Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

27-34
Les disciples de Fourier et la Révolution de 1848
Article mis en ligne le décembre 1999
dernière modification le 9 mars 2006

par Jeanneney, Jean-Marcel

Les fouriéristes interviennent fréquemment dans les débats de l’année 1848. Une lecture attentive de La Démocratie pacifique, leur journal, permet de saisir leur adhésion immédiate à la République et leur appétit de réformes économiques et sociales. Partisans d’un droit au travail, ils s’opposent à la fois à Proudhon et à Thiers. Mais leurs projets ne sont pas repris. Le principe du droit au travail est rejeté en septembre 1848.

Les journées de février


Le 13 février 1848, La Démocratie Pacifique prêche pour la première fois la révolution. Le gouvernement d’alors n’est plus en effet coupable seulement d’impéritie ; en supprimant les cours de Mickiewicz, de Michelet et de Quinet, il entrave la liberté de la pensée ; en prétendant interdire le banquet pour la réforme électorale qui doit se tenir à Paris, il menace la liberté de réunion.

L’hostilité des rédacteurs du journal contre le gouvernement ne s’étend ni au régime lui-même, ni au roi. Ils croient que, Guizot parti, l’émeute va prendre fin, et ils se bornent à tracer au nouveau ministère un programme qu’ils font afficher le 24 février à neuf heures du matin dans Paris. En voici le texte :

Vœux du peuple

Réformes pour tous

Amnistie générale, les ministres exceptés et mis en accusation.

Droit de réunion consacré par une manifestation prochaine. Dissolution immédiate de la Chambre.

Convocation des Assemblées primaires.

Garde urbaine aux ordres de la municipalité seule.

Abolition des lois de septembre. Liberté de parole, liberté de la presse, liberté de pétition, liberté d’association, liberté d’élection.

Réforme électorale : tout garde national est électeur et éligible.

Réforme parlementaire : rétribution aux députés (les fonctionnaires publics à leur poste).

Réforme de la Chambre des Pairs : pas plus de nomination royale que d’hérédité aristocratique.

Réforme administrative : garantie pour tous les fonctionnaires et employés contre l’abus des faveurs et des influences.

La propriété respectée, mais le droit au travail garanti. Le travail assuré au peuple.

Union et association fraternelle entre les chefs d’industrie et les travailleurs. Égalité des droits par l’éducation donnée à tous : crèches, salles d’asile, écoles rurales, écoles urbaines ; plus d’oppression et d’exploitation de l’enfance. Liberté absolue des cultes. L’indépendance absolue des consciences. L’Église indépendante de l’État.

Protection pour tous les faibles, femmes et enfants.

Paix et Sainte-Alliance entre tous les peuples. Abolition de la guerre où le peuple sert de chair à canon. Indépendance pour toutes les nationalités. La France gardienne des droits des peuples faibles.

L’ordre fondé sur la liberté. Fraternité universelle.

Les chefs de l’École sociétaire, fidèles à la monarchie tant qu’elle leur apparaissait un élément d’ordre, sont, la Chambre envahie et le roi en fuite, résolument républicains. Mais que la République ne faillisse pas à sa mission ! C’est sans doute un rédacteur de La Démocratie pacifique qui a rédigé la pétition apportée par l’ouvrier Marche le 25 au matin au gouvernement provisoire pour exiger la reconnaissance du droit au travail [1] et le 25 au soir la Démocratie porte pour la première fois en frontispice :

La République de 1792 a détruit l’ordre ancien.

La République de 1848 doit constituer l’ordre nouveau.

La réforme sociale est le but, la République est le moyen.

Tous les socialistes sont républicains.

Tous les républicains sont socialistes.

Cet appel à l’union de tous les républicains pour « organiser le travail » ne paraît pas alors chimérique. Lamartine qui, en 1844, dans La Presse, avait dit ne connaître « d’autre organisation du travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même par la concurrence » [2], a, dès le 24 au matin, adhéré au programme placardé par la Démocratie et de son côté, le communiste Cabet publie un manifeste où il proclame : Point d’atteinte à la propriété ! ».

Le gouvernement provisoire. Les élections



Mais les premières journées d’enthousiasme écoulées, les nécessités de l’action firent rapidement apparaître l’opposition des tempéraments et la divergence des programmes. Tandis que certains esprits modérés ne reconnaissent le droit au gouvernement provisoire que de prendre des mesures strictement conservatoires [3], les chefs phalanstériens proclament que le gouvernement doit se considérer comme une dictature [4], et profiter des facilités d’action qu’il trouve dans le souvenir d’un triomphe encore proche.

Les phalanstériens ne se font pas faute de proposer un programme. Pour lutter contre la crise financière, on devrait, selon eux, prélever au profit de l’État un dixième de la dette hypothécaire de 10 à 12 milliards, dont la propriété immobilière de la France est grevée [5]. Des économies sont en outre nécessaires : que le gouvernement réduise immédiatement les traitements élevés [6] et les dépenses militaires supérieures à 300 millions. Que peut-on craindre ? la Russie est à l’autre bout de l’Europe, l’Angleterre est trop occupée par l’Irlande pour nous attaquer, et l’« Allemagne nous aime parce que nous l’aimons » [7].

Pour ranimer la vie économique du pays, certains rédacteurs de La Démocratie pacifique, improvisant d’audacieuses théories monétaires, proposent l’émission de monnaie fiduciaire [8] ; la Banque de France serait transformée en Banque d’État : gouverneurs et commissaires seraient nommés par le ministre des Finances, régents et membres du Conseil d’Escompte élus par les commerçants patentés de la place de Paris.

Pour diriger en même temps l’activité productrice, l’État devrait exécuter les travaux délaissés par la culture morcelée : construction de ponts et de chaussées, endiguement des rivières, défrichement des landes, assèchement des marais, reboisement des montagnes. - Il devrait prendre sous son contrôle toutes les entreprises de transports, et instruit ainsi de toutes les opérations commerciales, renseigner la France entière sur la production de toutes les richesses [9].

Mais le Gouvernement provisoire est divisé et hésite à agir. La Commission du Luxembourg n’est guère que le siège de manifestations oratoires où s’affrontent les doctrines socialistes : lorsque Considerant par exemple y proclame qu’en droit chaque homme, étant une activité libre, est propriétaire de la valeur qu’il crée et que les faibles ou les paresseux n’ont droit qu’au minimum nécessaire à l’existence [10], il se heurte à Louis Blanc partisan de l’égalité des salaires, qui croit que le « point d’honneur au travail » suffit à maintenir l’émulation des travailleurs. L’activité de la Commission n’eut guère d’autres fruits qu’un décret limitant la durée du travail, un autre fort imprécis interdisant le marchandage, des arbitrages entre patrons et ouvriers et la fondation de quelques ateliers dans des casernes. Tout espoir de voir ces discussions doctrinales aboutir à des actes disparut bientôt devant l’orientation que les élections à la Constituante imprimèrent à la politique française.

Les chefs de l’École sociétaire s’étaient opposés à l’ajournement des élections ; oubliant leurs méfiances antérieures envers le suffrage universel, ils avaient fait un acte de foi dans le « sens providentiel qui se dégage toujours de la spontanéité des multitudes » [11]. Ils ne pouvaient pourtant s’empêcher de redouter le verdict de l’opinion publique, et ils avaient déclaré à l’avance qu’ils refuseraient de s’incliner devant une majorité monarchiste : le peuple a le droit d’exercer sa souveraineté, il n’a pas le droit de l’abdiquer [12].

Les phalanstériens avaient mis tout en œuvre pour rallier des suffrages à la République : comités électoraux, sociétés de discussion, réunions publiques, affiches, création ou achat de journaux locaux. Des circulaires détaillées envoyées aux correspondants de province précisaient la tactique : s’efforcer de gagner les médecins, les instituteurs, les prêtres ; faire voter pour les socialistes, sans distinction d’opinions, et se garder de lutter contre les candidats républicains qui auraient des chances de majorité [13].

Le résultat des élections (une centaine de socialistes élus sur 900 membres) fut une déception pour les phalanstériens.

L’Assemblée nationale

Pourtant, le gouvernement issu de la nouvelle assemblée dépose des projets qui paraissent mettre en œuvre les idées phalanstériennes. Il propose d’investir l’État du monopole des assurances contre l’incendie. Il propose le rachat des chemins de fer en invoquant entre autres raisons l’utilité de donner à l’État « le moyen de régler la production et la consommation » [14]. Le ministre de l’Agriculture, Flocon, décrète même la création de colonies agricoles où « les idées nouvelles pourraient se produire » [15] et un emprunt de 3 % amortissable est ouvert à Paris pour subvenir à la création de ces colonies. Le même ministre amorce la création d’ateliers mobiles chargés d’entreprendre de grands travaux publics. L’Assemblée de son côté, quoiqu’en majorité non socialiste, nomme une commission de constitution qui adopte le principe du droit au travail.

Les phalanstériens entrevoient en tout cela l’institution naissante d’un « ordre nouveau ». La déception fut prompte. Le 23 juin, à l’annonce d’une dissolution prochaine des ateliers nationaux, des barricades entourent le faubourg Saint-Antoine, et pendant trois jours les combats des rues font rage. Dure épreuve pour les apôtres de la fraternité humaine ! Si, par souci de l’ordre public, ils combattent l’insurrection, ils dénoncent le manque de générosité de l’assemblée envers « ceux qui ont faim ».

Au cours des mois suivants, les socialistes trouvent quelque réconfort dans le développement des associations de production, et si maintes d’entre elles, purement ouvrières, se rattachent surtout à l’inspiration de Buchez ou de Louis Blanc, certaines englobent patrons et ouvriers et, rémunérant le capital, réalisent les vœux des fouriéristes [16].

Mais la reconnaissance officielle du droit au travail, drapeau des socialistes, se trouve alors mise en danger non seulement par l’expérience malheureuse des ateliers nationaux, mais par les plaidoiries compromettantes de Proudhon et les réquisitoires de Thiers.

Proudhon, entré à l’Assemblée constituante aux élections partielles de juin, y a déposé immédiatement une proposition qui tendait à réduire d’un tiers toutes les dettes tant publiques que privées et à opérer en faveur de l’État un prélèvement important sur les fortunes des particuliers. Ces mesures devaient être complétées par l’institution d’une banque d’échange. La proposition de Proudhon est rapportée et combattue par Thiers devant l’Assemblée en juillet. Proudhon répond par un discours volontairement obscur et violent ; il multiplie les formules propres à effrayer les modérés : « Le gouvernement provisoire a supprimé la propriété en reconnaissant le droit au travail... Le droit au travail est la mort de la propriété, et cependant vous reconnaîtrez le droit au travail... Si vous ne l’inscrivez pas dans la constitution, vous y laissez un blanc où le peuple inscrira le droit à l’insurrection... Depuis février il n’y a pas de droit, il n’y a que des faits... ». Par l’attrait de sa banque d’échange, par la vigueur de son talent de polémiste, Proudhon risque de détourner les ouvriers de l’Association, chère aux phalanstériens ; plus encore, en se faisant le champion du droit au travail, en l’englobant dans ses théories économiques et ses formules verbales, il le condamne définitivement dans l’esprit des modérés.

Aussi les phalanstériens prennent-ils grand soin de distinguer leur doctrine de celle de Proudhon : lorsqu’il écrit dans Le Peuple que le dogme fondamental du socialisme, égalitaire avant tout, est de faire que tout citoyen soit « en même temps et au même degré capitaliste travailleur et savant ou artiste », lorsqu’il s’écrie à l’Assemblée : « Si le droit était constitué comme il doit l’être, on arriverait à avoir le crédit pour rien et finalement à avoir l’usage des maisons et du sol pour rien », l’École sociétaire proteste. Certes elle considère qu’une équitable association ne devra rémunérer que le service effectif apporté à l’œuvre ; mais, sous peine de décourager toute culture intellectuelle, il faudra assurer des avantages aux hommes capables de guider la production ; sous peine d’encourager le gaspillage, il faudra rémunérer les valeurs qui sont le fruit d’un travail antérieur. Les produits du travail ne sont pas possédés moins légitimement par celui qui les accumule que par celui qui les consomme [17]. Aussi est-il juste que quiconque emprunte un capital paie une indemnité égale à la jouissance dont son prêteur s’est privé, sans quoi le détenteur d’un capital ne consentirait jamais à en céder volontairement la jouissance : l’espoir du crédit gratuit est chimérique.

Comment d’autre part, Proudhon peut-il promettre l’usage gratuit des maisons et du sol ? Il est impossible que les propriétaires qui ont acquis leurs terres avec leurs épargnes, en abandonnent gratuitement l’usage, et, quand bien même ils le feraient, un morcellement infini de la terre est impraticable. Les phalanstériens donnent au problème agraire posé par Proudhon une solution bien différente. Première étape : organiser le droit au travail, qui serait provisoirement accepté par les déshérités comme un équivalent à la propriété du sol. Deuxième étape : organiser la jouissance du sol par association ; on considérerait de plein droit que les possesseurs actuels ont acquis leurs terres par leur travail et on leur remettrait des titres donnant droit à une part proportionnelle dans les bénéfices de l’association. La terre ne serait plus alors dans le commerce.

Dans la lutte pour le droit au travail, Proudhon est un allié compromettant, Thiers un adversaire. Thiers donne son appui au parti de droite et, voltairien, se rapproche de l’église catholique comme d’un rempart contre les idées nouvelles [18]. Il écrit au mois de mai à un ancien député de la monarchie de Juillet : « Aujourd’hui que toutes les idées sociales sont perverties et qu’on va nous donner dans chaque village un instituteur qui sera un phalanstérien, je considère le curé comme une indispensable rectification des idées du peuple [19]. Il combat à l’Assemblée le droit au travail et il publie dans Le Constitutionnel des plaidoiries en faveur de la propriété individuelle et du libéralisme économique.

La Démocratie Pacifique dénonce en Thiers « l’homme uniquement et éternellement avide de pouvoir » ; elle oppose aux hymnes à la liberté et à la concurrence, le spectacle de la réalité économique : « les prolétaires, les petits propriétaires qui, sans crédit, sans lumière, sans machines, luttent isolément contre les forces illimitées de la concurrence ne sont pas réellement libres ». Thiers dit au bon peuple : « Travaille, ta destinée est entre tes mains ». En réalité, le travail salarié est une duperie pour le travailleur et aboutit à la féodalité financière : de même qu’autrefois l’esclave appartenait en propre à son maître, le salarié aujourd’hui appartient à la collectivité des capitalistes et des entrepreneurs d’industrie. Le maître collectif ne donne à l’esclave collectif que l’indispensable pour vivre, et non pas « toute la valeur créée par le travail » [20].

Ces mises au point et ces longues polémiques furent appuyées par Considerant et d’autres orateurs socialistes à la tribune de l’Assemblée, mais en vain. Le 13 septembre 1848, l’Assemblée repousse par 596 voix contre 187 l’amendement de Mathieu de la Drôme, qui tendait à introduire dans la constitution le principe du droit au travail.

Dès lors, les problèmes politiques priment ceux d’organisation sociale. Au mois d’octobre, réunis en Congrès à Paris, les phalanstériens précisent leur programme de politique étrangère : ils demandent la création d’un « Congrès des peuples » qui, par le conseil et l’arbitrage, assurerait la paix au monde [21] ; et ce serait non pas le recours aux armes mais le blocus ou l’exclusion, qui tiendraient lieu de sanctions. Ce Congrès pourrait également assurer, dans le cadre d’une organisation communale et par l’intermédiaire d’États neutres, le respect des minorités. Il devrait en outre faire reconnaître le principe de la neutralité des terres sauvages et organiser leur colonisation par différents peuples associés.

Plus pressants encore sont les problèmes de politique intérieure. Le 2 octobre, au grand regret des phalanstériens qui voient le danger, l’Assemblée décide que l’élection du Président de la République aura lieu au suffrage universel. La Démocratie combat la candidature de Bonaparte, « malade d’une incurable ambition » [22]. Le 10 décembre, celui-ci est élu par 5 millions et demi de voix.