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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

De l’Apocalypse à la Genèse : le Même transfiguré
Article mis en ligne le 31 juillet 2017

par Madonna-Desbazeille, Michèle

La fin du Nouveau Monde amoureux est une mise en scène apocalyptique, présentation et représentation d’un monde nouveau. Fourier joue le rôle du médiateur, ange et prophète, entre l’Homme et le Divin ; il porte à la lumière une révélation trop longtemps cachée : l’Homme est appelé à déplacer et replacer les astres. Le Temps est venu.

Le Nouveau Monde amoureux, synthèse finale de l’œuvre de Fourier, en retrace le parcours, sans cesse remis sur le métier. On y retrouve tous les fondements de la théorie ; on y découvre la sortie du labyrinthe de misères dans lequel la civilisation a enfermé l’Homme, l’issue du dédale des passions dans lequel il a longtemps erré. Dans cet élan fabuleux que nourrit l’énergie du désir toujours renouvelé par le mouvement même de la genèse, s’accomplit la transfiguration et naît un nouveau monde « du contact des extrêmes et de la contrepuissance dévolue aux infiniment petits », dans une mise en scène apocalyptique du « futur apparat nocturne [...] qui élève notre globe en Harmonie » et ainsi « ouvre au genre humain l’issue de l’abîme civilisé, barbare et sauvage [1] ».

Une mise en scène apocalyptique

Se représenter et présenter un nouveau monde fut l’entreprise gigantesque de toute le vie de Fourier dès qu’il constate l’échec de la révolution de 1789. Défiant l’impossible, Fourier ose, par les méandres d’une longue et obsessionnelle interrogation, affirmer la possibilité d’un nouvel ordre sociétaire ; il ose la mise à mort du mythe de la révolution de 1789 et la mise au monde d’un nouvel ordre, substituant ainsi « il sera une fois » à « il était une fois ». De cette passion du commencement, de la genèse, qui l’anime, il en dit une fois de plus le credo dans les pages que l’on pourrait qualifier d’apocalyptiques du mouvement final, dans le sens d’extrême ; pages qui, loin de mettre un point final à l’œuvre, relancent la genèse de ce bouleversement fondamental de l’éthique dans l’Harmonie future, la Jérusalem céleste et terrestre.

Fourier nous offre une présentation assez étendue de la nouvelle création qu’il engendre, et qui s’engendre par delà le Globe terrestre, dans tout l’univers, dans un maelström bouleversant né « du contact des extrêmes en matériel comme en passionnel [2]. » Selon lui, l’effet de mouvement le plus commun, l’évidence la plus crue qu’il n’a su voir jusqu’à présent et dont il nous fait la révélation.

Le médiateur

Dans la Bible c’est celui qui comble la distance entre l’homme et Dieu et permet que la parole divine se fasse entendre de la bouche de l’Ange. Dans le Nouveau Monde amoureux, Fourier fait une entrée en scène spectaculaire où dans l’espace de quelques pages, il se pose en médiateur des idées de Dieu. Il dit ne faire qu’interpréter et transmettre, tel un prophète, intermédiaire entre Dieu et les hommes en leur montrant ce qui jusque là était resté caché parce que seule notre cécité nous a empêchés de voir. Fourier parle au nom du code divin : le Nouveau Monde amoureux n’est-il pas le traité de l’attraction ou codes divin, ralliement aux vœux de l’amour, la passion essentiellement divine ? En quelques pages, Fourier nomme David, Jeanne d’Arc et le « bon sens qui dit que Dieu a pourvu à nos besoins et (qu’il a dû) nous ménager les moyens de découvrir ce qui nous est nécessaire [3] » Pour nous conduire vers la lumière, on l’a vu, Fourier s’équipe d’un fanal et de deux boussoles [4]. En médiateur avisé, Fourier sait prendre des précautions oratoires : « Commençons par chercher un fanal plus sûr que la raison [5] », et lorsqu’il élabore l’hypothèse de la dissolution de la voie lactée, « cette hypothèse touche de si près à nos plus chers intérêts et présage un événement si décisif pour le sort de notre globe, que je ne puis en rendre compte qu’en usant de précautions pour disposer les esprits à des révélations si extraordinaires [6] » De telles révélations ne peuvent être faites que par un élu : « Ce n’est pas un simple particulier qui peut aborder un tel travail [7] » Élu, mais parmi les gens simples comme il l’affirme dès le prologue : « C’est mon obscurité même qui me donne le droit de prendre les rênes [8]... » ; et dans les dernières pages il confirme : « J’ai les preuves », « la nouvelle que je vais donner », « le calcul général de mouvement qu’on a cru réservé aux élus de l’autre vie et dont je puis communiquer au genre humain les éléments [9]. » Dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Fourier rappelle cette phrase de l’Évangile de Matthieu, XI : « Je vous bénis, ô mon père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux savants, et que vous les avez révélées aux simples [10]. » Il s’est mis en situation « d’écart absolu », condition sine qua non pour révéler la découverte, se soumettre à « une voix intérieure », à la volonté contraignante d’une vérité transcendante à dévoiler « qui est restée inconnue 5000 ans [11] ». Ici Fourier fait usage de la tradition comme preuve d’une évidence. La vérité existait mais elle était cachée, et il va opérer un retour à cet objet perdu. P. Ricoeur a écrit que « tous les fondateurs de philosophies, de religions, et de cultures disent qu’ils mettent au jour quelque chose qui existait déjà [12] ». Ce schéma, précise Ricoeur, a souvent été associé au schéma de l’inversion. Retour et retournement, retournement de la raison : « notre siècle qui raisonne sans cesse de contrepoids et d’équilibre a tout à fait méconnu ce contrepoids des extrêmes [13] ». Or, l’homme, bien que le plus petit, fait partie des initiés à la connaissance de Dieu, dont les planètes, les uni vers...bini vers, trinivers ou masses d’univers en contact mental avec Dieu [14]. Mais Fourier est aussi plus qu’un médiateur, il est « le seul homme qui possède le calcul de l’harmonie [15] ». Et il ajoute : « celui qui apporte de telles lumières aux humains sera donc Messie de la Raison [16] ».

Le destinataire

C’est donc à la fois au titre d’initié à la connaissance de Dieu et d’élu qu’il peut s’adresser à la communauté des initiés, ces lecteurs non rigoristes qui ont une inclination naturelle à connaître ce bonheur si différent de celui de la Civilisation. « Rigoristes qui proscrivez l’amour, philosophes qui ridiculisez l’esprit religieux, ne lisez pas ce traité de l’attraction ou code divin [17]. » Le message n’est pas personnel et il s’adresse à cette communauté d’initiés, mais aussi à tout le genre humain dont Fourier entreprend de faire le bonheur. « C’est à moi seul que les générations présentes devront leur immense bonheur [18] »

La révélation

« L’homme est appelé à déplacer et replacer les astres. » C’est sur une loi fondamentale du mouvement telle qu’elle est visible dans la Nature que Fourier s’appuie pour s’arroger le pouvoir de refaire l’univers cosmique et social, de remettre bon ordre dans le chaos présent. Cette opération était assignée à l’homme qui l’a retardée par son manque d’éveil. Dieu ne peut usurper la part de gestion réservée à l’homme, car « si nous n’avions pas une part de gestion dans la distribution des mondes, le mouvement universel ne serait pas en contact d’extrêmes : le dernier chaînon d’harmonie qui est l’homme ne serait pas en pleine association avec le premier qui est Dieu ; il n’y aurait ni unité dans le système du mouvement, ni preuve de l’immortalité de l’âme qui ne s’acquiert que par la plénitude et l’évidence du contact des extrêmes [19] ». On voit qu’ici, contrairement à la pensée chrétienne, l’homme est tout, à tel point que Dieu ne saurait se passer de l’homme, dont il fait son associé. Religion et politique se superposent.

Un espace nouveau

L’univers, l’homme et Dieu sont identiques ; le mécanisme de l’univers et de toutes ses parties est dualisé : harmonie et subversion. On assiste ici à une démonstration du « jeu » des engrenages analogiques. « La théorie du mouvement et de l’analogie est sujette à une foule d’engrenages qui démentiraient les calculs généraux [20]. » Fourier ouvre le grand livre de la nature et refait l’harmonie des sphères, mettant l’analogie au service de la cosmogonie appliquée. Les créations subversives, produits des copulations des astres, sont en même temps le reflet des passions humaines. L’analogie est ce qui permet à Fourier de mettre le mouvement de sa théorie en accord avec Dieu [21]. L’attraction passionnée est étendue à l’univers entier : « La grande loi du mouvement étant une loi psychologique, les corps célestes ne peuvent qu’être animés... La vie cosmique s’insère encore dans le moule de l’emboîtement, rêve si puissant au XVIIe siècle [22] ».

Le système d’analogie passionnelle et sociale servit de règle aux créations [23]. Puissante imagination créatrice qui dissout la voie lactée, présage d’un événement définitif pour le sort de notre globe. Le déluge fut suivi par des créations désastreuses que Fourier espère corriger. Il fait allusion à certaines « traditions confuses du paradis terrestre, de bonheur perdu. Il existait alors sur la terre une société heureuse d’un mécanisme mixte et fort différent de l’ordre civilisé [24]. » On le sait, il ne fait pas l’apologie d’un retour à l’âge d’or, mais l’âge d’or est ici constitué en objet perdu, à récupérer différemment. L’expérience fut possible et réelle, elle est donc récupérable. L’âge d’or vaut comme intemporalité, comme « contenu de splendeur qui a valeur de tâche et d’architecture pour le sujet ; mais cette tâche ne peut se décider et se définir que par une conversion radicale. L’âge d’or est l’avenir toujours possible mais par le moyen d’une transmutation du regard sur le monde [25] ».

Une transmutation du regard sur le monde, par-delà le cosmos selon que « le mouvement dans tout [...] est assujetti à la règle du contact des extrêmes [26] », crée un espace nouveau où le vrai et le bien s’allient avec le faux et le mal, et vice versa. Mais si nous sommes la planète la plus malheureuse de l’univers, « l’immensité de nos misères nous ouvre des chances d’immense bonheur pour l’instant où nous voudrons rentrer dans les voies de Dieu et de l’harmonie [27] ». Et l’on assiste à un ballet de planètes qui copulent. Le produit de leurs amours est un bestiaire inattendu. Anti-lion, anti-tigre, anti léopard sert-on à l’homme ce que lion, tigre et léopard ne sont pas, des serviteurs précieux. Ce bestiaire pourrait bien relever d’un fond de paganisme détourné.

Pour D.H. Lawrence, « le cosmos est le lieu des grands symboles vitaux et des connexions vivantes, la vie-plus-que-personnelle [28] ». Les planètes copulent du pôle nord au pôle sud de la terre, et ce rapprochement subversif avec la terre est des plus créatifs. Fourier envisage même de créer de « gracieux quadrupèdes en contrepartie de la profusion énorme de créatures immondes, féroces, dégoûtantes et infernales [29] » de la première création, celle de la genèse. C’est bien à une pluralité des mondes que l’on assiste lorsque la terre sera rentrée en Harmonie, spectacle que, on l’a déjà dit, « les habitants de chaque planète doivent découvrir de l’œil sans recourir au télescope [30] ». La terre sera plus productive, ne connaissant plus les extrêmes de climat car elle aura trouvé sa couronne boréale et son axe se sera redressé. Fourier tient l’excessive inclinaison de la terre pour responsable des variations de climat qui causent l’aridité et la pauvreté des cultures. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette idée visionnaire de Fourier de la démonstration d’un physicien de l’université de l’Iowa, Alexander Abian [31]. Ce dernier affirme que nous devons modifier les climats pour éviter une catastrophe écologique. Il pense que les 23° d’inclinaison de l’axe de la terre sont responsables des écarts excessifs de climat. Des calculs mathématiques vérifiés par un astronome de Prague, ont conduit Abian à proposer, afin de redresser l’axe de la terre, de faire exploser la lune en utilisant le matériau atomique imprudemment stocké. Une partie de la lune pourrait être fixée dans le pôle antarctique, ce qui permettrait à l’axe de se redresser. Fourier serait-il aussi fou qu’on l’a prétendu ? Bien sûr, pour Abian comme pour Fourier, l’axe se redresse naturellement par effet harmonieux.

Dans ces pages sur l’harmonie des sphères, la subversion remet en cause la logique spatiale. Dans l’apocalypse de Jean, on ne sait pas très bien non plus si l’on est à Rome, à Jérusalem, sur terre ou dans le ciel. Les calculs des astronomes sont l’objet de tous les soupçons de la part de Fourier mais les chiffres que lui-même avance ne sont bien sûr pas plus sérieux que les effets de concentration des univers, représentés « dans la courge et le melon qui sont hiéroglyphes des univers confus et des univers harmonisés [32]. » Cette transmutation du regard sur le monde s’accompagne d’une transfiguration, d’une glorification. Fourier transforme le monde en le revêtant d’un aspect brillant et glorieux : « la condensation et la perfection : le diamant ». Il est partout question de réflection de la lumière, de mise en ordre du chaos, de remplissage de vides inutiles. Au cosmos ainsi réorganisé répondra, sur la terre, une société réorganisée et harmonieuse. Sur la terre comme au ciel. Nous sommes dans un espace intermédiaire.

Le temps nouveau

Du chaos en Harmonie on voyage « dans la 2e phase, celle de l’accroissement ou combinaison ascendante qui durera encore 35 000 ans avant la descente ». Ailleurs, Fourier parle d’un « laps de temps de 120 000 ans jusqu’à la transition descendante ou apocalyptique formée des périodes 28,29,30,31... dont la durée sera courte, infiniment moins désastreuse que la barbarie et la civilisation antérieure dans lesquelles nous gémissons [33] ». Il signale l’imminence du danger : « notre globe est en péril imminent de mort et n’a pas plus de 3 siéclades à exister (3 fois 144 = 432 ans) s’il ne consent pas dans ce délai [34].... » Cette prévision est-elle encore un « bénéfice considérable sur les horoscopes des béates qui annoncent fréquemment la fin du monde à des termes bien plus rapprochés qu’au surplus si le globe doit durer encore 432 ans à dater de 1808 les vivants actuels n’ont pas sujet de s’effrayer, n’auront besoin de rien lors de cette catastrophe indiquée en 2242 et qu’alors qui vivra verra [35] » En 2242, si nos corps n’auront besoin de rien, nos âmes resteront encore attachées à la grande âme du globe. Nous sommes donc responsables du présent et du futur car « Dieu étant UN dans son système ne sépare point le bonheur de cette vie au bonheur de l’autre [36] » On connait la théorie de Fourier sur la transmigration des âmes [37]. Pour les vivants comme pour les morts, un Paradis unique.

Le péril imminent : on pourrait rapprocher ceci de « le temps est proche » de l’Apocalypse. Nous nous trouvons dans une attente, dans un temps intermédiaire, d’une durée incertaine. Mais ici ce n’est pas un temps considéré du point de vue de la fin des temps, mais du point de vue de la genèse sociale. La structure est toutefois proche : « l’événement que je viens de présager...n’est peut-être pas éloigné » et « l’organisation qui se prépare » [38]. Emploi du temps du futur comme d’un temps de salut parfois nuancé d’obligation : « les habitants de notre globe auront à remarquer une différence frappante [39] ». Le futur est mêlé au présent, comme si déjà l’événement était réalisé : « on verra que chacune (des 3 octaves) conjugue 5 touches ou lunes sur la pédale miniature [40]. » Ou bien il est nuancé de conditionnel : « alors notre mobilier céleste tant de jour que de nuit, commencerait à prendre couleur : nous aurions, pour parure de jour, 4 prosolaires... Jupiter et Vesta conserveraient quelque éclat en plein jour [41]... » Le délai est considéré comme fatal, il faut donc qu’il y ait une issue « ...à l’expiration du délai fatal, le globe pourrait être sauvé en dépit de lui-même dans le cas d’un événement que fait entrevoir l’annonce de M. Herschelle sur la dissolution de la voie lactée [42] ». Mais, « s’il est possible que les phalanges soient déjà en marche depuis 1000 ans et plus et que le monde sidéral touche à de grands événements, [...] la dissolution de la voie lactée permet de les augurer sans qu’on puisse en assigner l’époque », et le vœu est fait « d’accélérer l’époque en élevant notre globe à l’harmonie et opérant ainsi la cure de notre soleil et l’incorporation de nos planètes [43] ».

Ce temps nouveau, intermédiaire, correspond à l’espace nouveau dans lequel s’ouvre un monde possible déjà entièrement contenu dans les prémisses de la situation d’origine (le Paradis terrestre) mais transfiguré par la subversion des catégories de la représentation. L’ordre et le sens retrouvés ne le sont pas dans un ailleurs, mais dans le même transfiguré par une manipulation de l’intrigue, une divine comédie dont il ressort condensé, glorifié, dans la perfection du diamant : « la condensation considérée comme une règle de perfection [44] ».

Le langage poétique

Cette condensation se répercute et se perçoit au niveau du langage. L’analogie est un moyen d’argumentation instable. Dans la plupart des cas le réseau de comparaisons ne fonctionne pas pour le lecteur, mais c’est un jeu, illimité. Songez à ce que peut révéler le miroir analogique appliqué à tout l’univers et dont Fourier « seul, bien mieux que Schelling possède les preuves [45] » Ce qui permet d’étudier l’infiniment grand comme l’infiniment petit et de les rapprocher par un procédé dynamique d’extension de la conscience sensible. L’utopiste rédige une fiction littéraire. Imaginer c’est restructurer les champs sémantiques en suspendant un temps leur logique propre pour ouvrir un jeu de possibilités [46]. L’écriture de Fourier en donne l’exemple. Les images ici ont un statut d’énigmes qui visent à produire une nouvelle création où l’on verra « l’aurore boréale fixée et les lunes métamorphosées ». On passe du blafard (Phoebe) aux couleurs du « futur apparat nocturne ». Comme le notent F. et G. Deleuze, « la modernité de l’Apocalypse n’est pas dans les catastrophes annoncées mais dans l’auto- justification programmée, l’institution de gloire de la nouvelle Jérusalem ». Telle est la modernité du texte de Fourier : « Nous aurions l’éclat magnifique des prosolaires nuancées quand elles se trouveraient en vue... Cet apparat nocturne serait bien peu de chose en comparaison de celui dont on jouit dans les Tourbillards de haute puissance, où l’affluence des étoiles colorées de divers degrés donne au ciel de nuit l’apparence de nos jardins éclairés dans les fêtes en verres de toutes couleurs [47]. » J’emprunterai à D.H. Lawrence ce qu’il dit du symbole rotatif et qui me semble s’applique à la démarche poétique de Fourier : « il [le symbole rotatif] n’a ni début ni fin, il ne nous mène nulle part et n’a surtout pas de point final ni même d’étapes. Il est toujours au milieu, au milieu des choses, entre les choses [...] Le symbole est un maelström, il nous fait tournoyer jusqu’à produire cet état intense d’où la solution, la décision surgit [48] ».
Les images ici, tout de même à valeur symbolique sont « rotatives » car elles sont susceptibles d’une double interprétation (on ne peut pas lire le Nouveau Monde amoureux à un premier niveau) et ces images rêvées font sans doute appel aux couches profondes de l’inconscient. Car c’est ainsi que nous prenons une véritable décision : lorsque nous tournons en nous-mêmes, sur nous-mêmes, de plus en plus vite « jusqu’à ce qu’un centre se forme et que nous sachions que faire [49] ». Fourier pense, agit et écrit ainsi. Il convoque et réunit tous les sens : le Nouveau Monde amoureux en est le fervent témoignage. Il convoque toutes ces images au service de la création du bonheur du genre humain selon le code de l’amour, le code divin, mais Fourier ne restaure pas, comme semble le penser P. Ricoeur, la loi primitive, et il n’y a pas de retour à l’archaïque.
Il y a une rhétorique autre qui installe une autre hospitalité de soi à l’autre. Le voyage le plus intéressant n’est-il pas celui que Fourier fait accomplir à l’intérieur de soi et de soi à l’autre, car il élargit l’espace individuel en même temps que l’espace social de manière à ce que la combinaison universelle des passions contribue à « coopérer aux plaisirs de chaque individu des 4 milliards dont sera peuplé le globe au grand complet [50] » La 13e passion, l’unitéisme, en assure le lié. A la base de la conscience de soi, il y a le rapport à l’autre. Et c’est cette nouvelle hospitalité que traduisent aussi les planètes remises en bon ordre, quand le saut aura été fait du chaos à l’harmonie, de l’Apocalypse à la Genèse, avant d’entreprendre la descente, car la réversibilité est une des marques du voyage dans le temps, comme dans l’espace. Comme dans une vie humaine, on peut parcourir le chemin en sens inverse, de ce non-lieu hors temps, de ce cercle dont le centre est partout, que Fourier a tracé dans l’attente de l’inattendu, dans le flux et reflux de sa pensée.
Le Nouveau Monde amoureux représente le geste que fait Fourier pour réunir sa pensée, en montrer le cheminement, en assurer le raisonnement et lui donner non pas un point final mais un élan extrême qui inscrit le texte dans un bouleversement des créations, une lumière féconde où le spectacle tourbillonne tandis que la voie lactée se dissout, que les planètes copulent ; spectacle apocalyptique qu’en état de pleine harmonie, « les habitants de chaque planète d’un tourbillon doivent découvrir de l’œil sans recourir au télescope » et qui nous est donné à voir à nous simples lecteurs, à condition que, n’étant ni rigoristes ni philosophes, nous nous soyons laissés guider par « le fanal de ralliement avec l’essence divine [51] ».