais tout en contribuant à l’affermissement de la République, il conserve ses convictions fouriéristes, à vrai dire un fouriérisme un peu approximatif :

Il croyait à la possibilité d’une grandiose association, dans laquelle chacun serait exactement payé suivant son produit ouvré, ce qui abolirait une foule d’institutions : Propriété, Famille, État, Patronat, Banque, Magistrature. Ces rêves dénotaient un sentimental, qui s’abstrait de l’humanité et se construit d’idéales agrégations de justice et de pureté. Le phalanstérien, ainsi le désignait-on, pour la réalisation d’aussi belles choses, était prêt à donner ses terres et sa fortune [9].

Il vit avec sa fille Sylvanie dans son domaine des Aubras, et consacre ses dernières années « à visiter les cultures, à rêver des destinées sociales, à lire quelques vieux ouvrages de l’École sociétaire » [10]. Dans son testament, il laisse la somme de 400 000 francs pour « l’essai de l’Association qui, établie [sur son domaine] devait si elle prospérait s’étendre au-delà ». Loïs Majourès, contesté par les notables de la ville en raison de l’orientation progressiste de ses articles et victime de déboires conjugaux, est tenté par le projet :

Majourès ferma le testament. Devant lui, le portrait du prodigieux Fourier, le Maître, semblait inviter Majourès à acquiescer [11].

Avec Sylvanie, il organise une association agricole et industrielle. Un vaste bâtiment est construit. Mais la réalisation du « phalanstère » – tel est en effet le nom donné à l’édifice et à ses dépendances – se heurte à de nombreux obstacles : l’hostilité d’une partie de la population environnante, mais aussi l’incrédulité et à l’incompréhension d’un grand nombre d’« Associés […] loin de saisir l’importance de l’entreprise » [12] ; malgré les soirées pendant lesquelles Majourès essaie de les éclairer sur l’objectif de l’association, ils sont bien davantage préoccupés par leur intérêt individuel immédiat que par l’édification d’une société nouvelle. Ils s’opposent aussi à la volonté de Majourès de faire voter les femmes pour élire le comité chargé de diriger l’association avec lui [13].

Malgré cela, l’affaire semble d’abord bien engagée ; mais, alors que ses recettes sont encore insuffisantes pour équilibrer ses dépenses, l’association perd sa principale source de financement : la somme léguée par Étiennet disparaît dans la faillite de la banque locale. Les associés refusent désormais de travailler et quittent les Aubras. Le projet de réalisation d’un phalanstère est donc un échec.

Majourès se porte candidat aux élections législatives ; « les démocrates à tendances socialistes, les ouvriers, les républicains avancés » le soutiennent [14]. Ses chances de réussite sont grandes ; mais lors d’un meeting contradictoire, il est violemment critiqué et calomnié. Victime d’une attaque cérébrale, il meurt peu après.

Jean Lombard, dans une lettre adressée à l’un de ses lecteurs, explique s’être nourri de son expérience personnelle pour la description de la vie politique à Fonsmijoul.

J’ai assez vécu au milieu des groupes politiques dont il est parlé, j’ai assez connu les mœurs démocratiques, si riches d’enseignements pour y avoir mis, je crois, une part de vérité [15].

Quant à la dimension phalanstérienne du roman, elle se réduit à un habitat communautaire, avec la construction d’un bâtiment pouvant héberger 150 familles – mais on ignore les relations qu’elles entretiennent entre elles –, et à l’exploitation collective d’un domaine agricole et d’une briqueterie. Certes, Sylvanie dresse « un plan d’école pour les enfants des Associés » [16], mais l’on n’en sait pas plus. Quant au système passionnel, aux séries et à l’alternance des activités, ils ne sont pas mentionnés. Le « phalanstère » des Aubras est un essai sociétaire prudent.

On ignore quelles sont les sources de Jean Lombard – il ne mentionne aucun titre de Fourier ou de ses disciples – et quelle est sa connaissance du fouriérisme. Sans doute a-t-il été en relation avec les membres du groupe fouriériste marseillais, le Cercle phalanstérien, encore très actif dans les années 1870 et la première moitié des années 1880, avec notamment des cours et des conférences présentant la théorie sociétaire [17]. C’est néanmoins un fouriérisme assez sommaire qui est présenté dans Loïs Majourès.

Romancier et poète

A la fin des années 1880, Jean Lombard renonce à l’action militante et se consacre principalement à la littérature, même s’il garde ses convictions socialistes. En 1888, il publie un nouveau roman, L’Agonie, qui se déroule dans la Rome de l’empereur Héliogabale, ainsi qu’un poème, Adel, la révolte future, dans lequel il décrit la condition ouvrière dans la civilisation industrielle. Il écrit aussi Les Chrétiens, un drame en vers libres. À la fin de l’année 1889 ou au cours de l’année 1890, il quitte Marseille et s’installe à Paris. Il fait paraître Byzance, qui se situe au VIIIe siècle. Ces œuvres, déplore Octave Mirbeau, ne suscitent que « l’indifférence des critiques » et seulement un « succès relatif et insuffisant » ; aussi la famille Lombard connaît-elle une situation matérielle très difficile, à Charenton, où Jean « s’était réfugié dans un pauvre quatrième étage » [18] et où il est recensé en 1891 avec sa femme et leurs trois enfants [19].

Là, il travaillait comme un manœuvre, car c’était un laborieux terrible. Tout lui était bon : travaux de librairie, articles spéciaux de science ou de voyages. Il prenait tout ce qui s’offrait parce qu’il fallait vivre. […] Au milieu de ces besognes obstinées et différentes, qui étaient son pain et celui de sa famille, jamais une compromission. Il se gardait pur, intact, croyant [20].

Pour Mirbeau c’est

un puissant et probe écrivain, un esprit hanté par des rêves grandioses, des visions superbes […], un être élu, en qui a brûlé une des plus belles flammes de la pensée de ce temps.

Jean Lombard décède en juillet 1891, après avoir achevé une nouvelle œuvre, Un Volontaire de 1792. D’après l’article publié peu après sa mort dans L’Écho de Paris par Octave Mirbeau,

il est mort dans une inexprimable misère, sans laisser, à la maison, de quoi acheter un cercueil, sans laisser de quoi acheter un morceau de pain à ceux qui lui survivent.

[…] c’est donc vrai qu’un homme courageux, un formidable et supérieur et pur artiste, peut mourir de faim, devant la table servie pour les médiocres et les farceurs, et, lui parti, ne laisser aux siens, vivant seulement de sa tendresse, qu’un héritage de misère et de douleur ? [21]

Selon son ami Paul Margueritte,

il laisse deux romans inachevés : Commune ! Commune ! une étude sur la République d’Arles au Moyen Âge ; et l’Affamé, un roman socialiste qui eût fait grand bruit [22].

Le même écrivain rend à nouveau hommage à « l’œuvre de Jean Lombard » quelques années plus tard, déclarant que « cet écrivain sorti du peuple avait l’étoffe d’un homme de génie » [23].

Une souscription est organisée par des amis de Jean Lombard pour venir au secours de sa veuve et de ses enfants. Ces derniers sont pris en charge par Édouard Petit, ami de Jean Lombard, originaire de Marseille comme lui, enseignant au lycée Janson de Sailly, futur inspecteur général de l’Instruction publique et militant de l’éducation populaire.

Malgré l’admiration que lui portent Octave Mirbeau et Paul Margueritte, déjà mentionnés, mais encore Paul Adam, Jean Lorrain et quelques autres, et bien que ses ouvrages soient réédités au début du XXe siècle par Paul Ollendorff, Jean Lombard tombe peu à peu dans l’oubli, même si son œuvre suscite à nouveau l’intérêt des surréalistes, dont André Breton qui en conseille la lecture à Julien Gracq [24].