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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

L’Archibras de Fourier
Un manuscrit censuré
Article mis en ligne le 21 octobre 2018
dernière modification le 23 octobre 2018

par Beecher, Jonathan

Source : La Brèche. Action surréaliste, Paris, Le Terrain Vague, décembre 1964, n° 7, p. 66-71. Directeur : André Breton. Comité de rédaction : Robert Benayoun, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster. Administration : Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). L’article comporte deux illustrations : des caricatures de Victor Considerant non attribuées (p. 67).

I

Comme la plupart des chefs sociétaires en 1848, Victor Considérant, le disciple le plus marquant de Charles Fourier, était la cible des nombreux caricaturistes de la presse populaire. Dans leurs dessins, Considérant était représenté comme un individu aux sourcils épais et à la moustache broussailleuse — humain à tous égards, sauf sur un point : sortant de dessous sa redingote, une longue queue s’étirait ; et au bout de cet appendice singulier, on pouvait aisément distinguer un œil large et rond [1]
Cette image, immortalisée par Cham, Tony Johannot et une nuée de caricaturistes politiques pendant la Seconde République, était destinée à entrer dans le domaine de la mythologie populaire. Fourier n’avait-il pas proclamé qu’après des siècles d’Harmonie, tout phalanstérien serait pourvu d’une queue terminée par un gros œil ? Déjà en 1843, dans sa Monographie de la Presse Parisienne, Balzac a jugé la queue fouriériste digne d’être mise au nombre des ridicules qui rapportent dix francs par jour au « Blagueur, deuxième variété de Petit Journaliste ». Dans son Jérôme Paturot à la recherche de la meilleur des républiques, « Les queues promises à l’humanité » par les fouriéristes font l’objet d’un chapitre de Louis Reybaud. Pendant les beaux jours de la Troisième République, Anatole France crut pouvoir encore régaler ses lecteurs avec des descriptions de fouriéristes se balançant aux arbres.

Pour beaucoup de ces journalistes, les caricatures représentant la « queue fouriériste » constituent l’essentiel de leur documentation sur la « théorie sociétaire ». Il est donc peu surprenant que « la queue » ait été souvent rejetée par les admirateurs de Fourier comme une « invention malveillante » [2] de la presse réactionnaire et particulièrement par ceux qui accordent plus d’importance à ses théories économiques qu’à ses écrits « frivoles » sur la cosmogonie, l’amour ou la théorie de l’analogie. Derrière cette « calomnie », comme derrière beaucoup de celles dont ses biographes les plus « discrets » ont tenté de le protéger, il y a cependant un grain de vérité. Effectivement c’était Fourier lui-même, alors jeune commis-voyageur à Lyon, qui avait indirectement donné cours à cette « légende ».

II

En janvier 1804, un obscur journaliste suisse visita Lyon. Après avoir exploré les principaux monuments de la cité, ses théâtres, sa Fantasmagorie, il se mit en quête de ses citoyens. Parmi les célébrités mineures qu’il interrogea, il y avait Charles Fourier, qui à l’époque connaissait une certaine notoriété locale, comme géographe, poète et journaliste amateur. On garde une trace de leur conversation grâce à un article que le Suisse publia, quelques jours après, dans le Bulletin de Lyon et qui était intitulé « Inventaire des plaisirs de Lyon » : « Au grand Théâtre de Lyon, notait-il, tous les sens sont à la fois occupés, et l’on regrette de n’avoir pas encore le sixième que le système de Fourrier va nous donner… » [3].

A peine cette référence cavalière au « système de M. Fourrier » avait-elle paru que ce dernier, qui venait tout juste d’informer le public lyonnais de l’existence d’un tel système, dépêcha une lettre irritée au Bulletin : « Je ne sais où il a pris l’idée de donner au genre humain un sixième sens, idée qu’il m’attribue. Que servirait un nouveau sens à l’homme ? Il vaudrait bien mieux connaître l’art de satisfaire les cinq que nous possédons » [4].

En ce qui le concernait, Fourier nia toujours avoir réclamé un sixième sens pour l’espèce humaine. Voici ce qu’il avait dit au journaliste :

Les habitants des soleils, des lactées et des planètes à anneaux comme Saturne sont amphibies, par un effet de l’ouverture de la cloison du cœur, et ont un cinquième membre commun aux deux sexes. J’ai expliqué divers usages de ce membre par le moyen duquel un homme peut attendre de pied ferme et tuer d’un seul coup le plus terrible animal, même le grand tigre. J’ai fait connaître d’autres fonctions de ce membre qui sert de parachute tournoyant : moteur des grandes ailes postiches, échelle de corde, nageoire qui donne à l’homme la vélocité du poisson, et mille autres propriétés dans la terre ou les eaux. J’ai expliqué pourquoi les habitants de notre globe sont privés de ce membre, et dans quel cas les générations futures pourront en être pourvues » [5].

Cette mise au point indignée fut pendant des années la dernière allusion imprimée qu’eût faite Fourier à ce « nouveau membre qui triplerait les produits de l’industrie, et qui serait l’ornement et la sauvegarde du genre humain, véritable avorton sans ce membre » [6]. Dans aucune des œuvres majeures qu’il publia, il ne traite de ses propriétés. C’est seulement dans son dernier livre, La Fausse industrie, que l’on trouve une allusion indirecte à la queue : « La supériorité des Solariens tient principalement à un membre dont nous sommes privés et qui comporte l’échelle des propriétés suivantes : garantie en chute, arme puissante… » [7].

III

Mais l’œuvre publiée de Fourier ne représente qu’une fraction de tout ce qu’il a écrit. Il ne put jamais venir à bout de son projet le plus important : l’énorme « Grand Traité », par rapport auquel les Quatre mouvements n’étaient qu’un « prospectus » et les 1.200 pages du Traité de l’Association Domestique Agricole simplement un « abrégé ». Il se consacra opiniâtrement à cette immense entreprise durant la majeure partie de son séjour prolongé dans le Bugey (1816-1821). Il en est resté soixante-quatre cahiers manuscrits multicolores, qui reposent maintenant aux Archives Nationales.

Après la mort de Fourier, ces manuscrits et d’autres passèrent entre les mains de ses disciples ; et durant les années 1840-1850, ils se mirent à publier des fragments de ces cahiers. Mais cette publication ne fut au mieux qu’un choix. Car, individus plus prosaïques que le grand visionnaire, les disciples étaient essentiellement soucieux de populariser les aspects économiques et politiques de la doctrine de l’association et de ne pas susciter le trouble dans la sensibilité des bourgeois par un exposé trop fidèle des éléments les plus « extravagants » de la pensée fouriériste. La Civilisation n’avait pas atteint une maturité suffisante, à leur avis, pour prendre au sérieux des sujets tels que « Le Nouveau Monde Amoureux ». C’est pourquoi les cinq cahiers couleur fer que Fourier consacra à cette question restent presque entièrement inédits. Mais « l’utile sarclage » (pour reprendre les termes d’Ange Guépin) pratiqué par les disciples est allé encore plus loin : en publiant quelques-uns des autres manuscrits de Fourier, ils éliminèrent purement et simplement les passages « inacceptables ».

Tel fut le cas du manuscrit que nous présentons ici. C’est un extrait supprimé par les disciples quand ils publièrent un chapitre destiné au « Grand Traité » et intitulé « Régénération du corps humain » [8]. Le texte expurgé apparut dans la Phalange en août 1848 [9], à peine plus d’un mois après l’écrasement de la révolte de Juin, à un moment où la queue fouriériste causait beaucoup d’amusement aux lecteurs de la presse bourgeoise. Les éditeurs de la Phalange jugèrent que les temps n’étaient guère propices pour offrir à leurs lecteurs un morceau contenant l’exposé le plus complet de Fourier sur cet « archibras » qui agrémenterait le corps humain durant la période de l’harmonie composée.

A nos yeux pourtant, ces pages témoignent au mieux d’une puissance d’invention qui était toujours liée chez Fourier à la confiance absolue en une providence universelle qui ne crée aucun désir sans les moyens de le satisfaire. La nature dont il s’est fait l’interprète était capable de tout : des archibras aussi bien que des anti-baleines. Qu’on lise ses manuscrits sur « les cinq passions sensuelles » publiés dans La Phalange, tome IV) : au saura à quel point il croyait que la providence, qui harmonise nos passions, règle aussi les transformations de nos corps. En outre, ce texte nous offre une illustration vivante des préoccupations zoologiques de Fourier, grand lecteur de Buffon et inspirateur de Toussenel : si l’archibras ressemble, à certains égards, à la trompe de l’éléphant et à la queue du singe, ses propriétés ne sont-elles pas aussi celles de la queue du castor, « hiéroglyphe de l’harmonie » ? Mais cette queue et cette trompe, métamorphosées par l’extraordinaire pouvoir d’imagination de Fourier n’en restent pas moins le Bras Magique. Aussi bien est-ce l’archibras que nous présentons maintenant au lecteur.

Charles Fourier

L’ARCHIBRAS

Quoique les hommes soient une race identique dans tous les globes, ils ont dans les soleils un avantage bien éminent sur ceux des autres globes : c’est le bras d’harmonie ou archibras réunissant diverses facultés réparties entre nos animaux, celles de la trompe de l’éléphant, celles de la queue prenante du singe. Ce bras d’harmonie est une véritable queue d’une immense longueur à 144 vertèbres partant du coccyx. Elle se relève et s’appuie sur l’épaule d’où elle doit porter à la double hauteur du corps, ainsi selon notre hauteur elle aurait environ 16 pieds de longueur dont 3 de perdus pour l’appui sur l’épaule et au moins 12 de développement. Ce membre est aussi redoutable qu’industrieux, il est arme naturelle. Un habitant du soleil attendrait un lion et un taureau de pied ferme, et à 6 pas il casserait au lion l’échine d’un coup d’archibras et renverserait le taureau par les cornes ou les jambes sans l’approcher, et il couperait d’un [10] la tête du serpent. Enfin il est armé de résistance contre tous les animaux et met l’homme sans arme à niveau avec eux. On conçoit quelle est sa supériorité quand il est armé d’une épée. L’archibras est terminé par une main très petite, allongée, aussi forte que les serres de l’aigle ou du cancre. Les doigts sont de dimension inverse : les 1 et 4 plus grands que les 2 et 3, le pouce très allongé. Cette main a comme la patte du lion des griffes mobiles et rentrantes. L’archibras à la nage fait avancer un homme aussi vite qu’un poisson. Il fouille au fond des eaux, y porte et assure les filets. Avec son appui un homme atteint une branche de 12 pieds de hauteur, saute sur l’arbre et descend de même, va pincer des fruits à l’extrémité de l’arbre et les rassemble dans le panier noué à l’archimain. Il sert de fouet et de guide à celui qui tient la charrue ou qui, placé dans une voiture, peut de l’intérieur ramasser un fétu et enrayer sans descendre. Il sert à dompter un cheval mutin : le cavalier avec son archibras lui noue les deux jambes. Il sert de même à diriger par la corne tous les bestiaux et l’éléphant par les défenses. Il dirige les ballons et les ailes. Il est infiniment utile, et dans le jeu des instruments il double les facultés manuelles, ses doigts, quoique très petits, étant très extensibles. Enfin ses emplois sont si brillants et si nombreux qu’il est plus aisé de les concevoir que de les décrire. Ce membre, en accélérant prodigieusement les travaux donne d’immenses richesses aux habitants solaires.

Si nous pouvions voir les habitants du globe solaire, chacun d’eux, homme et femme, nous paraîtrait entortillé d’un grand serpent blanc dont la tête et le col se développerait à partir de l’épaule qui en serait le point d’appui. Car on développe toujours de l’archibras une longueur égale au double du bras. On ne le déroule en plein que pour les grands emplois. S’agit-il d’un saut : dès que l’élan est pris l’archibras s’appuie en spirale. Il doit tripler au moins l’élan naturel. Il affaiblit la chute des deux tiers. On le fait tournoyer en cône pour ralentir le corps et former parachute inférieur au moyen duquel on peut tomber d’un lieu fort élevé sans autre danger qu’une contusion, vu que le premier choc est supporté par l’archibras arrivant à terre et s’y roulant en spirale pour former appui. L’homme pourvu d’archibras ne se baisse jamais ou presque jamais dans le travail. S’il faut agir de la bêche ou de la pioche, on les emploie d’une grande longueur parce l’archibras les dirige du fer, tandis qu’ils sont du bout du manche soutenus par les deux mains. Le levier ainsi renforcé par sa longueur et son double appui peut faire un ouvrage au moins triple du nôtre à force égale. Si le maçon monte au sommet d’une flèche, l’archibras lui sert à se nouer et garantir de chute en lui laissant l’usage des deux mains et de l’archimain. Les emplois sont bien plus étendus dans les travaux du matelot qui au moyen de ce membre grimpera aux mâts avec la vélocité d’un singe et y travaillerait bien noué et muni de trois mains dont l’une atteindra à 12 pieds du matelot. On remplirait cent pages s’il fallait décrire en plein les précieux usages de ce membre sans lequel le corps humain est vraiment un avorton.

On pourrait s’étonner que Dieu n’ait pas favorisé d’un membre si utile la race qui habite notre globe. Elle se détruirait elle-même si elle était pourvue de cette arme naturelle qui ne convient qu’aux hommes exempts de passer par les périodes de lymbe sujettes à la discorde. Il y a bien quelques discordes individuelles entre les Solariens, mais dans leurs luttes il est défendu par point d’honneur de faire usage de l’archibras au moyen duquel deux hommes pourraient par coups simultanés s’entrouvrir le ventre à tous deux.

On objectera que nous serons exempts de pareil danger dans l’harmonie où par l’effet de la politesse générale les disputes seront traitées avec civilité comme aujourd’hui celle des gens de cour. L’observation est juste mais il n’est pas moins vrai que nous avions plusieurs mille ans à passer dans un état de discorde pendant lequel Dieu a dû nous refuser l’archibras. Il ne nous sera donné que lorsque nous aurons passé à l’Harmonie Composée qui commencera après 16 générations d’Harmonie Simple — environ 400 ans. La race humaine à cette époque sera enfin pourvue de l’archibras comme les habitants du soleil. Elle le perdra à la fin du monde lorsqu’elle sera retombée en Harmonie Simple ou 25e période sociale.