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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

47-68
Être fouriériste en province
Nicolas Lemoyne, propagandiste du Phalanstère
Article mis en ligne le décembre 1996
dernière modification le 1er décembre 2005

par Desmars, Bernard

Nicolas-René-Désiré Lemoyne (1796-1875), ingénieur des Ponts-et-Chaussées, rejoint Fourier et ses disciples en 1832, après avoir été proche du saint-simonisme pendant quelques mois. Il essaie de propager la théorie phalanstérienne à Rochefort ; il publie aussi plusieurs ouvrages pour vulgariser la pensée de Fourier. Réservé sur certains aspects de la doctrine fouriériste, il est surtout déçu par l’absence de réalisations pratiques et critique envers la direction parisienne du mouvement. A partir de 1840, il s’éloigne de l’École sociétaire.

L’originalité du propos de Fourier et les infortunes des expériences phalanstériennes ne favorisent guère l’étude de la diffusion du fouriérisme. Et il est souvent difficile de reconstituer l’activité déployée par ceux qui, dans le cadre d’une ville ou d’une région, ont voulu disséminer l’espoir en l’Harmonie. Comment ont-ils eux-mêmes été convertis ? Par quels canaux font-ils circuler la pensée de Fourier ? Quel accueil leur est réservé ? Quelles sont les conséquences de leur adhésion aux idées phalanstériennes sur leur trajet biographique ou sur leur itinéraire intellectuel ?

Nicolas-René-Désiré Lemoyne (1796-1875) fait partie de ces propagandistes. Ingénieur des Ponts-et-Chaussées détaché au service de la Marine à Rochefort-sur-Mer, d’abord proche du saint-simonisme, il se rallie à la cause fouriériste en 1832. Les historiens de Fourier et du fouriérisme l’ont généralement rencontré, moins peut-être grâce à ses ouvrages de vulgarisation ou à ses articles publiés dans la presse phalanstérienne, qu’à travers ses lettres adressées à Fourier et à ses disciples où il vitupère contre le contenu du journal ou l’inaction de ses amis. Son abondante correspondance [1], ses publications, et aussi des sources rochefortaines [2], permettent d’étudier un itinéraire fouriériste et d’analyser un exemple d’activité propagandiste (même si une bonne part échappe probablement à l’écrit et aux archives) autour des thèmes suivants : les formes de la conversion, les efforts de diffusion et la séparation.

Du saint-simonisme au fouriérisme

La carrière de Nicolas-René-Désiré Lemoyne commence sous la Restauration ; entré à l’École polytechnique en 1814, puis à l’École des Ponts-et-Chaussées en 1817, il obtient son premier poste en 1820. A l’instar de nombreux ingénieurs de cette génération, il se rapproche des saint-simoniens autour de 1830 ; comme eux, il éprouve en effet un certain désenchantement dans son activité professionnelle : les projets techniques novateurs qu’il présente à l’administration préfectorale et à son ingénieur en chef ne sont pas retenus lorsqu’il est en poste à Metz (1823-1829), tandis que la routine des tournées sur les chemins et les routes de Moselle lui inspire peu d’intérêt, ses supérieurs signalant d’ailleurs son manque de zèle ; le déroulement de sa carrière déçoit ses espoirs d’ascension au sein de la hiérarchie des Ponts-et-Chaussées, et il manifeste une certaine amertume devant la lenteur de sa promotion ; ses demandes de mutation dans une grande ville et de préférence à Paris ont pour résultat sa nomination en 1829 à Rochefort-sur-Mer, où il est détaché au service de la marine jusqu’en 1842 [3]. Ces déconvenues professionnelles, que l’on retrouve chez de nombreux ingénieurs convertis au saint-simonisme, sont renforcées par le sentiment d’appartenir à une élite, qui ne bénéficie pas du pouvoir et de la place que devraient lui conférer sa formation polytechnicienne et son appartenance au corps des Ponts-et-Chaussées. Le rôle donné par les saint-simoniens aux ingénieurs dans l’organisation de la société future, la propagande réalisée auprès des polytechniciens ont su séduire Lemoyne comme d’autres de ses collègues [4].

Cette adhésion au saint-simonisme de Lemoyne date vraisemblablement de la fin de 1831 ; pendant les premiers mois de l’année suivante, et avec quelques amis, il essaie de propager la doctrine parmi la population de Rochefort ; en mars 1832, il déclare sa foi dans l’avenir du saint-simonisme à Rochefort [5]. Pourtant, en juin 1832, il abandonne les saint-simoniens et exprime son adhésion aux idées fouriéristes. Là encore, cette démarche n’est pas exceptionnelle : le schisme au sein du mouvement depuis l’automne 1831, l’évolution religieuse du saint-simonisme autour du Père Enfantin, la retraite à Ménilmontant et les critiques qu’elle suscite, provoquent des départs, en particulier de la part des ingénieurs des Mines ou des Ponts-et-Chaussées, déçus également par l’absence de réalisations et même de perspectives concrètes. Certains d’entre eux, à la suite de Jules Lechevalier et Abel Transon, qui ont rompu avec les saint-simoniens dans l’hiver 1831-1832, rejoignent Charles Fourier et ses disciples [6]. Comment, pour Lemoyne, s’opère cette conversion ?

« Quelques-uns des derniers écrits des saint-simoniens ont signalé comme très remarquables ceux de Charles Fourier, d’après cette recommandation, je me les suis procurés, depuis cinq semaines, je m’occupe à les étudier, c’est une étude bien difficile », écrit en juin 1832 Lemoyne au Phalanstère  [7]. L’influence prédominante semble avoir été celle de Jules Lechevalier, auteur en décembre 1831 d’une brochure intitulée Aux saint-simoniens. Lettre sur la division survenue dans l’association saint-simonienne, qu’il a adressée à Lemoyne et où il signale l’intérêt des idées développées par Fourier [8]. Par contre, Lemoyne n’a pas lu le Simple écrit d’Abel Transon aux saint-simoniens, brochure datée de février 1832, qu’il demande à son auteur de lui adresser en juillet 1832 [9].

Si c’est la Lettre de Lechevalier qui a vraisemblablement suscité chez Lemoyne la volonté d’étudier le fouriérisme, il ne connaît ce dernier que par les oeuvres du maître. Dans ses premières lettres au Phalanstère, il indique posséder « les trois ouvrages de Charles Fourier », mais il demande qu’on lui adresse deux brochures de Just Muiron ainsi qu’un ouvrage de Jules Lechevalier, sans en préciser le nom (Il s’agit des Cinq Leçons sur l’art d’associer, ou Réfutation du saint-simonisme au moyen de la théorie sociétaire de Charles Fourier, 1832) ; il croit aussi savoir qu’un nommé « M. Considerant, avait fait un ouvrage remarquable sur la doctrine fouriérienne » dont il demande les références afin de se le procurer [10]. Sans doute les difficultés présentées par l’oeuvre de Fourier, ainsi que les « choses bizarres » qu’il y découvre, l’incitent-elles à chercher de l’aide chez les disciples. Ces interrogations sur « la doctrine fouriérienne ou [le] phalangérisme » [11] concernent aussi son auteur : « je vous prie de me faire connaître si Charles Fourier vit encore ou non : s’il vit, travaille-t-il à votre journal, dont je ne connais rien autre chose que l’annonce » [12].

Malgré ces incertitudes sur Fourier et la perplexité qu’il éprouve face à sa théorie, le ralliement de Lemoyne apparaît très rapide : si vers la fin de mars 1832, il exprimait ses espoirs sur l’avenir du saint-simonisme à Rochefort, le 22 juin suivant, il s’adresse au Phalanstère et signale son projet de « bientôt réunir ici des conférences fouriériennes », ce que, souligne-t-il, il n’a jamais fait pour les saint-simoniens [13]. Dans une seconde lettre, datée du 3 juillet, il envoie un mandat de 100 francs destinés à la « Société pour la propagation de la doctrine fouriérienne » dont il a appris l’existence dans le prospectus du Phalanstère  ; il promet aussi son soutien financier pour la fondation d’une phalange et réclame quelques exemplaires de la revue fouriériste. Quelques jours après, lors d’une séance de la société savante de Rochefort, il dépose « cinq numéros du Phalanstère rédigé sous la direction de M. Fourier, un prospectus de ce journal est adressé à Monsieur le Président et à Monsieur le secrétaire de la Société » [14]. Enfin, le 14 juillet, il écrit une lettre à son ancien ami saint-simonien de Rochefort, l’ingénieur Bayle, dont il propose ensuite la copie à Transon afin de la publier dans le Phalanstère ; il y rend publique sa conversion au fouriérisme : « Mon cher B..., nous nous sommes occupés ensemble, assez passionnément, de projets, utopies ou non, pour améliorer le sort de l’humanité. C’est un noble et doux passe-temps. Nous suivions avec quelque enthousiasme les saint-simoniens, alors du moins qu’ils se bornaient à prêcher l’amélioration physique, morale et intellectuelle de la classe la plus nombreuse. J’ai un peu changé, mon cher ami » [15].

Pourtant, si cette conversion du saint-simonisme au fouriérisme peut apparaître rapide, elle ne constitue pas forcément une rupture pour Lemoyne. Il s’agit toujours, en effet, d’accéder à « l’association universelle », car « les saint-simoniens ont reconnu que l’individualisme était intolérable, que l’association seule pourrait faire cesser le mal-être général, misère, fourberie et férocité » [16] ; mais l’ingénieur ne croit guère que les saint-simoniens puissent atteindre leur objectif et il rappelle : « j’étais toujours le premier dans nos petites réunions, à trouver trop vastes, trop grandioses, trop boursouflées les vues des saint-simoniens ; je me plaignais de les voir s’éloigner du praticable, des simples améliorations tendant à obtenir plus d’ordre et de justice dans notre pays, pour nous parler du moment où l’humanité serait dirigée unitairement par le couple-androgyne-pontife-roi. Cette emphase me paraissait aussi ridicule que nuisible aux bonnes idées qu’ils émettaient » [17].

Cependant, si l’association universelle ne peut être obtenue selon les voies proposées par les saint-simoniens, « un autre ordre social peut y conduire, et y conduire promptement, c’est l’ordre HARMONIEN de Fourier. Or cet ordre harmonien a pour premier rudiment, pour unité, une phalange d’environ 1600 individus, hommes, femmes et enfants. Ainsi actuellement je parle volontiers de l’humanité toute entière, de l’unité humaine ; j’unis le projet le plus modeste dans sa conception (la création d’un atelier de travaux, surtout agricoles, pour 1600 individus) aux vues d’avenir et d’améliorations les plus vastes qu’on puisse imaginer » [18]. Lemoyne réprouve d’ailleurs l’attitude peu amène de Fourier à l’encontre des saint-simoniens [19].

De surcroît, l’adhésion n’exclut pas des réserves sur certains points de la doctrine harmonienne. En effet, alors qu’il annonce son intention de propager celle-ci à Rochefort, Lemoyne déclare qu’il « ne se présente pas encore comme un adepte, [ni] même comme disciple », en particulier parce qu’« il y a des choses bizarres qui nuisent plus qu’elles ne servent aux bonnes idées de M. Fourier » [20]. D’ailleurs, Lemoyne discerne deux aspects chez Fourier : « il y a en lui un homme doué d’une immense sagacité, un homme qui a raison de s’assimiler à Christophe Colomb, mais il y a aussi un autre homme, celui aux analogies, que je serais tenté [d’appeler] nouveau poète fantastique, s’il ne débitait pas avec le sérieux d’un géomètre ses contes merveilleux » [21] ; dans une autre lettre, il déclare qu’il « distingue Fourier le génie sage et Fourier le génie extravagant » [22]. Assurément, sa formation scientifique et son esprit mathématique sont rebutés par certains aspects du fouriérisme ; il demande d’ailleurs à Transon « ce qu’en pensent les autres camarades sortis de notre positive école polytechnique qui se trouvent [...] à même de conférer avec M. Fourier » [23].

Malgré ces réserves, la force de l’engagement et la profondeur de l’adhésion ne sont pas contestables : de 1832, quand il se rallie à Fourier, jusqu’au début de la décennie suivante, quand il s’éloigne de l’École sociétaire, Lemoyne s’investit dans la diffusion et la mise en pratique des idées fouriéristes, payant de son temps et de son argent, soutenant les initiatives visant à concrétiser le projet phalanstérien. La correspondance avec Fourier et quelques-uns de ses disciples (Transon et Pellarin surtout) témoigne de cette activité. Louis Reybaud, dans ses Études sur les réformateurs contemporains, cite d’ailleurs Lemoyne parmi les fouriéristes qui jouent un rôle important dans la propagation de la doctrine.

Quel fouriérisme ?

« M. Lemoine [sic] est plus particulièrement un esprit dirigé vers les applications pratiques du système sociétaire, dont il comprend et combine les ressorts avec beaucoup d’intelligence », écrit précisément Louis Reybaud en présentant l’un des ouvrages de Lemoyne comme un « livre plus pratique que théorique » [24]. Le fouriérisme de Lemoyne, c’est en effet celui de la théorie sociétaire, qui « expose les vues les plus lumineuses, les plus ingénieuses qu’on ait encore eues sur le système d’association » [25]. Par contre, Lemoyne, dans la continuité de sa distinction entre les deux Fourier, écarte toute une partie de l’oeuvre du maître : « je n’adopterai jamais les analogies générales qu’il [Fourier] voit entre toutes choses, ni son système cosmogonique » [26]. Il évoque parfois sa formation scientifique pour rejeter « l’analogie universelle » : « moi j’ai l’esprit bouché aux analogies, car je ne suis qu’un logicien » [27] ; et il exprime volontiers à Fourier lui-même son scepticisme sur certaines de ses théories : « je vous assure avec la franchise qui m’est naturelle que je ne crois pas que vous viendrez à bout de justifier la majeure partie de vos assertions étrangères à l’association proprement dite » [28] ; de même, « le principe des attractions proportionnelles aux destinées me semble assimilable à l’impénétrabilité » [29]. Et lorsque, dans un ouvrage destiné à vulgariser la pensée de Fourier, il expose la théorie de l’immortalité de l’âme et de la métempsycose, il ajoute en note être « embarrassé de dire par quel ensemble de preuves M. Fourier prétend justifier ce système » [30].

La participation de Lemoyne au mouvement fouriériste est caractérisée par son souci de traduire pratiquement la doctrine, c’est-à-dire d’édifier une communauté phalanstérienne. Cette préoccupation provoque des jugements sévères sur les écrits de Fourier ou de ses disciples. Ils concernent d’abord la presse, et plus précisément le Phalanstère, lancé en 1832 : Lemoyne avait apprécié « le prospectus de Jules [...] parfaitement fait » [31], car Jules Lechevalier et Victor Considerant y affirmaient leur volonté d’en écarter tout aspect théorique ; mais dès juillet 1832, il remarque que les rédacteurs du journal s’éloignent des principes initiaux : « malgré votre promesse de consacrer le journal exclusivement à la réalisation, vous y introduisez trop de théories, trop d’idées ou de néologismes, [...] le lecteur même très intelligent, qui n’a pas étudié la doctrine dans les ouvrages ne peut pas comprendre » [32]. Le Phalanstère, estime-t-il, est rébarbatif pour les lecteurs non déjà convertis : « on nous reproche de l’obscurité et de l’étrangeté, il est de fait que le journal est indigestible » [33]. Fourier n’échappe pas à ses critiques, car, « malgré tout son génie, [il] ne sait pas préparer aux hommes la science, la nourriture intellectuelle, sous la forme qui leur convient, il faut bien lui mettre cela dans la tête. Qu’il soit l’inspirateur du journal, mais qu’il y écrive moins qu’il ne le fait » [34]. En avril 1833, « je n’ose montrer à personne le dernier journal à cause des articles de Fourier et cependant le journal est un des plus remarquables. Jules s’y est surpassé. Victor et Dulary parlent parfaitement bien. Mais la note de Fourier sur les épiciers, bien qu’on ne puisse lui reprocher que du mauvais goût littéraire, révoltera beaucoup de sensibilités. L’article sur la tragédie en 40 actes est une bouffonnerie et ne convient pas à notre grave journal. Enfin, quelques passages de l’article de Fourier sont incompréhensibles pour tous autres que ses disciples » [35]. Et Lemoyne explique à Pellarin comment les textes doivent être rédigés, comment les titres des articles doivent expliciter le contenu [36]... Les ouvrages phalanstériens subissent les mêmes critiques : Lemoyne fait paraître sa première brochure fouriériste en 1833 car « dans toutes les publications, sans excepter, mon cher [Transon], votre exposition, ni celle de Considerant, les principes théoriques grandioses prédominent sur les idées pratiques » [37].

Ainsi, pour Lemoyne, « il faut chercher les moyens, réussir à se populariser », non seulement pour propager les idées fouriéristes, mais surtout pour trouver les soutiens nécessaires à leur application concrète. Très précisément, il s’agit au début de 1833, quand il rédige son premier ouvrage, d’affirmer la viabilité économique et financière d’une phalange pour attirer des actionnaires potentiels. Ses articles publiés dans la presse fouriériste (le Phalanstère, puis la Phalange) sont consacrés à des problèmes économiques et sociaux : le quadruplement du produit, le travail varié et attrayant, l’organisation du commerce, les banques... Dans ses ouvrages, qu’il présente parfois comme des « devis », il calcule très précisément l’argent nécessaire à l’organisation du phalanstère, les dépenses et les recettes que l’on peut attendre, la rémunération des capitaux engagés ; la rétribution du travail et du talent [38]. Il est d’ailleurs l’auteur d’une méthode de « comptabilité panoptique », destinée à faciliter la présentation des bilans comptables [39].

Peu après son adhésion au fouriérisme, il entrevoit la possibilité de réaliser ses aspirations, ce que le saint-simonisme n’avait pu lui offrir. Les 15 et 22 novembre 1832, le Phalanstère publie deux articles du député Baudet-Dulary ; celui-ci projette la fondation d’une Colonie sociétaire à Condé-sur-Vesgre (près de la forêt de Rambouillet), dont l’inauguration est prévue en mars 1833 ; pour réunir l’argent, il compte former une société anonyme, lui-même fournissant une partie du capital, l’autre partie provenant des actionnaires [40]. Dès le 3 décembre, Lemoyne écrit à Transon : il prévoit de prendre quatre actions et espère faire plus... s’il arrive à convaincre sa femme, plus fortunée, d’y contribuer ; « je compte que nous (ou plutôt ma femme) vous remettrons entre 10 et 20 mille francs, mais ce n’est point du tout une affaire certaine ». Il a l’intention de confier au futur phalanstère son fils aîné, âgé d’à peine huit ans et de prendre lui-même un congé afin de s’installer avec son épouse, quelques mois à Condé-sur-Vesgre ; et là, « quand la réussite ne sera plus problématique, son séjour [de son épouse] au phalanstère la conduira certainement à prendre des actions quand elle verra par elle-même que la chose doit infailiblement bien marcher » [41]. Ce soutien financier et ces intentions, annulées par l’échec de la Colonie sociétaire, montrent l’investissement personnel de Lemoyne, malgré son éloignement ; les 2000 francs qu’il propose (quatre actions de 500 francs) constituent une somme importante pour cet ingénieur, même si son mariage avec l’héritière d’un entrepreneur de travaux publics a considérablement amélioré sa situation financière.

Ainsi, le fouriérisme de Lemoyne se caractérise principalement et explicitement, sur le plan doctrinal, par l’exclusion de la cosmogonie, et sur le plan stratégique, par la volonté de réaliser rapidement le phalanstère en adaptant la propagande à cette fin. « Au reste, je vous avertis que quoique toujours aussi fidèle phalanstérien, je serai peut-être encore un peu moins fouriériste », écrit-il en 1834 [42]. D’autres inflexions apparaissent par rapport aux écrits de Fourier, sans être toujours aussi nettement formulées : tout d’abord, la formation scientifique de Lemoyne, ainsi que son goût pour les mathématiques, favorisent le recours fréquent à la quantification ; d’ailleurs, en novembre 1834, il demande à Fourier s’il peut l’« éclaircir sur les usages sociétaires et les analogies de la table de multiplication » [43]. Quand il dessine le fonctionnement du futur phalanstère, il va parfois plus loin que Fourier dans certains calculs prévisionnels : « M. Fourier n’entre pas dans ces détails [...] ; mais il nous a semblé que l’emploi de ces chiffres sériaires rentrait tout à fond dans ses idées » [44].

Fourier critique l’égalité et souligne les différences des conditions qui persisteront en Harmonie ; Lemoyne accentue ce caractère inégalitaire et insiste sur la hiérarchie nécessaire dans l’organisation de la Phalange. Ce souci de la hiérarchie, dont on peut chercher les sources, à la fois dans sa formation polytechnicienne, son appartenance au corps des Ponts-et-Chaussées et son passage par le saint-simonisme, se traduit en particulier par de nombreux calculs destinés à opérer les classements des individus dans la communauté.

Enfin, le souci de passer rapidement à la pratique l’amène parfois à atténuer la dénonciation de la Civilisation, ou à espérer des améliorations possibles en son sein. Certes, il peut critiquer vigoureusement le monde qui l’environne ; mais dans l’avertissement à son premier ouvrage sur la théorie fouriériste, il prévient ainsi : « Je me suis quelquefois un peu écarté des idées de M. Charles Fourier ; par exemple, je n’ai pas maltraité la civilisation comme il le fait. J’ai réduit, amoindri la plupart de ses vues. Il y a des choses que j’ai présentées presque comme une suite à des perfectionnements déjà commencés en Civilisation » [45]. Et dès 1837-1838, il établit des projets de communautés qui n’exigent pas une rupture avec la société qui lui est contemporaine et s’éloignent donc du modèle phalanstérien.

Le travail de propagande

La théorie fouriériste selon Lemoyne doit donc être assez simple dans son expression pour obtenir une large diffusion, pour convaincre et séduire suffisamment de personnes afin de passer à sa réalisation. Il insiste fréquemment sur la nécessité de la propagande, suggérant l’envoi de brochures ou de quelques numéros du journal à toutes les sociétés savantes de France ainsi qu’aux loges maçonniques [46] ; il pense également adresser son premier ouvrage, Association par phalange agricole-industrielle (1833) aux académies départementales ainsi qu’à un grand nombre d’ingénieurs de l’État [47].

Ce travail de diffusion, Lemoyne va surtout essayer de le mener autour de lui, à Rochefort, ainsi que, de façon plus superficielle et plus éphémère, à Metz, où il est né et où il a exercé son métier d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées pendant quelques années. Il existe sans doute à Metz un milieu réceptif, Victor Considerant y ayant lui-même donné, lors de son séjour à l’École militaire d’application, les premiers cours publics de fouriérisme en 1831 ; en 1833, la loge maçonnique des Amis de la Vérité envoie plusieurs lettres à Fourier et apporte 500 francs au projet de Condé-sur-Vesgre [48]. Ainsi, lors de la publication de ses premières brochures fouriéristes, Lemoyne demande que l’on en envoie à Metz, 45 en 1833 (« 10 exemplaires [...] destinés à vos disciples, 35 autres à différentes personnes entre mes amis ou parents » [49]), 20 à 30 en 1834, qu’il se charge de distribuer [50]. Une autre lettre précise les destinataires : journaux, cabinets de lecture, libraires, mais aussi quelques individus nommément cités, un ingénieur des Ponts-et-Chaussées, des députés, des professeurs à l’École d’artillerie, de façon générale des personnalités proches du « parti du mouvement » ou des milieux républicains [51]. Lors de son séjour à Metz, Lemoyne avait été un membre actif de l’Académie de Metz ; après son départ, il devient membre correspondant de la société savante, et il lui envoie son ouvrage, Association par Phalanges agricoles industrielles, qui fait l’objet d’un rapport lu aux membres de l’Académie [52].

Cependant, son activité de propagande s’exerce principalement à Rochefort-sur-Mer. Son prosélytisme y est très précoce, puisque, dès son ralliement à Fourier, et alors même qu’il souligne les limites de son adhésion, il exprime son intention de convertir ses anciens amis saint-simoniens : « c’est à quoi je travaillerai : d’abord sur les quatre ou cinq partisans du saint-simonisme que nous avions ici » [53]. Il agit également en direction des ingénieurs, nombreux à Rochefort en raison de l’Arsenal, auxquels le réunissent des affinités à la fois intellectuelles et professionnelles.

L’attention de Lemoyne s’élargit cependant au-delà de ces milieux très circonscrits, même si l’élite sociale et culturelle de Rochefort, parmi lesquels on trouve en particulier des hauts fonctionnaires et des officiers, est très nettement privilégiée. Parmi les moyens employés pour la diffusion du fouriérisme, il y a tout d’abord les contacts personnels, nourris par la circulation de journaux et d’ouvrages fouriéristes. Par exemple, il prête les écrits de Fourier au préfet maritime, le contre-amiral Grivel, apparemment libéral (Lemoyne signale qu’il lit surtout Smith et Say), mais qu’il ne désespère pas de convertir au fouriérisme ; d’ailleurs, quelques mois après, il estime que « Grivel est assez fortement partisan de nos doctrines » ; pourtant, cette adhésion reste incertaine (Grivel n’a pas lu le quart du Nouveau monde que Lemoyne lui a prêté) et purement intellectuelle, puisque, à la grande déception de Lemoyne, Grivel hésite à s’engager dans le mouvement, et même à s’abonner au journal ; « peut-être que M. Grivel mettra plus de temps qu’un autre à venir tout à fait des nôtres, et qu’il y arrivera cependant à la fin » [54]. Il remet également une brochure de Transon à un envoyé commercial du gouvernement anglais qu’il rencontre à Rochefort : « il est presque partisan d’Owen. Je lui ai fait sentir la supériorité de Fourier » [55].

Sa correspondance avec Fourier et ses disciples parisiens témoigne de ces efforts réalisés par Lemoyne pour diffuser la littérature fouriériste ; il demande par exemple deux exemplaires du Nouveau monde industriel : « mon intention est de déposer l’un d’eux à la bibliothèque de l’hôpital de la marine à Rochefort. Il trouvera là plus d’un lecteur qui l’appréciera » [56] ; il dépose aussi quelques brochures de Lechevalier dans les librairies de Rochefort, Saintes et La Rochelle [57] ; il annonce de temps à autre dans son courrier la vente de quelques ouvrages (de Transon, Considerant, Lechevalier... ou de lui-même) et, plus rarement, le placement de quelques actions pour la colonie de Condé-sur-Vesgre. Il collecte également l’argent des abonnements à la presse fouriériste : en août 1836, il envoie ainsi l’argent de quatre abonnements, trois semestriels et un annuel [58]. Ces personnes qui s’abonnent, au Phalanstère, puis à la Phalange, sont pour la plupart des agents de l’État, officiers, ingénieurs du port, employés de la marine, magistrats ou membres de l’administration fiscale.

La propagande utilise aussi des formes de publicité plus larges, et en particulier la presse : il s’agit d’abord de diffuser la presse fouriériste à Rochefort. Lemoyne, en juillet 1832, demande à recevoir deux exemplaires du Phalanstère, l’un pour son usage personnel, l’autre pour le faire circuler dans son entourage ; surtout, il indique à la rédaction du journal quelques cafés, cabinets et salons littéraires de Rochefort où l’organe fouriériste pourra être utilement adressé et peut-être trouver des lecteurs [59]. Lemoyne fait aussi paraître quelques articles dans la presse locale : par exemple, Les Tablettes en proposent au moins six entre le 27 septembre et le 6 décembre 1836, l’un d’entre eux étant reproduit dans l’organe fouriériste, la Phalange dans le même mois [60].

L’on ignore si les conférences projetées en juin 1832 ont effectivement existé. Mais Lemoyne intervient à de nombreuses reprises dans le cadre plus restreint de la société savante de Rochefort, la Société d’Agriculture, Sciences et Belles-lettres. Outre le dépôt de quelques numéros du Phalanstère sur le bureau de la société, en juillet 1832, Lemoyne y propose ses ouvrages sur la Phalange agricole. En séance, il présente les principales thèses de Fourier, il décrit de façon séduisante le projet de Condé-sur-Vesgre, « une entreprise dont le but principal et presque unique est de tenter des essais, tout à l’avantage de l’humanité, sans toutefois imposer des sacrifices gratuits aux actionnaires ; profits raisonnables et engageants pour ceux-ci, résultats favorables pour la classe laborieuse, tel est le problème dont la solution est proposée » [61] ; en décembre 1833, il signale les difficultés de la colonie et l’insuffisance du nombre d’actionnaires, tout en espérant une reprise du projet. Certaines de ces interventions sont retranscrites dans la revue de la Société ; mais elles bénéficient aussi d’une diffusion plus rapide dans le journal local les Tablettes, qui reproduisent les procès-verbaux des séances de la Société d’agriculture.

Lemoyne provoque parfois des lectures et des discussions plus approfondies : en 1836, le Conseil Général de Charente-Inférieure décide de remettre un prix « à l’auteur du meilleur mémoire qui indiquerait des mesures propres à amener l’extinction de la mendicité » ; Lemoyne rédige une brochure, Calculs agronomiques et considérations sociales  [62] dont le contenu, même s’il n’est pas totalement fidèle au modèle phalanstérien, s’en inspire néanmoins largement. Le Conseil général écarte le travail de Lemoyne car il estime qu’il ne répond pas à la principale condition du concours : proposer des solutions pratiques applicables immédiatement. Considérant au contraire que son projet de communauté agricole est aisément réalisable, Lemoyne soumet son mémoire à la Société et obtient de celle-ci la désignation d’une commission chargée d’en rendre compte [63].

De façon générale, ces contributions à l’activité de la société savante confirment les observations déjà faites sur le fouriérisme de Lemoyne : la réforme de la société et l’organisation de l’association sont privilégiées, tandis que la cosmogonie de Fourier, de même que les principes de l’attraction passionnelle sont à peu près négligés. Cependant, plus encore que dans ses ouvrages ou ses articles parus dans la presse fouriériste, l’originalité et les aspérités du projet phalanstérien sont édulcorées, et la phalange apparaît parfois davantage comme une ferme-modèle ou comme une colonie agricole fondée par une association philanthropique que comme l’unité élémentaire d’Harmonie. Le projet de Condé-sur-Vesgre aurait été ainsi formé dans le « dessein philanthropique de tenter un nouveau mode collectif d’exploitation agricole » [64]. Mais est-ce encore Lemoyne qui parle, ou n’est-ce pas la traduction qu’en fait le secrétaire de la Société ? Il reste en effet à se demander comment sont reçues les idées fouriéristes que tente de diffuser Lemoyne. Quel est le résultat de la propagande fouriériste ?

La réception du fouriérisme

L’étude de l’accueil réservé aux idées de Fourier à Rochefort pose des problèmes de sources. Les informations proviennent d’abord de Lemoyne lui-même, qui, selon les moments, évolue entre l’optimisme et le découragement, mais n’apporte guère de clarté sur la réception qui est faite à ses propos. Il affirme à plusieurs reprises bénéficier d’une oreille attentive et intéressée, mais sans réussir à obtenir l’engagement de ses auditeurs : en 1833, par exemple, il écrit à Lechevalier : « je fais toujours tant que je puis de la propagation individuelle, je réussis assez, les théories sociétaires sont bien accueillies par tous, on ne se récrie plus comme au sujet du saint-simonisme », mais « il est plus mal aisé de trouver des actionnaires, à cet égard, je ne puis encore vous annoncer aucun succès positif » [65] ; l’année suivante, il tient un propos à peu près semblable : après une maladie de plusieurs mois, « je fréquente un peu le monde. Je vois avec plaisir que le ton qu’on a en me parlant de l’association par phalange est bien différent de celui qu’on avait l’année dernière. Mais hélas, la bonne volonté, l’envie de nous voir réussir, ne va pas encore jusqu’à nous amener des souscripteurs. J’ai bien de la peine à m’expliquer l’indifférence on peut dire générale pour notre si importante entreprise » [66]. Ainsi, d’abord encouragé par l’attitude de ses interlocuteurs, Lemoyne est vite déçu par leur refus de soutenir, en particulier financièrement, l’édification d’une communauté phalanstérienne. Les ouvrages ou les abonnements qu’il essaie de distribuer bénéficient d’un succès très inégal : « j’ai laissé pour être vendues quelques-unes des brochures que Jules [Lechevalier] m’a adressées ; mais on n’est guère amateur de bonnes choses dans ce pays-ci ; je ne sais pas si c’est le climat, la canicule qui rend si apathique » [67].

La réception dont bénéficient les interventions de Lemoyne à la Société d’agriculture soulève davantage de difficultés : on ignore le plus souvent si les réserves énoncées envers les idées de Fourier dans les procès-verbaux des séances, proviennent de Lemoyne lui-même, ou sont imputables au secrétaire de la société, ou traduisent les opinions plus générales de l’assemblée. De surcroît, les formes langagières en usage dans ces assemblées, et en particulier, dans les procès-verbaux des séances, favorisent l’euphémisation des conflits ou des critiques. Malgré ces incertitudes, il semble bien que les membres de la Société d’agriculture, d’une part, manifestent une certaine circonspection envers l’avenir imaginé par Fourier, et d’autre part, considèrent les idées qui leur sont soumises dans une perspective philanthropique : quand Lemoyne expose quelques aspects du fouriérisme, en insistant sur le travail varié et attrayant, le compte-rendu de séance ajoute : « Bien que ces spéculations paraissent difficiles à réaliser, il pourrait peut-être en sortir quelques vues pratiques qui modifiées par l’expérience, porteront quelques fruits » [68] ; en décembre 1832, le commentaire suivant conclut la présentation du projet de Condé-sur-Vesgre : « malgré les doutes légitimes qu’on peut concevoir sur le succès de cette entreprise, on ne peut qu’applaudir aux sentiments nobles et désintéressés qui entraînent dans cette voie des améliorations, des hommes qui sont animés de vues généreuses » [69] ; d’ailleurs, l’opération n’a pas eu le succès escompté, puisqu’aucun membre de la Société n’a apporté son concours financier à la Colonie sociétaire. En avril 1833 encore, on estime que Lemoyne « exprime des espérances qui peuvent paraître un peu exagérées aux personnes qui ne sont pas familiarisées avec les idées [fouriéristes], mais ces espérances ne se réaliseraient-elles qu’en partie, elles offriraient un bienfait pour la société, et justifieraient les illusions philanthropiques d’hommes qui courent le risque des entreprises dont les premiers essais sont toujours aventureux » [70].

Le rapport de la commission chargée de rendre compte de l’ouvrage de Lemoyne, les Calculs agronomiques et considérations sociales, devrait, a priori, fournir des éléments plus précis sur l’attitude de la société savante. Les auteurs signalent tout d’abord que leur « attention s’est portée exclusivement sur les résultats numériques » et qu’ils ont « cru devoir laisser à peu près de côté les considérations étrangères au but principal de l’écrit » qui concerne d’abord l’organisation d’une communauté. Après avoir résumé l’ouvrage de Lemoyne, ils établissent la filiation avec le fouriérisme, puisque les idées de Lemoyne « reposent sur des idées émises par l’École sociétaire, laquelle, tout en accordant qu’il peut y avoir des erreurs dans les écrits de Charles Fourier, le reconnaît cependant comme inventeur et révélateur de la nouvelle science du bien-être, du bonheur de l’homme ». Et ils émettent quelques doutes sur la viabilité du système : le capital nécessaire pour réaliser l’association dont Lemoyne dresse le devis, paraît considérable ; certes, « cet obstacle ne sera que momentané, si les résultats avantageux que présentent ses calculs reçoivent l’assentiment des hommes compétents pour les juger. Toutefois, il faut bien le dire, ce jugement favorable ne sera pas porté aussi promptement que l’auteur pourrait le désirer, car ces calculs sont assez compliqués pour effrayer la plupart des lecteurs ». De plus, « il est à craindre, d’un autre côté, que les passions humaines fassent échouer une première tentative d’association », même si Lemoyne déclare avoir l’intention de livrer quelques ouvrages résolvant cette question. En conclusion, la commission insiste sur l’importance du sujet et souligne que le but de l’auteur, la lutte contre la mendicité par des changements agricoles, est un « but louable pour lequel il mérite la sympathie de tous » ; elle propose à la Société « de voter des remerciements et des éloges à M. Lemoyne, et de l’engager en même temps à continuer ses importants travaux. Elle exprime enfin le voeu qu’il applique spécialement ses calculs à notre localité » [71].

Ainsi, les quelques indices que l’on possède suggèrent une attention polie et parfois intéressée de la part des membres de la société savante, et plus généralement, des différents interlocuteurs de Lemoyne quand il s’efforce de propager la doctrine. De surcroît, ses auditeurs retiennent principalement de la présentation des idées fouriéristes la mise en place d’une association agricole, conjuguant les progrès agronomiques avec la résolution des problèmes sociaux (mendicité, paupérisme urbain) ; ce faisant, ils ne font guère qu’accentuer une tendance déjà manifeste dans certains écrits de Lemoyne lui-même. Cependant, cet intérêt que l’on peut parfois observer pour les idées développées par Lemoyne, n’entraîne pas d’initiatives de la part de ses auditeurs.

Sans doute, Lemoyne n’est pas complètement isolé à Rochefort : les comptes qu’il rend à la direction parisienne du mouvement indiquent quelques livres vendus, quelques abonnements pris ou quelques actions placées. D’autres informations montrent que la présence du fouriérisme à Rochefort ne se réduit pas à la personne de Lemoyne : on y célèbre le 7 avril 1840 l’anniversaire de la naissance de Fourier [72] ; et le journal local Les Tablettes, d’ailleurs mentionné par E. de Pompéry parmi la presse dirigée par des membres de l’École ou par des amis de celle-ci [73], contient en 1840 un compte-rendu élogieux de l’ouvrage de Mme Gatti de Gamond, signé par un officier de marine. Cependant, ces quelques sympathisants fouriéristes ne constituent pas un groupe suffisant pour penser à l’édification d’une communauté phalanstérienne, d’autant que Lemoyne n’a pas réussi à convaincre les notables de la Société d’agriculture d’y participer. Du reste, vers 1840, Lemoyne s’inquiète surtout de l’évolution de l’École sociétaire, dont il commence à s’éloigner.

L’éloignement

Habitant à Rochefort, Lemoyne s’est, dès les premières années de son adhésion au fouriérisme, senti loin du maître et de ses principaux disciples : « je désire beaucoup vous aller tous voir, j’attends cependant toujours afin de voir notre entreprise agricole [de Condé-sur-Vesgre] un peu en activité, et surtout venir contempler la figure de celui qu’on pourrait bien appeler le vrai rédempteur de l’humanité, ne voyez pas à ces mots que j’aille l’adorer. Je m’imagine d’après ses écrits que tout en l’admirant, c’est un homme que sous beaucoup de rapports, j’aurai en antipathie. Je m’imagine que quand nous serons, comme je l’espère, tous ensemble au phalanstère, je serai plus souvent groupé contre que pour Fourier. Toujours est-il qu’à présent, un de mes plus ardents désirs est de contempler cette tête extraordinaire » [74]. Certes, dans son courrier, Lemoyne exprime régulièrement le sentiment d’appartenir à une communauté soudée par des liens très forts ; dès son adhésion, il écrit : « vous [A. Transon], lui [J. Lechevalier] et moi et tous ceux qui se réunissent pour accomplir l’oeuvre sublime d’enseigner aux hommes un autre mode d’existence que celui de cette déplorable civilisation incohérente, nous sommes déjà une série passionnée, nous pouvons nous montrer en disant aux hommes, voyez ce que ce sera ! nous sommes déjà quoique sans nous connaître, tous réunis par de vifs sentiments d’amitié et de bienveillante émulation » [75] ; cette dimension humaine et relationnelle est encore perceptible quand il commence ses lettres par « Mon cher ami », « car tous ceux qui coopèrent à la réalisation de notre oeuvre sublime sont mes meilleurs amis » [76] ou « car des phalanstériens peuvent en toute assurance se donner ce titre avant de s’être vus » [77]. Mais il ressent très vite la distance qui le sépare de ses amis et qui empêche la confrontation intellectuelle directe que ne remplace pas l’échange épistolaire. Quand il envoie le texte de sa première brochure à Paris, il réclame le jugement de Fourier et s’inquiète plusieurs fois du silence de ce dernier : « je m’attendais que notre maître monsieur Fourier y trouverait des choses à sabrer. J’ai un peu mis du mien » [78] ; il avoue quelques incertitudes sur la justesse de ses propositions et l’orthodoxie de son texte : « je vous dirai que la seule chose dont je sois le plus fâché, c’est que Fourier ou vous autres, vous n’ayez rien changé à mon écrit ; car je me suis un peu permis de faire l’inventeur sur des points dont il me semblait nécessaire de parler et dont je ne sais pourquoi, ce n’est certainement pas par inadvertance, ni embarras, Fourier a jugé à propos de garder le silence » [79].

La distance suscite aussi des questions sur le fonctionnement et l’évolution du mouvement ; en 1834, par exemple, alors que l’échec de Condé est désormais avéré, il écrit plusieurs lettres à Fourier où il fait part de ses déceptions : « je m’ennuie et me désole beaucoup de ne pas voir nos affaires marcher ; votre journal ne contient jamais le moindre petit bout de bulletin encourageant, c’est désolant » ; et quelques mois plus tard : « comme je ne reçois aucune nouvelle ni de vous, ni d’aucun de nos amis, j’en dois conclure que nos affaires restent stationnaires, et cela me donne un profond chagrin. N’y a-t-il donc rien à faire pour faire surgir ce fondateur qui change toute notre position ? Faut-il l’attendre patiemment bouche béante [...] ? » [80]. Lemoyne demande des informations sur le fonctionnement du mouvement, souhaitant connaître le nombre des abonnés au Phalanstère, les résultats de la souscription lancée pour financer la colonie de Condé, les comptes des dépenses réalisés par l’École sociétaire ; en 1837, il déclare d’ailleurs vouloir réduire sa contribution financière, parce que, ajoute-t-il, « mon éloignement ne me permet pas de juger si la direction des affaires phalanstériennes est suffisamment bonne » [81]

Au fil des années, sa critique s’avive ; en 1837, il est contacté par un groupe de fouriéristes provinciaux contestant le rôle de Considerant ; tout en restant à l’écart de cette dissidence, il reprend certains griefs formulés à l’encontre de celui qui s’est affirmé comme le principal héritier de Fourier : « vous ne ralliez pas les phalanstériens entre eux comme vous êtes à même de le faire, notamment par une connaissance qui active la passion amitié qui nous lie, en nous donnant des nouvelles les uns des autres. Vous avez raison de vouloir un pouvoir dictatorial, mais il faut une dictature amicale et paternelle, le despotisme est mauvais, on vous fait par exemple un reproche auquel je ne puis opposer aucune excuse, c’est le refus de la liste des adresses des personnes à qui vous envoyez la Phalange  » ; il affirme cependant sa fidélité à Considerant en concluant : « je suis tout à vous » [82] ; cependant, peu après, et à l’occasion de la publication des manuscrits de Fourier, il réprouve à nouveau le caractère parisien de la direction : « Je dis donc que vous devriez bien ne pas tant négliger les provinciaux. [...] Informez donc la province de ce que Paris fait » [83]. Ses lettres suivantes, en 1838 et 1839 expriment également son amertume devant l’absence de résultats : « je vois avec bien du chagrin que nous ne faisons pas de grands progrès », « l’apathie des gens, même qui approuvent la théorie phalanstérienne, est déplorable » [84]

Au milieu de l’année 1839, Lemoyne rejoint un nouveau groupe de fouriéristes dissidents, désireux comme lui de concrétiser le projet phalanstérien [85] ; son nom est mentionné sur le prospectus qui annonce la publication de leur organe, le Nouveau Monde, pour lequel il rédige plusieurs articles [86]. Il y fait paraître en février 1840 un article intitulé « Réveillons-nous » où il critique l’inaction de ses amis : « le mal qui nous frappe en ce moment, c’est que les convictions les plus saintes manquent d’âme et de vie. On proclame sa foi comme on pourrait avouer un doute, avec une tiédeur qui glace et inspire je ne sais quelle défiance et quelle répulsion [...] Tantôt on argue, pour justifier son indolence, des prétendues impossibilités de la propagande ou de la réalisation, tantôt on indique les prérogatives d’une orthodoxie stérile et hors de propos pour méconnaître à son aise les services d’un esprit pénétrant ou l’utilité provisoire de certaines activités. Cependant, l’idée qui nous possède est par sa nature même, destinée à se traduire en fait aussitôt qu’il y aura assez d’amour pour la féconder ! » [87].

Dans le même article, il propose de se lancer dans la réalisation d’un établissement qui « servirait tout à la fois de maison de refuge et de ferme modèle ». Comme d’ailleurs les dissidents de la Correspondance harmonienne, avec lesquels il avait eu des contacts en 1837, comme les autres membres du groupe du Nouveau Monde, il s’intéresse à des projets qui peuvent constituer des formes transitoires vers le phalanstère, sans prétendre réaliser celui-ci immédiatement. Cette évolution, déjà entrevue à partir de 1837-1838 avec ses Calculs agronomiques et considérations sociales, s’observe davantage encore dans le cadre de la Société d’Agriculture à Rochefort. En 1840, il y présente, avec un commentaire favorable, des expériences menées dans plusieurs régions de France. Par exemple, lors de la séance du 26 février 1840, il expose un projet de colonie agricole dans une localité du Bas-Rhin, « pour prévenir et corriger le paupérisme » [88] ; le 8 avril 1840, il décrit le domaine agricole de Grandjouan (Loire-Atlantique) dirigé par Jules Rieffel ; celui-ci a mis en valeur 500 hectares, sur lesquelles il installe des familles de colons avec un statut proche du métayage [89]. « M. Rieffel établit véritablement chez lui l’association du capital et du travail. Il y a d’un côté une population de colons, associés, intéressés, soumis à une direction uniforme et soutenus de capitaux nécessaires à l’ascension industrielle » [90].

Cette évolution est encore plus nette dans un ouvrage paru en 1842 [91], pour lequel Lemoyne, sans cependant dissimuler son identité, utilise un pseudonyme, Médius, sous lequel il signera désormais ses essais, manifestant ainsi la rupture avec l’oeuvre antérieure. Le projet qu’il expose alors est fort éloigné de la phalange fouriériste, même si l’auteur y fait parfois référence ; d’ailleurs, « nous demandons surtout à ne pas être confondues avec les socialistes qui veulent ou espèrent arriver à réformer toute la société, car nous ne proposons que des institutions isolées, agricoles et en nombre limité » [92]. Lemoyne promeut dans son ouvrage la formation de colonies agricoles, qu’il appelle conglobats, dirigées par un « baron » ou régent, ce dernier apportant le capital (terres, bâtiments, matériel agricole) mis en valeur par des ouvriers. Le conglobat se limite à peu près à une colonie agricole, fortement hiérarchisée, conjuguant le progrès technique et les préoccupations sociales (il s’agit notamment de lutter contre la mendicité et les désordres sociaux), où le baron possède une forte autorité, en particulier morale, sur les habitants du conglobat. Par ailleurs, différents aspects du phalanstère (l’éducation) et surtout, des éléments centraux des thèmes développés par Fourier (la place des passions, l’évolution vers l’Harmonie) ont complètement disparu. Cet ouvrage sera d’ailleurs très mal accueillie par les fouriéristes, si l’on en croit Lemoyne lui-même [93].

L’éloignement par rapport au fouriérisme est favorisé par une mutation géographique : peu après la publication de la Baronnie d’asile, Lemoyne est nommé en juillet 1842 ingénieur en chef dans le département des Ardennes, où il se montre très discret. En mars 1848, il semble pourtant vouloir renouer avec la réflexion sociale ; il publie des Idées d’organisation sociale  [94], ouvrage de circonstance qui reprend pour l’essentiel des articles parus antérieurement ; il essaie aussi de renouer des liens avec Victor Considerant et propose ses services à la jeune République, souhaitant visiblement être appelé à la Commission du Luxembourg [95]. Cet intérêt pour la réforme de la société est cependant très éphémère et plutôt opportuniste ; Lemoyne cherche surtout à éviter le poste qui vient de lui être désigné, Épinal. Et quand, ses démarches ayant été vaines, l’ingénieur doit rejoindre les Vosges, sa correspondance avec le ministère ne s’intéresse plus à la « question sociale », mais est uniquement consacrée à des demandes de mutation géographique ou d’avancement hiérarchique.

La notoriété de Lemoyne n’a guère survécu à son éloignement de l’École sociétaire, malgré des publications encore nombreuses pendant sa retraite entre 1857 et 1875. L’attention qu’il mérite provient surtout de ce qu’il peut nous apprendre des modalités de la diffusion du fouriérisme, hors de l’activité déployée par Fourier lui-même ou son entourage proche. Indubitablement, Lemoyne a su imposer la présence du fouriérisme à Rochefort : les discussions menées au sein de la société savante et la publication d’articles de sensibilité fouriériste dans le journal local le manifestent clairement ; un certain intérêt peut même s’exprimer pour les idées de Fourier, même si celles-ci sont présentées de façon partielle par Lemoyne, et reçues de façon encore plus restrictive par un auditoire qui perçoit parfois le phalanstère comme une forme particulière de colonie agricole ou d’institution philanthropique. Cependant, malgré ses efforts, Lemoyne n’a pas réussi à susciter chez ses concitoyens des initiatives contribuant à la réalisation d’un phalanstère. Le sentiment de cet échec, l’isolement par rapport aux milieux fouriéristes parisiens, et les scissions qui s’opèrent alors au sein de l’École sociétaire provoquent son éloignement du mouvement fouriériste.

En 1857, Lemoyne prend sa retraite et rejoint Metz, sa ville natale ; il va y passer la dernière partie de sa vie, près de vingt ans, à élaborer une « doctrine hiérarchique fusionnaire », développée dans plusieurs ouvrages, où les références à Fourier sont d’ailleurs nombreuses, pour s’en distinguer comme pour s’en inspirer [96]. Les sujets évoqués (de la formation d’une communauté à la métempsycose, en passant par une théorie de la connaissance, le projet d’une réforme de l’orthographe, etc.), le traitement employé (avec l’usage de néologismes, le goût pour les classifications, la fréquence des digressions...) rappellent d’ailleurs souvent les écrits fouriéristes, même si sur le fond, Lemoyne est peu fidèle à la doctrine harmonienne. Ces ouvrages imprimés à ses frais et, le plus souvent distribués par ses propres moyens, ne semblent guère avoir d’audience. Et même si, vers la fin de sa vie, Lemoyne reprend contact avec les cercles fouriéristes en correspondant avec la rédaction du Bulletin du mouvement social  [97], c’est dans l’isolement qu’il meurt en 1875.