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Octavio Paz : l’éloge du sensuel
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Debout, Simone

Octavio Paz : l’éloge du sensuel

Simone Debout

Merci de m’avoir invitée [1]. Merci à Marie-José Paz de se souvenir de notre rencontre à Delhi, il y a longtemps, mais c’est toujours pour moi une image de lumière. Après un long voyage épuisant et des émotions intenses, face aux monuments, à la beauté des gestes, des couleurs, à l’insoutenable misère, après les réceptions conventionnelles du Président, un peu sénile alors, et du vice-président, un musulman dont le titre masquait l’exploitation des travailleurs musulmans que j’avais vu filer la soie, plus misérables, plus aliénés que l’intouchable qui, dans le jardin d’un ministre libéral, avait bondi en arrière pour ne pas prendre de ma main le râteau que je lui tendais.

En regard, à l’ambassade du Mexique, Marie-Jo et Octavio Paz offraient un havre de liberté et d’esprit [2]. Non seulement un accueil chaleureux, mais entre Octavio Paz et Raymond Panikar, venu de Bénarès, des paroles qui éclairaient, distinguaient et reliaient la vie profuse fixée dans la pierre sur les temples hindous et la gloire paisible des grandes figures bouddhiques, l’expression souriante d’un détachement qui n’exclut pas ce qu’il libère.

Octavio Paz disait la circulation entre les arts de l’Inde ancienne et des oppositions irréductibles, ce que son livre Conjonctions et disjonctions précise et développe : « Dans les sanctuaires indiens, la vie, conçue comme prolifération et répétition, se manifeste avec une richesse insistante et monotone qui fait penser à l’irrégularité et à la persistance de la végétation ; dans les mausolées musulmans, la nature obéit à une géométrie à la fois implacable et élégante : cercles, rectangles, hexagones. [3] » Mais outre ces deux systèmes incompatibles, il faut distinguer entre les sanctuaires hindous et les sanctuaires bouddhistes. « À l’intérieur de l’Inde, l’hindouisme et le bouddhisme sont les interlocuteurs d’un surprenant dialogue. Ce dialogue a été la civilisation de l’Inde. [4] » Ce qui explique la prostration, les répétitions, le maniérisme, l’ankylose, quand le dialogue dégénère en monologue de l’hindouisme.

Et pour mieux dire l’alliance de la vie et de la pensée, Octavio Paz fustige ceux qui l’ont ignorée : « Les orientalistes et les philosophes qui ont décrit le bouddhisme comme un nihilisme négateur de la vie étaient aveugles. [5] » Ils n’ont jamais vu les grandes sculptures bouddhiques : « Les grands reliefs sculptés sur les pans du portail de Karli sont des couples nus et souriants : non pas des dieux ou des démons, mais des êtres comme nous, quoique plus forts et plus vivants. La santé qui rayonne de leurs corps est naturelle […] il y a une immense courtoisie dans leur puissante sensualité […] Ils sont là plantés comme des arbres — mais ce sont des arbres qui sourient. » Et de conclure : « Aucune civilisation n’a créé des images aussi pleines et aussi parfaites du plaisir terrestre. [6] » Le pôle opposé de l’Islam. Dans l’Inde, l’exaltation du corps, dans l’Islam, disparition du corps.

Une disjonction qui marque aussi la culture occidentale et ses limites extrêmes, l’ascèse morale et celle des libertins. « On trouvera peut-être étrange, commente Octavio Paz, que je place le libertin auprès de l’ascète ; il n’en est rien : le libertinage est lui aussi un endurcissement de l’esprit d’abord, des sens ensuite. » Une inhibition du langage sensuel. Sade en représente le cas extrême : « Un ascétisme à rebours. [7] » Kant avec Sade, a dit Lacan. Mais Octavio Paz est plus offensif : « L’abstraction est à la limite, d’une part de l’insensibilité, d’autre part de l’ennui. » Bien qu’il ne veuille pas « marchander à Sade son génie […], la dévotion bigote dont il est l’objet […] me donne envie, dit-il, de blasphémer contre le grand blasphémateur, mais rien ni personne ne me fera dire qu’il est un écrivain sensuel. [8] » L’ultime visée de Sade est en effet d’annihiler le désir, et par conséquent, le plaisir sensuel. Pris au piège de la cruauté, Sade ne réserve que le plaisir de tête, le plaisir du crime gratuit, et le désir de la destruction totale. Désir impossible puisque les particules matérielles dont, selon Sade, tout provient – les âmes et les corps – ne se dissocient, ne se putréfient que pour mieux se réorganiser et se recomposer. L’échec reconnu et assumé – Sade prouve qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, et fomenter, à défaut d’acte, un absolu pensé. Mais, poursuit Octavio Paz, « la flamme de la passion se ranime au XIXe siècle, et ceux qui la rallument sont les poètes romantiques. Un processus inverse de celui de Sade et du XVIIIe siècle : du diamant au foudre, de l’ataraxie à la passion, de la philosophie dans le boudoir à la poésie en plein air. [9] »

Mais, constat pessimiste : « À l’heure qu’il est, nous sommes menacés d’une nouvelle ère glaciaire : à la guerre froide succède le libertinage à froid. » Il note néanmoins que le principe de plaisir est « explosion et subversion […] Sacrifice et courtoisie  : Éros est imaginaire et cyclique [10] ». Or, d’un tel rebonds d’Éros, de la révolte en 1968, Octavio Paz donne (à la fin du livre Conjonctions et disjonctions, paru en 1969) le plus bel éloge critique que j’en ai jamais lu : « Dans la rébellion de la jeunesse, ce que je trouve exaltant, plus que la politique généreuse encore que fumeuse, c’est la réapparition de la passion comme une réalité magnétique […] Les jeunes gens découvrent les valeurs qui ont enflammé des figures aussi opposées que Blake et Rousseau, Novalis et Breton : la spontanéité, la négation de la société artificielle et de ses hiérarchies, la fraternité non seulement avec les hommes, mais également avec la nature, la capacité de s’enthousiasmer et aussi de s’indigner, la faculté merveilleuse — la faculté de s’émerveiller. […] Dans ce sens leur rébellion est différente de celles qui l’ont précédée […] à l’exception de celle des surréalistes […] Je crois qu’en eux et par eux commence à poindre, encore qu’obscurément et confusément, une autre possibilité de l’Occident, quelque chose que les idéologues n’avaient pas prévu […] Ou bien est-ce une illusion et ces troubles sont-ils les dernières lueurs d’un espoir qui s’éteint ? [11] »

Or, la question – comment donner forme et élucider l’autre possibilité entrevue – quelques jeunes gens s’avisèrent de la poser au plus absolu des réformateurs sociaux, Charles Fourier, rêveur sublime, écrivit Stendhal. Des situationnistes, élèves des Beaux-Arts, remodelèrent la statue de Fourier et la replacèrent sur le socle d’où on l’avait enlevée pour la fondre et en faire des armes. Et de cette figure, l’ordre policier jugea la puissance si dangereuse qu’il en ordonna sur le champ la destruction. Double reconnaissance inverse, momentanée, car malgré l’admiration d’André Breton et d’un petit nombre, Fourier reste relégué. Un utopiste, dit-on. Ce qui enthousiasma André Breton et quelques poètes, la puissance d’une imagination qui trouve des supports dans le réel, est toujours méconnu. On apprécie la verve satirique de Fourier, on néglige ou on raille la construction d’harmonie, sans voir que l’une renforce l’autre. Fourier attaque le développement univoque et ce qui s’ensuit : la disproportion toujours accrue entre les savoirs et les pouvoirs en matériel et l’impéritie en passionnel. La civilisation – « subversive », dit-il – entraîne les hommes et la terre même à la perte irrémédiable. Péril auquel, visionnaire réaliste, Fourier oppose des armes aussi vieilles que le temps des hommes : les passions. Mais il précise les diverses modalités du mouvement passionnel. Deux mots d’un seul tenant, et la vision du monde, des hommes dans le monde, est transformée. Les passions ne sont pas des états subis, les effets de mécanismes aveugles internes et externes, mais les orientations variées d’une énergie qui traverse le corps et irradie à l’extérieur.

D’où suit qu’il n’y a pas de séparation absolue, mais une circulation du corps vivant, du corps désirant aux autres corps. Pas non plus de coupure tranchée entre l’esprit tout actif et le sensuel tout passif, mais une circulation – encore – du mouvement passionnel au mouvement de la pensée. Partant, pas d’impératif de la raison légiférant à part, ni de domination auto-justifiée des élites savantes cultivées sur les peuples ignorants ou barbares. Fini, ou du moins jugé, le temps du mépris, de l’injustice et de l’arrogance des maîtres du pouvoir. La conception neuve des passions a d’emblée portée sociale et politique.

Mais de l’ample édifice d’harmonie, je ne dirai maintenant que ce qui a trait au sensuel. Aussi bien puisque les passions se qualifient et se réalisent pour le meilleur ou pour le pire, parce qu’elles captent ou suscitent, ce qui leur est offert ou refusé, elles jouent nécessairement entre elles et avec le monde. Et Fourier dit en effet qu’il en fera ensemble l’analyse et la synthèse. Toutefois, quand il énumère les passions primitives, dont les proportions diverses et les subdivisions innombrables déterminent les différents caractères, il distingue en premier cinq passions sensitives correspondant aux cinq sens. Nomination qui est révélation car, ce disant, Fourier intègre le sensoriel à la paradoxale passivité active du mouvement passionnel. Il signifie que ce que l’on croit le plus passif suppose encore, sinon un désir exprès, une propension à voir, entendre, toucher, sentir, goûter, sans laquelle il n’y aurait pas de passage de l’espace du dedans à celui du dehors.

Tout ce qui paraît est donc un mixte. Il n’y a pas de pour-soi vide et transparent face à l’en-soi opaque et plein, mais entre les sens et l’extérieur, la réalité est comme une composition de soi et de l’autre en devenir, une réalité transitorielle.
Illusion, les sens nous abusent, affirment les tenants de l’impartialité objective. Illusion réelle, selon Fourier, car les sens, nos seuls accès à l’extérieur, ont le merveilleux pouvoir de transformer les particules matérielles qu’imaginaient Sade et les anciens matérialistes, les atomes et les ondes, le matérialisme abstrait que construisent les savants modernes en couleurs, sons, textures, odeurs et saveurs, délicieuses ou repoussantes.
Et ces impressions plus ou moins vives prouvent des affinités ou des oppositions entre les aptitudes sensorielles et le monde sensible. Or, des jonctions heureuses et des satisfactions au moins partielles sont, pour les sensitives, vitales. Ce qui est évident pour le goût, lié au besoin de subsistance, vaut aussi pour les autres sens. Il n’y a pas d’existence humaine s’ils sont totalement privés d’essor. Les désirs et les plaisirs sensoriels sont, pour Fourier, inhérents à l’épanouissement de la vie, tout de même que leur extinction ou leur obstruction aux mutilations et à la mort.
Cependant, les sensitives non plus que les autres passions ne sont jamais pleinement comblées. Entre les désirs et les plaisirs conquis, il reste toujours de l’inaccompli, un surcroît de désir. Et cet écart est espace de liberté pour l’imagination et pour les allers retours du sensuel à la pensée. « L’œil pense, la pensée voit [12] », écrit Octavio Paz. Et Fourier : « Les sensitives tendent au luxe [13] » pour les cinq sens, à des plaisirs toujours neufs, plus raffinés, plus riches et plus subtiles. Et cette quête, « l’inquiétude perpétuelle des hommes », suscite les inventions, de l’art, des fables, du savoir. Des créations qui prolongent, exaltent les compositions sensibles spontanées, qui rendent visibles, audibles, tangibles d’invisibles tensions et confèrent la quasi-réalité et l’énigmatique clarté des images à l’irréalité obscure du désir inassouvi. Irréalités néanmoins qui ne sont pas purs vides mais des manques spécifiés, qui ont par là même puissance de prises et de satisfactions réelles ou de sublimations et de plaisirs imaginés, pareillement distincts.
« N’ayons pourtant pas peur du mot plaisir », écrit Octavio Paz, « il est un beau mot dans toutes les langues. […] Point de réconciliation de l’homme avec les autres et avec lui-même ; et aussi point de départ, au-delà du corps, vers l’Autre. [14] » Le grand Autre, inconnu, mystérieux. Double vocation que Fourier, avec son étrange pénétration, marque en séparant les destinées du goût et des autres sens. Via la cuisine et la gastrosophie, le sens du goût s’allie aux sciences naturelles, à la chimie, à la physique, comme si la propriété que les hommes partagent avec tous les vivants, à savoir le pouvoir d’assimiler, de se régénérer, d’accroître sa propre chair avec celle qu’il mange, avait quelque similitude avec l’assimilation des choses, de l’irrégularité des choses aux rigueurs de l’intelligence et de la science. Comme s’il y avait quelque parenté entre la volonté de se faire maître et possesseur de la nature et la dévoration qui fait disparaître ce qu’elle ingère sans autre reste que déchets, excréments.
Alors que les autres sens maintiennent la distance, même le toucher qui, comme le goût, exige le contact, préserve la distinction du sentant et du senti. Un écart garant des différences, de l’excès du désir sur toute satisfaction et, partant, de la liberté de se prendre et de se déprendre, cet écart est aussi rupture ; à la fois présence et séparation, il renvoie à la solitude. Tout ce que la violence tente de supprimer : la volonté de s’approprier, d’annihiler l’autre pour affirmer sa seule existence et suprématie ou, au contraire, le désir de se fondre, de se vouer à un maître, un groupe, un peuple, une idée, manifestent le refus de l’altérité d’autrui, des choses et de soi-même.
Le Labyrinthe de la solitude15 [15], écrit Octavio Paz, et il en énonce les pièges et les impasses, mais aussi le fil d’Ariane qui les déjoue : l’aimantation des désirs, le libre jeu indéfiniment varié des attractions et des attraits. Dès lors, plus de restriction, d’interdits ni de fatalité subie. À la répression conjuguée du principe de réalité et de la raison objective se substituent les multiples chances réelles et les images où triomphe le principe de plaisir.
Analyste sans pareil, Fourier relie dans Le Nouveau Monde amoureux le plus trivial au plus noble, les singularités du désir sexuel au pur sentiment. Distinguant les manies de remplacement, substitut de quelque déficit ou impuissance, et les manies naturelles, il ose voir dans les exceptions, ambiguës ou transitions, si bizarres soient-elles, de vrais désirs qu’il ne s’agit pas de déconstruire pour les reformer, les réduire, selon des normes convenues, mais d’éclairer, à même leur visée, à même leur objet intentionnel. Parce que des différents naissent les plus belles, les plus troublantes harmonies, les exceptions passionnelles sont d’autant plus précieuses qu’elles sont plus étranges. En libre et plein essor, elles créent des liens jusqu’alors inexistants et des charmes composés que ne contiennent pas les composants ni leur somme, qui ouvrent sur l’imprévu et renouvellent sans fin les plaisirs. Dans un tel monde, réel imaginé — le nouveau monde amoureux —, le magnétisme des passions transforme les chances incertaines ou menaçantes du hasard et des jours en trouvailles et rencontres fortunées.
« Je t’aime entre des parenthèses aimantées [16] », écrit Octavio Paz.