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Napias, Claude-Dominique (dit Napias-Piquet ou Napias aîné)
Article mis en ligne le 29 septembre 2016
dernière modification le 27 juin 2021

par Chérouvrier, Daniel, Desmars, Bernard

Né le 22 octobre 1813 à Romilly-sur-Seine (Aube), décédé le 23 mai 1871 à Paris (Seine), 1er arrondissement. Notaire, puis rentier, puis négociant. Fondateur avec son frère Louis-Marie Napias de la Colonie agricole et industrielle de Saint-Just (Marne) en 1850. Propagandiste socialiste. Membre du conseil d’arrondissement d’Épernay, de 1848 à 1851. Proscrit en 1852. Maire d’arrondissement lors de la Commune de Paris. Exécuté sommairement pendant la Semaine sanglante.

Claude Dominique Napias est le fils d’un marchand de Romilly-sur-Seine (Aube). Ses parents décèdent alors qu’il est encore très jeune (son père en 1816, sa mère en 1817). Son tuteur est le curé Bouillerot, de Romilly-sur-Seine, prêtre assermenté sous la Révolution et admirateur de Voltaire, cousin des Napias [1]. Après des études secondaires à Troyes pendant lesquelles il obtient plusieurs prix - prix d’excellence, de version latine et de thème en cinquième, de version grecque en quatrième [2]-, il fait son droit. En 1836, lors du mariage de son frère cadet Louis-Marie Napias, dit Napias jeune, il est clerc de notaire [3] ; il s’installe en 1838 comme notaire à Sézanne, chef-lieu de canton de la Marne [4]. En 1839, il se marie avec Albertine Robertine Piquet, fille d’un propriétaire de Barbonne (Marne). Désormais, il est souvent désigné sous le nom de Napias-Piquet.

Agriculture et République

En 1845, il vend sa charge notariale ; vers 1847 [5], il s’installe sur la commune de Saint-Just (Marne), où, depuis plusieurs années déjà, il a fait de nombreuses acquisitions foncières, seul ou avec son frère Louis-Marie ; avec ce dernier, il possède depuis 1843 le domaine de l’ancien maréchal Brune comprenant un vieux château entouré de douves et d’un parc. Pour financer ces achats, il emprunte d’importantes sommes auprès de particuliers et d’établissements bancaires troyens. Selon les documents, il est qualifié de propriétaire ou de cultivateur ; il est en relation avec le comice agricole de l’Aube et fait des essais sur l’emploi d’engrais [6]. En février 1848, il assiste aux séances du Congrès central d’agriculture à Paris.

Au lendemain de la révolution de Février, il insiste sur son adhésion ancienne à la République et se présente comme « travailleur agricole » ; il souhaite que l’on réfléchisse aussi à « l’organisation du travail » dans l’agriculture et à l’application dans le monde agricole du principe du « droit au travail » [7] En juillet 1848, il entre au conseil municipal de Saint-Just, dont il démissionne rapidement avec trois autres conseillers afin de protester contre la présence à la tête de la commune d’adversaires de la République [8]. Il est élu en août au conseil de l’arrondissement d’Épernay où il représente le canton d’Anglure [9]. Il assiste régulièrement de 1848 à 1850 aux délibérations de cette assemblée qui ne mobilise ses membres que deux ou trois jours par an et qui ne fait guère qu’émettre des vœux [10]. En avril 1849, il participe à un banquet républicain réuni à Troyes autour du représentant Pierre Joigneaux ; il prononce un toast dans lequel il dénonce les conservateurs (qu’il appelle les « malthusiens ») et défend les « démocrates socialistes » contre ceux qui les accusent d’être des utopistes ou des ennemis de l’ordre [11].

La colonie de Saint-Just

Fin 1849, il publie une brochure intitulée Transition pacifique et sûre vers un nouveau monde  ; pour l’auteur, la solution aux problèmes sociaux est « l’association volontaire » réunissant des travailleurs de plusieurs branches ; « nous n’entendons point expérimenter tel ou tel système. Sans nous appliquer à copier personne, nous avons pris un peu partout ». Aucune référence n’est faite aux théories de Fourier, de Cabet ou d’autres penseurs socialistes. Claude-Dominique Napias insiste surtout sur sa volonté « de faire dans notre commune ce qui est praticable » [12].

Une association est effectivement fondée en avril 1850, la « colonie agricole et industrielle de Saint-Just » ; elle comprend les deux frères Napias et leur famille, ainsi que quelques habitants des environs. Elle accueille également l’officier fouriériste Hippolyte Madaule, et, quelques mois plus tard, le publiciste Auguste Guyard, qui se réclame aussi de Fourier, même s’il ne participe pas vraiment aux travaux de l’École sociétaire. L’association cesse d’être véritablement active au cours de l’automne 1850, quelques-uns des associés démissionnant très rapidement. Claude-Dominique Napias en devient alors le seul directeur et transfère le siège de la société à Paris, dont il s’agit désormais de liquider les biens.

Il est par ailleurs devenu un adepte de la « religion fusionienne ». Cette religion, ou doctrine, dont Auguste Guyard est l’un des « apôtres », a été fondée par Louis de Tourreil dans les années 1840 ; elle vise « l’égalité sociale, appuyée sur le sentiment religieux » qui seul permet de dépasser les antagonismes sociaux et d’assurer l’unité de l’humanité [13]. En octobre 1850, Napias écrit au « très cher frère Gardèche », autre « apôtre de la doctrine Fusionienne », une lettre passablement exaltée. Sa conversion, dit-il, est récente, mais sa ferveur est intense ; il attend beaucoup de cette religion, qui doit assurer la régénération prochaine de l’humanité. Il félicite Gardèche pour son activité de propagande, mais il l’appelle à la développer, tâche à laquelle il est prêt à contribuer avec sa famille. Après l’échec de la colonie de Saint-Just, une de ces « associations fondées sur des bases fausses », il considère désormais que la « communion spirituelle seule peut donner des résultats satisfaisants et durables », que la politique elle-même ne peut procurer. Enfin,

Nous vous offrons un hymne fusionien. Veuillez l’accepter si vous le croyez conforme à la doctrine [14].

Cette lettre et cet hymne - qu’il qualifie aussi de « cantique » - sont toutefois les seules traces de son adhésion au fusionisme.

Proscrit, puis suspect

Claude-Dominique Napias continue à résider à Saint-Just dans les premiers mois de 1851. Poursuivi par ses créanciers, traduit devant la justice, il doit se défaire d’une partie de son patrimoine foncier [15]. Au cours de l’année 1851, il s’installe à Paris, où il exploite avec son frère un magasin de literie, rue de la Coquillière [16] ; il tient aussi un cabinet d’affaires dans le même local. Il retourne cependant de temps à autre dans la Marne et dans l’Aube, suscitant alors l’inquiétude des autorités préfectorales qui le suspectent – lui ou son frère, les deux étant parfois confondus – de vouloir propager les idées socialistes.

Cette mauvaise réputation lui vaut de graves ennuis au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851 : le 14 janvier 1852, il est arrêté et emprisonné à Bicêtre, puis interné au fort d’Ivry, en raison de ses « opinons exaltées » et de ses relations avec « les démagogues de Reims et des environs » d’après la police. Selon Victor Schoelcher, qui est un de ses compagnons de captivité, il est prévu de l’envoyer à Cayenne ; mais cette décision est rapportée en raison de son état de santé [17]. Si la commission mixte de la Marne l’inclut seulement dans le « nombre d’individus sur lesquels la police doit exercer une surveillance active pour les mettre dans l’impossibilité de troubler la tranquillité publique » [18], la commission militaire de Paris le condamne à la proscription. Malgré des démarches pour obtenir l’abrogation de cette mesure, et après avoir obtenu plusieurs sursis, Il doit quitter le territoire français. Fin mai ou début juin 1852, il rejoint l’Angleterre. Il s’installe avec sa femme et leurs trois enfants à Londres, dans le quartier de Westminster ; l’un d’eux, Henri, devenu adulte, fait le récit de ce séjour londonien à l’un de ses amis, qui raconte :

Bien des fois, [Henri Napias] nous a conté avec quelle anxiété la famille attendait les quelques pièces d’argent que sa mère pouvait rapporter de la vente dans les magasins de Regent Street, à Londres, des menus objets de fantaisie fabriqués à la maison par son père et par ses jeunes frères. Son avenante figure, sa mine éveillée, son gentil baragouinage d’enfant offrant des corbeilles de paille, des cadres brochés, éveillaient l’attention et rendaient le refus malaisé. Là, il connut la misère imméritée, les douleurs de la patrie perdue et les incertitudes les plus cruelles du lendemain [19].

Dès son arrivée en Angleterre, il fait des démarches pour obtenir la grâce impériale, expliquant n’avoir pas participé à la résistance au coup d’État et niant avoir fait partie d’une société secrète. En janvier 1853, soit peu de temps après son frère Louis-Marie, il est autorisé à revenir en France [20].

Les autorités continuent cependant à se méfier de lui et de son frère. Ils s’interrogent en particulier sur leurs déplacements dans l’Aube et la Marne. En juin 1853, un lieutenant de gendarmerie de Nogent-sur-Seine rapporte à ses supérieurs

que le sieur Napias [d’après la suite, qui mentionne son passé notarial, c’est Claude-Dominique] s’est présenté à Romilly il y a quelques jours, qu’il s’est fait un certain mouvement parmi les rouges et que quelques individus que l’on soupçonne être de Romilly sont allés rendre leur visite au nommé Napias.

[…] Cet homme, après avoir mangé une belle fortune, avait donné tête baissée dans la révolution de 1848. C’est lui qui le premier jeta dans Romilly ces idées socialistes qui depuis y ont germé si profondément.

[…] Son voyage a paru suspect au maréchal des logis Masson et il m’a averti. J’ai cru devoir également vous avertir car si cet homme avait fait quelques autres apparitions dans les centres démagogiques du département, il se pourrait que son voyage eût un but caché et politique [21].

Le lendemain, le préfet de l’Aube annonce au ministre de l’Intérieur le départ de « Napias frère aîné, ancien phalanstérien et chef de club » pour Paris.

Le Sr Napias aîné, à la suite des événements de février 1848, a joué un certain rôle à Troyes. Il s’est fait remarquer comme un homme animé des plus mauvaises passions et des plus dangereuses. Sa présence à Paris est de nature à éveiller la plus sérieuse attention et je me hâte de vous la signaler [22].

Le sous-préfet de Nogent-sur-Seine reprend les renseignements obtenus par le lieutenant de gendarmerie sur Napias aîné, sur « l’influence qu’il exerce à Romilly et dans les environs » et sur son passage récent dans cette localité :

Sa présence y a excité un mouvement inaccoutumé parmi les socialistes, plusieurs d’entre eux même seraient allés le voir à Saint-Just (Marne) où il réside ou a résidé [23].

Le préfet de l’Aube avertit celui de la Marne de la présence des Napias dans la région. Le commissaire de police d’Anglure, à qui on a recommandé la plus grande vigilance, répond :

j’ai donné l’ordre aux gardes champêtres de la commune de Saint-Just de venir de suite m’avertir s’ils reparaissent, j’ai prié le maire de Saint-Just de faire de même de son côté [24].

En fait, les deux frères Napias semblent bien désormais se consacrer exclusivement aux affaires. Claude-Dominique, d’après l’Annuaire du commerce (1854, 1855 et 1856), dirige une « société des tourbières mécaniques de la Marne » ; mais en 1858, il est en faillite et il se retrouve devant les tribunaux pour la gestion de la société et notamment une spéculation et des actes frauduleux sur des terrains à la Villette ; l’affaire se prolonge au moins jusqu’au milieu des années 1860 [25]. En 1863, il acquiert, pour près de deux millions de francs, de vastes forêts dans l’Aube et la Haute-Marne afin d’en exploiter le bois. Il obtient l’année suivante un important crédit (1,3 million de francs) du Comptoir de l’agriculture pour financer ses activités forestières [26]. Mais fin 1865, il doit admettre qu’il ne peut verser le coût de l’acquisition ; il rétrocède les forêts à ses vendeurs en janvier 1866. Cet échec suscite un contentieux entre les parties, qui, du tribunal civil de la Seine à la Cour impériale, aboutit à une nouvelle condamnation de Napias en 1869 [27]. Il aurait également fondé en 1865 une nouvelle entreprise, « le Familistère Napias-Piquet », du nom certainement de l’établissement fondé quelques années plus tôt à Guise par Jean-Baptiste Godin. Pas plus que les précédentes, cette affaire n’aurait connu le succès ; ces échecs successifs auraient amené la vente de ses meubles en 1869 [28].

Du siège de Paris à la Semaine sanglante

Mais c’est au cours de « l’année terrible » qu’il fait parler de lui. Après la chute du Second Empire et pendant le siège de Paris par les Prussiens et leurs alliés, il est l’un de ceux qui trouvent le gouvernement de la Défense nationale trop timoré, à la fois sur le plan politique et sur le plan militaire. Sans qu’on puisse bien le situer parmi les différents courants qui s’opposent à la modération de Trochu et des ministres, il rejoint le Comité central des vingt arrondissements ; il y est particulièrement actif – il préside plusieurs de ses séances – à partir de novembre, c’est-à-dire à un moment où le Comité, « déserté par les modérés » et « abandonné par l’Internationale », est « fréquenté surtout par des militants plus révolutionnaires que socialistes » et par des blanquistes [29]. Il revendique des mesures sociales pour le peuple, l’autonomie communale et une lutte déterminée contre les troupes prussiennes. Il appartient à un groupe de dix membres qui fonde la « Ligue républicaine de la défense nationale à outrance », une organisation qui refuse toute idée d’armistice et qui reprend la formule de 1793, « La République ou la mort » [30]. Dans L’Œil de Marat, un périodique publié par son ami Charles Dumont, il déclare qu’« il devient indispensable de rechercher, de démasquer et de signaler tous les traîtres à l’indignation publique », avant de s’en prendre à « ces pachas » et « ces marquis de la République » [31].

Début janvier 1871, il est un des signataires d’un placard publié par les délégués des vingt arrondissements, qui reprochent au gouvernement de la Défense nationale de ne pas « avoir rempli sa mission », d’être responsable de la misère et de la faim qui accablent le peuple parisien et de conduire les combats de façon « déplorable ». Ils appellent les Parisiens à se soulever afin d’imposer le « réquisitionnement général, [le] rationnement gratuit, [l’]attaque en masse ». Ils terminent par « Place au peuple ! place à la Commune ! » [32] Quelques-uns des signataires, dont Napias, sont poursuivis devant un conseil de guerre pour « excitation à la guerre civile ». Ils sont finalement acquittés [33].

En mars 1871, Napias s’engage dans la Commune. Il est candidat lors des élections du 26 mars, mais il ne reçoit qu’un très petit nombre de voix [34]. Il est nommé membre de la commission municipale provisoire du 1er arrondissement de Paris. Puis, il est désigné par la commission exécutive de la Commune pour organiser l’administration municipale du 16e arrondissement, et de fait, y gérer les affaires courantes. Certains contemporains dénoncent « le sinistre et grotesque Napias, la terreur de Passy » [35]. L’auteur des Épisodes du temps de la Commune le décrit comme un « élève et ami de Proudhon » ; il ajoute que « cet esprit dévoyé, mais nullement scélérat » aurait protégé les frères de la Doctrine chrétienne, menacés par certains Communards [36].

Mais quand les Versaillais pénètrent dans Paris, Napias se replie dans le centre de la capitale. Selon ses adversaires, il est responsable de plusieurs incendies et notamment de celui de la bibliothèque du Louvre. Il est arrêté le 23 mai – dans son appartement ou dans une chambre d’hôtel selon certaines sources, près d’une barricade selon d’autres – et aussitôt exécuté. Les articles qui paraissent dans la presse parisienne et dans L’Écho sparnacien dénoncent avec virulence « l’incendiaire du Louvre ». Le bibliothécaire Louis Paris voue ce « misérable », ce « hideux personnage à l’exécration des siècles » [37]. Pour un autre observateur :

Joli, élégant, toujours bien mis, il n’en était que plus voyou, que plus communeux, et n’en criait que plus fort contre les capitalistes qui mangeaient la sueur des prolétaires » [38].

D’autres auteurs dénoncent les conditions de l’exécution de Napias, égorgé alors qu’il est dans les bras de sa fille, assure Frédéric Pierre Borgella [39], son « cadavre [étant] ensuite abandonné toute la journée, non sans que les soldats l’eussent détroussé de ses bottes » [40]