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RIOT-SARCEY Michèle : Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle (1998)

Paris, Albin Michel, 1998, 306 p.

Article mis en ligne le décembre 1999
dernière modification le 3 avril 2007

par Desmars, Bernard

Avec ce nouvel ouvrage, Michèle Riot-Sarcey poursuit le travail auquel elle avait déjà consacré son livre précédent, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir 1830-1848  [1] : retrouver des vies et des discours qui se sont élevés contre le pouvoir et qui n’ont guère été retenus par l’histoire, puisqu’ils ne s’inscrivaient pas dans la supposée continuité de son cours, dans la linéarité fictive de son développement. Dans Le Réel de l’utopie, ce ne sont plus des parcours biographiques qui sont envisagés, mais des événements où se sont exprimés des discours rompant avec la pensée dominante : la révolte des canuts à Lyon en 1831, qui suscite des discussions approfondies chez les saint-simoniens sur le devenir de la société et sur des projets alternatifs à l’organisation sociale contemporaine ; les grèves de 1840, qui provoquent l’inquiétude des autorités et des élites sociales, soucieuses alors de dénoncer les méfaits des réformateurs sociaux et promptes à rejeter leurs idées du côté de l’irréalisme, de l’utopie. À l’occasion de ces événements, Michèle Riot-Sarcey veut précisément observer le « réel de l’utopie », quand celle-ci « n’est plus l’ailleurs vantée par les philosophes, mais correspond aux besoins concrets mis en lumière par les événements qu’il n’est pas question d’identifier comme révolutionnaires » ; et donc, par là même montrer que ce qui a été qualifié, au mieux, d’utopies (et qu’elle estime « préférable de nommer maintenant pensées critiques », p. 268), a fondé d’autres pratiques et d’autres discours ; et que ce qui a été le plus souvent pensé en fonction des théories postérieures (les « utopistes » précurseurs du socialisme de la seconde moitié du XIXe siècle) devait être restitué dans son temps et sa singularité.

Une longue introduction (pp. 11-34) précise les positions épistémologiques de l’auteur, nourries principalement de la lecture de Michel Foucault et de Walter Benjamin : critiquant la façon dont l’historiographie réduit l’étude « du politique » à « la politique » et néglige « la formation des systèmes politiques » (« l’histoire politique relève toujours de l’histoire des institutions, des partis, des élections, des groupes et de leurs rapports », p. 13), elle propose d’étudier le socle sur lequel reposent les débats autour des questions de la démocratie représentative et de la place qui doit être attribuée au peuple dans les configurations politiques envisagées par les différents courants politiques pendant la première moitié du XIXe siècle.

Dans le traitement de son objet, Michèle Riot-Sarcey manifeste d’abord une attention particulière au discours en général, et aux propos tenus par les acteurs de cette histoire, en reproduisant par exemple de longs extraits des lettres envoyés par les correspondants saint-simoniens du Globe qui réagissent à la révolte des Canuts et réfléchissent à l’organisation de la société. Est également affirmée la volonté d’entendre l’individu concret, trop souvent recouvert et dissimulé, selon l’auteur, par les identifications imposées par les historiens (citoyen, militant, électeur...). Enfin, contre les ré-interprétations historiques qui ne perçoivent les faits qu’intégrés dans une continuité qui dénie leur particularité, il s’agit d’accorder toute son importance à l’événement singulier, à la discontinuité, aux ruptures : « cela suppose que l’objet historique soit arraché au continuum de l’histoire, afin de retrouver cette multiplicité de possibles, introduite par des hommes et des femmes rendus muets sous la catégorie censée les représenter » (p. 26).

Ces principes d’"écriture de l’histoire" étant posés, Michèle Riot-Sarcey analyse dans une première partie (« Cheminements vers la doctrine ») la formation pendant la première moitié du XIXe siècle d’un système politique à l’intérieur duquel s’expriment les courants politiques, même ceux qui contestent le régime monarchique ou la dynastie régnante ; dépassant en effet les affrontements entre royalistes et républicains, conservateurs et libéraux, elle examine la question de la souveraineté dans les décennies post-révolutionnaires, la séparation du social et du politique, la réduction de celui-ci à la captation et à l’exercice du pouvoir, dont sont bien sûr exclus les prolétaires et les femmes, leurs problèmes relevant de la question sociale ou de la sphère privée, et leurs incompétences les invalidant sur la scène politique. Ce « mode de penser commun » propose une « organisation qui englobe les hommes avec leur assentiment, mais en évitant leur participation active » (p. 262). Même les idées nouvelles, comme le saint-simonisme, ne constituent pas en elles-mêmes un bouleversement susceptible de déstabiliser la société, tant elles restent des abstractions.

La mise en évidence de ce socle commun aux différentes doctrines ne va pas sans quelques réductions, que l’on peut en particulier saisir dans l’écriture. La diversité sociale ou idéologique des intervenants dans les débats est ainsi subsumée dans des appellations comme « les observateurs », « les politiques », « les moralistes », dont l’emploi repose sur la communauté supposée des façons de penser, mais qui ne la démontre pas [2] ; il en va de même pour l’usage fréquent du "on" et de formes impersonnelles, ou pour des généralisations sur l’état d’esprit des Français de la première moitié du XIXe siècle [3]. Cependant, cette première partie montre bien en quoi les idées développées par Saint-Simon et surtout Fourier (beaucoup moins souvent cité que le précédent dans ces premiers chapitres) peuvent constituer une rupture radicale, pour peu qu’elles soient reprises et discutées par des individus y cherchant des solutions concrètes à leurs problèmes.

C’est lors d’événements que surgissent « des voix déviantes » (p. 115), événements qui suscitent des commentaires et des réactions autour des idées réformatrices qui sortent alors du débat abstrait des doctrines pour entrer dans des projets précis : « Là se situe le réel de l’utopie : lorsque des réformes possibles sont concrètement envisagées. Il n’est plus question d’un devenir meilleur, dans une philosophie du progrès bien comprise, mais d’un bouleversement attendu des rapports de domination par une réorganisation du travail, une répartition autre de la propriété, une distribution repensée des richesses » (p. 265). Cet événement, c’est donc la révolte des canuts de 1831, examinée au travers des lettres adressées au Globe, dans lesquelles s’expriment des projets de transformation des rapports sociaux inscrits au cœur du politique et du monde réel.

Cette correspondance, qui s’étend entre septembre 1831 et avril 1832, commente en effet l’actualité la plus immédiate. Elle provient principalement des « capacités », ainsi que de quelques ouvriers et ouvrières ; l’auteur peut ainsi remarquer que ces correspondants du Globe sont proches, socialement, de ceux dont les libéraux recherchent le soutien, mais elle ne va pas au-delà dans l’étude de l’origine sociale des épistoliers, son intérêt se portant d’abord sur leurs analyses et leurs propositions, afin d’observer comment se formulent les critiques envers le monde présent et les projets de changement social. Mais ceux-ci ont-ils les mêmes contenus, les mêmes expressions, les mêmes objectifs quelle que soit la position sociale ? De façon générale, et cela vaut aussi pour les fouriéristes, l’on connaît finalement assez mal le public des "utopistes", au-delà des disciples les plus prestigieux et de quelques groupes précis comme les ingénieurs polytechniciens, les médecins... ; de même que restent largement méconnues les formes et les actes à travers lesquels s’expriment les adhésions et les convictions, passées les missions saint-simoniennes ou les conférences de Considerant et ses amis, et au-delà des lectures du Globe ou du Phalanstère, de La Phalange ou de leurs successeurs. Du côté de l’École sociétaire, les archives nationales, en particulier, disposent d’un matériau épistolaire important, qui pourrait sans doute apporter quelques réponses, même s’il n’est pas toujours d’une lecture aisée.

Pendant l’été 1840, différentes grèves affectent plusieurs secteurs professionnels, surprenant les autorités et les élites, conservatrices, libérales ou républicaines, dans l’impossibilité où elles sont d’entendre les revendications des ouvriers qui, au-delà des augmentations salariales, demandent « simplement les droits humains, communs à tous, la justice commune. L’universelle liberté. » (p. 219) ; ce dépassement de la séparation du social et du politique leur est incompréhensible. Aussi, afin d’expliquer cette irruption du désordre et d’exorciser la menace, va-t-on dénoncer les théories subversives, les doctrines insensées qui détruisent les fondements de la société, les utopies rendues responsables de la fermentation sociale. Ces pensées critiques sont donc désignées et disqualifiées comme utopies dangereuses, jugement également porté par Louis Reybaud dans ses Études sur les réformateurs ou socialistes modernes. qui paraissent en cette même année 1840 et vont exercer, au fil des rééditions, une influence prédominante sur les contemporains.

Faut-il pour autant reconnaître une telle importance à cette année 1840 ? Ou plus exactement, quelle valeur et quelle place doit-on accorder à ce moment et à l’événement dans la « construction de l’utopie » ? Là encore, sans doute faudrait-il aussi aller voir au plus près des individus et des groupes qui se reconnaissent, en particulier, dans l’École sociétaire et observer les réactions que suscitent leurs propos auprès des autorités, des journaux locaux, des sociétés savantes, cercles littéraires ou comices agricoles auxquels nombre de disciples appartiennent et soumettent leurs convictions ; examiner la diversité des façons dont sont reçues les « pensées critiques », des adhésions aux refus en passant par les ré-interprétations..., et ce dès la monarchie de Juillet [4].

Ouvrage complexe, à l’écriture dense et exigeante pour le lecteur, Le Réel de l’utopie stimule la réflexion, par ses choix historiographiques et par sa volonté de s’intéresser à la réception des réformateurs sociaux, trop souvent envisagés comme des théoriciens sans rapport avec le monde réel et sans effet sur la vie sociale et politique, ou étudiés en référence à des doctrines postérieures qu’ils ne feraient qu’annoncer. C’est aussi une invitation en même temps à approfondir l’étude de la diffusion et de la réception du saint-simonisme et surtout du fouriérisme, puisque celui-ci a une "existence" plus longue, afin de mieux identifier celles et ceux qui s’inspirent de ces pensées, de mieux connaître les conditions, les degrés et les manifestations de cette adhésion, et donc, aussi, de mieux évaluer les effets de ces « pensées critiques ».