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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Journet, Jean
Article mis en ligne le 5 janvier 2023
dernière modification le 14 février 2024

par Desmars, Bernard

Né le 23 juin 1799 à Carcassonne (Aude), décédé le 22 octobre 1861 à Toulouse (Haute-Garonne). Pharmacien, fabricant de papiers, poète. Carbonaro, saint-simonien puis propagandiste fouriériste très actif, par la parole et par l’écrit, d’abord au sein puis en marge de l’École sociétaire.

Jean Journet est le fils d’un vétérinaire, « homme d’un ardent républicanisme » [1]. Il fait des études secondaires ; mais cela ne lui plait guère et il travaille peu, décevant les espoirs de sa famille.

Jean Journet (photographie de Nadar)

En 1817, il rejoint Paris pour y suivre des études de pharmacie. Il entre en relation avec les carbonari et passe en Espagne pour, aux côtés des libéraux, combattre le roi Ferdinand VII, que les armées françaises viennent en 1823 rétablir sur son trône. Fait prisonnier, il est ramené à Perpignan où il est incarcéré pendant près de deux ans dans des conditions très difficiles [2].

Il reprend ses études, puis achète une pharmacie à Limoux où il se marie en 1826 avec la fille d’un propriétaire de la localité. Deux enfants naissent dans les années suivantes, Clara en 1827, Jules-Etienne en 1832. En 1831, il s’associe à ses frères, alors proches comme lui des saint-simoniens et abonnés au Globe, pour exploiter une usine de fabrication de papier à Brousses (Aude) [3].

Fouriériste réalisateur

Mais il entend parler de Fourier et de ses doctrines. Il « se procure un livre de l’inconnu  ; il le lit, le relit, avec passion ; il l’étudie, le commente sans relâche » [4]. Ce livre, c’est la Théorie de l’unité universelle qui l’impressionne profondément.

Dès ce moment, Jean Journet ne s’appartient plus. Regardant comme un crime de travailler pour une seule famille, alors que la grande famille humaine, représentée par la masse des populations laborieuses, croupissait sur tous les points du globe dévasté, dans les abîmes sans fond de l’ignorance et de la misère, il […] court à Paris présenter à Ch. Fourier le tribut de sa respectueuse et profonde admiration [5].

Dans la capitale, il apprend l’existence d’une École sociétaire. Le soir même de son arrivée, il assiste à une réunion, qui, d’après l’un de ses biographes, le déçoit profondément parce qu’il n’y est pas question de la réalisation prochaine du phalanstère [6]. Puis, quelques jours après, il est reçu par Fourier ; il « remarque avec peine et surprise que le sauveur du monde est triste, chagrin, malade, au lit, dans une chambre nue, manquant du nécessaire […] Sur la table, vingt-quatre sous, en sous, se déroulaient tristement et disaient la détresse du maître des logis » [7].

Journet retourne à Limoux et approfondit sa connaissance de l’œuvre de Fourier [8]. Certain qu’un essai phalanstérien est proche, il suit au début des années 1830 un cours pratique d’agriculture afin de faire partie de la première phalange [9]. Il reprend le capital qu’il a placé dans l’entreprise formée avec ses frères et s’installe dans un château en Haute-Garonne ; il s’occupe alors de travaux agricoles [10]. Parallèlement, sa femme s’installe à Carcassonne où naît un troisième enfant, Charles-Martial, en 1838.

Vers 1840, il rejoint Paris, où « à peine sorti de la diligence […], il se précipite radieux dans les bureaux de la Phalange […] il voit un futur apôtre jusque dans le concierge de la rédaction et l’embrasse, ainsi que tous les autres employés, avec les démonstrations multipliées de la plus fraternelle sympathie » [11].

Pourtant, malgré ce passage par les bureaux de La Phalange, l’organe du courant orthodoxe dirigé par Victor Considerant, Journet est proche des fouriéristes dissidents favorables à la création d’associations appliquant au moins de façon partielle certains aspects de la théorie sociétaire : il souscrit au projet de phalanstères d’enfants soutenu par le Nouveau monde et Le Premier Phalanstère, et l’un de ses « cantiques », intitulé « Au roi des Français », est publié dans le second périodique [12]  ; il figure parmi les correspondants de l’Union harmonienne dans l’Almanach social pour l’année 1840 [13]. Fin 1841-début 1842, il est avec sa femme et leurs trois enfants à Cîteaux où Arthur Young et Zoé Gatti du Gamond ont créé une colonie ; il aurait été désigné par la seconde au poste de « bûchiste », c’est-à-dire de scieur de bois, ce qu’il aurait peu apprécié [14]. Ce séjour en Côte-d’Or ne dure que quelques mois, sans qu’on connaisse les raisons du départ de Journet et de sa famille [15]. En 1846, il projette un phalanstère d’enfants ; il collecte des fonds, mais en quantité insuffisante pour passer à la réalisation [16].

Propager la théorie sociétaire

Jean Journet effectue des « pérégrinations apostoliques » [17], parcourant la France et la Belgique, avec aussi quelques incursions en Suisse, afin d’y propager la théorie sociétaire. Il voyage le plus souvent seul ; toutefois, quand il se rend à Carcassonne en 1844, il est assisté de Simon François Bernard, originaire de cette ville ; et à Semur, en 1846, il a à ses côtés un nommé Barnabé Chauvelot. Il essaie d’ailleurs de former d’autres propagandistes et donne des cours à quelques jeunes gens, « espérant en faire des doublures intelligentes » [18].

Sa propagande est à la fois écrite et orale. Il fait imprimer de nombreuses publications inspirées par la doctrine sociétaire, composées de poésies et de textes en prose, dont un résumé de la théorie de Charles Fourier. Il les emporte avec lui lors de ses voyages ; il les vend à des prix qui varient selon la situation sociale de l’acheteur ; le Cri suprême. Appel aux honnêtes gens est ainsi vendu 5 francs aux « riches », 1 fr 50 aux « aisés », 50 centimes aux ouvriers et 0 franc aux « pauvres » [19]. Il en adresse aussi des exemplaires aux personnalités qu’il souhaite rallier à la cause sociétaire ; il en fait également des distributions gratuites.

Il publie Jérémie en 1845 [20], ouvrage précédé d’une préface de Victor Joly, qui décrit ainsi son auteur :

Une barbe inculte, une blouse grossière, des souliers poudreux qui foulent avec mépris les tapis des ambassadeurs, un regard de feu, une parole ardente, colorée, passionnée, contagieuse surtout ! [21].

Selon Joly,

Il faut avoir entendu comme nous cette poésie sauvage, implacable et prophétique comme les menaces d’Isaïe, sortir de cette bouche inspirée, - il faut avoir senti le contraste de cette magnifique parole, avec cette humble blouse du prolétaire, - pour comprendre notre admiration et notre enthousiasme. […]

Nous admirons Jean Journet pour son intelligence, son dévouement, sa constance et surtout pour son courage, son désintéressement, qui lui ont fait sacrifier sa modique fortune à la propagation des doctrines de son maître [22].

Journet s’efforce en effet de diffuser aussi les idées de Fourier par la parole ; au printemps 1845, Le Censeur normand signale sa présence en Seine-Inférieure :

un apôtre des doctrines fouriéristes a fait hier son apparition à Elbeuf, où il a exposé, dans une séance préparatoire, devant un public assez nombreux, quelques-uns des principes fondamentaux de la science humanitaire. […]

Rouen aura prochainement la visite de ce phalanstérien distingué à qui le bon accueil ne manquera pas de la part des gens d’intelligence et de progrès [23].

Quelques semaines plus tard, il est à Chartres ; le maire refusant de lui accorder une salle municipale, il doit s’exprimer dans un lieu privé [24]. Son passage est signalé par Le Glaneur. Journal d’Eure-et-Loir, probablement grâce à la plume d’Alexandre Petit d’Ormoy, fouriériste et collaborateur de ce périodique :

Notre ville a eu, cette semaine, la visite d’un homme qui a reçu parmi nous une honorable et affectueuse hospitalité. Nous voulons parler de M. Journet, élève de Fourier, l’un des missionnaires de la science sociétaire. M. Journet n’a pu développer le système complet de Fourier, la rapidité de son passage ne lui ayant permis que de nous donner trois séances. Nous croyons cependant que son voyage aura été utile à la cause qu’il défend. Il y a quelques années le nom de Fourier ne brillait au ciel que pour quelques-uns. En ce moment bien des préjugés tombent ; bien des pas ont été faits. Il n’est plus permis aux hommes de loisir, aux hommes d’étude, aux hommes politiques, aux classes dites intelligentes de ne pas connaître, nous ne dirons pas le nom, mais les œuvres principales de Fourier. M. Journet s’est voué au rôle de vulgarisateur ; il porte partout avec lui la science sociétaire ; c’est moins le savant que le croyant ; or, vous le savez, c’est la foi qui gagne les batailles. M. Journet a mis au service de sa cause tout ce qu’il y a en lui de poésie, de cœur, de talent, de dévouement ; ajoutons que s’il parvient à populariser, sur son passage, le goût de ces belles et nobles études, il n’aura pas rendu service à sa cause seulement. Nous regrettons que le temps nous manque pour analyser ces trois séances : La dernière a eu lieu ce soir. Demain M. Journet part pour Nogent-le-Rotrou. Nous le recommandons vivement et de cœur [25].

À Nogent-le-Rotrou, Jean Journet présente la doctrine de Fourier à l’Hôtel-de-Ville en trois séances qui

ont attiré un grand concours d’auditeurs et ont excité le plus vif intérêt. Chacun a admiré la foi ardente de l’apôtre, sa parole chaleureuse, son éloquence abrupte et saisissante. La doctrine phalanstérienne et le nom même de Fourier étaient ici à peu-près inconnus ; maintenant, un grand nombre de personnes, enchantées des aperçus rapides qu’on a fait passer sous leurs yeux, éprouvent de la sympathie pour ces grandes idées, renoncent aux préventions semées par l’ignorance et la mauvaise foi, et conçoivent le désir de connaître plus à fond une science dont l’application pourrait faire le bonheur du genre humain. Tous les hommes de cœur comprennent qu’ils ne peuvent rester indifférents quand on leur pose des problèmes d’où dépend l’avenir du genre humain. Le passage de M. Journet parmi nous a produit les plus heureux résultats : la parole de vie est semée, et, grâce à Dieu, elle fructifiera [26].

À l’automne, il est en Bourgogne ; à Dijon, il consacre « à l’exposition du système de Fourier, dans la salle de la Société philarmonique, plusieurs soirées qui ont été fort suivies et auxquelles assistaient, outre les autorités de la ville, un assez grand nombre de dames et plusieurs ecclésiastiques » ; il se rend ensuite à Chalon-sur-Saône, où le Courrier de Saône-et-Loire le présente de façon très favorable :

Pendant son séjour à Chalon, Jean Journet se propose également d’exposer, en quelques séances, devant le public châlonnais, la théorie du grand socialiste. Le but de cette théorie est connu aujourd’hui, il n’est pas autre que le but suprême indiqué par le Christ à l’humanité, dans ces paroles : — Aimez-vous les uns les autres, et qu’il n’y ait qu’un seul troupeau et un seul pasteur. — Paroles sublimes, qui malheureusement sont encore bien loin de se trouver accomplies sur la terre !... Nous convions le public chalonnais à venir écouter, avec l’attention et le recueillement que méritent son dévouement et sa foi, l’apôtre qui a voué sa vie à la propagation d’une doctrine appelée à réaliser parmi les hommes la fraternité, accord, l’harmonie [27].
Jean Journet (photographie de Nadar)

Ses interventions sont généralement relatées, résumées et commentées dans la presse locale, dont les comptes-rendus sont ensuite repris dans La Démocratie pacifique.

Les risques de la propagande

Cette activité de propagande lui vaut parfois quelques désagréments : en 1840, il prêche dans un café de Charleroi, mais quelques consommateurs l’insultent et le prennent à partie [28]. L’année suivante, il intervient à l’Opéra de Paris pendant l’entracte de Robert le Diable et distribue ses brochures ; il est arrêté par la police, puis interné à Bicêtre ; placé « dans un dortoir occupé par une centaine de fous », il passe neuf jours très pénibles, malgré ses protestations ; son état de santé se dégrade. Mais grâce aux démarches « [d’] un parent dévoué » et à l’intervention de plusieurs amis, il est finalement libéré [29]. Quelque temps plus tard, il est dans un café à Toulouse et commence une exposition de la doctrine de Fourier devant des étudiants ; quelques joueurs de domino, dérangés par la parole de Journet, appellent des agents de police qui le conduisent à la prison du Capitole. Le préfet, alerté par la police et par des fouriéristes locaux, fait relâcher Journet qui doit cependant s’engager à ne plus prêcher dans la ville [30].

À l’évêché de Montpellier, malgré l’opposition d’un vicaire, il entre dans une salle où sont réunis des membres du clergé, en déclamant quelques vers :

Réveillez-vous ! lévites sacrilèges,
Ivres d’encens, dans la pourpre endormis ;
Le Saint-Esprit a dévoilé vos pièges,
Il va saper des sépulcres blanchis [31].

Puis il interpelle ses auditeurs : « Prêtres marchands, vêtus d’un manteau de pourpre, qu’est devenu le culte entre vos mains ? Qu’est devenu le dogme sous le scalpel de vos interprétations ? Un squelette de vie ». L’évêque et les autres ecclésiastiques écoutent Journet exposer la théorie de Fourier, puis lui achètent des ouvrages [32].

S’adresser aux personnalités du monde littéraire et politique

Journet s’efforce aussi d’entrer en contact avec des hommes de lettres et des artistes afin d’obtenir leur adhésion à la cause sociétaire : il s’adresse à François-René de Châteaubriand, Casimir Delavigne, Victor Hugo, George Sand, Victor Cousin, en vain [33] ; il parvient à se faire recevoir par Alexandre Dumas auquel il raconte ses difficultés financières et présente ses espérances. Ému, Dumas s’engage à lui verser une rente annuelle de 1 200 francs ; mais les déboires financiers que connaît peu après le romancier suppriment bientôt cette source de revenus [34].

Il dédie une épître aux élèves de l’école polytechnique [35]. Il s’adresse aussi dans ses lettres et dans ses textes aux membres des familles royales française et belge, puis, aux ministres et aux représentants de l’Assemblée constituante française, et, après 1852, à la famille impériale, ainsi qu’à d’autres dirigeants politiques [36]. Un jour, il parvient à obtenir une audience du secrétaire d’un ministre, qui, craignant que l’entretien ne soit trop long, lui fait remarquer « que beaucoup de personnes attendent leur admission » : Journet réplique : « chacune de ces personnes ne représente qu’une affaire ; moi, je représente trente mille victimes » ; il s’assied, obligeant le secrétaire à l’écouter pendant une heure [37].

Quand il est invité dans des réceptions, il prend volontiers la parole et dénonce les comportements des « civilisés » – ses voisins de table – qui n’ont pas encore adhéré au fouriérisme [38].

Il tente d’obtenir un rôle dans une pièce jouée dans un grand théâtre ; en 1847, il rencontre le directeur de l’Odéon.

À cette époque, il se sentait grand acteur tragique ; son projet était de débuter à Paris, d’obtenir de grands succès dont il était certain, et d’aller porter en province la parole de Racine et de Fourier. Il voulait, à l’aide de Britannicus, faire passer la Théorie des quatre mouvements [39].

Le directeur de l’Odéon refuse de le laisser jouer. Journet réussit cependant à donner une représentation de Britannicus au théâtre Chantereine ; « ce fut pour Jean Journet un Waterloo », les acteurs ne pouvant aller au-delà du premier acte [40].

Journet et l’École sociétaire

Jusqu’au milieu des années 1840, le quotidien fouriériste La Démocratie pacifique manifeste une certaine bienveillance envers Journet :

Tous nos amis connaissent le zèle, l’abnégation, l’enthousiasme avec lesquels Jean Journet propage la théorie de l’association par la parole et par la plume. Jean Journet est un poète qui jette l’anathème sur notre civilisation et qui présage une société plus heureuse en des chants pleins d’énergie ; c’est encore un apôtre qui parcourt la France et la Belgique en répandant ses enseignements. Sous ce titre : Jérémie en 1845, Jean Journet vient de publier un petit recueil de vers et de prose qui est une nouvelle preuve de dévouement donnée à la cause sociétaire [41].

Lors de l’anniversaire de la naissance de Fourier, en avril 1845, il intervient pendant le banquet parisien juste après Victor Considerant ; il « dit avec chaleur sa pièce de vers intitulée La Prière » sous « les applaudissements de l’assemblée » [42]. Il intervient aussi lors d’un « banquet des ouvriers phalanstériens :

l’auditoire a été électrisé par la Prière de Jean Journet, que nos lecteurs connaissent et dont les trois dernières strophes exercent toujours une action extraordinaire quand elles sont dites par cet homme au cœur si plein, à la foi si puissante, qui a légitimement conquis par sa sainte audace et sa noble inspiration le nom glorieux d’apôtre [43].

À Lyon, Jean Journet rencontre un grand succès auprès du public, avant « un banquet d’adieu, offert à l’apôtre par les phalanstériens » de la ville ; la fête se termine par un toast :

À Jean Journet le prolétaire ! À Jean Journet le poète ! À Jean Journet l’apôtre !
Au prolétaire ! — Il est digne de ce nom, et ce nom l’honore. Qu’importe d’ailleurs une origine obscure ? Le travail est aux yeux de Dieu le plus beau litre de noblesse ; n’est-il pas créateur comme la force divine ?

Au poète ! - Car il met son intelligence au service de son cœur. Sa voix est douce à l’oreille de ses frères. Jusqu’au jour du bonheur elle calmera leurs souffrances, soutiendra leur espoir et enflammera leur courage.

À l’apôtre ! — A l’apôtre de l’harmonie ! Bonheur à lui ! car il accomplit sa destinée. Qu’il marche donc sous le doigt de Dieu qui l’inspire et le conduit. Malgré les ronces et les cailloux que le vieux monde jette sur sa route, qu’il poursuive son sublime pèlerinage ; que rien ne l’arrête dans sa mission sainte et pacifique, et si nos pas ne le suivent que de loin, nos cœurs du moins ne le quitteront plus [44].

Des hommages à Journet sont régulièrement rendus dans les banquets qui réunissent des fouriéristes à Paris, en province et dans plusieurs pays ; des toasts lui sont alors adressés, qui soulignent sa « foi ardente ». Aux Brenets, en Suisse,

des toasts ont été portés à Charles Fourier, à l’Ecole sociétaire, à Jean Journet, à la France nouvelle, à l’émancipation de la femme, à la mémoire de Flora Tristan, à l’association, à l’organisation du travail, à la propagation des idées sociétaires en Suisse, aux phalanstériens genevois et à la réalisation du phalanstère [45].

Selon le préfacier de Poésies (1853), son activité propagandiste aurait attiré « à la doctrine de Charles Fourier […] un nombre incroyable de chaleureux adhérents ». Journet entretient aussi des relations épistolaires avec de nombreux condisciples et des sympathisants fouriéristes : en 1885, son fils affirme avoir « en main des lettres de Barrier […], Bureau, Cantagrel, […] Félicien David, Denfert-Rochereau, Auguste Lavertujon, Leconte de l’Isle, […] Petit d’Ormoy, […], Eugène Sue, etc., etc. » [46].

Mais vers le milieu des années 1840, les relations se dégradent très nettement entre « l’Apôtre » et les dirigeants de l’École sociétaire. Le premier reproche aux seconds d’avoir laissé Fourier dans la misère pendant ses dernières années [47] ; et surtout, il condamne leur choix de se consacrer principalement à la propagande et à la conquête de l’opinion, ce qui, dit-il, constitue une « trahison calculée » [48], puisque l’urgence est la réalisation d’associations mettant en œuvre certains principes fouriéristes. Il s’en prend en particulier à Victor Considerant [49], qu’il compare parfois à l’Antéchrist [50], et dont « la dominante [serait] une ambition encroûtée d’égoïsme » [51].

De leur côté, les dirigeants de l’École sociétaire s’inquiètent des troubles que provoquent les comportements de Jean Journet, et des conséquences qu’ils pourraient avoir sur la perception du fouriérisme dans l’opinion publique. À Semur-en-Auxois (Côte-d’Or), grâce à Jean-Jacques Collenot, le principal représentant de l’École sociétaire dans la localité, Journet a pu obtenir une salle publique pour présenter la théorie fouriériste devant « toute la bourgeoisie » de la ville ; mais son attitude et ses insultes envers ses contradicteurs ont amené le sous-préfet à déclarer « qu’il n’autoriserait plus aucune exposition phalanstérienne ». Quand Victor Hennequin, conférencier de l’École sociétaire, vient dans la même localité quelques mois plus tard, il doit se contenter d’une réunion privée dans le salon de Collenot avec seulement 25 personnes présentes. « Si Jean Journet n’était pas venu, la publicité la plus grande m’était assurée dans le premier instant, et j’ose croire que je me serais concilié quelque bienveillance ». Certes, écrit Hennequin, « il est vrai que depuis le départ de Journet, on ne parle à Semur que de la théorie de Fourier. […] Cependant, l’apôtre nous a fait plus de mal encore que de bien » [52].

Journet et Hennequin se retrouvent ensuite simultanément à Lyon ; mais « il est bien entendu qu’il n’ouvrira pas la bouche pendant mon séjour », écrit le second [53]. À Toulouse, selon le même Hennequin, « son passage n’a produit qu’un effet heureusement fort minime car il a laissé chez ceux qui se souviennent de lui une impression fâcheuses » [54].

Le 6 mai 1846, la rédaction de La Démocratie pacifique insère le texte suivant en première page :

Jean Journet vient de commencer une nouvelle tournée dans la province. Nous nous voyons dans l’obligation de faire une déclaration à ce sujet.

Les idées de Fourier appartiennent à tout le monde ; chacun a le droit de les propager et de les servir à sa manière. […]

Les manifestations de Journet sont souvent empreintes d’un très beau caractère de foi, de poésie et de puissance ; malheureusement, elles paraissent parfois compromettantes.

N’ayant pu obtenir certaines modifications qui, dans ces derniers temps, nous ont semblé plus que jamais indispensables, nous nous voyons obligés de dégager complètement l’École par, une déclaration publique, de toute responsabilité à cet égard [55].

Selon Le Charivari, Journet réagit avec violence :

Ah ! vous m’avez renié, vous aurez de mes nouvelles […] Je démolirai la maison de la rue de la Seine [où se situent les bureaux de l’École sociétaire et le logement de Victor Considerant, de son épouse Julie et de sa belle-mère Clarisse Vigoureux] et je sèmerai des cendres à la place [56].

Cependant, il semble qu’un bon nombre des disciples de province soient satisfaits de la propagande développée par Journet et ignorent les mises en garde de la direction du mouvement. En octobre 1846, soit quelques mois après le communiqué de La Démocratie pacifique, Just Muiron écrit à François Cantagrel :

Journet agit bien, non sans succès. Nous sommes contents de lui. Vous me mandez s’il voyage en son nom propre, et non aux vôtres, qu’importe ? Pourvu qu’il soit rallié à vous, qu’il s’entende avec vous, qu’il vende vos livres et vous fasse des abonnés [57].

J. Journet a été de retour hier matin, de Salins, après avoir visité Arbois et Poligny. Le solide apôtre est assez content de cette tournée-là. Il prêche toujours ferme ici et fait quelques conversions. Vraiment c’est un zèle bien exemplaire et bien louable [58].

Pendant la République

Après Février 1848, Journet redouble d’activité. Il intervient dans les clubs, dont celui créé par Auguste Blanqui [59] ; il envoie des brochures aux représentants du peuple et aux ministres. Il participe à plusieurs banquets ; en février 1849, il célèbre le premier anniversaire de la révolution aux côtés de Pierre Leroux, d’Alexandre Ledru-Rollin, de Victor Schoelcher et du chansonnier Pierre Dupont [60]. Parfois, son intervention suscite quelques troubles : début avril, un banquet réunit Félix Pyat, Pierre Leroux et d’autres socialistes.

Au moment où Pierre Leroux quitte la tribune, un convive s’en empare de force et provoque une assez vive agitation ; les membres du bureau veulent l’empêcher de prendre la parole, mais ils luttent en vain contre son opiniâtreté. Le convive se cramponne à la tribune, tenant d’une main un paquet assez volumineux d’imprimés qu’il lance ensuite en le divisant. On se précipite sur ces imprimés, on se les dispute, on se les arrache, et, quand chacun est en possession de son exemplaire, le calme renaît. On apprend alors que l’auteur distributeur est M. Jean Journet, qui récite lui-même une de ses œuvres, et consent ensuite à quitter la tribune [61].

À la fin du même mois, il interrompt un spectacle au Théâtre français :

au troisième acte […], une pluie de brochures, nous pourrions dire un déluge de brochures est tombée sur le parterre, sur l’orchestre et sur le théâtre. Cette avalanche venait de la dernière galerie, où se trouvait un individu à la barbe noire et épaisse. […] l’individu qui avait jeté ces brochures se leva et dit à haute voix : « Citoyens, je vous demande cinq minutes d’attention ; laissez-moi parler ! » De toutes parts, les cris A la porte ! à la porte ! se firent entendre. Loin de s’intimider, le distributeur saisit de nouveaux paquets de brochures et en inonda la salle. […] Des gardes républicains se transportèrent près de cet homme et parlementèrent avec lui pour l’engager à se retirer, mais il refusa en s’écriant : « J’accomplis une mission sainte ! … Je demande qu’on me laisse m’expliquer cinq minutes ». On parvint à faire sortir ce singulier propagandiste. Les brochures qu’il prodiguait étaient des vers sur le socialisme envisagé au point de vue phalanstérien ; elles étaient signées Jean Journet. […] Plusieurs personnes ont prétendu reconnaître dans le spectateur de la deuxième galerie M. Jean Journet lui-même [62].

Arrêté, Jean Journet effectue un nouveau séjour à Bicêtre. À sa sortie, il publie Cri de détresse, dans lequel il déplore s’être fait « replonger dans le gouffre de Bicêtre […] pour avoir voulu proclamer solennellement et à tout prix la loi de paix générale, de solidarité nationale, d’amour fraternel, de félicité universelle. Il est enfin sorti de cette nouvelle épreuve, de cette fournaise ardente, de cette digne résultante d’une société idiote, épileptique, furibonde, damnée » [63].

Quelques mois plus tard, il s’impose à la tribune du Congrès de la paix réuni à Paris : le 22 août 1849, lors de la première séance du congrès, et alors que le président, Victor Hugo, vient de terminer son discours d’ouverture, Jean Journet « demande la parole pour une communication importante ». Son intervention est d’abord repoussée par le bureau, mais il parvient un peu plus tard à prononcer un discours confus où il mêle paix universelle, Christ et Providence. Ses propos suscitent « rires et murmures », mais aussi « marques d’impatience » dans l’assemblée, ainsi que des rappels à l’ordre du président qui lui demande de rester sur la question de la paix. Finalement, « l’orateur prononce encore quelques mots au milieu du bruit et quitte la tribune » [64].

Son activité propagandiste se heurte bientôt à une législation et à une administration plus répressives : il comparaît devant la sixième chambre correctionnelle en août 1849 pour avoir, boulevard Saint-Denis, distribué sans autorisation une brochure intitulée Résurrection sociale, félicité universelle, cri de détresse [65]. Selon le compte-rendu du procès publié dans Le Pays, « il s’avance fièrement devant le tribunal : ses vêtements sont simples, sa barbe grise, ses yeux animés ». Au président qui lui indique les charges – c’est-à-dire l’absence d’autorisation –, il répond « avec exaltation ».

C’est à mes opinions que l’on en veut ; mes écrits socialistes sont cause de cette persécution. […] [66]

Je demande à m’expliquer pendant dix minutes ; le Tribunal sera heureux et fier de m’avoir entendu… Je plaide dans l’intérêt du tribunal. […]

Je suis auteur, je suis poète, j’ai fait des choses qui iront à la postérité (s’animant de plus en plus) ; ce sont des œuvres qui tendent au bonheur du peuple [67].

Oui, oui, j’ai dans mes mains le bonheur de tout le genre humain. Pour quelque temps, j’ai renoncé à mon apostolat ; je le continuerai bientôt. Je répandrai sur la terre la fraternité générale ; je ferai la résurrection sociale, je donnerai à l’univers entier la félicité et le bonheur ; je serai, malgré vous, le sauveur du monde… (On rit) [68].

Condamné à six jours de prison, Journet commente : « la prison, elle, ne m’épouvante pas. A moi l’avenir ! Oui, je suis le sauveur du monde !... » [69].

Réaliser l’Association expérimentale

À l’automne 1849, il publie une brochure présentant les statuts de la Société de la fraternité active, une « association expérimentale » qui prévoit l’installation d’un « essaim d’hommes dévoués, germe d’une future phalange harmonienne », placé à « une à cinq lieues de la capitale », avec d’abord 18 à 25 ménages (article 4) [70]. Journet est le « directeur » de l’entreprise qui doit aboutir à « l’édification de la Commune sociétaire » (article 32). D’autres articles concernent l’organisation des travaux, les rémunérations, les loisirs, ainsi que la formation de missionnaires chargés « d’annoncer la bonne nouvelle au genre humain » (articles 34, 35 et 36).

La brochure connaît en février 1850 une seconde édition, avec une liste des premiers souscripteurs, parmi laquelle on reconnaît quelques fouriéristes ou sympathisants de la théorie sociétaire : Louis-Désiré Besozzi, Félicien David, Jules Delbruck, Pierre Lachambeaudie, Élisa Morellet, Eugénie Niboyet [71]. Le projet ne semble pas avoir été plus loin. Il n’a d’ailleurs guère d’écho dans la presse, y compris dans La Démocratie pacifique.

Jean Journet tente ensuite de s’établir comme marchand de vins, avec des entrepôts dans le quartier de Bercy et une boutique rue de Tournon, dans le 6e arrondissement [72]. Il est ami de Gustave Courbet qui fait son portrait, exposé au salon de 1851 et ainsi décrit par François Sabatier :

Jean Journet, par Gustave Courbet
la tête plébéienne, têtue et carrée de Jean Journet (véritable type d’apôtre inaccessible au doute, indifférent à la moquerie comme aux fatigues) […] aussi est-il impossible de rendre mieux l’homme qu’il ne l’a fait ici. L’allure diogénique de ce portrait l’élève à la hauteur d’un portrait historique [73].

Sous le Second Empire

Il quitte Paris pour rejoindre sa famille installée à Toulouse. Il n’abandonne pas pour autant la propagande phalanstérienne [74]. Au printemps 1853, il passe par Besançon avec l’intention de se rendre en Suisse ; il rencontre Claude-Mathias Ledoux et Just Alix, « qui se sont attirés de sa part la qualification d’imbéciles. Il a visité Fachard pour soutirer de lui quelque argent » écrit Just Muiron, qui ajoute : « Malgré le tort qu’il nous a fait, qu’il peut encore nous faire, je le plains sincèrement » [75].

Il publie de nouvelles poésies et, grâce à une souscription, il parvient à éditer Documents apostoliques, préfacé par son ami le photographe Nadar  ; cet ouvrage reprend d’anciens textes, dont des poésies publiées dans des ouvrages déjà parus ; mais il en comprend aussi de nouveaux, dont l’un sur la colonie de Réunion au Texas, occasion pour Journet de critiquer « les grands hommes du phalanstère », c’est-à-dire les dirigeants du mouvement fouriériste, et en particulier Considerant et Cantagrel [76].

Dans plusieurs autres textes, il fait l’éloge du régime de Napoléon III, notamment dans L’Apothéose de l’Empire, ou le règne de l’harmonie universelle, dédié à l’impératrice Eugénie, et comprenant une poésie intitulée « A sa Majesté l’Empereur » [77]. Il s’en prend à nouveau au « seigneur Considerant, fameux socialiste » [78].

Le 16 octobre 1861, il écrit à son ami Nadar qu’il n’a « pas quitté [s]son lit depuis six mois » [79]. Il décède moins d’une semaine plus tard.

Réputation et postérité

De son vivant, déjà, Jean Journet est considéré comme une personnalité excentrique ; il est observé avec curiosité, puis avec ironie. Selon Le Pays, en 1849,

il est des hommes que leur vocation pousse vers les armes, d’autres qui prennent le pinceau du peintre ou la toge de l’avocat ; celui-ci écrit pour le bonheur du genre humain, il fait de la prose, il fait des vers, il prêche sur tout, il prêche partout, dans les cafés, dans les salons, dans les promenades, il veut sauver le monde, il le sauvera, c’est, lui qui le dit [80].

L’écrivain Champfleury dresse son portrait dans un volume sur Les Excentriques  ; après sa mort, Lorédan Larchey rédige un article sur lui dans une série sur « les gens singuliers » [81]. Charles Yriarte lui consacre un chapitre de ses Célébrités de la rue [82].

De leur côté, les fouriéristes célèbrent à plusieurs reprises la mémoire de Journet, notamment en déclamant ses poésies à l’occasion des anniversaires de la naissance de Fourier : lors d’un banquet organisé en avril 1868 à la colonie sociétaire de Condé-sur-Vesgre, Paul Dulary lit une poésie de Journet [83]. Le 7 avril 1873, à Alger, le repas est suivi d’une promenade ;

du haut d’un rocher qui dominait le groupe, un des nôtres s’écria ; « Amis, au recueillement, à la prière ! » Et il récita avec enthousiasme la belle prière […] de Jean Journet [84].

Le 11 avril 1875, à l’occasion d’un banquet organisé à Zurich pour célébrer le 103e anniversaire de la naissance de Fourier, Noémie Reclus lit « la belle prière » de Jean Journet [85].

L’« apôtre » fait partie des quelques figures fouriéristes qui survivent à la fin de l’École sociétaire : une émission lui est consacrée en 1943 sur Radio-Paris [86].