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20-34
"Le sociantisme. Union des agents producteurs : capital, travail et talent". Un essai transitoire de fouriérisme pratiqué (1837)
Article mis en ligne le 26 mai 2020
dernière modification le 11 juillet 2021

par Sosnowski, Jean-Claude

En mai 1837, Victor Considerant relaie un appel à constituer une « Union des agents de production, capital, travail et talent, société André et Cie » destinée à l’application partielle du principe de l’association. Cet article tente de dresser le portrait de ces expérimentateurs de la pensée de Fourier, s’interroge sur les statuts de cette entreprise en commandite dénommée « le Sociantisme » et éclaire le revirement de Considerant, les initiateurs du projet devenant les victimes collatérales de sa réaction aux velléités de dissidence de ses opposants et de ses ambitions opportunes de réalisation à l’été 1837.

Après les échecs de la Phalange d’essai de Condé-sur-Vesgre et de la publication du Phalanstère, Victor Considerant réoriente l’action du groupe parisien de l’École sociétaire [1] ; la propagande doit permettre de faire connaître les théories de Fourier, d’attirer de nouveaux adeptes et des capitaux en vue d’étudier un projet de réalisation ; elle passe par la création d’un nouveau journal, plus accessible, La Phalange qui voit le jour en juillet 1836. Presque simultanément, de nombreux disciples de province, dont le premier d’entre eux Just Muiron, lui reprochent sa manière de diriger l’École. Muiron propose la création d’une Union phalanstérienne destinée à instituer des liens officiels entre tous les disciples. Son projet rejeté par Fourier, il rentre dans le rang en octobre 1836 ; Considerant promet de créer un réseau de correspondances pour coordonner les efforts dans les départements ; dès août 1836, il considère en partie avec raison que La Phalange tient ce rôle, les bureaux du journal servant également de lieu de réunion. Les opposants désarmés par l’abandon de Muiron redeviennent momentanément silencieux.

C’est dans ce contexte en apparence apaisé, qu’en mai 1837, Considerant relaie un appel à constituer une « Union des agents de production, capital, travail et talent, société André et Cie » dont le prospectus promet « une application partielle du principe de l’association du capital, travail et talent » [2]. Le 9 juin 1837, « le sociantisme, société Henri Bertrand, André et compagnie » [3] est officiellement établi pour trente ans. Le Sociantisme ou association simple est la septième phase de la périodisation de Fourier. Elle précède l’Harmonisme ou association composée, suit le Garantisme ou demi-association qui succède à la Civilisation.

Étonnamment, dès la fin juillet, un anathème public est lancé par le même Considerant contre les fondateurs du « sociantisme [4] (nom, qui en tête du programme de cette société n’est rien moins qu’un contresens de doctrine) ». Considerant ajoute : « Fourier signant en personne, a protesté publiquement […] contre tout rapport que les agents de cette société cherchaient et chercheraient à établir entre leur opération et la théorie de Fourier, et cela, dans le but formel de détourner les partisans de ladite théorie, de porter leurs fonds à ladite entreprise [5]. »

Cet épisode de l’histoire du mouvement phalanstérien mérite quelques éclaircissements ; à cet effet, il importe de cerner les liens que les fondateurs du sociantisme entretiennent avec ce mouvement. Même si l’interprétation de la pensée de Fourier suscite des divergences de son vivant même, le « contresens de doctrine » invoqué ne paraît pas suffisant pour expliquer la condamnation subite et brutale de ce projet de réalisation progressive. Il convient de s’attarder sur les statuts de cette association afin de comprendre comment elle s’inscrit parmi les projets d’application partielle de la doctrine phalanstérienne. Enfin, afin de déterminer les raisons du revirement de La Phalange et de Considerant, il s’agit de replacer l’histoire du Sociantisme dans le contexte des velléités de dissidence et de réalisation de l’été 1837.

Les fondateurs du sociantisme

Dans un « survol de projets sociétaires » des premières années de la diffusion de la pensée phalanstérienne, Henri Desroche relève pour l’année 1837 « une association d’ateliers, recrutée parmi d’ex-saint-simoniens et titrée d’un vocable fouriériste : Le Sociantisme, Union des agents producteurs [6]. »

Si les fondateurs ont pu avoir une quelconque activité au sein du mouvement saint-simonien, elle ne semble absolument pas avoir été significative ; à ce jour aucun n’est recensé comme saint-simonien [7]. Les fondateurs, associés principaux et solidaires selon les statuts, sont au nombre de neuf. Le premier des associés responsables, Henri-Joseph-Désiré Bertrand, ancien employé principal de diverses banques demeure à Paris, 16 rue du Bouloi ; il est le directeur de la société et il est seul à détenir la signature sociale. Néanmoins, étonnamment, selon un propos tenu ultérieurement par « une personne de très bonne intention qui appartient à cette société […] l’AGENT PRINCIPAL de cette société […] est personnellement OPPOSÉ aux idées phalanstériennes » [8]. Ce qui l’incite à s’impliquer reste inconnu.

A-t-il été convaincu par François-Victor-Stanislas André [9] qui est probablement l’instigateur du projet ? Dans un premier temps, la société est effectivement désignée de son patronyme par Considerant qui l’a reçu avec d’autres [10]. André est né le 26 octobre 1805 à Bertaucourt-Epourdon (Aisne). Ancien inspecteur d’assurances contre l’incendie, il réside à Paris, 17 rue des Grands-Augustins, siège de la société et des bureaux provisoires de l’administration du Sociantisme. C’est l’adresse donnée encore plus tard dans L’Almanach social pour l’année 1840 qui indique qu’il est correspondant et membre de l’Union harmonienne, groupe provincial qui s’organise à partir de 1839 en marge du centre parisien de l’École sociétaire dirigé par Victor Considerant [11]. Si nous ne savons rien de son activité passée, son parcours ultérieur permet de le caractériser comme un entrepreneur en particulier dans le domaine des assurances et du crédit, sujets qui retiennent l’attention du mouvement phalanstérien ; le 7 août 1838, il fonde et dirige une société d’assurances en commandite, « L’Abeille, association générale de l’industrie et du commerce », dissoute le 1er septembre 1841 [12]. Il réitère l’expérience et devient directeur gérant de « l’Unité, Société générale d’encouragement, de crédit et d’assurances pour l’agriculture, l’industrie et le commerce », créée en commandite à Paris le 19 octobre 1841. Cette société implique plusieurs phalanstériens (Passot, Clouzot). Son rôle au sein du mouvement n’est donc pas éphémère ni fortuit.

Le troisième homme de l’aventure est Hyacinthe Confais [13]. D’origine plus modeste, il est entrepreneur de peintures à Paris, 267 rue Saint-Jacques. Né à Paris vers 1796, il aurait un passé saint-simonien [14], mais est surtout connu pour être « l’un des premiers disciples de Fourier » [15]. Il s’avère être un partisan actif de la réalisation sociétaire. En 1837-1838, il souscrit au « crédit de dix mille francs demandé pour les études d’un phalanstère d’enfants » par Considerant [16]. Mais il est plutôt proche des groupes qui s’activent en marge du centre parisien. En 1838, ayant également une activité de « maître d’hôtel garni à Paris » [17], il est l’un des initiateurs du projet d’Hôtel sociétaire, société en commandite fondée par des membres de l’Institut sociétaire, organe dissident du centre parisien. En 1839, il ouvre « café et estaminet phalanstériens » [18] à son adresse. Il est vice-président du Comité pour la souscription universelle phalanstérienne destinée à la fondation d’un phalanstère qu’anime le groupe constitué autour du journal dissident Le Nouveau Monde  ; il signe l’appel du 21 janvier 1840 publié à cet effet [19]. Il contribue modestement à la souscription [20]. Il est membre du comité de rédaction du Nouveau Monde mais aussi correspondant et membre de l’Union harmonienne en 1840. Il est cité parmi les principaux artistes et travailleurs appartenant à l’École sociétaire résidant à Paris pour 1840 et pour 1841. En 1841-1842, il participe avec sa mère Élisabeth, son frère cadet Théodore, sa belle-sœur et son neveu, à l’essai de colonie sociétaire de Cîteaux établie par Arthur Young – l’acquéreur de l’ancien domaine de l’abbaye [21].

Un autre adepte d’un fouriérisme pratiqué, Antoine-Joseph Jamain [22], aurait également un passé saint-simonien [23]. Également d’origine modeste, il est mécanicien à Paris, 16 boulevard Saint-Denis. Le 1er décembre 1839, avec Augiay et Fugère comme lui correspondants et membres de l’Union harmonienne pour l’année 1840 [24] ainsi qu’avec Boissy [25], il participe à la fondation du journal La Ruche populaire [26]. Le 21 janvier 1840, membre du Comité pour la souscription universelle pour la fondation du premier phalanstère, il est signataire de l’appel publié à cet effet dans Le Nouveau Monde [27] et y contribue modestement l’année suivante [28]. Il est alors cité comme l’un des principaux travailleurs ou artistes de l’École sociétaire travaillant à Paris [29]. Il est surtout connu pour être l’un des fondateurs et colons de l’Union industrielle du Brésil. Le 21 octobre 1841, il embarque avec Michel Derrion [30] et cent dix émigrants pour le Brésil. Lors de la scission qui survient très rapidement avec le groupe de Benoît Mure, il suit Derrion pour fonder la colonie du Palmital [31]. Il reste en contact avec le centre parisien de l’École sociétaire. En 1847, il est souscripteur à la rente phalanstérienne et rembourse Victor Considerant « des lames de scies » [32] qu’il lui a fait adresser au Brésil. Il espère pouvoir placer son fils, pris en charge par Baudet-Dulary, dans une salle d’asile phalanstérienne lorsqu’elle verra le jour.

L’un des autres associés se nomme Louis Faureau, également mécanicien à Paris, 30 rue Saint-Jacques. Sans activité militante antérieure connue, il devient membre et correspondant de l’Union harmonienne en 1840 [33]. Néanmoins, il n’est cité dans aucune des listes des principaux travailleurs et artistes de l’École sociétaire publiées dans L’Almanach social pour les années 1840 et 1841 et ne paraît pas entretenir de liens ultérieurs avec l’École sociétaire. C’est également le cas de cet autre peintre en bâtiment, Stanislas Vinette, qui demeure à Paris, 20 rue Miromesnil. Il est cependant inscrit pour 1840 [34] parmi les travailleurs et artistes appartenant à l’École sociétaire résidant à Paris. Quant à Modeste-Auguste Prudhomme, libraire, demeurant à Paris, 177 rue Saint-Dominique-Gros-Caillou, il est l’éditeur du Mathieu Laensberg de l’industrie, « essai d’un almanach phalanstérien » [35], auquel contribuent largement les rédacteurs de La Phalange pour 1838. Il est correspondant et membre de l’Union harmonienne en 1840 [36] et est inscrit parmi les travailleurs de l’École sociétaire à Paris, à la fois comme libraire et professeur de langues à la même adresse en 1840 [37] et en 1841 [38]. Il tient un cabinet de lecture où l’on peut lire les écrits de Fourier [39].

Quant aux deux derniers associés (Louis-Bénigne Laurens, ciseleur-modeleur à Paris, 3 rue Massillon, et François Michel Guérin, commerçant à Paris, 4 rue des Vieilles-Etuves-Saint-Honoré), ils semblent n’avoir aucun autre lien avec le mouvement phalanstérien.

Il est difficile de déterminer ce qui lie ces associés. Les neuf fondateurs associés viennent d’horizons professionnels variés (la banque pour l’un, les assurances pour l’autre, divers métiers de l’artisanat pour cinq d’entre eux, le commerce de librairie et le professorat pour un autre, le commerce pour le dernier). Aucun ne semble avoir de passé militant actif. L’expérience du sociantisme paraît même être leur premier engagement concret au sein du mouvement phalanstérien. Un seul, Confais, semble avoir des liens plus anciens avec la cause sociétaire ; cependant six d’entre eux s’impliquent plus ou moins intensément au sein du mouvement phalanstérien dans les années qui suivent ; les deux seuls qui auraient eu un passé saint-simonien (Confais et Jamain) s’illustrent dans plusieurs tentatives de fouriérisme pratiqué. Dans leur parcours, le Sociantisme est cependant la première expérience transitoire menée après la tentative de réalisation de Condé-sur-Vesgre, impliquant indirectement le centre parisien de l’École sociétaire.

Une réalisation progressive et heureuse

Un exemple récent de tentative associationniste existe pour les fondateurs du sociantisme : le Commerce véridique et social animé par Derrion à Lyon en 1835 [40]. Comme lui, ils empruntent largement à la phraséologie fouriériste, mais sans jamais citer Fourier. Ils expliquent :

Cette heureuse association doit avoir pour résultats principaux

1°. De détruire les germes des révolutions, qui sont la misère et l’oppression, par une augmentation de produits et par la substitution de l’équité à l’arbitraire dans la distribution du bien-être ;

2°. De mettre fin au paupérisme et à la nécessité d’une aumône humiliante […]

3°. De faire disparaître de la production et de la vente tous les gaspillages, falsifications, etc. [41]

Elle doit permettre d’entreprendre « l’exploitation de plus en plus large de diverses branches d’industrie dans le but de faire travailler un très grand nombre d’ouvriers […] au profit combiné du capital, du travail et du talent, afin d’associer ces trois éléments de la création de richesse [42]. » L’expérience doit ainsi prendre le relais de la propagande et dévoiler les bienfaits du procédé d’association transitoire. Selon l’article 2, il s’agit « de démontrer par une expérience, que cette association doit avoir les plus heureux résultats » [43].

Cet argument inscrit les fondateurs du sociantisme parmi les adeptes de la voie de « la réalisation » qui vise à « prouver le mouvement en marchant, et le réalisme de Fourier, en prenant l’initiative sans tarder, d’essais partiels dont la réussite aurait aussitôt converti ceux qui en auraient été les témoins » [44]. Dès juin 1837, un atelier de confection de chaussures est en activité et attend les commandes des actionnaires et des autres clients que le projet doit séduire [45]. Un développement imminent est annoncé.

Au fur et à mesure de la réalisation du capital, la société ouvrira des ateliers et des magasins, fera des acquisitions mobilières et immobilières, élèvera des constructions etc. de manière à marcher progressivement et d’un pas méthodique vers la complète organisation de l’établissement [46].

Le succès de l’opération doit être relayé par un journal qui doit rendre compte des principes et des opérations menées. A la différence de la voie choisie par Considerant, la propagande par voie de presse fait suite à l’expérience.

En apparence, la structure juridique du Sociantisme paraît peu originale. Si les fondateurs empruntent à la pensée de Fourier, sa nature est celle d’une « société en nom collectif » [47] établie entre les actionnaires fondateurs, « associés solidaires, et indéfiniment responsables » et « en commandite » pour les simples bailleurs de fonds. Dans une société en nom collectif, dont les noms des principaux associés forment la raison sociale, tous les associés sont responsables des dettes sur leur fortune personnelle. La commandite est une variante classique de cette première moitié du XIXe siècle. Les simples actionnaires ne peuvent être tenus pour responsables qu’à hauteur de leurs apports, mais, en contrepartie de ce privilège, ils n’ont pas le droit d’engager la société par un acte de gestion [48]. Le capital social est établi dans un premier temps à trois millions de francs obtenus par émission d’actions de mille francs, mille d’entre elles divisées en coupons de deux cents francs et mille autres en coupons de cinquante francs, payables par vingt-cinquième. Le capital doit être « à la portée des plus pauvres » [49]. Un intérêt de cinq pour cent annuel est promis. Les actions nominatives sont transmissibles moyennant le versement d’un droit de mutation d’un franc par action ou coupon à la société. Elles sont indivisibles et les héritiers doivent désigner un des leurs pour les représenter.

L’administration de la société est assurée par un conseil d’administration composé du directeur général rémunéré Henri Bertrand (le montant de cette rémunération n’est pas fixé), et des huit autres associés responsables, tous n’étant appointés « qu’autant qu’ils seront chargés d’une sous-direction » [50]. Les actionnaires fondateurs se réservent une commission de cinq pour cent pour le placement des actions. Six membres sont nécessaires pour délibérer à la majorité absolue ; le directeur général a voix prépondérante. Néanmoins, si le principe de la société en nom collectif permet de conserver le pouvoir entre les mains des associés responsables qui ne peuvent guère être écartés par des changements de majorité, ils sont révocables et contrôlés en tant que membres du conseil d’administration par un conseil supérieur de vingt-et-un sociétaires élus renouvelables par tiers chaque année lors de l’assemblée générale [51] ; lors de cette assemblée, chaque actionnaire ou bien chaque représentant d’un groupe de détenteurs de coupons n’a qu’une voix. La primauté n’est donc pas donnée au capital, et le danger de concentration est écarté, d’autant que les fondateurs cherchent à multiplier le nombre d’actionnaires. Victor Considerant souligne cet aspect :

Le principe sur lequel cette société fonde ses espérances de bénéfice, c’est que, quand elle aura placé les actions de son capital très divisé dans un nombre considérable de mains, les actionnaires, étant intéressés à se servir dans ses ateliers et ses magasins, lui assureront le débit régulier de ses produits [52].

Les actionnaires sont consommateurs des produits mais aussi salariés de la société. Mais si le salariat est maintenu, la participation est introduite, « la société voulant arriver autant que possible à employer tous les travailleurs actionnaires » [53]. Le capital pourra être porté à douze millions afin de multiplier le nombre de ces salariés et actionnaires. Afin de garantir l’intéressement, « les employés agents et ouvriers seront pris entre les sociétaires et percevront une rétribution fixée par le conseil d’administration équivalente au salaire payé dans les autres établissements ; en outre ils auront droit à une part des bénéfices » [54]. Le conseil d’administration fixe « les appointements des agents et employés ; [...] aussi le prix de la journée des ouvriers sociétaires et celui de la confection de chaque pièce de marchandise » [55]. Un secours en cas de maladie, de vieillesse ou d’invalidité est promis, sans que ce secours soit déterminé. Dans un délai de cinq ans, la société s’engage également à fournir « l’éducation intellectuelle, morale et professionnelle de tous les enfants des sociétaires » [56].

Une rémunération du talent est prévue pour les sociétaires qui « introduiront […] un moyen d’augmenter les bénéfices, de rendre le travail moins pénible, ou d’obtenir de meilleurs produits, soit par l’invention de nouveaux instruments, soit par le perfectionnement des procédés anciens » [57]. Le montant des primes annuelles n’est cependant pas fixé.

Comme de nombreuses expériences associatives ultérieures, le Sociantisme puise dans la pensée de Fourier sans pour autant en appliquer la théorie dans son ensemble. Elle se constitue juridiquement selon la réglementation du moment qui est celle de la société en commandite. Considerant a bien conscience des limites du projet ; néanmoins, « le but de cette société et ses principes généraux sont excellents ; son succès ne saurait être trop désiré » [58] souligne-t-il dans La Phalange.

D’un soutien initial bienveillant à la rupture

En mai 1837, il annonce donc avec bienveillance et sympathie l’idée de cette fondation. Le projet semble déjà bien avancé à cette date.

Si cette affaire est bien conduite et se noue convenablement, elle ne peut manquer de prospérer et de prouver, par une application partielle du principe de l’association en capital, travail et talent, combien il est urgent que ce principe soit reconnu dans toute sa largeur et appliqué suivant le procédé naturel qu’il exige [59].

Certes, Considerant émet quelques réserves mais il alors disposé à relayer l’initiative :

Nous aurions voulu que le prospectus de la société fût plus explicite sur l’organisation et la marche des opérations que ses administrateurs se proposent de faire ; une exposition simple et claire du mouvement industriel, tel qu’il pouvait résulter d’un capital donné, eût été dans le prospectus plus propre à conquérir des adhésions et des actionnaires que les phrases un peu emphatiques dont il est orné. Nous suivrons avec intérêt les développements de cette entreprise que nous nous réservons de recommander d’une manière plus spéciale quand nous pourrons la juger à l’œuvre [60].

L’œuvre séduit, quand bien même l’appellation de la société est en contradiction avec le vocabulaire fouriériste. Victor Considerant rectifie avec habileté et diplomatie l’erreur.

Nous avons approuvé L’IDEE sur laquelle est basée cette entreprise ; nous l’avons encouragée comme nous encouragerons toute entreprise se rapprochant plus ou moins directement au principe du Garantisme ou de l’association industrielle, de préférence aux entreprises qui se font journellement en France, sans aucune tendance vers ce principe [61].

En juin « les actions déjà souscrites par les fondateurs et quelques adhérents » [62] laissent présager un développement rapide. La confiance est patente. Considerant transmet alors le fichier des abonnés à La Phalange à « M. André et aux personnes qui étaient venues nous trouver avec lui » [63] afin qu’ils puissent s’adresser directement aux souscripteurs potentiels. Le 21 juillet 1837, André adresse quant à lui à Considerant la somme de 247 francs collectés auprès de seize actionnaires du Sociantisme en vue de contribuer au projet d’étude d’un plan de « phalanstère d’enfants et du projet d’association » [64].

C’est alors, que ce même jour, Considerant publie une Circulaire aux abonnés et lecteurs de La Phalange. Elle précise dans un premier temps l’article publié dans La Phalange du mois qui relance cette idée de réalisation d’« un ESSAI réduit à son terme le plus restreint, mais conservant sa nature propre et son caractère » [65]. Pour répondre à l’engouement et aux interrogations – certains souscrivent déjà pour la réalisation même –, cette circulaire précise que l’objet premier est de collecter les fonds destinés à l’étude et que : « le but ultérieur de cet appel est la réunion des ressources nécessaires à la création d’un INSTITUT industriel, agricole et scientifique, dans lequel quatre cents enfants seront exercés, suivant leur vocation particulières, à différentes sortes de travaux [66].

L’appel s’inscrit dans le prolongement d’initiatives prises dès 1833, Fourier rédigeant plusieurs articles sur un plan d’essai avec plusieurs centaines d’enfants, Considerant lui demandant d’appliquer ce plan à Condé [67] ; il répond ainsi à la demande des partisans de la réalisation, avec la caution de Fourier sur le projet à mener. Depuis juin, de nouvelles voix hostiles se font entendre ; le 8 juin, Constantin Prévost, peintre et directeur du musée de Toulouse, a publié une « Lettre aux partisans de la théorie de Ch. Fourier », dans laquelle il propose la création d’une Union harmonienne [68]. Une autre fraction conduite par Édouard Ordinaire, Eugène Tandonnet, Henri Fugère et Hugh Doherty lui reproche un autoritarisme récurrent, un individualisme néfaste à la « convergence des efforts » [69] en vue « d’entreprendre un essai pratique » [70] et forme une commission préparatoire à un Institut sociétaire.

C’est seulement et uniquement dans un second temps, que Considerant fait un point sur les relations que l’École sociétaire entretient avec le Sociantisme dont l’attitude du dirigeant principal vient parasiter son initiative :

Il nous reste maintenant à donner l’explication d’un incident survenu récemment et qui a failli induire dans une erreur, dont il est de notre devoir de faire prompte justice, un nombre considérable des partisans de notre cause. Il s’agit de l’entreprise de MM. Bertrand, André, etc., sur laquelle nous avons dit notre pensée dans le n° 30 [sic pro 28] de La Phalange. […] Mais nous avons eu si peu l’intention de jamais la présenter comme étant une œuvre sur laquelle nous engagions à se porter les capitaux conquis par la propagation phalanstérienne, que nous n’avions promis l’appui de la publicité de La Phalange [...], qu’à la condition formellement acceptée [...], qu’il ne serait établi aucun lien, ni aucun rapport d’aucune sorte, entre cette entreprise et les choses de la propagation et de la doctrine phalanstérienne [71].

Cependant, un prospectus de la société accompagné d’une lettre rédigée par le directeur du Sociantisme a été adressé « A MESSIEURS LES PHALANSTERIENS » : « persuadés qu’il serait très difficile d’obtenir, dans l’état actuel des choses, les fonds que nécessitera la création d’un Phalanstère, nous venons de fonder, sous le nom de Sociantisme, une Société en commandite, par actions, […] [72].
Reçu en même temps que le numéro de juillet de La Phalange, cette lettre laisse présumer que les souscriptions sont orientées vers un projet de réalisation combinée et transitoire « en désespoir d’un essai de réalisation. […]. L’illusion eût été beaucoup plus générale encore sans l’heureuse et fortuite coïncidence de notre propre appel avec celui de ces Messieurs » [73].
C’est bien le sens de la conclusion du feuilleton polémique d’Eugène Pelletan sur les « Fouriéristes » [74] paru dans La Presse, ce qui conduit Considerant à réagir au-delà du cercle des phalanstériens. Pelletan ironise d’ailleurs :

Une nouvelle société s’organise sous le nom de Sociantisme, pour reprendre sous main [sic], avec des modifications de doctrine, l’œuvre d’exécution et d’association phalanstérienne. Elle ne demande que quelques millions, et promet pour garantie de les dépenser aussitôt ; cela ne peut manquer d’attirer les actionnaires.

Cet article est sans doute de trop pour Considerant attaqué de toutes parts. La tension est donc extrême à l’été 1837. La direction du mouvement est en jeu, la caution d’un Fourier certes malade et même parfois gênant représente un enjeu important. C’est pourquoi Considerant affirme la convergence de vues entre lui et Fourier et souligne la légitimité que le groupe de La Phalange détient dans la défense des intérêts phalanstériens. Le texte de la circulaire est « vu et entièrement approuvé » [75] par Charles Fourier. Il relègue par la même occasion les initiateurs du projet d’Institut sociétaire à la dissidence. Cette approbation de Fourier est d’autant plus vitale que les opposants à Considerant prétendent également avoir obtenu son soutien dans leur démarche, la veille même, écrivent-ils, de la publication de la Circulaire aux abonnés et lecteurs de La Phalange :

Nous demandâmes alors à M. Fourier si Considérant [sic] lui avait témoigné l’intention d’accepter notre projet ou du moins une partie du projet ; ‘mais, nous répondit M. Fourier, je pense bien qu’il ne pourra se dispenser d’accepter le comité, qui me paraît une garantie, un contre-poids nécessaires pour assurer un concours plus général.’ Ceci fut dit le 20 juillet. – Le jour qui nous avait été indiqué pour l’entrevue se passa, et nous apprîmes le lendemain qu’elle avait été renvoyée par Considérant [sic] au 31 juillet. Dans l’intervalle avait paru en supplément à La Phalange, une circulaire pour protester contre la société André et renouveler la demande d’un crédit de dix mille francs, pour le projet d’une brochure [76].

Les opposants minorent donc les velléités réalisatrices de Considerant, présentant faussement la circulaire comme une réponse à la création de la société André [77] – sur laquelle ils n’épiloguent aucunement –, et comme un appel à financer un banal projet de publication. Le 31 juillet, dans une dernière réunion avec les instigateurs de l’Institut sociétaire, Fourier renouvelle, dans une ultime déclaration qu’il dicte ou rédige, son soutien à Considerant dont il valide « la direction donnée à la propagande » [78].

L’histoire éphémère du Sociantisme s’inscrit donc incidemment dans la chronologie qui mène à la dissidence de l’Institut sociétaire. Le retournement de position de Considerant et le rejet de la société apparaissent beaucoup plus circonstanciels que fondés sur l’affirmation d’un fouriérisme écrit orthodoxe. La circulaire du 21 juillet met probablement fin immédiatement au Sociantisme :

M. Fourier et les Rédacteurs de la Phalange déclarent n’être absolument pour rien dans l’opération de MM. Henri Bertrand, André et comp. ; c’est sur l’œuvre de réalisation proposée dans l’appel du Numéro 30 de la Phalange et dans la présente circulaire qu’ils invitent tous les adhérents de la doctrine à se réunir [79].

Aucune activité publique du Sociantisme n’est perceptible dans les mois qui suivent.
Malgré la virulence des propos, les fondateurs du Sociantisme ne renoncent pas à la réalisation. Certains des associés, André, Confais et Jamain s’investissent très rapidement dans de nouveaux projets d’association partielle ou de réalisation qui, s’ils ne sont pas soutenus, ne subissent pas le même opprobre ; et si avec Faureau et Prudhomme, ils rejoignent l’Union harmonienne qui s’organise en 1839 parallèlement au groupe dissident du Nouveau Monde et en marge du centre parisien, des liens perdurent avec le groupe parisien de Considerant.
L’originalité du Sociantisme ne tient donc pas à son organisation : c’est une société en commandite classique, comme le sont ensuite la plupart des initiatives phalanstériennes. La société n’a pourtant pas pour objectif d’être une simple tentative associationniste. Si son appellation, en l’état premier de son développement, est erronée selon le vocabulaire fouriériste, la société se veut le prélude dans un avenir proche à une combinaison d’industries qui doivent mener par la participation des salariés devenus actionnaires et consommateurs à la suppression des falsifications, du gaspillage et du commerce mensonger. Il s’agit d’opérer « la substitution de l’équité à l’arbitraire dans la distribution du bien-être » [80]. Le Sociantisme s’inscrit donc pleinement dans « le fourmillement et la complexité [d’un] fouriérisme pratiqué » [81].
L’expérience avorte en raison des velléités de dissidence qui menacent le centre parisien de l’École sociétaire. Mais c’est bien la tentative du dirigeant principal du Sociantisme d’impliquer la direction centrale de l’École sociétaire qui pousse Considerant à réagir alors qu’il tente de relancer, même opportunément, un projet de réalisation partielle. Sa réaction illustre la position qu’il développe ensuite vis-à-vis de toutes les tentatives de réalisation, en particulier lors de l’essai de Cîteaux [82] : décharger le centre parisien de toute responsabilité dans l’échec de ces essais transitoires se revendiquant des théories de Charles Fourier.