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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Bancal, (Étienne-) Prosper
Article mis en ligne le 31 mars 2017
dernière modification le 1er avril 2017

par Desmars, Bernard

Né le 25 septembre 1808, à Rochefort (Charente-Inférieure, aujourd’hui Charente-Maritime), décédé le 21 septembre 1877 à Saint-Louis (Sénégal). Chirurgien de la Marine, puis docteur en médecine. Conseiller municipal, adjoint au maire de Saint-Louis, puis chef de bureau dans l’administration coloniale sous le Second Empire. Abonné aux périodiques fouriéristes et animateur du groupe phalanstérien de Saint-Louis dans les années 1840.

Le père de Prosper Bancal est un militaire engagé dans la Marine en 1787 ; il gravit la hiérarchie jusqu’au grade de capitaine en 1811. Il reçoit la Légion d’honneur en 1813 et est mis à la retraite en 1816, après la seconde restauration de la monarchie. Il est bien inséré dans le monde des notables de Rochefort, mais ne dispose que de moyens modestes ; grâce à ses amis, il obtient un emploi municipal pour compléter sa retraite. À son décès, en 1826, son fils Prosper bénéficie d’une bourse municipale pour terminer ses études secondaires ; il rejoint ensuite l’École de médecine navale de Rochefort ; envoyé à Brest en 1829 pour poursuivre sa formation, il devient chirurgien de la Marine en 1830. Il est alors amoureux d’une certaine Nadine Texier ; mais elle lui préfère Théodore Viaud, par ailleurs ami de Prosper Bancal, et l’épouse en 1830, ce couple donnant naissance, vingt ans plus tard, à Julien Viaud, plus connu ensuite sous le nom de Pierre Loti. Dans son journal personnel, l’écrivain relate sa rencontre en décembre 1873 avec Bancal qui aurait décidé de quitter Rochefort en raison de cette déception sentimentale [1].

Prosper Bancal est envoyé début 1831 au Sénégal où il remplit les fonctions de chirurgien de la Marine ; il vit à Saint-Louis avec Marianne Aubert, une « signare » (ou « signarde »), issue d’une union entre un Européen et une Africaine. Il a un enfant avec elle. Bancal décrit cette union comme un « mariage de tolérance, comme il est d’usage dans le pays » pour les hommes célibataires [2].

Il reste plusieurs années au service de la Marine au Sénégal, luttant notamment contre les fièvres qui y font beaucoup de victimes. Peut-être y a-t-il rencontré Émile Chevé, également chirurgien de marine, qui n’a quitté le Sénégal qu’en juin 1831, et qui, écrit Bancal en 1847, y « a laissé de si bons souvenirs » [3].

L’affaire Bancal

En 1834, il revient en France, visite sa famille à Rochefort et soutient à Montpellier une thèse intitulée « Des fièvres au Sénégal ». Il entretient ensuite une liaison avec Zélie Trousset, dont la famille est amie des Bancal, et qui a épousé un nommé Priolland, négociant à Angoulême, dont elle a eu une fille. En mars 1835, Zélie quitte sa famille et rejoint Prosper à Paris. Les deux jeunes gens, ne voyant pas d’issue à leur aventure, décident de se suicider. Si Zélie Priolland décède effectivement, après le coup de bistouri que lui porte son amant, celui-ci est découvert agonisant et est finalement sauvé par les médecins, malgré une nouvelle tentative de suicide quelques jours plus tard. Il est traduit devant la cour d’assises de Paris pour avoir provoqué le décès de sa maîtresse, qui n’aurait décidé de mourir qu’à son instigation.

Lors du procès, qui se déroule en juillet 1835, la presse le décrit ainsi :

Bancal est un jeune homme d’une assez belle figure. Ses cheveux et sa barbe sont d’un noir de jais. L’expression dure de ses grands yeux bruns, qu’ombragent d’épais sourcils, est tempérée par celle d’une douloureuse mélancolie. Sa taille n’excède pas cinq pieds. Il est vêtu avec quelque recherche [4].

Tous les jeunes gens qui ont connu personnellement Bancal ne peuvent s’expliquer son crime. Il avait les mœurs les plus douces, le caractère le plus heureux ; il était toujours disposé à s’amuser et à rire. Des personnes graves savent que Bancal avait une bonne conduite, qu’il se faisait aimer de ses camarades. Toute la ville [de Rochefort] connaît le dévoûment de Bancal pour sa mère et pour sa sœur. Comment expliquer son crime ! [5]

L’acte d’accusation dénonce les effets pernicieux de « cette littérature frénétique où le dégoût de la vie active, le mépris des devoirs ordinaires, l’abnégation des simples et modestes vertus sont exaltés » et « où l’âme […] erre à travers toutes les folies et tous les désordres ». Lors de l’instruction, on a retrouvé dans les affaires de Prosper Bancal un cahier dans lequel il a recopié des extraits d’œuvres romanesques et en particulier des passages d’Indiana, de George Sand [6]. Son avocat aussi met en cause « ce romantisme, ces livres anti-sociaux, ces représentations dramatiques, cette publicité même des journaux qui chaque matin viennent raconter à leurs lecteurs les circonstances de quelques nouveaux suicides » ; mais il considère que les autorités, en laissant paraître ces textes ont leur part de responsabilité. Surtout, il parvient à convaincre le jury que Zélie Trousset, loin d’avoir été entraînée au suicide, a choisi elle-même de mourir. Bancal est donc acquitté.

Cette affaire connaît un important retentissement dans la presse et dans le public, qui assiste nombreux au procès. Scipion Pinel, un médecin aliéniste, lui consacre plusieurs pages dans un ouvrage paru en 1836, y voyant « les désastreux effets d’une funeste exaltation et d’un égarement passionné, dégénéré en véritable et ardente monomanie » [7].

En août 1835, Bancal est placé en non-activité, probablement en raison de cette affaire criminelle [8]. Il retourne au Sénégal où il se « dévoue au service des malades » ; il reçoit notamment les félicitations des autorités britanniques « pour sa belle conduite pendant l’épidémie qui a régné à Bathurst Town, Sénégal [actuellement Banjul, en Gambie] ». En 1839, sans avoir repris son activité de chirurgien de marine, une commission prononce sa mise à la retraite (ou « réforme ») en raison des « infirmités incurables qui le mettent hors d’état de servir » [9]. Il reçoit désormais une pension annuelle de 400 francs de la part de l’État.

Il se fixe à Saint-Louis où il exerce la médecine à titre libéral. Il continue sa vie commune avec Marianne Aubert ; au moins trois autres enfants naissent, avant qu’il ne l’épouse, en 1853. Sans doute fait-il encore quelques séjours en métropole – ses premières lettres au Centre sociétaire en 1843 et 1844 sont expédiées depuis Toulon et Marseille [10]. Mais son existence se déroule désormais au Sénégal. Ses autres lettres adressées au Centre sociétaire, de 1846 à 1849, sont envoyées depuis Saint-Louis.

Propagande fouriériste

D’après ses lettres, il déploie une importante activité au profit de ce qu’il appelle « la bonne cause » [11]. Il est abonné à La Démocratie pacifique tantôt à l’édition quotidienne, tantôt à l’édition du lundi qui propose une synthèse hebdomadaire – et à la revue La Phalange. Comme souscripteur à la « rente sociétaire » – cette contribution financière que certains disciples s’engagent à verser régulièrement à l’École afin d’assurer son fonctionnement – il reçoit aussi le Bulletin phalanstérien. Il commande beaucoup de livres à la Librairie sociétaire, des ouvrages de médecine pour son activité professionnelle, et surtout des publications de l’École.

J’ai tous les ouvrages de l’École sauf ceux que je vous signale dans ma note. A compter de cette année, envoyez-moi sans que j’aie besoin de vous le demander, toutes les œuvres qui peuvent servir à l’instruction d’un phalanstérien qui tient à n’être étranger à aucune question de Science sociale et d’économie politique. Pour ne pas rester court devant aucun de ces malins qui se croient des génies, il faut beaucoup travailler et beaucoup savoir. Malheureusement, travailler toujours seul ne profite pas beaucoup [12].

Cependant, une grande partie des livres qu’il commande, souvent en plusieurs exemplaires, sont destinés à être écoulés à Saint-Louis. Lui-même en vend une partie ; il dépose l’autre chez « un marchand qui tient aussi café » à Saint-Louis. « C’est l’endroit de la Colonie où il se réunit le plus de monde, officier, sous-officier, négociants et marchands, habitants, tout le monde va là ». Aussi Bancal suggère-t-il d’y envoyer gratuitement La Démocratie pacifique [13]. C’est également lui qui collecte l’argent des abonnements et de la rente auprès du petit groupe de phalanstériens qui s’est constitué à Saint-Louis. On y trouve quelques membres de l’administration coloniale, comme le juge Eugène Delannoise, l’employé de la Marine Léopold François Stéphan et le trésorier Charles André Thibault, des membres du négoce (Stephen Auxcousteaux, venu du Havre, et deux métis de Saint-Louis, Charles Provost et Louis Alsace, issus d’une union entre un Européen et une indigène, et un pharmacien libéral (Correz). En avril 1847, six convives se réunissent pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Fourier. Trois toasts sont prononcés lors de ce banquet « simple et modeste » :

[1°] A la mémoire de Fourier, paix et repos pour sa grande âme. 2° Aux hommes dévoués et généreux qui se sont faits les premiers disciples de Fourier, et qui aujourd’hui marchent avec résignation et fermeté au milieu des outrances de notre société, vers le grand but de la réalisation. 3° A l’introduction de l’industrie agricole au Sénégal, au point de vue de la civilisation de ce pays, de la prospérité commerciale et de de l’émancipation et de la moralisation de la race noire [14].

En octobre 1847, Bancal a réussi à placer dix abonnements à La Démocratie pacifique : neuf à l’édition hebdomadaire et un à l’édition quotidienne que reçoit le Cercle de l’Échiquier [15].

Cette action de propagande se heurte cependant à plusieurs difficultés : tout d’abord l’éloignement de Paris et les difficultés de relations entre la métropole et le Sénégal. Bancal se plaint de ce que la presse – cela ne concerne pas que La Démocratie pacifique – n’arrive pas régulièrement à Saint-Louis, ou alors avec un tel retard, « que nous n’avons plus le même intérêt à la lire » [16].

Surtout, le milieu dans lequel Bancal évolue lui semble peu favorable aux idées sociétaires :

Je n’ai affaire ici qu’à des cœurs froids ou à des intelligences sans portée. Un phalanstérien est au Sénégal une espèce de vampire qui a perdu sa puissance, sa tête étant dérangée. Ainsi, j’y tiens ma place comme médecin, mais comme homme politique je suis 0 [sic]. Je me console de toutes les petites misères que me suscitent mes convictions, en pensant que le temps n’est peut-être pas loin où la lumière se fera et que la justice et le bon droit auront à leur tour leurs jours de triomphe [17].

Le petit groupe fouriériste qu’il a constitué est lui-même peu actif, observe-t-il en décembre 1847 :

Le thermomètre phalanstérien est ici bien bas, on pourrait dire en raison inverse de la température du pays. […] le Sénégal use les corps, les esprits et les choses d’une manière égale. […] L’indifférence est le ton général du pays, il n’y a que les petites passions qui s’agitent en tous sens […] Continuons malgré cela notre œuvre et quand quelque apparence de force nous revient, employons-là au développement de nos idées régénératrices [18].

Il est également critique envers ses condisciples de la métropole, dont il juge l’activité insuffisante :

Il est à craindre que dans beaucoup de localités, il ne soit de même qu’au Sénégal, c’est-à-dire que beaucoup de gens se parent du titre de phalanstérien et ne savent faire aucun sacrifice quand il s’agit de la propagation et de l’existence de la bonne cause. Que les fidèles serrent leurs rangs et saignent leur bourse [19].

D’ailleurs,

si chaque phalanstérien avait acquis à la cause le même nombre d’adhérents que moi, nous serions aujourd’hui les plus forts [20].

Dans sa correspondance, Bancal évoque aussi quelques aspects de la situation du Sénégal : la perspective de « l’abolition de la traite » [21], « l’émancipation des noirs », ainsi que le développement de l’agriculture et la mise en valeur des terres :

Si je n’avais une nombreuse famille, ou plutôt si j’avais ce qui me serait nécessaire pour la faire vivre convenablement, j’irais moi-même demander à la terre africaine, de résoudre avec mon aide la question agricole. Cependant, quoique mes occupations m’empêchent de m’absenter souvent et surtout pour quelque temps, je vais demander la concession d’un terrain pour y laisser tomber toutes les graines des végétaux que je signale dans la lettre que je vous transmets [22].

Prudence et projets sous la Seconde République

L’avènement de République suscite quelque perplexité chez Bancal :

Pour mon compte particulier, je ne suis pas très rassuré. Les temps de trouble ne conviennent pas à l’application pratique de nos théories. Je vois bien la République dans le phalanstère, mais je ne vois pas encore le phalanstère dans la République [23].

Cependant, il s’efforce d’utiliser les circonstances pour propager les idées phalanstériennes :

Le club démocratique sénégalais a commencé ses séances. Nous faisons tous nos efforts pour que les idées phalanstériennes y occupent une large place. Je suis au nombre des sociétaires. […]

Dans quelque temps, je me propose de faire quelques leçons de science sociale. La conviction et la foi dévoûment à la pauvreté de l’intelligence, nous serons heureux si nous parvenons à nous faire comprendre [24].

Il souhaite créer un organe, un « journal-affiche écrit à la maison » ; on ignore si ce projet a été effectivement réalisé [25], de même que celui d’une école :

je fais ici tout ce que je peux, je gagne du terrain du bon côté ; ce sont ceux qui sont chargés du soin d’instruire les enfants qui doivent subir d’abord l’influence de notre théorie, je frappe principalement à cette porte. Silence ! il ne faut pas que l’on se doute que la peste gagne de ce côté-là, bientôt peut-être aurons-nous au Sénégal une école primaire et agricole, mais silence et gare au cordon sanitaire [26].

En effet, en même temps, Bancal reste très prudent, notamment, écrit-il, pour préserver sa situation sociale et assurer le bien-être de sa famille. En 1849, l’officier de marine Eugène Béléguic, avec lequel il est en relation épistolaire depuis au moins 1847 [27], lui suggère d’écrire pour La Démocratie pacifique des articles sur la situation du Sénégal et sur « les nouvelles locales ». Bancal répond :

Il y aurait des volumes à faire sur les événements bizarres qui se passent au Sénégal, malheureusement ma position n’est pas assez indépendante pour me permettre la critique. Quoique souvent la langue et la main me démangent, je suis forcé à laisser à d’autres les fonctions d’historiographe [28].

Si j’étais seul, je braverais sans crainte l’opinion des niais, des indifférents et même des méchants, mais la famille et là et il faut penser à elle. […] Je suis dans une position difficile pour engager des luttes sérieuses avec nos antagonistes, je ne puis agir que dans des limites très étroites [29].

L’évolution de la situation en métropole en 1848 et 1849 confirme, écrit-il, ses doutes sur la capacité des républicains à résoudre les problèmes sociaux et politiques :

Mes prévisions se sont réalisées. La République n’a rien fait de bon. Ou il faut que la France tombe ou que le socialisme phalanstérien arrive. Que Dieu protège la France [30].

Je vous disais que les républicains ne feraient rien de bon. Fasse le ciel que la réaction nous donne les moyens de commencer nos travaux de réalisation [31].

Assurément, son fouriérisme diffère beaucoup de celui de Considerant ou de Cantagrel, engagés dans la coalition démocrate-socialiste. Il est d’ailleurs assez proche de Barthélémy Valantin Durand, maire de Saint-Louis élu représentant en octobre 1848 à l’Assemblée constituante. Selon Bancal, « le cœur de ce vieux camarade est un cœur phalanstérien, mais il a l’esprit un peu trop civilisé » [32] ; cependant ses votes à l’Assemblée constituante, puis à l’Assemblée législative situent Valantin Durand parmi les conservateurs du parti de l’Ordre [33].

La correspondance de Bancal conservée dans les archives sociétaires s’interrompt en 1849. On sait qu’il est ensuite membre du conseil municipal de Saint-Louis. En 1851, lors du mariage de son ami sous-commissaire à la Marine, Léopold François Stéphan, abonné à La Démocratie pacifique en 1846 et 1847, il est « deuxième adjoint du maire » [34]. Il rejoint ensuite Stéphan dans l’administration coloniale. Le général Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, en fait en 1864 un chef de bureau des affaires intérieures, plus particulièrement chargé des questions économiques [35]. Il possède à Dakar-Bango, dans les environs de Saint-Louis, une « maison de campagne » qui, si l’on en croit Pierre Loti, rappelle, par son « air calme et pastoral », « cette antique maison de Saintonge » appelé la Limoise, propriété d’amis des Viaud située près de Rochefort, fréquentée au temps de leur jeunesse d’abord par le futur médecin, puis par le futur écrivain. Dans sa propriété sénégalaise, aussi appelée « la petite ferme », Bancal « s’attache à faire pousser des vignes et plusieurs plantes de France » [36]. Il reste en relation avec le général Faidherbe, qui, en 1872, présente devant la Société d’anthropologie de Paris une note « sur le prognathisme artificiel des mauresques du Sénégal » en s’appuyant sur des observations de Bancal [37].