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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

La lecture surréaliste de Charles Fourier
Article mis en ligne le 22 octobre 2018

par Lehouck, Emile

Source : Australian Journal of French Studies. Victoria, Monash University, 1983, Volume XX Number 1, p. 26-36.

Mouvement révolutionnaire des lettres et de la pensée qui plonge ses racines dans un lointain passé, le surréalisme a toujours pris soin de signaler et de célébrer ses précurseurs. Toutefois, lorsqu’en 1924 Breton en dresse la liste dans son Premier Manifeste, il cite Isidore Ducasse, Young, Swift, Sade, etc., mais ne fait nulle part mention de Fourier [1]. Il observe pareil silence à son propos dans tous ses écrits d’avant-guerre, puis, en 1947, publie de façon inattendue une Ode à Charles Fourier, qui traduit la plus vive admiration pour ce penseur. Cet attachement ne fera que croître et Breton saisira toute occasion de proclamer le génie de Fourier et d’essayer de briser la conspiration du silence dont il fut longtemps victime. Qu’on en juge par quelques-unes des déclarations réunies dans ses Entretiens :

Fourier est immense et je n’ai pas de plus grande ambition que de lui faire remonter le courant d’oubli qu’il traverse et qui suffirait à nous renseigner sur la perte de connaissance de ce temps [2]

le trait d’union […] est la personnalité de Charles Fourier elle-même, et la plus grande œuvre constructive qui ait jamais été élaborée à partir du désir sans contrainte [3]

Fourier est celui qui a pris le taureau par les cornes — le taureau peu sympathique de la mauvaise conscience humaine [4]

Comment expliquer le contraste entre cet enthousiasme qui ne faiblira plus jusqu’à la mort de Breton et son indifférence aux belles heures du surréalisme ? Il faut remarquer d’abord que, pendant toute la première moitié du XXe siècle, le vrai Fourier a été pratiquement inaccessible. Les six volumes de ses œuvres dites « complètes » étaient depuis longtemps épuisés et ne pouvaient être trouvés que par chance chez de rares bouquinistes. La meilleure étude qui lui avait été consacrée, celle de Bourgin [5], grosse thèse assez indigeste, était également introuvable. Restaient, pour s’initier à l’œuvre de l’inventeur du phalanstère, une série de « morceaux choisis », publiés à différentes époques, mais qui avaient en commun de le présenter toujours de la même façon, comme un économiste, un vague précurseur de Marx, un ancêtre des coopératives, estimable surtout par sa critique du capitalisme. Ces anthologies parlaient rapidement, et avec une certaine gêne, de ses vues morales sur la famille et la sexualité, de sa cosmogonie, de ses analogies, de sa théorie des passions, bref de tout ce qui aurait pu intéresser les surréalistes.
Il faut tenir compte aussi de l’évolution personnelle de Breton. En 1940, son mouvement traverse une crise profonde, dont il ne se relèvera jamais. Presque tous ceux qui avaient fait sa gloire sont partis, ont été exclus ou sont morts. En somme il ne survit plus désormais qu’en la personne de son fondateur. Mais, phénomène plus alarmant pour celui-ci, le surréalisme apparaît de plus en plus comme une école littéraire et artistique en voie d’intégration dans la tradition culturelle bourgeoise. L’alliance avec les communistes, gage de sa vocation révolutionnaire, est définitivement rompue. Le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale marque d’ailleurs la faillite de ceux qui avaient rêvé d’un « Grand Soir » social. Il faut trouver autre chose.
Breton, assez curieusement, va se tourner vers l’occultisme, en dépit de son athéisme militant. Il se reporte aussi en arrière de Marx et se met à étudier sérieusement le socialisme utopique. Cette dernière évolution avait été simplement retardée par le « flirt » avec les communistes. Au début des années 30, les surréalistes avaient déployé de grands efforts, au prix de débats intérieurs dramatiques, pour séduire ces politiciens d’extrême-gauche qui les soupçonnaient d’amateurisme révolutionnaire et qui n’auraient pas toléré chez eux l’éloge de doctrines « dépassées » comme le saint-simonisme ou le fouriérisme. Breton et ses amis se proclamaient marxistes-léninistes, et cette profession de foi, en dépit de certaines restrictions mentales, était sincère, la Révolution soviétique jouissant encore d’un prestige incomparable auprès de tous les progressistes européens : la voie qu’avait tracée Lénine apparaissait alors comme la seule possible pour une transformation radicale de la société occidentale. Cependant la fin de non-recevoir opposée par les communistes à leurs offres d’action commune, le despotisme de Staline et son étrange politique extérieure allaient amener les surréalistes à délaisser peu à peu le marxisme et à chercher de nouvelles sources d’inspiration pour la solution du problème social. Cet état d’esprit apparaît dès 1935 dans le « prière d’insérer » des Cahiers de Contre-Attaque, où nous lisons un projet d’étude sur Fourier par Pierre Klossowski, le futur auteur de Sade, mon prochain. Ce texte, très court, mais prophétique d’une nouvelle lecture de Fourier, le classe, de façon caractéristique, parmi les précurseurs de la révolution morale :

La discipline morale d’un régime périmé est fondée sur la misère économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable danger. Fourier envisageait une économie de l’abondance résultant au contraire de ce jeu libre des passions. Au moment où l’abondance est à la portée des hommes et ne leur échappe qu’en raison de leur misère morale, n’est-il pas temps d’en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd’hui cette misère, pour ouvrir la voie à l’homme libéré de la contrainte sociale, candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues — la voie qu’il y a un siècle a indiquée Fourier ? [6]

A côté de l’économiste traditionnel réapparaît donc pour la première fois depuis fort longtemps le révolutionnaire, le chantre des passions, l’apôtre de la liberté.
Le mouvement « Contre-Attaque », essai généreux de rénovation de la tactique révolutionnaire, avorta rapidement et il appartint à Breton seul de redécouvrir Fourier et de l’imposer, après la guerre, à l’admiration d’un groupe surréaliste privé de presque tous ceux qui avaient fait sa gloire première.
Dans l’Ode à Charles Fourier, il a donné un contenu poétique à sa rencontre avec le vieux philosophe. Un jour de 1937, en se promenant non loin de son domicile, il s’aperçoit avec étonnement que la statue de Fourier, place Clichy, qui n’avait jamais attiré son attention, a été fleurie par une main inconnue. Les jours suivants, il remarque que le bouquet de violettes a été renouvelé, probablement par une femme. Il se demande quel est ce grand homme qui, cent ans après sa mort, suscite encore un si délicat hommage, car les statues parisiennes, « hormis les chienneries destinées à mouvoir le troupeau [7] », ne sont pas fleuries par des particuliers.
Pourtant Breton attendit encore dix ans avant de proclamer sa pleine adhésion aux grandes thèses phalanstériennes. La situation politique de la fin des années 30 ne lui laissait guère le loisir de l’étude approfondie et difficile que réclamait Fourier. C’est seulement à New-York, où il vécut pendant la guerre, qu’il réussit à se procurer ses Œuvres Complètes, dont la lecture lui révéla un grand poète pré-surréaliste. C’est également en Amérique, pendant un long voyage au cours duquel il divorça et se remaria à Reno, que Breton composa son Ode à Charles Fourier, qui parut en France en 1947 et y fut accueillie d’abord avec surprise et même une certaine froideur.
Rappelons les principaux passages de cette Ode de structure presque classique, qui a parfois l’allure d’un discours, qui sacrifie très peu à l’écriture automatique et qui vise plus à l’éloquence passionnée qu’à la découverte d’images fulgurantes. Après avoir évoqué la rencontre de la place Clichy, Breton constate avec une infinie tristesse que les vices de la Civilisation que stigmatisait Fourier sont plus virulents que jamais. En ces temps de marché noir, les « charognards » s’en donnent à cœur-joie, les « cynocéphales de l’épicerie » se régalent. Au lieu de prendre des mesures d’ « équilibre de population », on a préféré la bonne vieille méthode des massacres périodiques. Plongé dans un des « pires cloaques de l’histoire », le poète salue le grand utopiste qui « crut avoir raison de la routine et du malheur ». Il rappelle alors en termes lyriques les immenses espoirs suscités par la Révolution soviétique, mais se doute qu’une « erreur d’aiguillage a dû être commise ». Il faudra bien un jour tâter du système phalanstérien dont on s’est tant moqué. Puis, à la lumière de l’analyse passionnelle, Breton examine « l’état actuel des ressorts sensuels », des « ressorts affectueux » et des « passions mécanisantes ». C’est un procès-verbal de faillite. Que sont devenues les jouissances promises au tact, alors que des hivers rigoureux sévissent dans une Europe privée de foyers et de vêtements ; à la vue, obligée de supporter les horreurs des camps de concentration et des bombardements massifs ; au goût, alors qu’il faut se nourrir de végétaux réservés habituellement au bétail ? Les brouilles trop faciles entre amis sont une des « malédictions d’aujourd’hui ». En ce qui concerne l’amour, Breton s’étonne que Fourier n’en ait parlé qu’avec réticence, mais rend hommage à sa thèse de l’attraction passionnée. Les adultes limitent leurs ambitions à des satisfactions que le vieux socialiste promettait à des enfants de trois ans. La famille actuelle est le temple de l’égoïsme et de l’injustice. La composite, la cabaliste et la papillonne ne trouvent pas non plus dans le monde actuel leur légitime épanouissement. Qu’a-t-on fait du clavier qui permettait de saisir l’unité de l’univers ? Puis, dans un grand élan lyrique, évoquant les splendides paysages d’Amérique, qu’il parcourt, Breton reprend par six fois l’éloquent « Je te salue… parce que », moment du poème qui marque le sommet de son admiration pour l’inventeur du phalanstère.
Cette Ode a puissamment contribué au renouveau des études fouriéristes, dont on a pu constater les premiers effets à la fin des années cinquante. Bien sûr, l’action d’un homme, si prestigieux fût-il, aurait été inefficace si le fouriérisme n’avait correspondu au besoin de notre époque de chercher de nouvelles solutions aux problèmes politiques, sociaux et moraux au crépuscule d’un vingtième siècle qui a remis en cause les valeurs consacrées de notre civilisation. Mais Breton a joué le rôle du catalyseur indispensable en faveur de penseurs comme Fourier. Il fallait aussi que concurremment à l’image d’un vague précurseur de la coopération, utopiste et un peu fou, fût proposée avec éclat celle d’un génie méconnu, d’un « voyant », dont l’œuvre débordait de richesses. Certains ont haussé les épaules en apprenant cette nouvelle découverte de Breton et y ont vu un simple besoin de se singulariser [8]. C’était mal connaître à la fois Fourier et le surréalisme. Il existe entre ces deux pensées des affinités profondes, et s’il faut s’étonner d’une chose, c’est que la rencontre se soit faite si tard.
Breton a entièrement souscrit à la partie critique de l’œuvre de son prédécesseur, c’est-à-dire la dénonciation de ce qu’il appelait le « commerce » et qui correspond en langage d’aujourd’hui au « capitalisme ». Rien d’étonnant de la part d’un sympathisant du communisme. Cependant, comme Fourier, Breton est allé plus loin que Marx en mettant en cause notre civilisation elle-même et la morale sur laquelle elle repose. Ainsi les deux pensées se rejoignent d’abord dans une négation de certaines valeurs héritées des traditions grecque, juive et chrétienne et dans une volonté de reconstruire le monde sur des bases entièrement nouvelles. « La civilisation », déclare le chef du surréalisme, « est allée dans une direction qu’après Rousseau et Fourier je tiens pour non-nécessaire et même totalement aberrante [9] ». L’homme s’est trompé en préférant la puissance au bonheur. Dans l’Amour fou, il vitupère, dans son style inimitable contre « la trinité abjecte : la famille, la patrie et la religion ». En termes moins violents, Fourier disait des choses semblables. Pour lui, le « familisme » (ou liens de sang) devait être satisfait comme une passion parmi d’autres, mais ne devait pas être placé au centre de l’organisation sociale. Il préconisait une vie communautaire assez complexe. Il n’avait que mépris pour « l’attirail d’hommes et de machines qu’on appelle armée…, employé à ne rien produire en attendant qu’on l’emploie à détruire. » Pour ce qui est de la religion, Fourier condamnait l’athéisme, que Breton a toujours professé avec beaucoup d’agressivité, mais sa religion, qui repose sur l’idée de métempsychose et qui s’apparente à une sorte de culte païen du bonheur terrestre, est si éloignée de la tradition judéo-chrétienne qu’elle ne pouvait heurter l’irréligiosité pointilleuse (avant tout dirigée contre le christianisme) du chef du surréalisme. Aussi n’a-t-il pas craint de mettre l’accent sur les qualités poétiques de la cosmogonie phalanstérienne, si souvent ridiculisée.

je ne saurais trop insister, dit-il à Jean Duché, sur le fait que dans l’établissement éventuel d’un mythe nouveau sur quoi fonder une cohésion durable, Fourier ne saurait manquer d’être interrogé des tout premiers, sinon mis largement à contribution (je pense à sa merveilleuse cosmogonie en devenir, à sa conception de la « coque aromale », résidence des transmondains, etc.) [10]

De même que Breton a voulu dépasser le négativisme de Dada, Fourier ne s’est pas arrêté à des positions anarchistes, mais a ambitionné d’établir des rapports nouveaux entre les hommes. La clé de cette révolution s’appelle pour l’un « l’attraction passionnée », pour l’autre « le désir » : ces deux termes sont synonymes. [11] Tous deux attribuent une grande importance à l’amour, bien qu’ils en tirent des conclusions fort différentes. Alors que Breton (en contradiction ici avec d’autres surréalistes) apparaît comme un des derniers héritiers de la tradition courtoise et un chantre de la monogamie, Fourier est partisan d’une totale liberté sexuelle. Cependant, l’expérience de la vie a probablement amené Breton à des positions moins idéalistes et ce n’est peut-être pas par hasard que sa pleine découverte du phalanstère a coïncidé avec un voyage à Reno entrepris pour divorcer et se marier une troisième fois. Quoi qu’il en soit, les deux théoriciens se retrouvent dans la même exaltation enthousiaste de la femme. Fourier se situe à l’origine du féminisme moderne et semble même avoir inventé le mot. [12]
Pour lui comme pour Breton, la Révolution sera totale ou ne sera pas. Le chef du surréalisme regrette que le stalinisme ait coupé le pont qui, du temps de Saint-Simon, de Fourier, de l’abbé Constant, d’Enfantin, de Flora Tristan, faisait communiquer librement et rendait indiscernables les uns des autres ceux qui travaillaient à la libération de l’homme et de la femme, ceux qui avaient en vue l’émancipation de l’esprit. [13]

En fait, la coupure remonte plutôt à Marx lui-même qui, en subordonnant tout progrès à la révolution économique, a laissé dans l’ombre des problèmes essentiels, comme les structures familiales, la guerre, le bonheur. Taxé d’utopie et de réformisme, Fourier était dans un sens plus radical que son successeur allemand, puisqu’il envisageait une véritable mutation morale de l’homme. On peut même se demander si les surréalistes, au moment de leur tentative de rapprochement avec les communistes, n’auraient pas mieux fait de chercher dans le fouriérisme les fondements de leur propre programme politique. Breton après la guerre, semble bien avoir lui-même abouti à cette conclusion :

Ce qui demande à être repensé en fonction de données entièrement nouvelles, c’est le problème social. En ce sens et ne serait-ce qu’à titre d’indication de ce qui me semblait juste, je rappelle que je n’ai pas craint […] dans mon Ode à Charles Fourier, de préconiser la reconsidération de ce qui reste vivant dans son œuvre [14]

Il faut reconnaître que c’est plutôt du côté de Trotski que Breton a cherché la clé de la réconciliation entre le marxisme et ses propres idées. Mais ceci n’est pas incompatible avec la déclaration précédente, puisque Trotski, d’après Gérard Legrand, lisait Fourier pour se réconforter dans ses moments de cafard [15].
Enfin, la rencontre la plus importante entre le surréalisme et le système phalanstérien se situe probablement sur le plan de l’analogie poétique. Quand on parle de cette notion, on cite toujours Swedenborg et le sonnet « Correspondances » de Baudelaire. Pourtant, c’est Fourier qui a poussé le plus loin les recherches sur l’analogie, puisque c’est à partir de celle-ci qu’il a tenté d’expliquer l’univers (dans sa cosmogonie), puis de rétablir les rapports entre les êtres dans leur harmonie première. Nul n’a mieux exprimé que lui cette conviction de l’unité du monde que l’on retrouve au centre du romantisme profond, de l’occultisme, des religions orientales et de certaines pensées primitives, comme celle des Indiens Hopis, chers à Breton.
Dès le Premier Manifeste du Surréalisme, celui-ci partait en guerre contre le positivisme et la logique. Il se proposait de retrouver un état de connaissance susceptible de donner le sens de l’existence en dehors de la raison, ce qui devait l’amener à interroger l’analogie. La découverte de Fourier accéléra évidemment cette démarche. Dans Signe ascendant, écrit en 1947, Breton faisait ses déclarations les plus nettes :

Je n’ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique. Pour moi, la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter. Aussi vrai que le mot le plus haïssable me paraît être le mot donc, avec tout ce qu’il entraîne de vanité et de délectation morose, j’aime éperdument tout ce qui, rompant d’aventure le fil de la pensée discursive, part soudain en fusée illuminant une vie de relations autrement féconde, dont tout indique que les hommes des premiers âges eurent le secret [16]

Et il citait en exemple l’affirmation de Fourier selon laquelle « le diamant et le cochon sont hiéroglyphes de la 13e passion (harmonisme) que les civilisés n’éprouvent pas ».
Cependant, quelques années plus tard, il revenait sur cet éloge dans une des rares sorties contre Fourier qu’on puisse trouver dans son œuvre :

On n’insistera jamais trop sur le fait que la métaphore, bénéficiant de toute licence dans le surréalisme, laisse loin derrière elle l’analogie (préfabriquée) qu’ont tenté de promouvoir en France Charles Fourier et son disciple Alphonse Toussenel. Bien que toutes deux tombent d’accord pour honorer le système des « correspondances », il y a de l’une à l’autre la distance qui sépare le haut vol du terre à terre. [17]

Ce brusque accès de mauvaise humeur (d’ailleurs sans lendemain) s’expliquait sans doute par l’irritation causée par la quasi impossibilité qu’il avait éprouvée à intégrer les analogies phalanstériennes dans un système poétique quelconque. Fourier, en effet, ne s’est jamais posé en poète, mais en savant, soucieux de donner des leçons à « l’étudiant ». Au lieu d’adopter le ton de la suggestion qui aurait convenu à ses révélations insolites, il essaye de nous convaincre à l’aide d’une argumentation « logique » émaillée de « donc » et de « parce que », qui donne à sa démarche une allure tautologique :

Le chou est emblème de l’amour mystérieux, de ses intrigues secrètes masquées par centuple ruse pour échapper aux argus et aux obstacles. De même le chou cache sa fleur sous les voiles de cent feuilles emboîtées. Ses feuilles, bouillonnées et ondoyantes, figurent les efforts astucieux d’amants obligés de cacher leur lien ; elles sont plutôt bleues que vertes, parce que l’azur est couleur de l’amour : l’azur domine dans la feuille de l’œillet, qui peint la jeune fille fatiguée par réplétion d’amour, privation d’amant. Le chou-fleur qui est contre-partie du chou, dépeint la situation opposée, l’amour sans obstacle, sans mystère ; les ébats de la jeunesse libre qui voltige de plaisir en plaisir ; aussi le chou-fleur est-il un océan de fleurs, image des charmes du bel âge ; sa feuille n’est ni azurée, ni bouillonnée parce que la jeunesse libre, formant des orgies, est peu amoureuse, et n’a pas besoin de recourir aux astuces, comme la jeunesse entravée dont le chou est symbolique [18]

Qu’est-ce qu’une analogie ? Certains y ont vu une illustration avant la lettre de la théorie surréaliste de l’image, telle que définie par Pierre Reverdy : « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. [19] » D’autres, plus sévères, en font une sorte de métaphore ratée (osée dans les meilleurs cas) [20]. Mais l’analogie n’est pas à proprement parler une métaphore, puisqu’il semble impossible de démonter le mécanisme de la comparaison qu’elle affirme (Breton l’avait bien compris lorsqu’il l’opposait à la métaphore surréaliste). J’y verrais plutôt l’équivalent des « correspondances » de Swedenborg. Malheureusement, celles-ci, en dépit du sonnet de Baudelaire, ont été peu utilisées en tant que technique poétique [21]. L’équivalent le plus fécond serait sans doute « symbole » (l’« emblème » de Fourier).
On peut en effet déceler, dans un poème typiquement symbolique comme « L’Albatros » de Baudelaire, une démarche de l’imagination assez semblable à celle de Fourier dans ses analogies [22]. A première vue, le rapprochement entre l’albatros et le poète incompris est aussi inattendu et mystérieux que celui entre le chou-fleur et l’amour libre. Selon une stricte logique, le poème de Baudelaire est une tautologie, en ce sens qu’il repose sur une idée toute faite, celle de la supériorité du Poète, que le vol majestueux de l’albatros est censé « prouver ». Mais la force d’un symbole original (difficile à inventer, d’ailleurs) est de donner une certaine évidence poétique à une comparaison qui ne nous était jamais venue à l’esprit. Ce choc poétique peut être ressenti, à mon sens, à la lecture des meilleures analogies de Fourier. Mais il est douteux que cette justesse suggestive soit mesurable en termes scientifiques.
Cette difficulté de l’usage de l’analogie explique en partie pourquoi la réhabilitation de Fourier par Breton n’a pas abouti à une véritable résurrection de son œuvre. L’attitude des membres de son groupe fut, à cet égard, caractéristique. Ils l’ont suivi dans sa vénération pour l’inventeur du phalanstère, sans que ce culte débouche sur une importante étude ou même sur une véritable médiation. Aucun d’entre eux ne s’est livré, semble-t-il, à la lecture exhaustive que Breton avait jugée indispensable pour lui-même. En réalité, pour être pleinement accessible au public lettré du XXe siècle, un auteur aussi longtemps négligé demandait des recherches de type universitaire que les surréalistes ne pouvaient ou ne voulaient pas entreprendre. Mais c’est souvent par des sympathisants que ces recherches ont été finalement menées à bien.
La lecture des différentes revues des vingt dernières années du mouvement donne la mesure de ce culte un peu lointain [23]. Dans le premier numéro de Médium (novembre 1953), on trouve les résultats d’un nouveau jeu : « ouvrez-vous ? », où l’on s’interroge sur d’illustres personnages du passé qui viennent vous visiter en rêve. Valent-ils la peine qu’on leur ouvre la porte ? Fourier fait presque l’unanimité des « oui ». Seul Julien Gracq répond : « Non, mais avec un peu de regret ». Le n° 5 de Le Surréalisme, même (printemps 1959), outre un article de S. Debout sur Fourier, publie un ensemble de « Cartes d’analogie », autre jeu « qui consiste à décrire analogiquement un personnage dont l’identité est connue ». La présentation de J.-L. Bédouin indique que, si le système de Fourier est bien à l’origine du jeu, celui-ci s’en éloigne assez nettement sous sa forme définitive :

une application directe du système de Fourier fut à l’origine du jeu dit de la « carte d’analogie », qui prit naissance un été que nous nous trouvions quelques-uns réunis sur la côte bretonne. Il s’agissait de vérifier, au moyen d’images poétiques, « l’état des ressorts sensoriels et affectifs » de chacun d’entre nous, en relation avec les trois types de passions mécanisantes : cabaliste, composite, papillonne, définis par la théorie fouriériste […] Mais, en raison même de la nature de la classification établie par Fourier, cette première ébauche demeurait très approximative. Il fut décidé de la reprendre sur de nouvelles bases, dans le cadre de l’activité surréaliste au cours de l’hiver 1957-58, à Paris

En somme, l’analogie fouriériste a donné simplement le point de départ ; elle n’est pas vraiment explorée ; les surréalistes restent fidèles d’abord à leur propre doctrine. Ce jeu n’eut d’ailleurs pas de suite.
La Brèche, dernière revue publiée du vivant de Breton, fait de fréquentes allusions à Fourier et accueille différentes études sur lui. C’est ainsi que dans le n° 4, en même temps qu’un article d’Adrien Dax sur la pensée phalanstérienne, j’ai publié moi-même un inédit de Fourier, son « divertissement linguistique », qui avait intrigué et ravi Breton [24]. Le n° 7 contient un autre inédit : « L’Archibras », présenté par un jeune américain, Jonathan Beecher. C’est ce néologisme que se donnera pour titre la dernière revue du groupe, lancée après la mort de son chef, plaçant ainsi le surréalisme finissant sous l’égide de Fourier. C’est également à son système que l’exposition internationale du surréalisme de 1965 avait emprunté son titre : « L’Écart absolu ».
Breton a joué un rôle capital dans la réhabilitation de Fourier, mais il a plus considéré sa pensée comme une confirmation éclatante de sa propre vision du monde que comme une doctrine originale qu’il aurait méditée et dont il se serait inspiré. Il a ainsi respecté la priorité absolue qu’il a constamment accordée à la défense du surréalisme et de son intégrité. Il s’est déclaré convaincu que la morale et la cosmogonie phalanstériennes pourraient contribuer à l’établissement d’un mythe nouveau susceptible de remplacer les idéaux dépassés de notre civilisation, mais il n’a pas ébauché lui-même ce travail. Fourier a trouvé en lui un défenseur éminent et combien précieux, mais non, à proprement parler, un disciple.