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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

37-50
Les écrits de la maturité politique d’Ange Guépin
Retours sur ses ouvrages des années 1850 et leur lien avec le fouriérisme
Article mis en ligne le 1er décembre 2017
dernière modification le 31 mai 2021

par Brémand, Nathalie

Le médecin et homme politique nantais Ange Guépin (1805-1873) a écrit au début des années 1850 un livre intitulé Philosophie du socialisme puis deux autres ouvrages qui font la synthèse de ses idées socialistes. Il y livre une longue description du monde et de son évolution en utilisant de nombreuses analogies et y fait des propositions pour changer l’organisation sociale. Dans ces écrits, il fait preuve d’une très bonne connaissance des théories de Fourier et de ses épigones, et le socialisme associationnisme qu’il y défend s’inspire en grande partie de leurs idées.

Jusqu’à aujourd’hui, Ange Guépin (1805-1873) a fait l’objet de peu de publications [1]. Mais depuis quelques temps, cet homme politique nantais, socialiste au parcours extrêmement riche en évènements et en rencontres, fait l’objet d’un réel intérêt. Une biographie en particulier vient de lui être consacrée, dont le compte-rendu figure dans ce numéro [2]. Son auteur, Michel Aussel, a également rédigé une notice biographique extrêmement complète pour le Dictionnaire biographique du fouriérisme, en ligne sur le site de l’Association d’études fouriéristes [3]. Nous profitons de cette actualité qui met en avant cette personnalité particulièrement intéressante pour revenir sur son œuvre écrite, et en particulier sur les trois textes majeurs – les derniers de sa carrière – qu’il publie dans les années cinquante et qui représentent une étape clé dans son itinéraire [4]. Au carrefour de sa vie, il y livre ses idées sur le monde et sur la politique et fait des propositions pour changer l’organisation sociale de l’époque, dont certaines sont empruntées au fouriérisme. Ce faisant, il s’engage dans des prises de position qu’il paie au prix fort de la révocation de toutes ses fonctions officielles.

Une production abondante et inclassable

La production écrite d’Ange Guépin est foisonnante à tel point qu’il n’existe pas de catalogue exhaustif de ses publications. Journaliste, médecin, chercheur, observateur des campagnes et de sa Bretagne natale, philanthrope, homme politique, il n’a eu de cesse de produire des textes qui sont à l’image de sa vie et de ses nombreux combats. On trouve une bibliographie très complète de ses écrits dans l’ouvrage d’Aussel précité. Auparavant, certains auteurs se sont essayés à rendre compte de sa production prolifique et ont tenté de la classer. Deux bibliographies, accessibles en ligne, mettent en valeur la richesse de son oeuvre. En 1885, le Docteur Motais consacre une biographie scientifique à Guépin et l’accompagne d’un index bibliographique [5]. Pour faciliter l’accès à la production du médecin, l’auteur organise son parcours intellectuel en trois rubriques : « historien », « philosophe » et « oculiste ». Dans la première, il classe tous les ouvrages sur Nantes et la Bretagne. Seuls les trois livres sur le socialisme écrits dans les années 1850 figurent dans la deuxième. Enfin la rubrique sur l’ophtalmologie est de loin la plus fournie, même si elle ne rend pas compte de la totalité de la production de Guépin, qui collabora à de nombreux journaux et revues scientifiques. L’autre bibliographie est celle du répertoire général de bio-bibliographie bretonne de René Kerviler [6] publié en 1907. Ici l’auteur répartit les écrits de Guépin en « Études médicales » et en « Études littéraires, philosophiques et politiques ». Ce classement plus ouvert met en valeur la variété des centres d’intérêt du docteur nantais. Au côté des textes traitant des pathologies oculaires, figurent ainsi des articles sur les eaux minéralisées, des discours sur la chimie industrielle ou la pétition qu’il lança en 1846 à la chambre des députés sur la suppression de la syphilis [7]. La deuxième rubrique permet aussi de montrer le goût du médecin pour la poésie et la littérature et son investissement dans des sujets sociaux, comme la réforme pénitentiaire.

Le « testament » politique de Guépin

Roger Picard écrit que Philosophie du socialisme publié en 1850 et Philosophie du XIXe siècle écrit en 1854 contiennent le « véritable testament philosophique » [8] de Guépin. Il nous semble qu’on peut rajouter à ces deux titres Le Socialisme expliqué aux enfants du peuple, édité en 1851 tant ces trois ouvrages publiés sur une période de quatre ans forment un tout. Dans les années 1850, Guépin est en pleine maturité en tant qu’homme politique, homme de science et philanthrope. Certes il n’a que quarante-cinq ans en 1850. Mais après cette période il n’écrit plus de texte aussi abouti sur les questions sociales et ne publie plus d’ouvrage politique de cette envergure. Médecin, homme de terrain, il a alors derrière lui une longue carrière d’homme politique local. Ancien membre de la Charbonnerie, très proche des saint-simoniens, il a participé à des insurrections nantaises en 1830. Il est préfet de Loire-Inférieure en 1848, puis du Morbihan. Alors qu’après 1849 les principaux meneurs socialistes sont à l’étranger ou privés de toute possibilité d’action politique par la répression menée par le parti de l’Ordre, Guépin choisit de se consacrer à l’écriture.

Comme de nombreux autres livres des réformateurs sociaux contemporains de Guépin, Philosophie du socialisme [9] est constitué de parties bien distinctes. L’auteur commence par retracer l’histoire des idées philosophiques et économiques des sociétés humaines depuis les origines et s’y affirme comme le continuateur des idées de Saint-Simon, de Pierre Leroux et de Fourier. Puis figure une longue lettre de Pauline Roland du 10 mai 1850 dans laquelle elle témoigne de sa pratique de l’association, en particulier au sein de l’Union des associations fraternelles et dans la communauté de Pierre Leroux à Boussac. Enfin, dans une très longue conclusion, Guépin propose une transformation de la société dans laquelle les communes organisées en associations mettraient progressivement en place différentes œuvres sociales sur le mode sociétaire préconisé par Fourier.

Le socialisme expliqué aux enfants du peuple [10] est publié l’année suivante. C’est d’une certaine façon la version pédagogique du livre précédent. L’auteur se montre, dans la préface, très virulent sur le régime et appelle à ne pas faiblir dans la propagation des idées socialistes. Il signe l’ouvrage à Nantes le 30 mars 1851, d’un « Ange Guépin, Ex-professeur à l’École de médecine de Nantes ». Car avec la parution de Philosophie du socialisme, Guépin a fait l’objet de poursuites disciplinaires et a été destitué de toutes ses fonctions, en particulier de sa chaire de chimie médicale à l’École secondaire de médecine de Nantes, chaire dont il est titulaire depuis 1830 [11]. Il expose un historique des idées sociales puis développe sa conception du commerce et de l’industrie. Un grand chapitre est consacré aux réformes qu’il propose et aborde de nombreux sujets comme l’organisation de cités ouvrières, la famille, la presse, l’art et la science. Dans le système qu’il présente, c’est la commune qui est l’élément social de base. La dernière partie de l’ouvrage contient les « Statuts de la société de la presse du travail » [12].

Philosophie du XIXe siècle, publié en 1854, reprend quasiment textuellement l’ouvrage de 1850, mais Guépin a modifié les débuts et les fins des chapitres et changé leur agencement [13]. De ce livre, on se rappelle surtout la polémique qu’il engendra avec Prosper Enfantin. Guépin qui avait critiqué dans Philosophie du Socialisme Enfantin pour avoir « fortement dévié sur plusieurs points de la doctrine de Saint-Simon en laissant la physiologie pour la métaphysique et la morale pour le sensualisme [14] » développe ici le sujet plus longuement et réaffirme qu’« Enfantin a généralement dévié de l’excellente ligne tracée pas Saint-Simon : ce qui tient à ce qu’il était fort peu physiologiste. » [15] En 1858, Enfantin lui répond dans une Lettre au docteur Guépin (de Nantes) sur la physiologie de plus de 150 pages.

Mon cher ami, écrit-il, la physiologie de M. tel ou tel, de Gall, Flourens ou autres, la vôtre même, n’est pas plus une science que la politique de MM. Thiers, Guizot, Lamartine, n’est une science ; ce sont des opinions fondées sur une multitude de petites observations trompeuses. » [16]

Un raisonnement analogique comme appui à une approche naturaliste du monde

À l’instar de nombre de ses contemporains, Guépin fonde ses idées politiques et sociales sur sa description du monde physique et humain. À cette fin, ses ouvrages sont constitués en grande partie d’un exposé extrêmement détaillé qui raconte les transformations successives de l’univers. Dans un imposant corps de texte de plus de six cents pages intitulé Les Transformations dans le monde et l’humanité ou la philosophie du socialisme, Guépin retrace l’évolution du monde des origines à son époque, en commençant par la description des cieux, puis de « la terre et ses organes » en passant par les « fumerolles, salzes, geysers et sources chaudes », la distribution des espèces animales à la surface du globe – principalement des races humaines [17] – et en racontant un à un tous les siècles qui le séparent des origines du monde.

Son discours s’appuie sur l’idée que la physiologie générale est « à la fois la science de ce qui s’est passé avant nous, l’explication du présent, la prophétie de l’avenir » [18] et que l’histoire est « le récit des phases diverses de l’embryologie sociale [19] ». Pourtant ce long exposé n’est pas tant là pour laisser paraître sa vision encyclopédique et son approche naturaliste du monde que pour asseoir sa théorie sur l’évolution des sociétés humaines à partir d’un raisonnement analogique. Selon lui en effet « les analogies sont nombreuses et fécondes » entre le monde physique et l’humanité. Ange Guépin affirme pouvoir comparer leur développement à celui du système solaire ou à celui du globe. Il fait tout d’abord l’étude géologique de la terre et décrit douze soulèvements, comme celui des montagnes, qui ont contribué à apporter la modification du monde physique. Ensuite, tout en affirmant « appliquer la loi des transformations sériaires », il démontre l’existence de douze transformations sociales importantes qu’il nomme « révélations ».
Cette idée ou cet ensemble de croyances, écrit-il, qui change la physionomie des sociétés, qui fait surgir des peuples nouveaux, tout comme le soulèvement d’une chaîne de montagnes donne au monde physique une nouvelle forme, nous l’appelons RÉVÉLATION ou RÉVOLUTION.

Enfin il met en parallèle ces douze soulèvements physiques de la nature avec ces douze changements sociaux.

Les diverses civilisations des peuples de la terre, conclut-il, ne sont donc encore autre chose que les diverses phases de la vie embryonnaire du grand corps social » [20].

Ce recours au raisonnement analogique est un des caractères dominants de son discours philosophique [21]]. Guépin, tout au long de ses démonstrations, multiplie les comparaisons. Après avoir démontré le parallèle entre l’évolution du monde physique et celui des sociétés humaines, il fait une utilisation prononcée des analogies entre le corps social et le corps humain.

Le corps humain sera toujours un excellent modèle pour le corps social, écrit-il ; il a ses organes spéciaux, dont les uns fabrique (sic) de l’urine ou de la salive, tandis que d’autres s’occupent des impressions et des sensations, d’autres de la circulation ; mais dans cette association, chaque organe reçoit toujours selon ses besoins justifiés par son travail [22].

Il utilise abondamment les « métaphores de l’organisme [23] ». Il fait le parallèle entre les trois phases de l’embryologie de l’homme et celles de l’association. La première phase, qui correspond au développement du cerveau et du système nerveux est celui du développement des associations dans les grandes villes, « centre nerveux de l’humanité » [24]. La seconde est celle du système circulatoire dont le pendant est la création des banques centrales des associations. La troisième voit les organes glandulaires et le tube intestinal se développer chez l’humain, quand l’association pénètre dans les campagnes. Puis c’est au tour de la commune d’être comparée au corps humain. « La commune devant être faite à l’image du corps humain, étudions ses principaux organes » [25], écrit-il. L’agence de production et de consommation en serait le cœur et les enfants les molécules sociales. Guépin, qui utilisait déjà la métaphore du « corps social » dans son ouvrage sur Nantes, se présente ici comme un penseur de son temps dont la pensée est marquée par un organicisme social qui domine ses écrits et qui leur donne un caractère daté et classique pour son époque. Le syncrétisme politique dont il fait preuve est plus original.

Guépin, Fourier et le fouriérisme

Guépin est la plupart du temps présenté comme saint-simonien [26]. Si cela est vrai dans les années 1830, cela semble beaucoup plus complexe dans les années 1850, époque où il est plus difficile de le rattacher à une seule école de pensée socialiste. Son attachement à la doctrine saint-simonienne reste intact, comme on le voit dans ses ouvrages, même s’il blâme le parcours de certains disciples, à commencer comme on l’a vu, par Enfantin. Pourtant, il assume lui-même un héritage éclectique. Tout en étant critique à leur égard, il n’hésite pas à emprunter des références aussi bien à Cabet qu’aux communistes égalitaires, par exemple [27]. Il se dit surtout fils de Saint-Simon et de Leroux, dont le caractère mystique de la pensée marque ses écrits, mais aussi de Fourier.

La référence à ce penseur et à ses épigones est en effet très prégnante. Sa connaissance et son intérêt pour cette doctrine se manifestent en filigrane par un recours récurrent au vocabulaire fouriériste. Guépin intègre à son discours les concepts de « séries », d’« affinités » ou de « combinaisons » qui relèvent du registre du système harmonien de Fourier. Les termes de « comptoir communal », d’« association intégrale » et de « commune sociétaire » émaillent ses textes comme autant de rappel de ses emprunts à la théorie sociétaire. La commune que décrit Guépin dans sa conclusion possède une crèche et une grande serre dans laquelle les jeunes enfants sont à l’abri du soleil l’été et des intempéries l’hiver [28] et qui semblent tout droit sorties des descriptions de la rue-galerie du phalanstère par Fourier.

S’il est loin d’approuver toutes les théories du penseur et s’il a un regard critique sur le rapport que les fouriéristes qu’il connaît entretiennent avec sa doctrine, il ne le voit pas moins comme le formidable producteur d’un réservoir inépuisable d’idées intéressantes pour transformer la société.

Gens de bonne foi de toutes les opinions, lisez Fourier sans prévention, ne vous riez pas de ses rêves, car il n’y a pas quatre pages de ses livres où vous ne puissiez apprendre quelque chose, et, sans vous préoccuper de cette dévotion dont il est trop souvent l’objet, transportez dans la pratique de notre société moderne tout ce qui vous paraîtra susceptible d’application. Bonnes, médiocres et mauvaises, personne n’a plus semé d’idées que Fourier ; à nous de faire un utile sarclage et de féconder celles qui peuvent servir à la nourriture des intelligences [29].

Ses textes montrent qu’il a lu et étudié les écrits du théoricien. Très sensible à l’émancipation des femmes, il analyse avec précision ses positions sur cette question. Il est également capable de « donner une traduction en langue très vulgaire [30] » des conceptions de Fourier sur l’état aromal, qui sont pour lui extrêmement nouvelles et prometteuses. Il connaît également les écrits de ses disciples. Il a rencontré un certain nombre d’entre eux. Il cite Considerant, Lechevalier, Renaud, Le Rousseau, Barrier (qu’il écrit par erreur Barrière), Tamisier, Baudet-Dulary, Victor Meunier, Hennequin, Cantagrel, Édouard de Pompéry, François Coignet [31]. Certains font selon lui partie de ses meilleurs amis, et il se moque gentiment d’eux :

Ils trouvent très plaisant, très ridicule, que les catholiques croient au mystère de l’incarnation, à Marie vierge et mère, à la présence réelle dans l’eucharistie, lorsqu’eux-mêmes ils croient de toutes les forces de leur âme à la mer dessalée et parfumée, ainsi qu’à ces créations nouvelles d’animaux charmants, anti-tigres, anti-lions, anti-requins, qui nous serviront un jour à faire des terres et des mers le domaine des SEIGNEURS HUMAINS. [32]

Guépin expose longuement la doctrine de Fourier, à laquelle il n’adhère pas entièrement, loin s’en faut. Le penseur bisontin est un « fou sublime [33] » à ses yeux. Mais il faut, selon lui, faire le tri entre la partie la plus séduisante de ses études, celle qui est admirable, et celle qui le rend ridicule. Il affirme que « sa psycologie (sic) est pitoyable parce qu’elle est de la poésie, de la psycologie au lieu d’être de la physiologie, de la science réelle [34] ». Il lui reproche de ne pas donner de preuve de ce qu’il avance dans ses analyses. C’est en effet sur le terrain de son approche scientifique qu’il est en désaccord avec lui. À ses yeux, Fourier ne prend pas assez en compte les théories scientifiques de son époque. Après avoir posé en principe « que la science seule est en mesure de résoudre les problèmes sociaux », précise Guépin, Fourier

ne tarde pas à dévier en faisant table rase des études scientifiques de son époque, sur les cieux, la terre, l’homme et l’humanité, mettant ainsi à néant le système du monde de Laplace, la physiologie, la géologie, l’histoire et substituant une psycologie (sic) nouvelle à cette physiologie que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de phrénologie, ou science de l’esprit. [35]

Mais fort heureusement pour lui, ses disciples ont « mis de côté pour la plus part (sic) ce rêve mal étudié et jeté dans le monde avant d’avoir été suffisamment élaboré [36] ».
En revanche il éprouve un grand respect à son égard pour avoir découvert le mécanisme sériaire des passions. Il fait la différence entre « les ingénieuses fictions de son roman des mondes » et ce qui l’intéresse vraiment, la « découverte réelle [37] » de Fourier, l’ordre sociétaire. Après lui avoir reproché, comme il l’a fait à Enfantin, de ne pas être un physiologiste, il explicite avec enthousiasme les théories sociales de la réforme industrielle et de la commune sociétaire. Dans un paragraphe intitulé « La splendeur de l’ordre combiné », il montre une forme d’admiration pour celui qui « n’y va pas de main morte dans ses projets d’organisation pour l’avenir [38] ». « Ce grand homme connaissait à merveille les misères de notre nature et les touches divers de notre piano cérébral [39] », écrit-il.

Cette découverte est immense, elle contient tout le mécanisme social de l’avenir, aussi quels que soient les rêves, les folies, les fautes de logique que nous aurons à signaler dans l’utopie de Fourrier (sic), nous ne l’en regardons pas moins comme l’un des plus grands génies qui aient jamais existé [40]. »

Nul doute qu’il a puisé dans ces propositions de l’inspiration pour fonder sa propre réforme sociale.

Pour un socialisme associationiste

Si les ouvrages de Guépin sur le socialisme sont en grande partie consacrés à des exposés quelque peu sibyllins sur sa vision du monde, ils contiennent à l’opposé des propositions très précises de solutions concrètes en vue d’une transformation de la société. Il reproche aux saint-simoniens, aux fouriéristes et aux icariens de ne pas avoir assez senti la nécessité de périodes transitoires « entre ce qui est et ce qui doit être ». Pour lui, vouloir réaliser immédiatement l’idéal, c’est-à-dire l’association intégrale, est illusoire. Il faut au contraire « hâter l’avenir par des associations rudimentaires [41] » et par l’éducation des générations futures. Guépin envisage donc un changement social progressif centré sur l’idée d’association. On peut constater à cet égard la constance du docteur, qui dans les années 1830, défendait déjà ce principe en préconisant à Nantes la création d’une association de tailleurs [42] et ne s’en est jamais départi.
Après avoir donné, dans Philosophie du socialisme, une place au témoignage de Pauline Roland intitulé « Associations pour la production et la consommation », Guépin développe ses idées sur les transformations de la société par les créations successives d’associations. Il fixe des préliminaires, comme le rapprochement et la fusion progressifs des habitations des communes rurales qui sont, selon lui, nécessaires à la création de l’école ou de la bibliothèque. Puis vient la réalisation graduelle de cités ouvrières, de crèches, et des associations. Guépin pense que l’on peut commencer par créer une boulangerie sociétaire, qui entraîne le besoin de créer une meunerie, puis un entrepôt à grains. L’enchaînement de la boulangerie à la boucherie, puis à l’épicerie se fait naturellement. Et petit à petit

la ville ne forme bientôt qu’une masse de consommateurs, associés pour se procurer à bas prix et le mieux possible la nourriture, les vêtements et l’abri » [43]. L’association de ces établissements nouveaux leur donnera une invincible puissance, écrit Guépin, créera cette solidarité dont on parle tant, ce crédit gratuit ou presque gratuit qui a l’air d’une fable, ces banques nouvelles qui semblent un conte de mille et une nuits […] [44].

Derrière l’aspect anecdotique que peut revêtir ce projet se cache une méthode raisonnée par laquelle Guépin, en s’appuyant sur la « concurrence émulatrice » [45] des associations, fonde sa démarche réformatrice. Son originalité est de ne pas être un simple partisan de ce type de structures mais de défendre un système de réalisations progressives et de présenter un enchaînement logique de son « économie sociale » [46] fondées sur leurs créations successives.
Cette partie de ces ouvrages, on le sait, repose sur des expériences vécues. Guépin est en effet l’inspirateur principal de la fondation de l’« Association des Travailleurs de Nantes, pour l’installation d’une boulangerie sociétaire » [47] fondée un peu après le 15 avril 1849.

C’était donc en vertu d’un plan bien déterminé, d’une vue systématique et se proposant des fins de réforme profonde de la société, d’une volonté de transformation sociale, explique Jean Gaumont, que le docteur Guépin constituait son Association des Travailleurs, qui apparaît ainsi, en dépit de ses différences de constitution, comme une des premières coopératives véritables qui aient été fondées dans notre pays [48].

Gaumont avait raison de souligner cet aspect et de dire que la boulangerie sociétaire dont Guépin était un des principaux protagonistes n’était à ses yeux que le premier maillon d’une chaîne conduisant à une forme de changement social. Le caractère subversif de l’entreprise n’échappa d’ailleurs pas au procureur général de Rennes qui fit un rapport sur l’association.

Dans un ouvrage, récemment publié à Nantes, par le docteur Guépin, sous le titre Philosophie du socialisme, ou Étude sur les transformations dans le monde et l’humanité, écrit-il, l’auteur proposait l’établissement d’une boulangerie sociétaire, d’une meunerie, d’une boucherie, d’une épicerie, pour arriver à la suppression de toutes les superfétations, de tous les parasitismes des villes [49].

Après avoir souligné l’aspect évolutif de la démarche de Guépin qui poursuivait par la création d’une simple boulangerie un objectif bien plus large et bien plus radical qu’il n’y paraissait au premier abord, il conclut que « La Boulangerie sociétaire de Nantes, semblait être, en réalité, une violation du décret du 14 juin 1813 sur la boulangerie, elle créait d’immenses dangers » [50].

Conclusion
Le style des trois ouvrages de Guépin est souvent lourd, le propos assez souvent confus et les textes semblent avoir parfois été écrits à bâtons rompus. Toutefois, le contenu reste d’un grand intérêt pour mettre en valeur la pensée et le parcours de cet intellectuel du XIXe siècle au milieu de sa vie. Le caractère daté de son discours vient de cette volonté typique de l’époque d’appuyer sa vision du progrès sur une réécriture encyclopédique de l’histoire du monde et son emploi pléthorique d’analogies. Cependant la manière dont Ange Guépin réutilise les différents préceptes des écoles socialistes de son époque et les emprunts qu’il fait aux uns et aux autres pour bâtir sa propre pensée ne manquent pas d’intérêt. Sa façon d’aborder la lecture de Fourier en y puisant ce qui lui semble intéressant caractérise la démarche qui lui permet de construire son propre système en ne rejetant pas les doctrines des uns et des autres mais au contraire en y prenant ce qui lui semble cohérent avec sa propre vision du changement social. Le caractère concret de ses propositions de réformes, qui provient de sa profonde connaissance des conditions économiques et sociales de son époque et de son expérience d’homme de terrain, rend aussi ses écrits extrêmement riches. Ses publications et ce qu’elles laissent transparaître de son attitude reflètent enfin le bouillonnement intellectuel de ses années où les socialistes, malgré des temps difficiles de l’exil et de la censure, continuent à élaborer des théories nouvelles et à essayer de les expérimenter. Enfin Guépin se révèle, à travers son « testament » politique, à la fois comme un personnage imprégné de la pensée de 1848 et des socialismes qui l’ont précédé et comme un de ces hommes d’action qui ont ouvert la voie au grand mouvement coopératif et associationniste de la 2e moitié du XIXe siècle.

Annexe : Guépin sur le Web
Les ouvrages qu’Ange Guépin a publiés ainsi que ses très nombreux articles sont disséminés dans des bibliothèques et centres d’archives, principalement en France. Aujourd’hui, même si tous ne sont pas encore accessibles de cette manière, on peut en consulter un grand nombre à distance, en version numérisée. Certains d’entre eux figurent dans la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France, Gallica [51], qui reproduit en masse les documents libres de droits qu’elle abrite. Ici on trouve quelques travaux scientifiques et deux ouvrages caractéristiques de son itinéraire et de son œuvre écrite : Nantes au XIXe siècle [52] et Événements de Nantes pendant les journées des 28, 29, 30 et 31 juillet 1830 ainsi que son premier texte politique, le Traité d’économie sociale [53]. Sans surprise, la bibliothèque électronique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Santé [54] de Paris accorde une place aux ouvrages médicaux de Guépin, dont la production est abondante. Il n’est pas étonnant non plus que ses trois ouvrages majeurs portant sur son engagement socialiste figurent au sein de la Bibliothèque Virtuelle sur les Premiers Socialismes [55] (BVPS). Cette bibliothèque numérique propose des ouvrages et revues provenant d’une collection spécifique possédée par le Service du Fonds ancien du Service commun de documentation de l’Université de Poitiers dans laquelle on trouve une documentation particulièrement remarquable sur les réformateurs sociaux et le socialisme expérimental du premier dix-neuvième siècle. Outre de nombreuses éditions des traités théoriques des auteurs les plus connus, elle réunit environ cinq-cents brochures ainsi que des périodiques et quelques manuscrits. C’est au sein de cet ensemble particulier qu’on peut consulter en ligne les trois ouvrages que Guépin écrivit sur le socialisme au milieu de sa vie.