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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Gauvain (ou Gauvin), François Xavier
Article mis en ligne le 28 janvier 2016
dernière modification le 11 décembre 2023

par Sosnowski, Jean-Claude

Né à Saint-Benoît (Vienne) le 22 août 1807. Encore vivant en 1868. Commis marchand à Vivonne (Vienne) en 1834. Ouvrier menuisier en 1835. Marchand d’antiquités en 1840 à Tours (Indre-et-Loire). Agriculteur à Cîteaux (Côte-d’Or) en 1842. Menuisier-antiquaire à Poitiers (Vienne) en 1848. Fondateur de la maison d’apprentissage de Naintré (commune de Saint-Benoît, Vienne) en 1846.

François-Xavier Gauvain [1] est le fils de Pierre Gauvain propriétaire, décédé en 1817 et de Radegonde Paquier décédée en 1811. Le 12 mars 1834 à Vivonne (Vienne), il épouse (Louise [2]) Radégonde [sic] Lucas, sans profession, née dans la commune le 4 mai 1811. Elle est la fille d’un journalier. Parmi les témoins du mari, il faut noter la présence de son compagnon de lutte Gustave Treille, tailleurs d’habits [3]. François-Xavier Gauvain est alors commis marchand, probablement menuisier.

Un engagement républicain marqué par la question sociale

Gauvain formule cet engagement dans un article paru dans L’Écho du peuple de Poitiers le 14 juin 1835. Il n’aborde aucunement la question du suffrage universel mais développe principalement les notions de droit au bonheur et d’éducation. Gauvain exprime très tôt une conscience de classe, celle du travailleur des campagnes, de l’artisanat ou de la fabrique.

Il nous faut à nous, ouvriers, des égards, et on nous humilie, on nous tourmente, on nous méprise, on nous insulte, on nous vexe, on nous outrage ! Il nous faut des égards, on nous en doit, car, c’est nous qui fécondons le sol, c’est nous qui, de concert avec la nature, faisons vivre tous les hommes, créons tous les objets qui servent à la jouissance de la vie. - Il nous faut la liberté [sic] [4], [...]. - Il nous faut l’égalité, car nous sommes des hommes comme les riches et les hommes instruits ; nous avons tout autant droit au bonheur qu’eux ; les fruits que la terre produit sont à nous comme à eux ; nous naissons avec tout autant d’intelligence qu’eux ; nous ne croirons jamais, nous, que nos enfants qui seront un jour cordonniers, tailleurs, menuisiers, serruriers, imprimeurs, etc., aient moins d’intelligence que les petits riches, les petits nobles, les petits ducs, les petits rois. - Il nous faut la fraternité, [...]. - Il nous faut la justice, car nous n’aimons pas à travailler sans relâche depuis le matin jusqu’au soir, depuis le commencement jusqu’à la fin de notre vie, pour ne pas suffire à nos premiers besoins, tandis que tant d’hommes produisent si peu. Il nous faut la justice encore, car nous ne pouvons voir de sang-froid, nous, comme nos gouvernants, comme nos faiseurs de lois, vendre, acheter et assommer des hommes, comme on le fait tous les jours dans les colonies. Il nous faut l’ordre public, car nous avons besoin de paix, de quiétude pour fraterniser, travailler, étudier les grandes questions sociales. Il nous faut l’instruction pour tous […] ; nous sentons que l’instruction nous procurerait un nombre infini de jouissances ; nous croyons […] qu’elle resserrerait les liens de la fraternité et de l’égalité, et qu’elle procurerait à tous un bonheur inconnu des hommes instruits comme de nous-mêmes. - Il nous faut l’union car elle est une conséquence de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.- Il nous faut l’abolition de la peine de mort, car elle est une honte pour le genre humain, une insulte à Dieu. - Il nous faut des maisons d’éducation, pour remplacer les prisons ; car les prisons, loin de corriger les malfaiteurs, les rendent toujours nuisibles et à la charge de la société. Il nous faut enfin la liberté de la presse, car c’est la sauvegarde de toutes les autres libertés [...] [5]

Son article attire l’attention du journal de Raspail, Le Réformateur [6] qui loue le génie d’un

simple ouvrier menuisier […]. Gauvain quitte le soir le rabot pour écrire, comme un homme de lettres, des idées conçues avec la justesse d’un penseur et la fraternité d’un philanthrope ; et le dimanche il fait un cours gratuit aux ouvriers ses frères et à leurs enfants […]. Voilà ce que le menuisier Gauvain médite à Poitiers, et ce que le menuisier Jésus méditait dans la Judée ; et voilà pourquoi l’un fut crucifié par le pouvoir d’alors, et pourquoi l’autre sera enveloppé, tracassé, attaqué [sic] par tous ses côtés faibles, et déjoué dans sa noble mission [...].

« Enveloppé, tracassé, attaqué et déjoué », c’est semble-t-il, ce qu’il a subi selon l’article du Journal de Vienne du 15 avril 1848. Gauvain n’abdique pas pour autant.

Réaliser le premier phalanstère

Il est possible qu’il soit déjà en contact avec l’École sociétaire dès 1839. « Gauvin », vice-président d’un banquet tenu à Belleville porte un toast « au génie de Fourier ! Guidés par lui, nos efforts pour arriver à l’émancipation générale ne peuvent manquer d’être couronnés de succès » [7].
Il est indubitablement à Tours en novembre 1840 lors de la naissance de sa fille Marie-Louise Joséphine le 17 novembre 1840. Il y est installé comme « marchand d’antiquités […] rue de la sellerie près la salle de spectacle » [8]. Il s’abonne à La Phalange pour une année. Il se révèle particulièrement sensible à la question des colonies agricoles. Il s’intéresse tout d’abord à la colonie de Mettray [9], sans qu’il soit possible de déterminer sous quelle forme se traduit cet intérêt. A Tours, il fait éditer à ses frais le rapport du maire de Strasbourg sur les causes du paupérisme que La Phalange avait publié dans son édition du 15 février 1840 [10]. En mars 1841, « désirant [se] tenir au courant de tout ce qui a rapport à la science sociale », « Gauvin (habitant de Poitiers) » s’abonne au Premier phalanstère, journal publié en complément du Nouveau Monde de Jean Czynski et géré par Simon Blanc. Il affirme sa fidélité au centre parisien de l’École sociétaire dirigé par Victor Considerant, mais, « tout en admirant la persévérance et les lumières de ceux qui s’adressent exclusivement aux riches et aux savants, je souscris pour la fondation du Premier phalanstère... » [11], projet initié dès 1840 dans l’entourage du Nouveau Monde [12]. Il adresse le fruit d’une souscription organisée à Poitiers et dans le village de Naintré (alors orthographié Maintré). Trois cent seize francs ont été collectés auprès de

soixante-quatre prolétaires […]. Je le dis avec conviction, si j’avais la fortune d’un petit rentier, je voudrais qu’en moins d’un an, les ouvriers français pussent dire aux disciples de Fourier ; voici le coin de terre et les capitaux que vous demandez vainement aux riches, agissez [13].

Parmi ces souscripteurs on trouve son épouse, son fils Armand et sa fille Marie Louise Joséphine. Chacun contribue pour 45 francs [14]. Gauvain assure une active propagande dans la région de Poitiers ; il promet la diffusion de 500 exemplaires d’Avenir des ouvriers de Jean Czynski et réclame « d’autres brochures phalanstériennes » [15].
Il séjourne à la colonie sociétaire de Cîteaux (Côte-d’Or) avec son fils ; sur l’état nominatif de la colonie du 1er janvier 1842, on peut lire le nom de « Gauvain François » [16] 34 ans, agriculteur originaire de Tours, accompagné de son fils Armand, âgé de cinq ans et demi ans [17]. Il est encore présent en mai. L’échec de l’essai sociétaire ne freine pas ses ardeurs réalisatrices.

La maison rurale, industrielle d’asile et d’apprentissage de Naintré

En 1845, associé à Adolphe Jouanne, il lance un « appel aux hommes de bien pour la fondation de la première maison d’apprentissage, à Maintré, près Poitiers » [18]. Le projet s’inscrit parmi les nombreux projets phalanstériens transitoires destinés aux enfants dont celui de Guilbaud ; c’est bien le plan de Guilbaud publié en janvier 1837, « corrigé par Fourier » que voit le médecin Constant-Liberté Leray dans le projet de Gauvain et Jouanne [19] ; mais comme le souligne Fèvre caissier parisien de la société,

les fondateurs de Maintré n’ont point attaché le nom de Fourier à leur œuvres, je les connais cependant assez pour les savoir disposés à expérimenter la théorie sériaire, dès que leur entreprise aura réalisé les conditions indispensables à cette expérimentation […]. Ajoutons que la localité […] est dans une position rare […] ; elle offre un gage de salubrité […] et un séjour agréable pour les coopérateurs qui plus tard, pourraient s’y retirer […]. Les habitants sont bienveillants […]. Une autre observation qui n’est pas sans prix pour l’École sociétaire, c’est que les partisans de Fourier jouissent tous d’une haute considération dans la ville [20]

Les buts affichés sont très conventionnels pour susciter des dons au-delà du cercle phalanstérien ; mais le projet par les moyens envisagés se démarque des institutions des colonies agricoles que Gauvain a étudiées à Mettray et de la charité classique :

Réunir successivement dans un seul grand ménage et à la campagne une masse de cent soixante à deux cents enfants, appartenant à des familles pauvres ou peu aisées ; - employer ces enfants utilement sous la surveillance de vingt à trente maîtres conducteurs, à des travaux de culture, de fabrique et de ménage ; - leur procurer toutes les connaissances nécessaires pour qu’ils arrivent à posséder de bonne heure une ou plusieurs professions lucratives ; - enfin leur donner une instruction élémentaire indispensable aux besoins de la vie, et leur inculquer dès leurs plus tendres années la pratique des devoirs et les habitudes d’ordre et d’économie [21].

Il s’agit d’éloigner les enfants pauvres et indigents du lieu du vice : la ville et l’atelier générateurs de misères :

Ce n’est pas seulement la trop longue durée du travail qui préjudicie [sic] aux enfants des fabriques et manufactures ; l’insalubrité des ateliers, une nourriture malsaine, altèrent profondément leur santé ; mais c’est surtout le contact d’hommes et d’enfants viciés et corrompus qui influe sur leur intelligence de manière la plus fâcheuse, en détruisant en eux jusqu’au dernier germe de bien que la nature pouvait y avoir semé [22].

En premier lieu, ces maisons sont destinées aux « enfants trouvés » [23]. La maison d’apprentissage associant instruction et travail doit permettre d’éviter « incohérence, défaut de liaison, manque de combinaison... » [24]. L’État, au lieu de financer par une allocation les ménages pauvres qui accueillent ces enfants, aura meilleur compte à financer les maisons d’apprentissage offrant aux enfants un « bien-être de beaucoup supérieur à ce qu’ils peuvent trouver dans de petits ménages incohérents, chez des paysans grossiers et dont la moralité n’est pas toujours à l’abri de quelque reproche » [25]. Les auteurs du projet proposent que la maison d’asile reste « maître de ces enfants jusqu’à l’âge de 16 à 18 ans », estimant qu’ils « gagneraient leurs dépens dès l’âge de 8 à 9 ans, et cesseraient dès lors d’être à charge des hospices » [26]. L’État se remboursera ainsi d’une lourde charge. L’opération peut être étendue à moindres frais « aux orphelins et enfants naturels » ; la maison d’apprentissage serait « leur véritable maison paternelle » [27]. Le modèle doit séduire « les « ouvriers et petits artisans […]. Ils y trouveraient en effet, avec une grande économie de temps et d’argent, et pour une modique pension, une éducation professionnelle » [28].
L’apprentissage s’effectue selon deux niveaux ; au sein de la maison d’apprentissage élémentaire établie dans chaque commune pour des enfants de 5 à 12 ans, les enfants doivent acquérir :

les notions pratiques élémentaires. En se livrant à des occupations nombreuses, variées et toutes appropriées à leurs faibles forces, ils acquerraient des connaissances générales dans un grand nombre de travaux, et prendraient goût à un ou plusieurs genres d’industrie […]. L’exercice préliminaire de la presque totalité des travaux de la maison d’apprentissage auquel les enfants se livreraient pendant leurs premières années, leur permettrait de choisir librement et suivant leur inclination et leur aptitude naturelle la profession à la pratique de laquelle ils devraient ultérieurement se livrer d’une manière plus exclusive [29].

Sans que la société soit un essai sociétaire,

les conditions […] sont le plus favorable à un essai de ce genre. Les industries […] choisies comme bases fondamentales, sont les plus concordantes avec les goûts des enfants, et les plus faciles aussi à organiser en séries (poulailler, lapins, pigeons, brebis, chèvres, jardin, parterres, ébénisterie, marquetterie [sic], fleurs artificielles, conserve, cuisine etc.) [30]

Après 12 ans, les enfants trouveront dans « les maisons d’apprentissage supérieur, en même temps qu’une instruction intellectuelle moins limitée, l’enseignement pratique destiné à compléter leur éducation professionnelle » [31].
L’institution est également ouverte aux filles, tout en préservant la morale :

ces établissements pourraient être disposés de manière à recevoir les deux sexes dans deux corps de bâtiments séparés de la maison […]. Elles trouveraient dans les maisons d’apprentissage à s’exercer en différents travaux comme laiterie et fromagerie, conserve des fruits et légumes, boulangerie, cuisine et autres fonctions de ménage, tous travaux dans lesquels excellent ordinairement les jeunes filles et qui feraient d’elles des femmes économes, d’ordre, en un mot d’excellentes ménagères. Indépendamment des travaux d’intérieur de maison, les petites apprenties trouveraient dans les maisons rurales divers genres d’industrie dont chacun serait pour elle un métier productif ; le blanchissage, la couture, la lingerie, la broderie, etc, leur fourniraient en effet une instruction professionnelle qui suffirait dans l’avenir à les garantir de la misère [...] [32].

C’est, soulignent les auteurs, sans compter sur

un immense bienfait qui refluerait bientôt sur la société entière. Chacun admet la grande influence de la mère sur l’éducation de ses enfants. On sait aussi combien est grande généralement, l’ignorance des femmes du peuple [33].

Les auteurs du projet tentent de séduire les souscripteurs en leur garantissant un bénéfice à leur placement. L’établissement doit être fondé à partir d’une « souscription philanthropique par laquelle les souscripteurs conserveront néanmoins la propriété des sommes par eux versées, et auront droit à un minimum d’intérêt annuel prélevé sur les bénéfices d’exploitation » [34]. Cet intérêt ne sera versé, selon certaines conditions, que lorsque l’établissement aura accueilli 60 enfants. Le financement de l’inscription des enfants s’effectue selon un principe de solidarité. Un équilibre entre enfants accueillis à titre gratuit (1/6), enfants accueillis moyennant une demi-pension (2/6) et enfants payant une pension totale (3/6) doit assurer la viabilité de la maison d’apprentissage. Le lien solidaire entre ces enfants doit se perpétuer par une caisse de secours mutuel établie sur le travail des enfants qu’il continueront d’alimenter après leur sortie de l’établissement. Cette caisse servirait à rembourser les parents de leur avance, « comme autant d’économies qu’ils placeraient dans les maisons rurales et qu’ils retrouveraient dans leur intégralité à l’époque de leur vieillesse » [35].

Pour accueillir deux cents enfants, le budget, montant de la souscription lancée, est établi à 60 000 francs, non compris la valeur du domaine et les frais d’installation estimés à la même somme. Il comprend le « mobilier de ménage », le « mobilier agricole », les « outils et instruments » et des « mobiliers divers » dont une bibliothèque et des instruments de musique, les « provisions » pour six mois et un « complément de trousseau pour les enfants admis gratuitement ou à demi-pension » [36]. Les recettes sont estimées à un peu de moins de 70 000 francs, mais

si l’on tient compte de l’augmentation du produit de la combinaison des travaux, la bonne répartition de toutes les forces actives des enfants devenus plus intelligents, on reconnaîtra que nous avons compté au plus bas ; parce qu’il n’est pas douteux que par l’emploi de ces nouveaux moyens, l’on ne parvienne à tripler le produit du travail [37].

Dans un premier temps, le prix de la pension suffira à assurer la viabilité du système. L’admission, « par essaim » [38] (de soixante enfants) doit débuter par les enfants payants (selon le principe proportionnel des 1/6, 2/6 et 3/6). Un enfant indigent pourra être présenté moyennant une souscription unique ou cumulée de 500 francs, un demi boursier moyennant une souscription de 300 francs, un enfant en pension totale pourra être présenté pour une souscription de 200 francs.

La société établit son premier établissement sur le site du domaine de l’Hermitage qu’elle vient d’acquérir sur la commune de Saint-Benoît. Seules une demeure et ses dépendances construites près des restes d’un aqueduc gallo-romain existent alors. Mais un projet de construction d’un nouvel édifice alarme la Société des Antiquaires de l’Ouest dont le président annonce lors de la séance du 7 mars 1846 du Comité historique des Arts et Monuments que ces ruines vont être rasées. Il a été invité officieusement à effectuer des relevés mais appelle les pouvoirs publics à tout mettre en œuvre pour préserver le site archéologique [39]. L’association semble avoir fonctionné durant une courte année. En juillet 1846, Xavier Gauvain réside alors à Saint-Benoît au lieu-dit La Chaume avec sa femme, ses deux enfants mais également avec un domestique de 18 ans et un élève, Victor Rusé (9 ans) [40]. L’Hermitage est occupé par Adolphe Jouanne (orthographié Gionne, 26 ans), quatre domestiques, et quatre élèves apprentis (Auguste Castingue, 11 ans ; Jean Lembert, 10 ans ; Victor Tamerisse, 8 ans ; Rosalie Jenger, 6 ans).
Le projet trouve un écho au sein du mouvement phalanstérien. Déchenaux incite les différents contributeurs aux souscriptions phalanstériennes à orienter leur versement vers « la maison rurale d’asile et d’apprentissage de Maintré […] exemple de progrès pour la civilisation ; elle offre non-seulement un placement assuré pour tous les capitaux […] mais encore le moyen de transformer les aumônes en instruments de travail [...] » [41]. Au sein de cet établissement, il s’agit de veiller « à l’éclosion [des] vocations » des enfants accueillis. Déchenaux cite l’exemple d’une

jeune fille de dix ans (celle-ci n’est donc plus présente lors du recensement de juillet 1846), née à Paris, sur le compte de laquelle les parents reçoivent tous les mois les éloges mérités et surprenants relativement à sa douceur, sa docilité et son ardeur au travail. Cependant elle était considérée par ses parents, chez lesquels elle habitait auparavant, comme une petite fille acariâtre, désobéissante et paresseuse, en un mot comme un mauvais sujet qui se révoltait d’autant plus qu’on l’accablait chaque jour de coups, afin de la corriger ; d’où vient ce changement ? De ce que cette petite fille est traitée avec douceur, et de surtout de ce qu’elle peut maintenant donner essor à sa vocation [42]

Pour Constant-Liberté Leray, cette réalisation est indispensable car

tout porte à croire que le découragement ne tardera pas à s’emparer de bon nombre des partisans de la science sociale, si les sacrifices présents n’amènent pas de résultats [43].

La Ferme sociétaire industrielle de Naintré

Le projet évolue semble-t-il sous la pression des réalisateurs. Constant-Liberté Leray pense que l’établissement peut « se transformer facilement en essai sociétaire, si les phalanstériens adoptaient cette fondation » [44]. Le système de développement par essaim limite le risque. L’œuvre est soutenue par « les phalanstériens de Nantes […]. Aussi viennent-ils d’accorder à cet établissement leur concours collectif et individuel » [45]. Ainsi, la maison rurale industrielle d’apprentissage n’est que la prémisse d’une œuvre sociétaire plus large, la « ferme sociétaire industrielle » établie « sous le patronage des travailleurs » [46]. Pour Jouanne et Gauvain, directeurs,

l’homme ne peut être libre et indépendant, tant qu’il ne lui sera pas garanti un minimum suffisant en nourriture, vêtements, logement et autres nécessités de la vie [47].

Rejetant un partage égalitaire de la richesse, « organisation générale de la misère […] », condamnant « d’avance toutes les théories de nivellement et de communauté », ils proposent d’associer dans « une combinaison agricole » 300 familles dont l’activité était jusqu’alors morcelée. Cette « gestion unitaire » source d’économies est également synonyme de progrès en matière de « salubrité, bien-être, plaisirs et bénéfices ». Il s’agit de ne pas opposer les classes afin d’éviter une révolution qui jetterait les petits propriétaires dans les bras du « parti conservateur » :

distinguons bien cette petite opération de tous les systèmes d’émancipation, de toutes les doctrines de communauté et d’égalité niveleuse qui tendent à renverser les gouvernements [48].

Quant aux riches, poursuivent-ils, « l’ordre actuel leur rapporte suffisamment, à quoi bon le changer » ; quant au gouvernement, comment « peut-il s’occuper d’améliorer la condition d’individus qui ne sont pas même électeurs ? Cela serait se mettre en opposition tous ceux qui ont un intérêt présent à maintenir les travailleurs dans leur position actuelle […]. Cela serait se tuer lui même ». Mais pour Gauvain et Jouanne, l’association ouvrière ne peut être viable dans le monde de la fabrique et de la manufacture, une coalition capitalistique conduirait cette association à l’échec en peu de temps.
« Une association, ayant pour base l’agriculture et les divers travaux de la campagne ne saurait encourir des chances aussi fatales » [49] ; face à une concurrence des capitalistes qui voudraient

créer une ferme combinée […] nos associés […] n’éprouveront qu’un bien faible préjudice. En effet leur ferme produit tout ce qui est nécessaire à la vie, froment, légumes, combustible, vin, fruits, bestiaux ; tout ce qui est nécessaire pour mettre ses terres en rapport, comme semences et engrais. La petite association rurale fait tout par elle-même ; elle a sa boulangerie et sa boucherie, sa forge, ses ateliers de charronnage et de menuiserie ; elle récolte même le linge pour entretenir sa lingerie.

A partir de cet exemple, l’association essaimera et s’étendra « aux autres classes d’industries ». Une solidarité naîtra entre la colonie sociétaire et les ouvriers de sa fabrique. « Ainsi toutes les classes de producteurs marcheraient simultanément au bien-être et à l’indépendance ».
La maison rurale, industrielle d’asile et d’apprentissage de Naintré est

le noyau de la ferme ; c’est d’une manière progressive, et en commençant par les enfants, que l’on va procéder à cette fondation […]. Pour atteindre à ce résultat il faut agir sur le personnel le plus nombreux possible. Or, il est facile de voir qu’avec un même capital on peut opérer sur un plus grand nombre d’enfants que d’adultes. Ensuite l’enfant est l’être le plus rétif au travail ; il faut toujours être derrière lui pour le faire travailler ; si l’on parvient par une organisation plus conforme aux instincts naturels, à rendre le travail agréable aux enfants, combien mieux en conclura-t-on favorablement pour la convenance aux familles entières [50].

L’opération a valeur éducative et formatrice. Elle doit permettre

de placer le travailleur, dès ses premières années dans des conditions qu’il pût donner libre cours à l’essor de ses instincts industriels, nul doute qu’il n’acquît, par l’éclosion spontanée de sa vocation, à une valeur extraordinaire [51]

L’appel est donc lancé aux travailleurs pour qu’ils financent le projet, même avec « les plus petites sommes » [52]. Cependant la discorde semble régner entre les protagonistes, sans que nous en connaissions les motifs. Faut-il y voir une mésentente financière ou bien une ambition réalisatrice divergente ? La liquidation de la maison rurale, industrielle d’asile et d’apprentissage de Naintré, siégeant à l’Hermitage (commune de Saint-Benoît, Vienne) est prononcée le 24 février 1847. Les 26 mai et 7 juillet, une vente aux enchères de plusieurs biens situés à Saint-Benoît et à Poitiers est organisée devant le tribunal de première instance de l’arrondissement de Poitiers, à la requête d’Adolphe Jouanne, directeur, et de François Louis Joseph Pierlot, médecin domicilié à Jouaville, en Moselle contre « le Sieur François Xavier Gauvin » [53].
La Révolution de 1848 permet à Gauvain de reprendre son combat.

Candidat des ouvriers durant la Seconde République

Lors des élections législatives du 23 avril 1848, il dirige le Comité ouvrier électoral poitevin et se présente comme candidat des ouvriers – il est menuisier-antiquaire - mais refuse d’être la caution du Comité électoral de Poitiers qui ne concède qu’une seule place aux ouvriers sur la liste des huit candidats annoncés :

Je n’ai voulu ni ne veux prendre aucune part à cette lutte. Je resterai sur les rangs, comptant sur le bon esprit des hommes de cœur, sans vouloir figurer sur la liste que vous arrêterez, s’il ne doit y être admis qu’un seul ouvrier [54].

Il appuie sa profession de foi sur l’article où il défendait l’idée de République qu’il avait publié dans L’Écho du peuple de Poitiers le 14 juin 1835 [55]. Il rappelle la constance de son engagement :

Depuis comme avant cette époque, […] je suis toujours resté indépendant. J’ai vieilli dans la pauvreté et dans l’étude de l’organisation du travail (sans laquelle je ne vois pas de liberté possible), sans me laisser abattre ni par l’une ni par l’autre ; m’occupant de menuiserie, d’agriculture et de commerce, tant pour nourrir ma famille que pour me rendre compétent dans l’organisation pratique du travail, qui était hier, avec la République, une illusion, une utopie, et qui est aujourd’hui à l’ordre du jour [56].

Il réaffirme une « conscience de classe » [57].

Tout comité électoral qui n’appuierait pas la candidature des représentants pris dans la classe ouvrière méconnaîtrait l’esprit révolutionnaire, nierait implicitement la révolution de février. Il faut à l’Assemblée constituante un tiers au moins d’ouvriers dont les idées républicaines ne soient pas de nuances incertaines comme celles de la plupart des candidats qui se proposent [58].

Mais cette conscience de classe n’implique pas un antagonisme ; il est convaincu d’aboutir

à la fusion et à l’union des intérêts et des classes, et que tous ensemble, sinon du même pas, nous marchons vers le même but : l’unité, Dieu [...]. L’association du capital, du travail et du talent, renferme seule le respect de la propriété de chacun et le conciliation des intérêts de tous, et partant, l’accord des familles et des individus composant l’humanité [59].

Un « article communiqué » inséré dans le Journal de Vienne du 15 avril 1848 complète sa biographie et stipule qu’il « ne négligera jamais de joindre l’action au précepte ; jamais ses propres misères ne le rendirent sourd aux misères de ses semblables ».

Sa candidature ne paraît pas ouvertement soutenue par ses condisciples phalanstériens. Depuis plus d’un an le groupe local phalanstérien est actif ; en octobre 1847, le Bulletin phalanstérien considérait, d’après la progression des contributeurs à la rente phalanstérienne, que la ville de Poitiers était « en voie de conquête et de rapide propagation » [60] ; ainsi en avril 1848, un banquet de célébration de l’anniversaire de Fourier peut être organisé et avoir un écho public. Gauvain, cité nommément (il est le seul avec le président du banquet, Bussière), y porte un toast

à la prompte amélioration du sort des instituteurs. Que l’aisance permette à la science de pénétrer dans leur esprit pour rejaillir sur les générations nouvelles […]. Quand l’ignorance et la crainte du lendemain ne viendront plus détourner chez nos enfants l’impulsion qui leur est donnée par la nature, l’humanité fera des merveilles, et des autels de fleurs seront élevés aux instituteurs [61].

Il est le seul ouvrier à intervenir dans cette assemblée. Néanmoins son nom ne figure pas dans la liste des candidats signalés « par nos amis dans les départements » [62] à La Démocratie pacifique à la différence de son ami Treille.
Gauvain arrive en 18e position sur 40 candidats recensés par le Journal de la Vienne, avec 9055 voix obtenues essentiellement dans les cantons de Civray et l’Île-Jourdain et devance Treille arrivé 25e avec 4856 voix ; les 8 premiers obtiennent quant à eux de 19033 à 51059 voix sur près de 72000 votants [63].
Lors des élections présidentielles de décembre 1848, Gauvain soutient Raspail s’étonnant que les partisans locaux de Proudhon soutiennent Ledru-Rollin et qualifient même « Proudhon et Raspail de rêveurs et de fous ». Sans espoir sur les résultats du camp républicain, il espère néanmoins « faire partager les voix » républicaines entre ces deux candidats. Il s’adresse au journal Le Peuple de Proudhon afin de prendre connaissance de « tout ce qui pourrait être favorable à la candidature de Raspail, afin que, écrit-il, je puisse jeter un peu de lumière dans les réunions qui vont avoir lieu d’ici aux élections » [64]. Sa campagne est un échec ; Raspail n’obtient que 19 voix dans la Vienne (8 dans l’arrondissement de Poitiers, 10 dans le canton de Dangé, arrondissement de Châtellerault et 1 à Montmorillon, canton de l’Île Jourdain) contre 2139 à Ledru-Rollin, arrivé en 3e position, bien loin derrière les 57131 voix de Louis-Napoléon Bonaparte et les 7578 voix de Cavaignac [65].
En 1849, Gauvain est membre du Comité populaire démocratique et social. Il se présente aux élections législatives du 13 mai et obtient 4232 voix, le premier en obtenant 38457 sur 55000 votants. En mars et en avril 1850, il publie La Correspondance ouvrière (52 rue Saint-François à Poitiers). Les abonnements se prennent chez Charrier, entrepreneur de messageries à Saumur. Le titre porte en exergue la formule suivante :

Respect à la Religion, Respect à la Famille, Respect à la Propriété, et trois fois respect au Travail et à la Liberté, d’où tout émane.
Place pour tous les hommes au banquet de la vie.
Place pour toutes les idées dans le domaine intellectuel.

Le journal se veut « la tribune de tous » [66] ; il s’agit de préparer les prochaines échéances électorales :

nous explorerons minutieusement les cantons et les communes dans le but d’y découvrir de nouveaux éléments pour les prochaines élections, parce que nous croyons que les hommes dignes de représenter la République peuvent se trouver ailleurs que dans les villes, ailleurs que dans les comptoirs et les châteaux, ailleurs que dans les salons et les ateliers [67].

Un seul autre auteur « S.-R. N., ouvrier » signe quelques articles. Le numéro se termine par le « catéchisme socialiste » de C.-F. Chevé, catholique buchézien alors proche de Proudhon [68]. Le journal est aussi l’occasion de faire la promotion de son pamphlet de 1848, La Canaille et l’homme honnête aux yeux de l’aristocratie et de l’ignorance.
Le journal déplaît à « ceux des républicains que la vérité offense ; là vous serez convaincus [sic] que nous sommes des royalistes. Si, au contraire, vous allez vers les royalistes, vous serez convaincus [sic] par ceux-ci que nous sommes des socialistes de la pire espèce » [69]. Gauvain exprime une réelle défiance vis à vis du suffrage universel tel qu’il a été organisé et s’est exprimé lors des précédentes élections. Il exprime le souhait d’organiser

des élections intelligentes, consciencieuses. Les comités électoraux ne se formeront plus dans l’esprit étroit que vous rêvez, MESSIEURS [sic]. Les délégués ne seront peut-être pas ceux que vous espérez, et que vous préparez si adroitement ; et vos auxiliaires bénévoles ou intéressés des campagnes ne conduiront pas les hommes devant l’urne électorale comme on conduit des moutons à l’abattoir […]. Royalistes et républicains habiles, nous savons que pour le triomphe du socialisme, il faut que la République démocratique tue votre art [sic] favori, tue l’ART [sic] de faire les élections [70].

Une saisie est opérée dès ce second numéro. L’imprimeur Dupré refuse de poursuivre la publication. Gauvain est poursuivi ; un arrêt de la cour d’assises du département de la Vienne du 5 juin 1850 le condamne pour délit d’excitation à la haine ou au mépris du gouvernement. Il est condamné par défaut à quinze jours de prison et 25 francs d’amende [71]. Durant cette même année, il collabore à L’Écho du Peuple et au Carillon publié à Limoges [72].
Le coup d’État du 2 décembre le conduit à quitter Poitiers le 8 décembre 1852. Il est soupçonné d’avoir constitué des sociétés secrètes et de conspirer en permanence. Il est considéré comme un homme dangereux professant des opinions subversives. Il est domicilié en 1853 à Paris, 18 rue de Charonne. Sa femme demeure à Poitiers, aidée selon le commissaire central de police de Poitiers par les frères et amis de Gauvain [73].
Le 1er février 1859, François-Xavier Gauvain et Claude-Auguste-Philippe Alby domiciliés à Paris, 26 rue de Miromesnil, déposent un brevet d’invention au secrétariat de la préfecture du département de la Seine pour un procédé de moulage des bois (réunion des copeaux pour en faire un seul morceau de bois).
En 1865, Auguste Savardan mentionne un « Gauvin » à Poitiers, initiateur d’un projet, « la Société industrielle de Maintré […] L’Exception » [74]. Est-ce lui ou bien est-ce le « frère » qu’il empêchait en 1848 d’écrire « sur des pierres Vive Barbès, vive Raspail, A bas les blancs, vivent les rouges, vive la République démocratique et sociale » [75] ? Gauvain et sa famille ne sont pas recensés à Saint-Benoît en 1861 et 1865. A Naintré vivent encore François Gauvain [76] (propriétaire), son épouse Marie Anne Jutan et leurs enfants François (26 ans, cultivateur) et Désirée (19 ans) [77].

François-Xavier Gauvain est encore vivant en 1868. Dans un courrier de famille, il reformule les concepts de destinée et de métempsycose auxquels sont attachés de nombreux fouriéristes :

Là, tout sera changé, notre position sociale, notre manière de voir seront autres. Nous ne saurions nous faire une idée des relations du monde qui nous attend après ce que nous appelons la mort et qui devrait plutôt être appelé le réveil [78].