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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

85-98
Un art fouriériste
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 23 février 2010

par Ucciani, Louis

Autour de la pensée de Charles Fourier s’est développée tout au cours de l’histoire une esthétique. Elle a pris naissance dans les cercles fouriéristes du début, a transité par Courbet jusqu’au surréalisme. L’époque contemporaine voit refleurir toute une série d’œuvres qui font explicitement référence à Fourier. A quelles conditions peut-on parler d’un art fouriériste ? Comment les concepts deviennent-ils images ? Globalement, la référence explicite est plutôt illustrative, quand la référence implicite est de l’ordre d’une repensée du monde par celui de l’art.

Dans une lettre à ses « élèves », Courbet développe l’idée que l’art est lié à sa contemporanéité et qu’il ne peut y avoir que tromperie à vouloir reproduire le passé ou à tenter d’énoncer le futur : « je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement dit à peindre le passé ou l’avenir » [1]. Celui dont on répète la directive fondamentale - « Il faut être de son temps » -, rappelle que selon lui « aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes » ; « c’est en ce sens, poursuit-il, que je nie l’art historique appliqué au passé ». Et, sur l’autre versant, il faut partir des choses qui sont et non de ce que l’on imagine. La fonction imaginative ne réside que dans l’art de voir dans le réel ce qui s’y trouve et de le faire voir sans le corrompre. Un artiste est l’être d’une époque et c’est justement cette époque qu’il doit exprimer : « les vrais artistes sont ceux qui prennent l’époque juste au point où elle a été amenée par les temps antérieurs ». On pourrait de cela conclure que le Réalisme tout saisi dans son activité de mettre en image l’époque ne serait qu’un moment réactionnel s’appuyant sur un ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas, interdisant toute prospective et se coupant donc irrémédiablement de toute velléité utopique.

Compte tenu de ces positions théoriques il est étonnant de lire cette remarque de Linda Nochlin : « L’Atelier de Courbet est - entre autres - une allégorie fouriériste autant que réaliste. » [2] S’appuyant sur le témoignage de Courbet lui-même, qui affirme ses attaches socialistes, ses liens à Proudhon et son fouriérisme (« dans son autobiographie fragmentaire parue en 1866, Courbet précise d’ailleurs qu’il a abandonné ses études en 1840 afin de suivre les socialistes de toute obédience, et ‘qu’une fois arrivé à Paris, il était fouriériste’ » [3]), Nochlin précise qu’existent « des éléments permettant d’associer ce tableau [L’Atelier] aux conceptions fouriéristes ; et notamment la construction iconographique retenue par Courbet qui illustre clairement l’idéal fouriériste de l’Association du Capital, du Travail et du Talent » [4]. Certes le jeu entre réalisme et allégorie est un des piliers de l’Art de Courbet. Il énonce que, par exemple, « L’enterrement à Ornans a été en réalité l’enterrement du romantisme et n’a laissé de cette école de peinture que ce qui était une constatation de l’esprit humain, ce qui par conséquent avait le droit d’existence, c’est-à-dire les tableaux de Delacroix et de Rousseau » [5]. Sur cette ligne de la lecture allégorique, Nochlin aborde le fouriérisme de Courbet. Faisant un exposé rapide et forcément schématique de Fourier, elle note que « le système de Fourier repose sur toute une série de correspondances complexes entre les catégories du naturel, du matériel, du psychologique et du social » [6]. Elle remarque les correspondances particulières des quatre passions affectives (Amitié, Amour, Ambition et Familisme) avec les âges de la vie (enfance, adolescence, maturité et vieillesse) et souligne la présence de ces derniers dans la toile de Courbet. Les quatre âges s’articulent autour d’une période pivot (« un stade qui d’après Fourier n’entre pas en ligne de compte dans cette structure puisqu’il en est au pivot et que le pivot n’intervient jamais dans le calcul du mouvement » [7]). Cette période qui court de trente-cinq à quarante-six ans est celle de la virilité « à quoi correspondent les passions affectives de l’amour et de l’amitié, autrement dit la plénitude de vivre ». Par un douteux saut dans le raisonnement, elle poursuit en notant ceci : « Or il n’est pas sans intérêt de savoir que Courbet fêta son trente-sixième anniversaire en 1855, l’année de l’Exposition universelle en vue de laquelle il avait conçu L’Atelier, celle aussi où il l’acheva ». Œuvre de la période charnière de la virilité, œuvre de la période pivot, le tableau obéirait à cette logique du pivot : « Le peintre s’est littéralement représenté au pivot de sa toile, à une place immuable au cœur de l’activité déployée tout autour ». On remarquera avec Nochlin la présence de l’Amour en la personne du modèle ou de la muse nue, de l’Ambition en celle de l’enfant et celle du chat (« un des animaux préférés de Fourier » [8]). Mais si « la présence de ce félin élégant [...] ne peut guère se justifier par le respect pour la doctrine », cela voudrait signifier que le reste le peut. Si les arguments ne sont guère convaincants, demeure néanmoins l’affirmation d’un lien entre Courbet et le système de Fourier et cette hypothèse qui poserait L’Atelier en fresque fouriériste. Les arguments historiques en vue de la rendre plausible sont plus intéressants et ils dévoilent l’actualité de Fourier au moment où Courbet produit ses plus grandes œuvres. En ce sens, si Courbet se définit et se conduit en fouriériste, ce n’est pas dans une accroche anachronique, à un penseur du passé, mais bien comme en réponse aux problèmes posés par l’époque. En quoi être de son temps signifie non pas tant obéir aux idées portées par l’époque que trouver (même dans le passé) les idées pour la dire.

Pour repérer le « fouriérisme » de Courbet, il nous faut faire un détour par un peintre mineur, ouvertement fouriériste. Il s’agit de Dominique Papety (1815-1849), qui réalise en 1843 un immense tableau intitulé : « Un rêve de bonheur ». Cette œuvre, note Nochlin, « utopiste dans sa forme autant que dans son contenu, se veut [...] explicitement fouriériste de par ses intentions iconographiques en même temps qu’idéalisatrice de par le classicisme de son style » [9] . On y trouve de façon explicite le mot Harmonie inscrit sur le socle d’une statue et sur le livre que lit l’un des personnages : Unité Universelle. Papety fut assistant de Chenavard (1798-1883), critiqué par Baudelaire qui dans une chronique consacrée au Salon de 1846 le trouve « appliqué et plein de bonne volonté et par conséquent digne de pitié » [10]. C’est sur un même ton railleur que « Musset et Balzac ont tous deux brocardé les ambitions des peintres apocalyptiques et fouriéristes » [11]. Subsiste un épisode intéressant qui alimente l’argumentaire de Nochlin. Vers 1848, Papety réalise « une ambitieuse ébauche d’un tableau fouriériste franchement doctrinaire » [12]. Intitulé Le dernier soir de l’esclavage, ce tableau est destiné à François Sabatier, « ami et défenseur de Courbet » et par ailleurs proche associé du protecteur de ce dernier, Alfred Bruyas, qui se fait lui-même l’apôtre de l’Harmonie Nouvelle (autrement dit fouriériste). Durant l’été 1854, Courbet séjourne chez Sabatier, réalise un portrait au crayon de ce même Sabatier. On peut penser avec Nochlin que Sabatier, véritable militant fouriériste qui « quand il ne cultivait pas les vignes du domaine familial, dressait des plans de phalanstères », qui participe au mouvement de 1848, et qui soutient les artistes de la mouvance comme Devéria, Chenavard, Hebert et Papety, a dû s’entretenir avec Courbet de ses idéaux. Ayant dû quitter Paris après l’insurrection de 1848, il s’établit près de Montpellier, et poursuit, semble-t-il, sa lutte pour un monde meilleur en se tournant vers le travail des artistes. Il est d’autre part associé à « Alfred Bruyas, protecteur de Courbet », « qui se décrivait comme un représentant de la Nouvelle Harmonie et qui poussa le zèle jusqu’à publier un libelle fouriériste avorté, Les notes d’Harmonie » [13]. C’est chez lui que Courbet voit le dessin préparatoire de Papety, en cette même année 1854. Pour Nochlin cette rencontre ne peut qu’influer sur l’Atelier (1855) : « on peut considérer que l’Atelier vient par certains côtés traduire, dans des termes contemporains, concrets et personnels, les généralisations fouriéristes inscrites en lettres rouges sous l’esquisse du projet grandiose, mais inachevé, de Papety » [14]. Nochlin poursuit en notant des correspondances dans la comparaison de l’esquisse de Papety et du tableau abouti de Courbet :

Papety mentionnait explicitement la description de Savants qui ont fait avancer l’heure d’Harmonie [le dernier stade de l’évolution fouriériste], ainsi que celle d’artistes et [de] poètes transportés par l’enthousiasme : or sur toute la partie droite de la toile de Courbet se pressent des artistes, des critiques et des philosophes qui, de l’avis du peintre, ont pris une part importante à l’élaboration du monde nouveau. Papety parlait d’un homme grand et fort : Courbet peint un athlète valeureux. Papety imaginait une multitude d’ouvriers : Courbet, avec une grande économie de moyens, nous présente un manœuvre et sa femme... [15]

Selon cette même logique comparative, on trouverait explication à la présence du vieillard, du prêtre et du rabbin, des visiteurs élégants. « Enfin le guide spirituel d’Harmonie, qui devait occuper le centre de la composition de Papety n’est bien sûr autre que Courbet en personne, l’artiste occupé à créer un paysage au milieu de son atelier » [16]. Ajouté tardivement, l’enfant viendrait confirmer l’influence fouriériste en faisant référence à un point important de la théorie à savoir l’éducation. Lui qui gribouille devant le maître, incarne la singerie ou manie de l’imitation : « Le gamin qui travaille assidûment à parfaire son dessin maladroit apprend en copiant ; initié à la peinture par un maître, à son tour il deviendra lui-même un des maîtres du futur » [17].

Si l’on reste dans l’hypothèse de Nochlin, le rapport de l’artiste au présent prend un détour intéressant et questionne la relation que l’on peut entretenir avec le fouriérisme. L’enjeu qui serait apparu à Courbet lorsqu’il découvre le projet de Papety est le suivant : « Il est sans doute possible d’avancer que le pédantesque et médiocre dessin de Papety invitait Courbet à relever le défi, à montrer s’il était ou non capable de traduire ce classicisme académique dans un langage pictural contemporain issu de son expérience personnelle » [18]. Et si selon Nochlin le pari est bien sûr gagné (« L’Atelier est un tableau d’Avant-garde, au sens où le terme, conformément à sa dérivation étymologique, implique l’alliance des forces de progrès sociales et artistiques » [19]), cela nous entraîne à interroger plus précisément le mot d’ordre imposant d’être de son temps.

Là où Papety et les peintres de sa mouvance se mettent en demeure de figurer les grandes abstractions progressistes et généreuses sous la forme de fictions picturales, entre classicisme et pompiérisme, Courbet impose un retour au réel. Quand ils se mettent à l’ouvrage pour représenter ce qui n’est pas (encore) ou ce qui n’est plus, croyant par là tenir le sens d’une vérité du monde, Courbet s’enfonce vers plus de réalisme sous la forme de ce qu’il nomme « allégorie réelle » (sous-titre de L’Atelier). Se dégage que tout système de lecture du monde, posé en théorie, ne trouve sa mise en forme picturale que dans la réalité du temps et à travers elle. Fourier (rappelons-le, il est à l’époque mort) peut être perçu comme un penseur de l’échec en ce que sa théorie n’a pas su trouver en son temps sa réalisation, mais aussi, à l’inverse comme le promoteur visionnaire d’une théorie pour le temps futur. C’est dans cette logique-là qu’il faudrait alors lire ou plutôt regarder l’allégorie réelle que constitue l’Atelier. En quoi, semble dire Courbet, si nous appliquons la théorie de Fourier, c’est au monde tel qu’il est qu’il faut le faire et non à ce qu’il fut ou sera. Notons qu’à la même époque le mouvement fouriériste s’inscrit dans le paysage politique et que quatre ans après l’Atelier, Godin construit le familistère de Guise. Et si « L’Atelier du peintre expose de manière décisive les vues politiques les plus progressistes en pensant dans le langage formel et iconographique le plus élaboré disponible au tournant du XIXe siècle » [20], la question se pose pour ce qui advient ultérieurement.

Saisies entre visualisation onirique et allégorie réelle, les représentations esthétiques du système fouriériste donnent au XIXe siècle naissance à une production de tableaux qui avec talent et génie d’un côté, application rigoureuse de l’autre, s’inscrivent dans un moment d’interrogation de l’art sur lui-même. Et cette interrogation de l’art sur lui-même double une intense activité sociale ou politique, forme visible de l’interrogation que la société porte sur elle-même. Fourier est à l’époque une voie possible que la politique pouvait prendre. Les essais de phalanstère, la construction du familistère de Guise sont les traces de ce que cette voie est tentée [21].

Ce n’est qu’au tournant des années soixante du XXe siècle, quand l’interrogation sociale réapparaît, que l’on retrouve Charles Fourier, au cœur de l’investigation sociale, esthétique et artistique née autour du surréalisme. L’Ode de Breton signe cette redécouverte et ouvre à une actualité de Fourier dont le message philosophico-politique redevient d’époque. Agir avec son temps, et notamment pour l’artiste, peut impliquer d’aller faire le détour par Fourier. Le mouvement politique, qu’il soit l’exégèse du marxisme, d’action de transformation ou de refondation, rencontre Fourier. Les critiques du Marxisme retrouvent au détour de Marx ses jugements sur Fourier ; ceux qui s’engagent dans la radicalité comme par exemple les situationnistes mettent Fourier en bonne place dans leur panthéon. Quant à ceux qui vont tenter l’expérience de la vie champêtre en communautés, ils ont le phalanstérien en référence. Dans le domaine de l’art, outre donc le surréalisme, c’est avec Debord qu’on voit réapparaître Fourier. Dans Panégyrique 2 est mis en bonne place celui de Fourier qui relate comment sa philosophie ne pouvait être qu’une « philosophie du Non » : « j’avais présumé que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines, qui n’avaient jamais fait la moindre mention utile au corps social, et qui, malgré les immenses progrès de l’industrie, n’avaient pas même réussi à prévenir l’indigence... ». Et c’est de ce qu’il y a mensonge de la philosophie que Fourier pense la question de la relation immédiate entre l’idéal et sa réalisation. Les situationnistes, eux aussi inspirés par le jeune Marx lui-même charmé par Fourier, mettent en avant un Marxisme de l’action inspiré du fameux jugement de l’Idéologie allemande : « Les philosophies n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer ». Le travail plastique de Debord, principalement inscrit dans le cinéma, comporte néanmoins quelques interventions sur toiles ou in situ. Parmi elles, le célèbre Ne travaillez jamais [1953] inscrit par Debord sur un mur de Paris. Sur toiles subsistent quelques « Directives » dont celle qui est reproduite dans Panégyrique 2. En 1963, Debord en rédige cinq ; il présente en 1990, la Directive 2 : Réalisation de la philosophie. On la lira comme un précepte fouriériste autant que marxiste. Et par-delà le simple jeu de langage à quoi elle pourrait être ramenée, c’est bien quelque chose de plus profond qu’il faut y voir. Tout d’abord, ceci : énoncer du philosophique impose à celui qui l’énonce un devoir de réalisation. Debord se présente comme un être dans le siècle ayant vécu en philosophe, c’est-à-dire ayant vécu ses propres idées. Mais outre que cela est possible pour une personne ou pour ce groupe dont le on est l’énonciation, quelque chose d’autre transparaît. Réalisation de la philosophie impliquerait une immédiateté où l’énoncé trouve sa chose. Serait ainsi mis hors circuit le moment intermédiaire auquel s’arrête habituellement la philosophie. Situé entre l’énoncé et sa réalisation, celui-là est le moment de l’idée lue, critiquée, malmenée, régurgitée, complexifiée ou simplifiée, un moment où l’idée est détachée de son tenant et de son aboutissant. Cet espace de la représentation (ou, dans le vocabulaire situationniste, du spectacle) engouffre l’idée et lui interdit toute réalisation. Perdue à être expertisée, l’idée se coupe du réel pour se fondre dans l’image d’elle que lui offre la représentation. En écrivant sur toile ses Directives, Debord, tout comme il le fait dans le cinéma avec Hurlement en faveur de Sade, tente l’élimination du stade intermédiaire de l’image où se génère le spectacle. Cependant, la critique de l’image n’implique pas sa fausseté intrinsèque : « Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images » [22].

Il s’agirait en quelque sorte de réaliser l’art comme on réalise la philosophie. Ici encore Fourier est référence. Sa vision de la société d’Harmonie entraîne de facto l’art par et dans sa généralisation. L’art que nous connaissons n’est que la production d’images séparées et de l’idée et du réel. Il n’est que l’image de l’image, l’image de la représentation. Cet enfermement dans la sphère intermédiaire en fait un objet de critique tant chez Fourier que chez Debord. Si l’on considère la perspective situationniste (ou en tout cas debordienne) de l’art comme devant répondre à une exigence de vérité, c’est dans un double mouvement qu’elle nous entraîne. Et c’est en ce sens que Fourier est sollicité. Il s’agit à la fois d’une critique de l’image de l’image, dont par exemple La Société du spectacle (le film) est le modèle (mais aussi Mémoires réalisé avec Jorn), et d’une réalisation de l’art, dont les directives seraient modèles : elles agissent comme des moments de critique de ce qui s’impose comme réel. Mais en même temps, et Debord y insiste, faire de l’art c’est refuser le devenir artiste. L’artiste n’étant que le personnage illusoire du faiseur d’images à partir de l’image, échappe à la vérité requise. Et de même qu’il se présente comme philosophe « réalisé », Debord se montre comme artiste du dépassement de l’art, ou de l’art réalisé : « Et par exemple ma contribution à l’art extrême du siècle, comme monument historique bien particulier » qui est affichée dans Panégyrique 2, prône sa pertinence à n’avoir jamais été montrée plus : « C’est son excellence, d’avoir pu s’en tenir là » [23].

Contribuer à « l’art extrême du siècle » dans les années 1960, retrouverait une thématique semblable à ce qui pouvait se faire un siècle auparavant. Fourier serait comme un pivot, difficilement dépassable, du rapport de l’art au réel. Inscrire l’art dans une logique de vérité entraînerait une référence « obligée » à lui. Ce que Debord entrevoit serait-il, à la même époque, concrétisé de façon plus « artistique » par Filliou ? Subsistent deux pièces, signées Filliou, qui font référence explicite à Fourier. Mais aussi, et peut-être surtout, ce « projet de recherche », dédié à Fourier et intitulé Les principes d’économie poétique, et qui montre l’interférence de la problématique esthétique et de la problématique économique. Ces principes qui constituent une des trames théoriques sur laquelle se développent les interventions plastiques de Filliou, et qui aboutissent à envisager la République géniale, peuvent être lus comme un développement de ce que Fourier avait pu exprimer. En tout cas Filliou exprime sa dette :

« Les Principes d’économie poétique sont sans doute le projet de recherche qui m’a occupé le plus. J’y ai travaillé pendant une quinzaine d’années. Je l’ai dédié à Fourier, penseur et utopiste qui, au XIXe siècle, a réussi, bien avant Marx et Freud, à concilier leurs théories, c’est-à-dire qu’il a envisagé, il y a cent ans, la société que visent les hommes aujourd’hui. Il est le précurseur de nombreux mouvements de libération d’aujourd’hui : ‘Si l’homme manque d’idées c’est le moment de livrer le monde aux femmes et aux enfants’. Fourier avait découvert le secret de l’harmonie. Pour la création permanente d’une liberté permanente. Lorsque j’ai parlé de la création permanente, j’ai parlé aussi de la création permanente d’une liberté permanente. Le territoire de la République géniale est plus ou moins voué à la libération de l’enfant, de celui resté vivant en chacun de nous. [24]

Formé à l’économie, inspiré par la poésie, Filliou « pense aux travailleurs sans lesquels il ne peut y avoir la poésie. Je conçois des projets pour trouver comment la poésie, qui est futile, pourrait leur être utile. En d’autres termes comment concilier la gnose, si gaie, à l’économie si sinistre. Comment passer du travail comme peine au travail comme jeu. » [25]

Au milieu des années soixante dix (1975/76), Filliou propose une boîte en carton ouverte qui, sur sa droite, représente une gravure de Fourier et, sur la gauche, une page où est tracé à la main « Grâce à Fourier ». En haut et en bas du texte, une série répétée de trois initiales RF, FS, CF. Si la lecture est assez simple, Robert Filliou (RF) qui rend grâce à Fourier (CF) ; ou encore Robert Filliou (RF) reconnaissant les mérites de Fourier (CF), apparaît comme une énigme : que signifie ce FS, pris entre RF (Robert Filliou) et CF (Charles Fourier) ? [26] Contentons-nous ici d’y voir un moment pivot articulant la relation que l’artiste a au penseur. Que l’on signifie Freud ou Sade par ces deux initiales, c’est l’idée du passage, du lien et donc du pivot qui est dessinée. Peut-être Filliou s’inscrit-il alors dans la lignée tracée par Barthes, qui ouvre une ligne de cohérence entre Sade, Loyola et Fourier ; c’est plus certainement l’axe du contre-monde qui semble transparaître. Voilà en tout cas ce que paraît signifier une seconde pièce, au même titre « Grâce à Fourier » (1979). Il s’agit d’une idée dont l’intitulé complet est vidéo UNIVERSCITE/Principes d’économie Poétique/1. Grâce à Fourier »

J’appelle ça en anglais From madness to nomad-ness. C’est de la folie au nomadisme. Oui un projet de cinq milliards d’années, parce que je me dis, il faut se donner du temps, ça prendra un peu de temps [...] Pour la première fois, j’ai fait une bande-vidéo en français, à Véhicule, à Montréal, que j’ai appelée Grâce à Fourier, le Charles Fourier que j’aime beaucoup, des phalanstères. C’est une performance où nous jouons avec des pommes. » [27]

La pomme, fruit fluxien décliné par Yoko Ono, est ici ramené à une généalogie qui aboutirait à ce que Filliou nomme la Cinquième pomme ou principe de non-comparaison. Dans un entretien avec Jacques Donguy (1981) [28], référence est faite à Fourier :

Selon Charles Fourier, quatre pommes eurent une importance capitale pour l’humanité. 1) Celle que Eve offrit à Adam, 2) celle du jugement de Pâris, 3) celle qui tomba sur la tête de Newton, 4) celle dont le prix abusif fit comprendre à Fourier que quelque chose ne marchait pas dans la société de son temps, ce qui l’amena à l’étudier et finalement à concevoir son système d’harmonie.

Fouriériste, Filliou s’arrime à cette mythologie des commencements, pense en mesure fouriériste en milliards d’années et envisage une économie alternative et poétique pour un autre monde. Cette vision de l’autre monde n’est, tout comme pour Debord, pas à envisager comme une posture mais comme un déjà-là dont l’artiste, avec ses moyens d’artiste, pose les prémisses et sur lequel il engage sa propre vie et, selon ses moyens, l’art. L’artiste pivot dont Courbet aurait posé l’archétype se retrouverait ici. Peindre le réel serait dans cette logique d’accroche à Fourier s’inscrire dans la généalogie inversée (celle de l’autre monde) et poser les premiers jalons d’une réalisation alternative. En ce sens peindre le monde tel qu’il nous apparaît ne serait qu’une accumulation d’images de l’image alors qu’il s’agirait d’en retrouver l’à-rebours, de retrouver le chemin perdu.

Les quelques tentatives de références actuelles à Fourier semblent échapper aux pré-requis de l’engagement de soi et de son art. Certes, elles mettent en avant l’idée d’engagement, mais celui de l’époque, c’est-à-dire une pensée gentille dans un monde méchant, une pensée généreuse dans un monde égoïste ; c’est la cohorte des bien pensants, bien intentionnés, qui « sautent comme des cabris » pour indiquer leur indignation mais dont la vie au quotidien ne fait que réalimenter le monde qu’ils disent dénoncer. Et si Fourier apparaît dans leurs références c’est un peu comme une icône de leur désolation - ou, pire, comme un signe de ce qu’ils ne seraient pas dupes alors qu’ils amassent les subsides de leur collaboration au monde. Et les commanditaires d’art qui voudraient tant que les artistes agissent leur rôle les sollicitent pour monuments divers. Dans un de ces journaux disponibles sur internet on lit les pauvres dérives d’un de ces gens qui croient que leur vie est la vie ; au détour d’un bistrot il croise Liam Gillick « dont j’ignorais parfaitement la notoriété [...] le plasticien parut ravi de n’être pas reconnu, de pouvoir se laisser aller et d’oublier le projet difficile de la construction du monument à Charles Fourier qui lui avait été commandé » [29]. Sur cette commande, rien, sinon que l’artiste va à Fourier par le biais de la commande. Mais qu’elle se tourne vers Gillick est intéressant en ce que les préoccupations se veulent politiques et réfèrent notamment au situationnisme. Sans doute Gillick, maître dans le vocabulaire et les outils de l’époque, est-il tout comme Thomas Hirshorn apte à dire avec le langage de l’époque. La question est : que disent-ils ? Certes, il ne s’agit pas d’inverser les rôles et d’imposer à l’artiste de dire ce que le philosophe ne sait lui-même dire. Et d’une certaine manière les « fameux » monuments de Hirshorn (à Deleuze, Bataille, Foucault, Nietzsche...) se retournent contre nous les philosophes et nous contraignent à nous demander ce que nous faisons et pensons pour notre temps. Gillick et Hirshorn regardent le monde qui s’éloigne et en retiennent les images. Celles-là, qu’ils accolent aux textes, voudraient atteindre à la signification du texte mais le texte est lui-même devenu une image. Dans la proposition pour un monument à Fourier, dans sa ville natale, les deux artistes sollicités jouent de cela. Dejanov comprend intuitivement la « perte du texte », il lui substitue le logo de l’époque, le signe de l’artiste en lieu et place du texte. Et sans doute, tout aussi intuitivement, il comprend l’enjeu multiplicateur décrit par Fourier en jouant sur la case vide autour de quoi tout se développe de sens. Quant à Heger, sa vitrine Céladonie a l’intérêt de jouer sur l’énigmatique vocabulaire fouriériste et sur sa portée néanmoins intentionnelle en proposant une réduction du projet aux Etats-Unis. C’est sans doute davantage le vocabulaire utilisé et les statut et fonctions de l’artiste aujourd’hui qui auront été un frein à la réalisation [30]. Une disjonction ferait que le texte ne se reconnaît pas dans le monde de l’art d’aujourd’hui [31]. Cet échec de la rencontre retrouve ce qui se produisait déjà au siècle dernier mais devient aussi significatif de l’époque. Tout au plus pourrions-nous tenter, en nous appuyant sur l’axe Courbet, Debord, Filliou, de dessiner les contours de ce que pourrait être la référence fouriériste en art. L’engagement cynique debordien et l’engagement ironique de Filliou supposent tous deux une lecture préalable et une réflexion théorique aboutie sur le monde et l’art. Ce sont ces deux mêmes exigences que l’on trouve chez Courbet. L’impossibilité actuelle tient à ce que du monde et de l’art l’artiste n’a plus la capacité de réfléchir. Seuls les commanditaires se placent dans ce rôle réflexif laissant l’artiste réagir à un questionnement qui n’est pas le sien, dans une forme qui n’est plus interrogée.

On retrouve au détour d’une pratique plastique des références à Fourier qui fonctionneraient plus sur l’allégorie ou le clin d’œil. Il y a ce portrait du père sévère que Jean Messagier grave pour une édition du Charme composé (Fata morgana, 1976) ; ou encore une série de dessins autour d’un portrait de Fourier réalisés par Gilles Touyard. Chaque dessin, sous un traitement brut, reprend soit la forme « babélisée » d’un phalanstère, soit une carte des cosmogonies, soit la posture déséquilibrée de Fourier statufié. Il y a encore cet autre dessin de Barbara Puthomme, reprenant allégoriquement la fleur de Fourier. On serait ici dans une série de clins d’œil, rappelant une présence comme fantômatisée, mais en aucun cas dans un art fouriériste ou un art prolongeant le texte de Fourier jusqu’à notre modernité (voir illustrations).

Que serait un art fouriériste, ou plus précisément un art qui s’engagerait dans une lecture fouriériste du monde ? La question résolue par Courbet devrait-elle imposer sa réponse aujourd’hui, par et dans l’utilisation des formes contemporaines les plus abouties, en vue de dénonciation et de recomposition du monde ? C’est questionner la possibilité d’un art politique et délimiter le champ de ce que serait un art politique. Mais, on le voit, rien n’est alors simple. Entre le tout est politique et la réduction du politique au mode de gestion des gens, l’art est soit un élément nécessairement politique, soit l’ailleurs du politique. Mais, et c’est un des intérêts de la vision fouriériste : qu’il soit promu à la généralité ou à la spécificité, l’art serait amené à mettre au jour les rouages du monde destructeur (la pomme de Filliou) et indiquerait les pivots de refondation. L’artiste serait alors un théoricien qui utiliserait les images et les formes comme la philosophie utilise concepts et agencements, en vue de dénoncer les méfaits de la civilisation et les lignes de positivité. Faudrait-il voir comme une progression où l’artiste serait le metteur en images de ce que la philosophie a mis en concept, ces images devenant imagos ou moules possibles du réel ? Un tel schéma pourrait séduire mais il mettrait en avant deux types constitutifs de la civilisation, deux rouages d’elle, à savoir l’artiste et le philosophe. Serait alors réhabilitée une clause d’excellence ou d’expertise qui leur conférerait une supériorité dans la lecture du réel. Or, comme dirait Fourier, tous ces gens-là ont largement fait preuve de leur impéritie, et il est urgent que les concepts et les images soient libérés du moule institutionnel qui les contient. Alors, un art et une pensée renvoyés à chacun de nous. Mais ici encore il faudrait lever une autre clause où la créativité de tout un chacun ne peut se révéler qu’une fois lavée de la gangue des préjugés et de l’éducation. L’individu ne deviendrait créateur qu’une fois sorti des logiques de la civilisation. D’où la question éminemment politique de l’alternative qui se pose : changer le monde pour que l’art et la pensée changent enfin ; mais en même temps, pour changer le monde, il faut voir dans le réel ce qui est, fonction éminemment esthétique. Tel est le cercle vicieux où s’enferment les bonnes volontés.

29 août 2005, Jussey


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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