Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

La plus belle des passions
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Debout, Simone

Catalogue de l’EXPOSITION INTERNATIONALE DU SURRÉALISME 1959-1960
Galerie Daniel Cordier 8 rue de Miromesnil Paris 8 téléphone Anjou 20-39
 [1]

Fourier scandalisa ses plus fervents disciples et de longs chapitres de son œuvre, jugés irrecevables, restèrent inédits. Les textes suivants sont extraits de quatre cahiers [2] qui traitent des développements amoureux d’Harmonie. Une publication intégrale, la seule entièrement fidèle, étant ici impossible, j’ai tenté de restituer le sens des manuscrits en commentant des phrases-clés qui donneront un contexte aux plus longs morceaux.
S. D.

« De même que l’on peint un zéro au-dessus de la tête des saints » (Lichtenberg, Aphorismes) on ne pouvait « inventer rien de plus inutile que la sainteté civilisée ; ces prières et ces austérités, écrit Fourier, ne font le bien de personne et pas même de celui qui s’y voue ». Sans égard à ses désirs, le saint s’efface devant Dieu, son obéissance ne résout pas les contradictions, elle réduit l’existence. Mais Fourier n’a garde de négliger cette « illusion » :

il y aura des saints en Harmonie et « ce seront les êtres qui auront efficacement contribué au bonheur des hommes dans cette vie et, comme la bonne chère et l’amour sont les plaisirs les plus généralement (reconnus), ce seront ceux dont le perfectionnement élèvera à la sainteté ceux qui y auront puissamment concouru.

« C’est une plaisante idée », commente pour lui-même ce bizarre humoriste dont la cognée ne frappe pas la seule religion mais toutes les Vertus et les vérités. Révolutionnaire radical, s’il transforme l’économie il veut changer la vie. Certes « les passions, dit-il, changent avec l’ordre social » et il est presque impossible de prévoir tous les développements du monde sociétaire ; cependant il importe de « refaire l’entendement humain » car les principes sont plus tenaces que l’ordre juridique des sociétés. A la longue ils sont devenus l’esprit même des hommes qui ne distinguent plus leur origine extérieure. A cette dévotion, Fourier oppose une autre piété : celle qui demeure attentive aux moindres filets de sève, aux « germes » les plus fragiles de vie et de plaisir, comme aux plus vastes élans ; une générosité totale est la source de son irrespect et de la liberté inouïe qu’il imagine. L’Harmonie doit assurer la suprématie des forces qui n’eurent jamais que la forme d’un cri. Fourier reprend en effet les plus lointains appels de la sensibilité à vif mais il prétend les justifier et les ordonner.

« Le bonheur, écrit-il, sur lequel on a tant raisonné consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens pour les satisfaire » et, autrefois, Calliclès : « le beau et le juste selon la nature c’est ce que je suis en train de t’expliquer sans déguisement, à savoir que pour bien vivre il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer et qu’à ces passions, si fortes soient-elles, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, mais cela sans doute, ajoutait Calliclès, n’est pas à la portée du vulgaire » [3].

Il y aurait donc une éthique de l’homme libre et une autre de l’esclave, de la foule timide qui crée des lois pour se protéger. La morale ne serait que souvenir et anticipation de la peur. Une fois au moins, Calliclès s’est levé pour dire ce que tous dissimulent et sa parole est si forte que Socrate ne lui oppose rien directement. Si la sagesse n’a pas fait long feu devant cette agression, il faut la retrouver sous le déroulement du discours : il indique une autre attitude devant la vie et dont le poids est à la mesure de l’injustice avouée du cynique. Du cri de Calliclès, cependant, quelque chose demeure qui n’a pas plié, une exigence immuable sans cesse déchue et que Fourier prétendit réaliser dans son intégrité : la frénésie de Calliclès exprimait ses bornes autant qu’elle-même, les passions empêchées explosent pour le mal mais en leur essence elles sont possibilités de communion. Par elles seules nous sommes reliés à l’être autre. Nous les découvrons donc à la source de toute société et de toute pensée. La morale elle-même naît d’une extase passionnée ; il faut étendre les actes à la pointe du désir et non se plier aux conventions ou aux vertus mortes, fragments refroidis d’enthousiasme.

On a dit qu’il n’est point d’ordre du sentiment, mais c’est qu’on a toujours réfléchi à partir de l’individu isolé. Or, si les passions nous jettent au monde et à autrui, elles n’existent qu’au point de jonction sujet-nature-société, et l’on ne peut parler d’elles en vérité qu’à partir d’un tout. Fourier fut le premier sans doute à penser aussi fermement qu’il n’est point de salut individuel. Il a créé une grande et neuve théorie du sentiment, une morale intersubjective qu’appelaient de leurs vœux au début du XIXe siècle des auteurs oubliés, tel Senancour que Fourier cite :

il serait sublime de trouver dans le concours Harmonique de toutes les passions naturelles la félicité générale et individuelle de l’homme social, la moralité de son action, le prix de ses vertus et le terme de ses destins sans avoir besoin de recourir au pouvoir dangereux des opinions hasardeuses et chimériques.

L’harmonie est ce lieu sublime où les passions s’équilibreront elles-mêmes, non par l’autorité de quelque raison légiférant à part, mais par le seul effet des chemins droits que la réflexion ouvre à la spontanéité.

Pour Fourier, comme pour Socrate, le Juste est le plus heureux mais le Juste n’est pas le plus raisonnable : il est le plus passionné, l’homme intègre en qui se retrouvent, équilibrées les unes par les autres, toutes les passions également puissantes : l’omnigyne ; ces caractères étant exceptionnels, c’est entre les individus divers que la balance se fera. Le mal naît des absences et des refus, non de l’ardeur des passions, car elles ne sont pas des états bons ou mauvais, mais des a priori affectifs qui ne se révèlent que dans l’épreuve. On ne peut donc les comprendre si l’on ne favorise toutes les rencontres où elles trouveront chance de se réaliser au vrai. On a cru que suivre la nature serait se laisser emporter comme la pierre par la pesanteur et perdre toute liberté ; c’est, écrit Fourier, que l’on a méconnu « la nature intentionnelle de l’homme ». Puisque les passions sont des intentions, on peut et on doit les juger sur leur contenu : vouloir la pleine spontanéité de chacun, ce n’est pas déclarer que tout est moral, car il est des passions faussées « aussi nuisibles qu’elles pourraient être bienfaisantes ». Le postulat de Fourier est qu’il existe un « juste essor » pour chaque désir. Le bien et le bonheur sont à notre portée, mais il nous a manqué la clé et la formule et Fourier, seul entre tous, nous donne à voir les « décrets de Dieu », mais cette vérité qu’il invoque pour assurer dans l’être ses projets ne nous dispense pas d’inventer et d’agir.

Le ciel exige de nous une aide composée et non pas simple. Il veut que nous nous aidions de bras et de génie, qu’aux efforts du travail nous ajoutions les efforts d’invention pour découvrir notre destinée sociétaire.

Nous pouvons présumer l’harmonie parce qu’à la fin elle ne dépend que de nous, de notre audace judicieuse à faire bien jouer notre verve et tous nos goûts. L’équilibre ne sera que si l’on multiplie les liens qui amenuisent les haines nourries dans l’isolement. La joie d’un monde où tout est prodigalité absorbe, si elle ne les réduit, toutes les passions négatives. Fourier prétend diriger « l’association » comme un immense orchestre, mais un orchestre de jazz plutôt qu’une harmonie classique. Il appelle en effet chacun à développer au maximum chaque nuance de passion. Comment donc n’y aurait-il pas quelque stridence ? mais le son le plus perçant ne doit pas nuire à l’ensemble. Ce n’est pas l’harmonie à une seule dominante qu’il recherche, mais celle, plus difficile où chaque son, où chaque couleur au maximum de son intensité s’accorde pourtant, grâce aux transitions avec toutes les autres ; il poursuit à travers les séries d’harmonie le jeu subtil des passages par qui la moindre valeur irradie à l’égal de la plus vive lumière. Dans ce concert total, l’homme le plus modeste, les plus humbles qualités, conquièrent leurs privilèges.

Une telle affirmation de toute virtualité conduit Fourier au cosmique. Sa théorie des passions est aussi une métaphysique ; il s’établit en effet, par elles, une commune mesure entre la matière et l’esprit, le sujet et l’objet ; les distinctions rigides des métaphysiques classiques se brisent. Nos passions sous-tendent, dit Fourier, les représentations elles-mêmes : tout l’être leur est donc relatif : « Spirituel par opposition au matériel ». Elles sont analogues au « Feu créateur, à Dieu ». La raison n’intervient « qu’au second rang » pour ordonner un jaillissement essentiel.

Toute spontanéité participe ainsi de l’infini, toute passion tendant vers l’autre est en quelque mesure « unitéisme : souche, principe et but de toutes les autres passions ». Elle est en quelque mesure amour. Ces deux passions sont en effet les deux grands « foyers », les deux « pivots » du système de Fourier et sa pensée oscille entre elles, comme alterneront de l’une à l’autre les amants d’Harmonie. L’unitéisme est une excroissance de notre vie en autrui, une multiplication de nos forces, il nous transforme en « demi-dieux de vertu et de puissance », mais l’amour est « la plus belle des passions… toute divine, qui nous identifie le mieux avec Dieu, qui nous rend en quelque sorte participants de son essence ». L’amour est une expansion généreuse, il affirme chaleureusement une autre existence et la soutient de tout son possible. C’est le plus réel mouvement hors de soi, une faveur accordée sans réserve à autrui. En ce sens l’amour est comme un don de vie et s’apparente à la création. « Le saint en amour » écrit Fourier, est proche du « héros » harmonien, c’est-à-dire de l’artiste. Ainsi explicite-t-il, comme autrefois Platon et plus tard les surréalistes, l’union intime entre l’amour et la poésie. Comment donc « l’amour peut-il nous pousser au superlatif de l’égoïsme et de l’injustice ? »

Comment la générosité peut-elle se muer en un fauve appétit de possession ? c’est que « l’imbécile civilisation n’a su imaginer que le dernier des liens, le lien forcé, celui du couple. Pouvait-elle imaginer moins que ce que découvrent sur ce point la plupart des animaux ? » Mais les hommes ne se satisfont pas de l’uniformité. Leurs goûts sont multiples et leur désir s’élance toujours au-delà :

Pour satisfaire les vœux des divers âges, pour leur procurer en amour des jouissances entièrement neuves, il faut que je contredise en tous points les préventions civilisées dont il ne résulte qu’un ordre de choses incapable de contenter les divers goûts. C’est donc au lecteur à souhaiter que je m’arme contre lui-même, que je l’arrache à ses préjugés, que je l’emporte dans un monde nouveau où des fortunes inouïes produisent des plaisirs neufs pour tous les âges de l’un et de l’autre sexe.

Fourier saura-t-il, entre ingénuité et connaissance, nous embarquer dans ce nouveau paradis ? Il oblige d’abord à considérer ce que les moralistes ont refusé de voir :

le goût de la majorité des hommes pour la polygamie qui partout l’emporte, malgré leurs digues, légalement chez les barbares et les sauvages, secrètement chez les civilisés.

Il ouvre les yeux aux mœurs réelles pour découvrir la vérité qu’elles recèlent. Ainsi, l’adultère atteste la possibilité « d’un partage amiable en amour ».

Il est un « germe d’essor direct ou sociable. Voilà l’embryon qu’il faut développer, ne voit-on pas les gens qui vivent dans un état d’adultère trouver de puissants motifs pour concilier leur partage avec l’amour-propre, la délicatesse, le sentiment ? » Mais l’opinion « titra les hommes d’aimables roués » et accable les femmes d’injures, « singulière inconséquence : on trouve aimable dans un sexe et odieuse dans l’autre une conduite qui est forcément réciproque ; une conduite obligée par l’un des sexes, dès qu’elle est suivie par l’autre, les hommes ne pouvant pas, à moins de sérail fermé avoir vingt femmes consécutivement sans que les femmes n’aient vingt hommes consécutivement ».

On fit par là des hommes cyniques et des femmes perfides, mais le nœud du désordre est le mariage.

« Ce qui a induit en erreur tous les philosophes civilisés sur les destinées de l’amour c’est qu’ils ont toujours spéculé sur des amours limités au couple. Dès lors, ils n’ont pu parvenir qu’à l’égoïsme, il faut en spéculant sur les effets libéraux fonder sur l’exercice collectif. » Nul jusqu’ici ne l’osa. Les révolutionnaires de 1789 qui « sapaient tous les préjugés plièrent devant le sacro-saint mariage ».

Dès lors, ils ne pouvaient qu’échouer, affirme Fourier.

C’est là une curieuse manière de préjuger des révolutions. Certes, les couples égoïstes, isolés derrière leurs portes closes, retardent l’association. Mais les furieuses diatribes de Fourier ont un autre sens. On a favorisé, dit-il, l’essor le plus étendu des groupes d’ambition, d’amitié, de familisme. Or, « un char ne peut rouler sur trois roues ». Toutes les passions sont faussées par les bornes extrêmes assignées à l’amour et la fraternité demeure un slogan vide.

Pourtant, « s’il arrivait par quelque enchantement qu’une ville ou une armée ne comptât que des amants et des aimés, il serait impossible que cette ville ou cette armée n’eût pas trouvé par eux la plus sûre garantie de sa prospérité. De tels hommes, en effet, s’abstiendraient de tout mal et ne se voudraient mutuellement que du bien » [4].

Fourier prétend détenir le charme qui acclimatera la merveille entrevue : il n’est que d’accorder partout la liberté ; la passion « ne se traite que par elle-même, ce sont les amours de degrés supérieurs qui établiront l’union au lieu des discordes engendrées par leurs degrés inférieurs ».

Les caractères multiformes qui exigent l’hétérogénéité la plus étendue figureront l’harmonie toute entière, car en eux les passions se transmettent réciproquement l’essor et leur inconstance est vertu ; leurs désirs successifs sont assez vrais pour laisser subsister l’amitié et comme un artiste, qui croit ne travailler que pour sa gloire, donne cependant et crée une œuvre qui sera pour autrui chance de communion, les « amours puissanciels » des grands caractères relient des êtres jusqu’alors indifférents. La prééminence de la noblesse d’amour tient au rayonnement de tels individus, capables « d’accorder sans jalousie autant de personnes qu’en comporte le titre du caractère ». L’harmonie donnera pleine licence aux amours sous la seule réserve de l’admiration qu’elle prodiguera aux saints et aux héros qui savent « faire coïncider la passion de l’amour avec l’honneur, l’amitié, le parentisme et avec elle-même ».

Pourquoi donc tant de règles partout diverses, mais partout contraignantes ? Pourquoi les sociétés qui autorisèrent de multiples amours ne le firent-elles jamais que partiellement ou bien au bénéfice des seuls hommes ? Parce que l’enchaînement des amours et la non-réciprocité des hommes et des femmes ne se peuvent séparer. Si Fourier octroie aux amours un cours sans limite, il ne distingue pas les droits des deux sexes ou même il fait pencher la balance en faveur des femmes. Il est de leur nature, dit-il, de « dominer en amour » tandis que « les hommes l’emportent en ambition » et, selon son humeur et les moments, il alloue à chaque femme douze amants ou mille deux cents. L’essentiel est qu’en harmonie on ne verra plus des prostituées vendues, ni de nobles jeunes filles échangées. Les femmes disposeront d’elles-mêmes. Or, là est le scandale et l’arme étrange capable de miner les assises d’une société.

Les femmes, en effet, ne furent « jamais des sujets à côté des hommes » mais des objets de l’échange « comme de la monnaie d’échange dont elles portent souvent le nom … Le lien de réciprocité qui fonde le mariage n’est pas établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes, qui en sont seulement la principale occasion » [5].

Les règles ordonnent ces échanges et plient l’amour à des formes qui leur soient compatibles.

Supprimer le mariage, c’est anéantir la maîtrise des hommes et l’aliénation des femmes, c’est non pas certes abolir les échanges, mais en favoriser de plus souples. Fourier saisit que l’échange n’est pas seulement inhérent à la société mais à toute une vie ; il veut approfondir et multiplier ces transports de richesses matérielles ou spirituelles d’où naissent tous les biens ; les femmes jouent en sa pensée le même rôle que le prolétariat pour Marx, et l’avenir de ces deux béliers lancés contre la forteresse sociale se recoupe peut-être ; si le prolétariat dénué de tout doit faire l’universalité, les femmes aussi deviendront sujets. Privés de traditions, les ouvriers sont pour Marx des êtres sensibles prêts à faire paraître l’homme vrai, mais ce côté du marxisme, qui dut sans doute beaucoup à Fourier, s’effaça devant le souci de la libération économique et la recherche des puissances capables de forcer la révolution. Le socialisme en marche magnifie le travail et la production ; il s’aliène dans les anciennes valeurs. Fourier que rien ne vassalise s’élève d’autant ; l’utopiste en délire est un grand théoricien du socialisme. Il nous parle d’une libération affective totale. Mais, si les femmes doivent être le levier, elles ne sauraient, comme le prolétariat, assurer le nouveau triomphe par la violence : un mûrissement intérieur peut seul lui donner naissance ; conditionné par les transformations économiques, il dépend de la ruine progressive des préjugés. Fourier, quant à lui, nous mène, au bout du chemin, en un lieu inouï où nul être humain ne sera plus traité comme un moyen mais toujours comme une fin, ne sera plus aliéné à autrui, ni à ses propres objets : vertus, richesses ou production, où tout se rapportera « aux convenances de l’homme » ; mais pour voir la morale kantienne réalisée en Harmonie, il eût fallu rendre à Fourier justice de l’intérieur même de sa pensée. Les critiques se contentèrent de refléter ses dires en leur miroir boueux ; ils se moquèrent, ils parlèrent de « Sésame érotique ». Fourier certes ne leur ménagea pas les prétextes :

« Le squelette dépouillé de son enveloppe est dégoûtant » mais sans lui point de beaux corps, ajoute-t-il. De même, « le pur amour appelé sentiment n’est guère que vision ou jonglerie chez ceux dont le matériel n’est pas satisfait. »

La privation accroît démesurément l’appétit et le souci de vaincre les obstacles occupe l’esprit.

Mais « quand tous seront bien pourvus de tout le nécessaire amoureux, exerçant en pleine liberté toutes les variétés d’amour sensuel en orgies et bacchanales tant simples que composées », on connaîtra une liberté nouvelle pour des « jouissances aussi neuves que l’étaient les mines du Pérou à l’arrivée des Européens. » J.-J. Rousseau, « l’un des plus habiles peintres de l’amour se plaisait à rêver d’amours plus épurées que celles qui existent en civilisation. » Mais « on ne peut élever le sentiment au degré transcendant que par la pleine satisfaction du matériel : au moyen de cette clause nous allons découvrir dans le lien sentimental des emplois tout à fait neufs et bien supérieurs en charme à tout ce que les romanciers ont pu imaginer. Le cynisme et la satiété des civilisés toujours insatisfaits et tôt blasés » tient à leur ignorance des bases du bonheur.

Ils les cherchent en quelque divinité ou Raison transcendante, au lieu de les vivre sur la terre commune. Il fallait, non s’indigner ou s’effaroucher des orgies, des parties carrées, en harmonie sixtines ou octaviennes, mais comprendre le sens « d’un besoin le plus répandu ». Toutes lois un temps abolies, l’orgie libère l’élan naturel, le désir de s’allier à un autre désir par le plaisir ; elle délivre de la distance à soi et à l’autre. Elle relie les individus à une totalité, à la chaleur de la vie. Les festins et les bacchanales sont comme une grande obéissance à la nature la plus nue. Mais la nature humaine n’est pas simple, répète Fourier, elle est composée : comme le rythme, le chant et la danse semblent naître du corps parvenu à la pointe de ses possibilités, un élan spirituel prolonge les désirs sensuels. La sexualité entravée se satisfait dans la honte ou le cynisme, coupée de l’être : une pleine liberté laissera paraître une soif de plénitude. Les amours omnimodes proviennent de « passions immodérées ». À ces « désirs insatiables » Fourier découvre une fin, un au-delà des affections particulières mais un au-delà de ce monde-ci. Il prétend, par les « ralliements amoureux », hausser les harmonies jusqu’au rêve chrétien : aimer l’autre inconnu, aimer tous les hommes. Aller au bout de l’incarnation c’est, peut-être, découvrir le sens de la résurrection de la chair : l’amour des beaux corps déborde l’instinct brut et le désir, fidèle à son origine, se transcende. On a cherché l’idéal au ciel pour ne pas l’avoir vu ébauché dans la nature, où paraît la beauté comme un écran où s’esquisse l’esprit, un masque sur la vie simple qui l’agrandit et l’élève au-dessus d’elle-même. Pour mieux rendre sensible cet ennoblissement, Fourier imagine les « orgies de musée ». On exposera nues les plus belles créatures d’Harmonie et le plaisir de les contempler, une émotion comparable à la joie de l’art, transcendera la jouissance simple.

Ainsi vont les règles d’Harmonie qui jamais ne contraignent tandis qu’« en amour, comme en toutes choses, chaque civilisé voudrait généraliser ses goûts dominants. Celui qui est porté à préférer l’amour sensuel voudrait organiser un monde purement cynique, celui qui donne dans le sentiment voudrait un monde purement romanesque ».

De tels hommes, si même ils ne songent pas à légiférer, restent fermés sur leur expérience ; ils parlent des amours, non de l’amour.

« Si l’on observe, dit Fourier, que dans l’ordre que je vais décrire les amours égoïstes ou civilisés seront pleinement licites à tout le monde, n’est-il pas évident que le nouveau mode qui introduit des germes d’amour et de satisfaction générale sera vraiment le mode divin ? »

L’idéal de l’amour exclusif est encore, pour Fourier, un mode d’aliénation : il nie le désir de connaître, au vieux sens biblique, tous les êtres qui semblent promettre un bonheur inconnu pour n’affirmer que le vœu d’un amour unique et sans borne. Mais Fourier n’a-t-il pas dissous cette contradiction en une trop vaste résolution ? Ébloui par l’unitéisme, il semble n’offrir au désir d’absolu que la multiplicité illimitée des liens, le nombre. Au vrai l’étonnant rêveur sait unir et distinguer : « L’unitéisme s’allie très bien à l’amour », dit-il, mais « il est un charme très différent » et c’est dans le mouvement pur qu’il unira les inconciliables.

« Tel effet de mouvement qui paraît essentiellement discordant comme la polygamie se rallie dans les degrés plus élevés. Le problème du nœud et de l’accord se réduit à opérer en degré supérieur ».

Les simples, les monogynes n’éprouvent guère que l’amour égoïste, mais les grands caractères, s’ils s’élancent aux libertés de tout leur envol, dénouent les entraves imaginées :

« Les polygynes ont la propriété de se créer un ou plusieurs pivots amoureux, je désigne sous ce nom une affection qui se maintient à travers les orages d’inconstance. Un polygyne quoique changeant fréquemment de maîtresses, aimant par alternat tantôt plusieurs femmes à la fois, tantôt une seule exclusivement, conserve en outre une vive passion pour quelque pivotale à qui il revient périodiquement. C’est une amante de charme permanent et pour qui il ressent de l’amour même au plus fort des passions… Cet amour est pour lui un lien d’ordre supérieur, un lien de foyer qui se concilie avec les autres amours comme le blanc avec les sept couleurs dont il est l’assemblage. »

Si l’amour est pivot ou foyer de société, l’amour pivotal est le pivot du pivot, le plus haut lieu de l’affection, et certes Fourier a peine à clore cette quête de l’unique : les individus supérieurs peuvent avoir six ou sept pivotales, précise-t-il, mais une seule superpivotale. L’incertitude ici adhère à l’épreuve ; elle rend sensible la fuite de l’absolu qui toujours ressurgit. L’amour pivotal est une image de l’harmonie, une preuve sans cesse contestée de la valeur infinie de la personne individuelle, un absolu non absolu. En lui paraît « une fidélité transcendante d’autant plus noble qu’elle surmonte la jalousie qui dépare les amours ordinaires ». Les amants pivotaux ne connaissent pas d’adieu mais toutes les transformations qui répondent à leur nature et aux moments. Leur amour accomplit la Papillonne et toutes les autres passions. De même que le vrai est preuve de soi-même et du faux, l’amour pivotal éclaire les autres amours. L’accord le plus vrai et le plus total est une affection libre entre des êtres libres.

Cette délicatesse de cœur, ignorée des belles âmes et des spirituels rieurs, méconnue des proches disciples de Fourier fut sensible aux plus imaginatifs : « Le fouriérisme, écrit Dostoïevsky, est un système pacifique, il enchante l’âme par sa finesse ; il séduit le cœur par l’amour de l’humanité qui a toujours inspiré Fourier, il frappe l’esprit par l’harmonie de toutes ses parties », une harmonie qui s’esquisse peut-être en notre avenir puisque tout concourt à mêler les cultures et à instaurer la chance d’une civilisation mondiale. Mais celle-ci ne saurait émerger que de la ruine de règles conventionnelles. Or, Fourier propose à chacun d’imposer sa différence. En son monde, les liens et les échanges ne sont plus définis qu’à partir des mouvements individuels et par les rencontres indéfinies où l’être singulier découvre ses dons et se renforce en lui-même tandis qu’il s’allie aux autres. Le génie de la société tient, selon Fourier, aux mêmes libertés que le bonheur de chacun. L’uniformité stupéfie l’esprit et, si les grandes créations se firent jour à travers les âges à partir des oppositions et du choc vivifiant des cultures, les individus singuliers prendront, dans le monde uni de Fourier, la relève des humanités différentes. Les modèles simplificateurs n’investiront plus les projets particuliers, refoulant aux abîmes les puissances sauvages qui s’ignorent : tous devront inventer leur lumière. Les chances partout offertes forent l’accès à des forces imprévues. L’ordre nouveau effacera donc les règles les plus universelles si elles restreignent quelque authentique essor individuel, et Fourier effrite jusqu’à la prohibition de l’inceste.

« De même que les amours saphiennes sont de précieux liens de transition de l’amour à l’amitié », l’inceste est un « ambigu » qui « engrène de l’amour au familisme ».

Peut-être fut-il nécessaire d’assurer les échanges sociaux par de telles règles arbitraires, et de lutter contre la nature pour créer les richesses indispensables au monde sociétaire. Mais ce mouvement simple tenait à une prématuration depuis longtemps dépassée, affirme Fourier. Il est grand temps de le composer, et de montrer que la supériorité humaine est ancrée bien plus profond qu’on ne le crut en la spontanéité originale de tous. Borner les désirs, brider l’imagination, c’est manquer le réel et isoler les hommes derrière les mondes inhumains qu’ils édifièrent entre la nature et eux. En deçà des règles et des lois, nous communiquons par de possibles inconnus avec les êtres les plus différents. Nous participons de l’intérieur avec la nature même. Nos passions, ces mouvements intentionnels, sont des illusions réelles inscrites dans les choses comme en notre regard. L’analogie, voie de découvertes inépuisables selon Fourier, dévoile le fond commun de tout ce qui est. Mais, de cette vaste correspondance poétique, la science aujourd’hui donne une image exacte : les physiciens et non plus seulement les philosophes parlent de mouvements qui précèdent l’être et le fondent. L’analyse rationnelle à l’extrême de ses possibles, se dépasse, pour avoir su inventer selon « l’expérience, boussole pivotale ». Le décalage n’est que plus monstrueux entre la subtilité scientifique et la monotonie politique. Accorder le pas à notre sensibilité profonde, comme on sait libérer des forces naturelles, ce serait changer la réalité, faire la Révolution intégrale, « agir de concert avec Dieu », dit Fourier.

« Le désir, seule règle que l’homme ait à connaître » [6], dans le monde sociétaire, approvisionnera sans fin l’appétit de merveilleux. En face du rêve d’Harmonie, il y a comme une futilité de l’intelligence qui s’enchante à désespérer de sa solitude, qui épuise la sensibilité au lieu de l’accomplir. Mais l’amour, pivot de la Révolution selon Fourier, enfant de richesse et de pauvreté, révèle notre essence hors de nous, en autrui, dans le monde, et la vérité de l’étrange compagnon qui nous attend est celle d’un poète :

Et si nature oultragée se sent De me voir vivre en toy trop plus, qu’en moy : Le hault pouvoir, qui œuvrant sans esmoy, Infuse l’âme en ce mien corps passible, La prévoyant sans son essence en soy, En toy l’estend, comme en son plus possible [7]

Fourier bâtit de là un monde d’une folle et géniale logique où chacun rejoindrait son « plus possible », un système tout entier informé par l’enthousiasme qui naît d’un accord juste. Mais, comment ménager partout l’occurrence d’un heureux coup de dés ? Comment faire un programme social de ce que la spontanéité et le hasard, magiquement alliés, ont produit dans un éclair exceptionnel ? Fourier l’osa pour avoir su découvrir la liberté au plus profond de la nature, en une existence susceptible d’aimanter les hasards et de fournir à chacun ce qui lui ressemble : à des hommes mutilés, freinés, disjoints, une vie à leur image. Nul abandon n’est donc plus possible. Nous avons à faire notre être, comme les choses, à nous maintenir en haleine à la hauteur de nos souhaits. Fourier, qui ne se soucie pas de philosophie, renouvelle les théories de la passivité : non plus éponge poreuse aux effluves de l’univers, mais attente orientée capable de bouleverser et d’enrichir l’être. Il décrit avec minutie les voies d’une sensibilité indéfiniment à venir, et l’harmonie se relie non pas aux utopies rationnelles, mais aux contre-utopies modernes. Elle est une révolte des sentiments, un monde surréel et triomphant, car « l’illusion réelle » de Fourier, le « foyer » de ses dons optimistes est que le désir, secret actif de toute vie, ne peut être une duperie : il affirme « le devoir du bonheur » [8].
Simone DEBOUT.

__________________

CHARLES FOURIER

DES SYMPATHIES PUISSANCIELLES

OU

AMOURS POLYGAMES ET OMNIGAMES

Cumulatif et consécutif et ambigu

1ère notice :

Des harmonies polygames en amour.

Des affections nobles ou d’amabilités réglées.

CHAPITRE I. — DE LA NOBLESSE ET LA ROTURE EN AMOURS D’HARMONIE
On appelle en Harmonie noblesse d’amour la classe d’âmes fortes et raffinées qui savent subordonner l’amour aux convenances de l’honneur, de l’amitié et des affections indépendantes du plaisir, et au contraire roture tous ceux qui sont assez faibles pour ne pas connaître l’essor libéral en amour.

DES CONDITIONS D’ÉLIGIBILITÉ À LA NOBLESSE AMOUREUSE
1. L’épreuve en amour pur ou céladonisme simple. Elle est fort contraire à tous nos préjugés car elle exige qu’on ait un amour céladonique bien constaté concurremment avec un amour composé… condition fort opposée aux vues de nos casuistes qui veulent qu’on soit tout entier à la personne aimée. C’est la propriété des monogynes mais de telles âmes n’ont point d’aptitudes aux liens d’amour transcendant.

À quoi servent en fait de liens deux individus qui ne vivent que pour eux-mêmes ? C’est l’attribut le plus banal de l’amour et celui qu’on trouve chez tout le monde. Si au contraire deux individus très épris et heureux ensemble sont encore assez accessibles à la galanterie pour former, outre leur union, deux liens de céladonie constatée ils seront évidemment plus aptes aux liens sociaux qu’un couple de farouches républicains qui n’aiment qu’eux-mêmes, ne sont courtois et passionnés que pour eux-mêmes.

2. L’épreuve d’amour amical est un des plus graves péchés selon la philosophie. Cet amour consiste dans la polygamie simple, jouissance consentie d’un homme avec deux femmes ou d’une femme avec deux hommes et un redoublement d’amitié entre tous trois par l’effet de ce lien. De pareils  [9]sont impraticables en civilisation où les germes d’amitié sont nuls en tous sens, tandis que ceux de haine ont une activité sans bornes, d’ailleurs ils reposent en partie sur l’emploi de l’ambigu qui est encore un ressort inadmissible dans nos mœurs mais qui était admis dans l’antiquité.

Toutefois si cette pluralité d’amours est incompatible avec la nature pourquoi en a-t-elle donné le goût à tous les humains ? Tous les êtres des deux sexes deviennent polygames quand ils en ont la pleine liberté ; quand Dieu leur donne généralement un penchant inconciliable avec leurs convenances, n’est-ce pas un indice que ce penchant a des emplois réservés à un ordre différent de l’état civilisé ?

3. L’épreuve d’amour honorifique… qui s’étend en composé à toutes les prouesses dont la religion est le mobile.

La division que je viens d’établir borne à 3 ordres les amours transcendants qui servent à former des liens sociaux supérieurs aux effets de discorde qu’engendre l’amour ordinaire ou le composé brut. Cette passion source de tant de discorde ne se traite que par elle-même. Ce sont les amours de degrés supérieurs qui établissent l’union au lieu des discordes engendrées par leurs degrés inférieurs.

Une observation que chacun se hâtera de faire c’est qu’il est fort peu de gens aptes à ces amours transcendants… les officiers ne doivent pas être en même quantité que les soldats, et c’est le petit nombre qui cause l’erreur générale. On regarde comme dépravés ceux qui manifestent quelque penchant d’amour transcendant. On regarde aussi comme vicieux les caractères supérieurs qui ont 6 ou 7 dominantes. Il est dans l’essence de la civilisation de considérer comme germes de mal tous les ressorts les plus précieux du mouvement.
… Aux principes de cette civilisation mensongère il est une réplique péremptoire : c’est que le but des passions est de former des liens et que la politique doit s’exercer à les élever au plus haut degré.
Commençons par enlever les masques…
… Procédez sans prévention à examiner les méthodes qu’on va fournir et provisoirement tenez pour hypocrites ceux qui se hâteront de déclamer contre l’autorisation de telle coutume aujourd’hui proscrite ; ceux qui déclameront le plus contre la polygamie sont ceux qui la pratiquent en secret. Il en est ainsi de tous les vices dominants.
… Vous n’entendrez guère l’homme intègre vociférer contre les friponneries. Il sait que la probité est ingrate et rebutante carrière. Il se bornera à l’avis de se précautionner contre le larcin et blâmera peu le larron, mais croyez que celui-là est larron qui opine avec feu pour faire pendre les voleurs.
Pour la règle d’admission aux diverses classes de noblesse galante, elle comprend tous les genres de délicatesse alliés à l’amour.

Le corps de la noblesse est lié immédiatement à celui de la sainteté qui est corporation transcendante en amour libéral. Les autres degrés répondent à ceux de la gamme ordinaire dans l’ordre suivant :

Pivot sainteté composée active

ou composée passive toutes deux alliées avec l’héroïsme (l’art) 1. sainteté simple active 2. sainteté simple passive 3. haute noblesse active 4. haute noblesse passive.

… Constatons d’abord le côté vicieux de l’inconstance. On appelle Vice en attraction tout ce qui diminue le nombre de liens et Vertu tout ce qui l’augmente… les polygynes ayant pour la plupart la propriété de conserver l’amitié à la suite de l’amour, l’inconstance chez eux tourne entièrement au bénéfice de la vertu, car une femme polygyne qui a changé 12 fois d’amants et qui conserve de l’amitié pour les 12 tout en réservant l’amour pour le 13e a formé, au moyen de cette inconstance, 12 liens amicaux qui n’existeraient pas si elle eût été constante.
Objectera-t-on que cette inconstance a dans l’ordre civilisé des inconvénients même très graves tel que l’adultère et autres désordres qui ne sont pas compensés par la formation de 12 liens amicaux, mais je parle ici en général et par application aux Périodes sociales comme la 7e où l’adultère et le mariage permanent n’existent pas.
L’inconstance devient exempte de dangers et utile quand elle laisse après elle des liens d’amitié.
Ainsi cette fraternité, cette bienveillance générale que nos savants veulent établir aura une de ses sources dans l’inconstance d’espèce vertueuse, je veux dire celle qui laisse après elle des liens d’amitié…
C’est vraiment là le côté honteux des civilisés. Rien de plus odieux que leur coutume presque générale d’oublier complètement la personne qu’ils ont idolâtrée. On peut leur dire vous étiez donc bien aveugles, bien sottement inspirés dans ce violent transport pour un être indigne de souvenir amical ou bien vous êtes aujourd’hui très ingrats, très égoïstes de ne conserver aucune affection pour l’être à qui vous avez dû  [10]et l’on est fondé à imaginer pareil oubli de la personne qui vous fixe aujourd’hui.
Les monogynes se vantent d’une rigoureuse fidélité et l’observent réellement tant que dure le lien amoureux, après lequel ils tombent dans une parfaite indifférence pour ceux et celles qu’ils ont aimés. Cette conduite est fidélité simple, très méprisable en ce qu’elle ne laisse aucune trace des liens. On n’estime en Harmonie que la fidélité composée puissancielle, qui est l’attribut des polygynes, qui crée un amour de pivot auquel s’allient toutes les autres intrigues. Ce genre de fidélité s’établit souvent dans le mariage par esprit d’ambition et de parentisme. On voit une femme avoir consécutivement 20 amants et conserver toujours de la tendresse amoureuse pour son mari qui broche sur le tout — c’est fidélité composée qui devient pivot d’autres liens de même espèce et se soutient concurremment avec eux.
On s’égare sans cesse lorsqu’on veut consulter les principes au lieu de l’expérience. Il n’y a tel brigand qui n’ait des principes assurés à faire valoir, telle monstruosité qu’on ne puisse étayer de l’autorité d’un principe, témoin la maxime de Robespierre : Périssent les colonies pour conserver un principe… il faudrait trouver un moyen de tolérer ce qu’on ne peut empêcher et lorsqu’un vice ou prétendu vice (la polygamie) domine légalement chez la majorité du genre humain et clandestinement partout, il vaudrait bien mieux s’évertuer à en tirer parti que de se livrer à d’inutiles déclamations contre une faiblesse inséparable de la nature humaine.
… Dissertons d’abord sur le but social de l’homme, la tendance à la sagesse réelle ou accroissement des richesses et à la vertu réelle ou accroissement des liens sociaux, concorde, unité ; et qu’importe qu’on atteigne à ce but par des voies dites immorales, quand il est certain que les voies dites morales ont conduit aux buts opposés à la pauvreté et à la discorde, fruit constant de la civilisation ? Nos législateurs ne se corrigeront-ils jamais du système de Robespierre : sacrifier les hommes et les choses à des illusions de principe ?
L’amour est le lien le plus fort qui soit connu. Il n’est pas de passion parmi les 12 qui élève l’affection à si haut degré ; celle de paternité est plus durable mais bien éloignée de la fougue et de l’intensité de l’amour ; en outre la paternité a le vice d’être limitée fixement à quelques individus tandis que l’amour, pouvant s’appliquer indistinctement et successivement à un grand nombre, c’est la passion sur laquelle il convenait de spéculer pour étendre les liens sociaux.
Ils ont employé l’amour à traverser l’association industrielle et en étouffer le germe. Leur manie, système de ménages isolés ou couples de mariage exclusif, réduit l’association domestique au plus petit nombre possible. On ne peut imaginer un ordre domestique plus restreint que celui de nos ménages bornés à 1 homme et 1 femme dont les enfants, du moment où ils atteignent la puberté, s’isolent à leur tour des pères et mères et s’associent à une épouse avec qui ils vont former une nouvelle subdivision politique la plus petite possible. Or si la richesse naît de l’association, base de toute économie, que doit-on penser d’un ordre de choses agricoles et domestiques qui tend à morceler et subdiviser à l’infini l’exploitation agricole et l’état domestique ? Je donne aux plus habiles à inventer une subdivision plus petite que celle de nos ménages civilisés. Il n’en existe qu’une, celle des ermites. Mais l’ermite n’est pas un être complet puisqu’il faut homme et femme pour l’intégralité du corps humain.
Comment des savants peuvent-ils révoquer en doute l’insurrection secrète du genre humain contre toute législation qui exigera des civilisés cette fidélité amoureuse perpétuelle dont le mariage impose la loi !
… L’amour dans le nouvel ordre marche dans le même sens que les jours et les nuits, passant et repassant périodiquement des modes concordants combinés ou transcendants aux modes incohérents ou égoïstes exclusifs, qui est en quelque façon un repos, une désertion des grandes prouesses de l’âme, un sommeil du génie social amoureux.

DE L’AMOUR PIVOTAL OU GERME DE POLYGAMIE COMPOSÉE
J’ai préparé les voies en faveur de la polygamie ou cumul d’amour ; j’ai prouvé qu’elle est le plus précieux germe d’union familiale, qu’elle seule peut réaliser le rêve philosophique d’une grande famille de frères.
Ce n’est encore qu’une induction en sa faveur, c’est un mérite indirect puisqu’il repose sur les services qu’elle doit rendre dans une branche d’affection autre que l’amour ; il faut à présent lui découvrir un mérite direct, la montrer comme germe d’union générale en amour où elle n’engendre quant à présent que désunion.
Si nous ne savons pas harmoniser des liaisons polygames simples comme celles des barbares et des civilisés, essayons sur le genre composé, et si nous ne réussissons pas élevons-nous au genre puissanciel, employons l’ambigu ; enfin sondons toutes les ressources que peut fournir le mouvement et nous verrons que la polygamie et les hautes fonctions d’amour qui sont parmi nous des tisons de discorde deviennent autant de gages d’harmonie quand on les emploie dans leurs hauts degrés, où les nœuds aussi faciles que brillants opèrent le nœud des degrés inférieurs.
L’amour pivotal est vraiment d’une fidélité transcendante et d’autant plus noble qu’elle surmonte la jalousie qui dépare l’amour ordinaire. Hommes et femmes ne sont point jaloux des inconstances de leur objet pivotal dont ils sont confidents. On trouve en civilisation beaucoup de traces de ce genre d’amour.
J’ai dit que l’amour pivotal a les mêmes propriétés que le blanc comparé aux 7 couleurs qu’il réunit toutes. Ainsi l’amour pivotal réfléchit sur l’objet du pivot les 7 passions primitives et d’abord le pur amour…
On trouve dans ce lien un essor des 3 distributives :
1. de la composite, en ce qu’il renferme et entretient toutes les sortes d’enthousiasme ;
2. de l’alternante, en ce que cet amour a la propriété du caméléon, passant du céladonisme au cynisme, du composé au puissanciel et à toutes les manières ;
3. de la cabaliste en ce qu’il soutient constamment la ligue entre l’amant et la pivotale. C’est l’esprit de favoritisme appliqué à l’amour.
Dans ce genre d’affection la constance est en durée inverse des amours ordinaires, c’est-à-dire que le trigyne sera plus longtemps attaché à sa pivotale que le digyne à la sienne et par degrés jusqu’à l’omnigyne qui est le plus constant de tous en tel amour tandis que chez les monogynes cet amour ne donne que des lueurs très passagères ; ici tout l’avantage est du côté des caractères supérieurs : pentagyne, hexagyne, qui soutiennent plus longtemps cette affection polygame. Or, comme elle est bien plus précieuse en mécanique sociale que l’amour égoïste et qu’il y a de l’égoïste au pivotal la même différence que du cuivre à l’or, c’est ici que les polygynes vont briller par la constance composée et par le prix du lien sur lequel ils l’exercent.
… En général un amour pivotal naît subitement parce qu’il frappe en divers sens, en impression d’amitié, d’amour, de favoritisme, etc., et quelquefois toutes se réunissent d’emblée pour  [11].
Il faut être bien préoccupé par quelque autre passion pour ne pas aimer d’emblée l’objet à qui on doit s’attacher pivotalement. Cependant lorsqu’il y a travestissement de caractère, selon l’usage de tant de femmes civilisées, on peut bien ne pas reconnaître d’emblée celle qu’on doit aimer en pivotal et ne ressentir pour elle qu’un germe d’affection vague et difficile à définir.

DE LA POLYGAMIE HARMONIQUE

La Polygamie amoureuse est propriété d’essence et d’alternat chez tous les polygynes. Elle est graduée selon les degrés, c’est-à-dire : la trigyne aimera 3 hommes à la fois dans les périodes d’alternat, la pentagyne en aimera 5, l’heptagyne 7 à la fois, l’omnigyne 8 avec transition. Observons que j’estime en terme moyen, je ne veux pas dire qu’une heptagyne, chaque fois qu’elle terminera une liaison d’amour exclusif, se passionnera le mois suivant pour 7 autres amants mais qu’elle pourra dans les alternats en aimer 7 à la fois et accorder à chacun une dose d’amour assez forte pour qu’il y trouve du charme, tandis que la trigyne quand elle en aimera 3 à la fois dans un alternat n’aurait plus d’amour pour un 4e prétendant ou si elle accepte, elle cessera d’aimer un des 3 autres, son degré cumulatif étant réglé à 3, sauf exception car ces estimations ne sont pas invariables mais seulement moyennes.

… Examinons l’emploi de l’amour polygame chez les monogynes où il est réputé libertinage parce qu’il ne laisse pas de trace d’amitié : il n’en est pas moins utile pour les services du caravansérail des armées (industrielles) ; une bayadère serait vicieuse en mécanisme social si elle aimait exclusivement – elle serait donc inabordable pour tout autre que le possesseur passager – sa destination est toute opposée, plus elle flattera et satisfera de prétendants, plus elle excellera dans ses fonctions, la vertu en harmonie consistant à former le plus de liens possibles dans tous les genres, c’est-à-dire que s’il faut des amours en lien exclusif il en faut aussi en lien multiple… La perfection sociale est d’affecter à chaque genre le nombre de fonctionnaires convenables à la balance. Or, quel que soit le nombre des bayadères, il est certain qu’elles ne seront estimées qu’autant qu’elles sauront mener de front plusieurs amours. Dût-il n’en rester aucune trace d’amitié, elles n’auront pas moins excellé dans leur genre où le souvenir sentimental n’est que peu nécessaire. Elles traitent avec des passagers qui n’ont besoin à la rigueur que de l’affection présente. Les choses n’en iront que mieux… ceux qui seront attachés aux corporations du sacerdoce faquirat-bacchantat-bayaderat, etc., seront d’autant plus parfaits qu’avec leurs amours de fonctions religieuses ou amours passagers ils pourront cumuler une autre passion soutenue susceptible de laisser un souvenir amical après quelques mois de durée…

DES AMALGAMIES

… L’inceste, lien réprouvé par toutes les lois civilisées et religieuses. Et pourtant qu’est-ce que l’inceste ? C’est un amalgame de deux cardinales mineures, des deux affections d’amour et de familisme. On a vu certain peuple d’Orient ériger l’inceste en vertu… d’où l’on voit que les principes des morales sont des lames à deux tranchants. Les Religions et philosophies diront-elles qu’elles n’admettent pas ce principe, en ce cas je leur demande cur12 [12] elles admettent l’inceste en ligne collatérale et pourquoi l’on permet à prix d’argent qu’une tante épouse son neveu… Il n’est donc pas crime naturel puisqu’il est très généralement conseillé par la nature ni crime social puisqu’il est un objet d’accommodement avec les lois humaines qui établissent pour tous les incestes collatéraux des prix fixes comme pour les petits pâtés… Les philosophes répondront que la loi n’accommode que sur l’inceste collatéral mais qu’elle est fort sévère sur l’inceste direct. C’est une frivole distinction sur le plus ou le moins, distinction aussi risible que celle du casuiste Sanchez qui prétend qu’un cordonnier peut sans pécher vendre 2 paires de souliers le dimanche mais qu’il pèche mortellement s’il en vend 3 paires. Tous les péchés de proportion ou de quantité ne valent que sur des échelles arbitrairement classées. Tel casuiste déclare que le péché commence au 3e ou 4e degré de l’échelle, tel autre en fixera l’initiative sur d’autres degrés et c’est ce qui arrive dans la question qui nous occupe…
J’excuserai bien plutôt Phèdre et Jocaste que les deux Brutus… L’opinion chez nous sur ce point comme sur tant d’autres est absolument contraire avec la législation et tolère en secret les liens qu’elle proscrit le plus en public.
Quelques ergoteurs vont m’objecter que… je ne déclare pas nettement si l’inceste en tous degrés sera autorisé ou défendu dans l’harmonie. Voici la règle qu’on suivra à cet égard.
L’Harmonie innovera brusquement sur les coutumes d’ambition d’économie domestique industrielle, où toute innovation lucrative et commode ne saurait choquer personne, mais elle ne procèdera que par degrés sur les innovations religieuses et morales qui heurteraient les consciences, par exemple sur l’inceste, quoi qu’il soit de règle d’autoriser tout ce qui multiplie les liens et fait le bien de plusieurs personnes sans faire le mal d’aucune ; on maintiendra quelque temps les préjugés existants, par exemple on pourra classer les incestes en gamme régulière en 7 degrés et le pivotal qui sera celui de Loth et Jocaste, d’où l’on descendra jusqu’aux infiniment petits comme celui du 7e degré entre cousins. Ce genre d’inceste, déjà si commun aujourd’hui, sera inévitable quand les familles seront subdivisées à l’infini et que chacun sera parent des 7/8 de son tourbillon. Les degrés plus élevés 6 – 5 – 4 seront encore tolérables et les 3 – 2 – 1 seront seuls un objet de blâme ainsi que le pivotal, et pourront mériter par gradations que le délinquant soit classé dans certains échelons de la roture amoureuse… mais on fera la distinction du cas de prégnation ou non-prégnation, le 1er étant seul contraire au vœu de la nature ; du reste je ne saurai trop redire qu’on procèdera lentement et avec circonspection sur toutes les innovations qui ne touchent pas au mécanisme industriel et dont on n’aura que faire dans le cours de la première génération d’Harmonie. Les 2e et 3e n’innoveront qu’à mesure que, leur société plus avancée en industrie, un raffinement passionnel pourra être généralement dégagé de certaines impressions qui, utiles en mécanique « civilisée », deviendront peu à peu inutiles ou gênantes dans le nouvel ordre. Il n’attaquera dans ses débuts que les préjugés civilisés qui vantent les germes de pauvreté et de mensonge, vantent la gloire des accapareurs et des agioteurs et fourbes mercantiles, la vertu des ménages haineux et discordants qui, par leur désunion, compliquent au décuple et au centuple tout le régime domestique et industriel. C’est sur ces préjugés, source du mensonge et de la pauvreté, qu’on portera la cognée. Quant aux autres, je les attaque en théorie générale pour compléter le corps de doctrine et présenter dans son intégrité le mécanisme d’harmonie passionnelle dont il sera loisible de ne mettre à exécution les diverses branches que successivement et proportionnellement aux convenances du temps et des mœurs. [13]
Charles FOURIER.

LEXIQUE SUCCINCT DE L’ÉROTISME [14]
FOURIER (Charles). — Philosophe et réformateur français (1772-1837). « Comment un siècle si enclin aux expériences de tout espèce, un siècle qui a eu l’audace de renverser les trônes et les autels, a-t-il fléchi si servilement devant les préjugés amoureux ? [15] » Les cahiers manuscrits de Fourier ayant trait aux relations des sexes en harmonie ou en d’autres périodes (du numéro 50 au numéro 54 de la cote 9 de l’inventaire dressé à sa mort) sont restés, jusqu’à ce jour, inédits.