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Une Fronde dans un Ciel électrique. Jalons pour l’histoire de l’Anarchisme Passionnel Transatlantique (1840-1861, Paris-New York, aller-retour)
Article mis en ligne le 1er février 2016
dernière modification le 26 mai 2020

par Samzun, Patrick

Les années 1850 virent la pose du premier câble transatlantique et l’essor de la marine commerciale à vapeur. On échangeait aussi des idées et des hommes, voyageurs abolitionnistes ou exilés de 1848, entre New York et Paris. C’est l’époque où émerge un nouveau courant politique qui lutte à la fois contre l’esclavage, le salariat et le patriarcat. Formé par la convergence des luttes révolutionnaires de 1848 et du combat anti-esclavagiste aux Etats-Unis, il combine deux anarchismes naissants, l’un français, l’autre américain, et une myriade d’expérimentations socialistes, qui ont mis au cœur de leurs pratiques émancipatrices l’électricité des passions. Ce nouveau chantier, baptisé « anarchisme passionnel transatlantique », se déploiera dans une série de portraits croisés.

C’est l’histoire du premier sinologue des Etats-Unis, auteur d’une remarquable méthode d’apprentissage du français [1] et traducteur en espagnol de la constitution du Texas [2] – il parlait, dit-on, trente-deux langues, sans compter celle qu’il inventa lui-même, précurseur scientifique de l’esperanto, fou littéraire à la J.-P. Brisset [3]. En plus d’être un intellectuel polymorphe et polyglotte, Stephen Pearl Andrews [4] (1812-1886), c’est son nom, fut d’abord un avocat abolitionniste, qui fit son droit dans la société créole esclavagiste de la Nouvelle-Orléans, avant de tenter à lui seul d’abolir l’esclavage au Texas. Il fut ensuite durant les années 1840 un expérimentateur socialiste proche des cercles fouriéristes de le côte Est avant de se tourner, sans oublier son fouriérisme, vers l’anarchisme individualiste de son ami imprimeur et musicien, l’autodidacte Josiah Warren (1798-1874). Il sera avec Warren le fondateur de la paradoxale communauté individualiste de Long Island appelée Modern Times [5] (1851-1864). Nul ne sait si Chaplin s’en inspira ; mais il est certain qu’elle fut beaucoup moquée. En avance sur son temps et le nôtre, elle accueillait, à l’ombre des pins de cette presqu’île sablonneuse, les femmes répudiées, avec leurs enfants, les premiers homéopathes, des nudistes, des spiritualistes et des disciples de Comte (Henry Edger, le premier) – mais aussi un groupement actif et pragmatique de travailleurs manuels (à l’époque on disait ouvriers en français), qui firent marcher Modern Times comme nos modernes SEL (systèmes d’échanges locaux), avec monnaie locale, échange de temps et cantine coopérative.

C’est le site, la plate-forme transatlantique (branchée sur la France et l’Angleterre), et de fait balayée par les vagues et les vents de l’Atlantique, d’un courant souterrain encore peu étudié que nous aimerions baptiser, faute de mieux pour l’instant, l’anarchisme passionnel transatlantique (APT).

Il surfe, dès la fin des années 1830, sur une vague d’échanges intellectuels, matériels et humains, portés par l’Atlantique et les nouvelles énergies du capitalisme, vapeur, électricité et presse à bon marché [6]. Les Américains, journalistes et intellectuels libéraux de la côte Est, débarquent à Paris, rencontrent Fourier et Proudhon à l’aller, pour infuser à leur retour les idées fouriéristes et mutualistes – dès 1840 [7] pour les premières, dès 1849 [8] pour les secondes – auprès des journalistes et réformateurs américains.

Plus tard, en 1854, au moment où le fouriérisme américain décline, Henry Clapp Jr (1814-1875) le relance par le bas, en créant à New York un milieu de vie libertaire, inspiré des Scènes de la Vie de Bohème, qu’il ne s’était pas contenté de lire lors de son séjour parisien entre 1849 et 1853. Devenu francophone, il traduit à son retour la Théorie des Quatre mouvements de Fourier (1857), composant lui-même une pièce satirique d’inspiration fouriériste [9].

Nul ne sait si Henry Clapp Jr et le prolétaire parisien Joseph Déjacque, inventeur du néologisme « libertaire », se sont rencontrés ; mais ils étaient à Paris en même temps, à la fin des années 1840, avant de se retrouver tous les deux, sans jamais se rencontrer, dans la même ville de New York, à la fin des années 1850. L’anarchisme passionnel transatlantique désigne ainsi une série de rencontres manquées, mais aussi d’étonnantes harmonies : tous les deux découvrent et lisent Fourier au même moment ; tous les deux défendent une vision similaire de l’amour libre.

Mais alors que Déjacque, le révolutionnaire de 1848, affronte « la prison, la misère et l’exil », Henry Clapp Jr, le « Roi de la Bohème », n’affronte semble-t-il que l’opinion puritaine de la bonne société new yorkaise. En réalité, les frontières de classe et de politisation ne sont pas si étanches. Déjacque était prolétaire ; mais Clapp n’a guère été plus qu’employé de commerce dans la librairie et journaliste à la pige. Déjacque a décrit les pontons de 1848 dans ses Lazaréennes [10] ; Clapp rédigé des sonnets de la prison de Salem en 1846 [11]. Ils consonnent et résonnent à travers l’Atlantique, non parce qu’ils s’identifient socialement l’un à l’autre, mais parce que leurs différences ne sont pas telles qu’elles les opposent : elles les distinguent et les engrènent, dirait Fourier.
Ainsi, comme nous le montrerons dans une série de portraits croisés, Henry Clapp Jr n’était pas seulement ce petit-bourgeois dilettante et bohème, que l’histoire catalogue aujourd’hui comme le « Roi de la Bohème ». C’était d’abord, avant d’arriver en Europe, un militant politique admiré et craint pour sa verve et son indépendance dans les milieux réformateurs et abolitionnistes de la côte Est. Abolitionniste de la première heure, il appartenait à la tendance la plus radicale de ces Chrétiens dissidents, opposés à toute forme d’autorité humaine, qu’on appelait « Come-Outers [12] ». Mais socialiste aussi de la première heure, il refusait de séparer le combat abolitionniste du combat économique contre le salariat et la propriété de la terre. Aux côtés du « Héraut de la Liberté [13] » Nathaniel Peabody Rogers (1794-1846), il combattait en même temps l’esclavage des femmes dans la société américaine.
À travers ce combat contre toutes les formes d’esclavage, qu’il soit racial, social, économique ou culturel, Clapp rejoint Déjacque et sa critique générale des formes d’autorité en régime « civilisé ». Par ce type de transversalité, et sa radicalité militante, il dépasse le cercle étroit du fouriérisme organisé (Brisbane et Considerant) qui, sur la question de l’esclavage notamment, était divisé et souvent très modéré (pour ne pas dire esclavagiste dans certains cas [14]). C’est en ce sens que pour nous, l’anarchisme passionnel transatlantique désigne à la fois le chevauchement fécond, Deleuze aurait dit « la zone d’indiscernabilité » entre anarchisme et fouriérisme, au croisement des luttes révolutionnaires de 1848 et du radicalisme anti-esclavagiste aux Etats-Unis. La quadruple association militante des esclaves, des salariés, des femmes et des enfants [15] dans le combat contre l’autorité ouvre, au milieu de l’Atlantique, le canal inédit d’une réorganisation passionnelle et transversale de la société, que les Américains comme les Français de l’époque (même Déjacque) appelaient harmonie. Nous nous efforcerons de faire revivre, avec son humour, sa verve mais aussi sa radicalité, la texture littéraire, philosophique et pratique de cette « utopie anarchique » transatlantique qui a connu sa plate-forme lyrique dans L’Humanisphère de Déjacque - écrite à la Nouvelle-Orléans, publiée à New York - et sa plate-forme communautaire à Modern Times.
Nous voudrions ainsi faire diverger le récit des sources de l’anarchisme qui traditionnellement remonte à Proudhon en France et à Josiah Warren aux Etats-Unis. Certes, leur influence est indubitable. Certes aussi, le fouriérisme, de son côté, s’est-il le plus souvent accommodé, par son pacifisme et son gradualisme, des institutions existantes, cherchant seulement à les contourner par des expérimentations locales faisant appel aux « capitalistes ». Mais certains militants « sauvages », désaffiliés, ont aussi spontanément piétiné les frontières des écoles en franchissant celles des nations, lançant des pavés-des poèmes-des pamphlets depuis le cœur ensanglanté des barricades de Paris jusqu’à celui, fangeux, des taudis londoniens. La voix « stridente [16] » de Déjacque répond, entre Bruxelles, Londres et Jersey [17], aux accents cataclysmiques d’Ernest Cœurderoy (1825-1862 [18]), pour former le duo insurrectionnel de l’anarcho-fouriérisme.
Outre-Atlantique, Warren paniquait à l’idée que son nom soit associé aux militants de l’amour libre. Surgit alors du fond de sa prison du Maine, armé de la « Fronde de David [19] » et guidé par « l’Étoile de l’Est [20] », un chrétien primitif, James Arrington Clay (1814-1880). Dissident abolitionniste et communiste, vendeur de whiskey tempérant mais pas prude, qui avait invité son amante à partager la couche de son épouse : sa « Voix » libertaire, aux accents warréniens (pour le principe de souveraineté individuelle), chante l’amour libre que Stephen Pearl Andrews défendait abstraitement dans les journaux. Ainsi, s’effectue pour nous, à la faveur d’un livre écrit en prison [21], livre sauvage, « illitéré » (Clay avait quitté l’école à 14 ans), le modèle de la rencontre à la fois littéraire et pratique entre anarchisme et fouriérisme aux Etats-Unis.
On sera peut-être étonné de le voir figurer côte à côte avec Déjacque dans notre histoire de l’APT. Mais n’oublions pas que Déjacque s’est formé dans les cercles socialistes chrétiens du journal L’Atelier (1840-1850) et qu’il citait souvent Jésus comme modèle de militantisme révolutionnaire. Mais il y a plus surprenant, si le lecteur veut bien jeter un coup d’œil indiscret sur notre autobiographie intellectuelle. Nous avons découvert Déjacque aux Etats-Unis, lors d’un séjour de recherches, et ce n’est pas totalement par hasard : ses traces restent vivantes là-bas dans les anthologies de la littérature de Louisiane et bien sûr celles de l’anarchisme.
Un jour, désobéissant aux oukases des pontifes de l’académie, qui avaient promulgué une critique féroce et odieusement hautaine de l’ouvrage, j’ouvris par acquis de conscience une histoire de l’anarchisme américain procurée par « les Presses Populaires » d’une obscure université de l’Ohio (Bowling Green University [22]). Je commence par consulter l’index, et me voilà content de trouver le nom de Déjacque. Pour une histoire de l’anarchisme américain, ce n’était pas inédit mais tout de même remarquable : l’internationalisme ne franchit pas toujours les bornes de l’université. À tout hasard, je cherche aussi le nom de James Arrington Clay que je venais de découvrir. Heureuse surprise : son nom y figure aussi. Ce n’est pas non plus totalement inédit, mais extrêmement original et le signe d’une recherche fouillée. La phase suivante illumine mon projet : William O. Reichert [23] avait osé placer côte à côte l’anarchiste français et l’anarchiste américain, l’athée et le baptiste, confirmant l’intuition qu’un courant souterrain reliait par-dessous l’Atlantique et électrisait l’un par l’autre l’anarchisme et le fouriérisme.
Pour Reichert, Clay et Déjacque impulsent le courant « esthétique » et féministe de l’anarchisme – et les 2 prolétaires, écrivains puissants, admirables, parmi les plus grands, jusqu’à en mourir ou disparaître, amants de l’absolue liberté des femmes, créent assurément ce courant, en autodidactes consonants. Pour nous, aux côtés de l’infatigable réformateur S.P. Andrews, du bohème pas si bohème Clapp, de très considérables femmes militantes [24], ainsi que d’obscurs militants libertaires à la lisière de l’owénisme, du fouriérisme et surtout du spiritualisme [25], Clay et Déjacque animent le courant souterrain de cet anarchisme transversal et transatlantique que nous voudrions faire émerger à travers une série de portraits passionnels.