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« & l’utopie : pour l’art. Esquisses sur les rapports entre l’art, l’utopie et le politique à partir des œuvres de Claude-Henri Saint-Simon et de Charles Fourier »
Florent Perrier a soutenu sa thèse de doctorat en Arts et Sciences de l’Art, sous la direction de Marc Jimenez, à l’Université Paris-1, le 16 décembre 2004
Article mis en ligne le 20 décembre 2004
dernière modification le 19 février 2006

par Perrier, Florent

Avec la rupture politique et sociale représentée par la Révolution française de 1789, avec les bouleversements précisément provoqués par cette rupture dans l’imaginaire des peuples occidentaux, dans leurs mentalités, le regard porté sur l’utopie évolue de manière radicale et cela, justement, dans le sens d’une radicalité politique inédite. Restée jusqu’alors essentiellement cantonnée aux rêveries littéraires ou aux visions bucoliques dénuées de toute incidence sur le réel, l’utopie se transforme, à partir de cette période mouvementée, en un moyen d’action destiné à rendre effectivement sensible la possibilité même d’une société autre. A cet égard, traditionnellement présentées comme fondatrices d’un socialisme encore balbutiant - le « socialisme utopique » -, les œuvres de Claude-Henri Saint-Simon (1760-1825) comme celles de Charles Fourier (1772-1837) apparaissent, fort de leurs singularités propres, fort de leurs disparités, comme l’une des traces principales de cette métamorphose de l’utopie passée, dès l’aube du XIXe siècle, dans la sphère plus concrète d’une résistance à l’ordre établi. A ces ruptures historiques qui affectent ainsi l’espace du politique se joignent en outre, dans le même temps, des changements essentiels quant à la place de l’art et de l’artiste dans la société, quant à leur rôle à l’avant-garde d’une société à venir, autant d’interrogations ou de réflexions développées au sujet de l’art en ses implications directement politiques et dont les œuvres de Saint-Simon ou celles de Fourier exposent d’ailleurs les tout premiers linéaments. Héritiers critiques de la Révolution française, fondateurs d’un socialisme encore innommé, sources mal connues d’un engagement de l’art pour la construction d’une société plus juste, les écrits de Saint-Simon et ceux de Fourier, parce qu’ils figurent très exactement à la croisée de ces différents domaines alors en pleine mutation, constituent la base de ce travail de thèse, la base de ces esquisses destinées à éclairer, au final, la genèse des rapports modernes et contemporains entre l’art, l’utopie et le politique.
Elaborée à partir des écrits de Saint-Simon et de Fourier - et non à partir des « écoles » qui s’en réclament -, cette recherche s’inscrit donc principalement dans le cadre historique, politique et artistique de la première moitié du XIXe siècle français même si, par ses visées aussi bien que par les analyses qui l’ont nourrie, sont fortement présents les travaux de Karl Marx, de Walter Benjamin, d’Ernst Bloch ou, plus contemporains, ceux de Louis Marin, de Pierre Klossowski ou encore de Miguel Abensour. Cinq thématiques principales - du corporel  ; de la communauté  ; du politique  ; du déplacement  ; du discours critique - constituent l’armature théorique de cette recherche : autant de points d’ancrage pour une étude des écrits de Saint-Simon et de Fourier (lesquels sont par ailleurs abordés de manière distincte et selon leurs spécificités propres), autant de points de vue également privilégiés afin d’ouvrir, simultanément, des perspectives et des espaces d’interrogation sur les rapports actuels entre l’art, l’utopie et le politique.

Le destin du corps et de ses pulsions, le destin des désirs exprimés par l’individu dans le cadre d’un monde en pleine transformation - ce monde de l’apparition et de la domination d’un capitalisme indifférent aux singularités et sourd à leurs revendications -, tel est le noyau principal autour duquel se déploie la question du corporel. Exposé aux mutilations et aux contraintes corporelles, diminué par la pauvreté aussi bien que par le dressage qui lui est imposé, morcelé en son corps comme en son être, devenu à soi-même indéchiffrable, le sujet - ce sujet des éternels « vaincus » - se voit en effet nié par une société qui s’oppose avec virulence, en ce début du XIXe siècle, à tout développement de ses potentialités immanentes. Devant ce constat dressé sans appel par Saint-Simon et par Fourier, ces derniers explorent les voies - utopiques - d’un épanouissement sans limites des passions humaines, les voies d’une libération générale des potentialités qui tendrait dès lors vers la constitution, à venir, d’un homme intégral. Il s’agit ainsi, et plus particulièrement chez Fourier, d’accroître et de varier les désirs, de placer le travail et l’économie générale de la société sous le signe du plaisir - non de ménager, grâce aux loisirs, des espaces consolateurs -, soit de faire proliférer les jouissances, de relancer en permanence les désirs et cela, critiquant de manière subversive l’arbitraire des normes et des conventions, afin de rendre constamment possible des ouvertures vers l’autre : vers la possibilité même d’un enrichissement réciproque et infini des singularités. Restituer au sujet sa dimension intrinsèquement plurielle, faire droit à ses désirs les plus spécifiques, c’est ouvrir non seulement l’espace du politique à la figure d’un homme émancipé mais, ce faisant, c’est préfigurer aussi l’existence même d’une communauté réconciliée, une communauté dont chacun des membres pourrait dès lors être, de la manière la plus essentielle, artiste en puissance.

Cette communauté espérée, il est précisément du ressort des artistes de la rendre possible et l’avant-garde des artistes a justement pour mission - notamment chez Saint-Simon qui, le premier, formule et développe cette idée - de pressentir, de désirer et d’appeler le peuple à venir grâce à la puissance des beaux-arts, grâce à la force de l’imagination. Renforcés dans leur autonomie, libérés des servitudes imposées par le pouvoir, les artistes deviendraient ces guides susceptibles d’acheminer le peuple vers le lieu même de son émancipation, ces précurseurs vigilants susceptibles de constituer ainsi, par les arts, à travers leurs œuvres, une conscience collective nouvelle. L’objet de cette deuxième thématique - de la communauté - est dès lors d’explorer les différents mécanismes de cette mobilisation et de cet entraînement des consciences par l’art, de mettre à jour la spécificité de ces relations entre l’art et l’enthousiasme populaire, celles qui favorisent, par l’intermédiaire du développement d’un art actuel, un art en prise avec son temps, un art « social », le changement des mentalités et le bouleversement consécutif de l’espace du politique. Ainsi prendrait forme, à travers le partage collectif du sensible, une association dynamique des singularités émancipées, soit une communauté en mouvement et dont les liens tissés entre les individus, des liens de prime abord sensibles, seraient toujours plus renforcés aussi bien que relancés par la propagation de sentiments sociaux : par un ensemble de pratiques créatrices qui, comme l’opéra chez Fourier, mêlant le cultuel au culturel, cherchent à offrir à tous, dans le cadre d’une communauté envisagée telle une sculpture sociale, la possibilité d’un épanouissement effectif de leurs potentialités qui puisse être, dans le même temps, précisément constitutif de cette même communauté.

Si les deux premières thématiques abordées dans cette recherche soulignent la place et l’importance du sensible dans les œuvres de Saint-Simon et de Fourier, c’est aussi afin de pouvoir mettre en exergue - dans la première partie du politique - combien l’interprétation tendancieuse de leurs écrits par une tradition socialiste dominante a justement conduit à négliger cette dimension ; du « socialisme utopique » au « socialisme scientifique », la rationalisation des discours utopiques a en effet débouché sur la perte du recours au sensible, l’héritage marxiste orthodoxe - et non pas seulement l’œuvre de Marx, trop souvent détournée - occultant délibérément le rôle joué par l’art dans ces écrits et, partant, son importance pour l’émancipation à venir du peuple. La reconquête de l’espace du politique par le peuple émancipé suppose en effet clairement, pour Saint-Simon comme pour Fourier, la mobilisation des arts, la mobilisation du pouvoir spirituel conféré aux artistes et leur implication constante dans la vie de la communauté. A cet égard, est plus particulièrement abordée ici la question de l’architecture, celle de son rapport à l’organisation des différents pouvoirs au sein de la société, son influence ainsi que celle des arts collectifs sur l’aménagement d’un territoire enfin ouvert aux libres mouvements de ceux qui le traverse et l’anime. L’éducation, en tant que politique du déploiement des sensibilités, occupe d’ailleurs une place fondamentale dans cette économie générale de la société et ce dans la mesure où elle contribue justement à développer autant l’intelligence que la sensibilité : à rendre précisément sensible les possibilités offertes au corps comme à l’esprit de pouvoir s’émanciper, de pouvoir se réapproprier pleinement, à terme, l’espace même du politique.

De la place accordée au corps à l’organisation de l’espace du politique pour une communauté émancipée, les trois premières thématiques développées dans cette recherche exposent et analysent donc plus spécifiquement, à travers les écrits de Saint-Simon et de Fourier, les liens de contiguïté tissés par eux entre l’art et le politique.

Les thématiques du déplacement et celle du discours critique interrogent et soulignent quant à elles, plus étroitement, le travail de l’utopie à l’œuvre dans les textes de Saint-Simon et de Fourier, ce travail qui, déployé aux limites mêmes de l’art et du politique, est précisément destiné à faire évoluer ces limites, à les rendre mouvantes et malléables, à les trouer d’échappées afin de dégager les espaces d’une libération possible de la société, les espaces pour l’émancipation à venir de l’ensemble de ses membres. Ainsi, le paysage se transforme - chez Fourier par exemple - en un espace ouvert à de multiples étoilements, c’est-à-dire en une étendue composée de parcours infinis où viennent à se rencontrer et s’enrichir mutuellement les singularités disparates qui précisément composent, en tant que telles, la communauté. Il devient dès lors possible, selon l’image du réseau maintes fois convoquée par les deux auteurs, de circuler au rythme de bifurcations sensibles et de dépasser par là, au profit d’une décentralisation permanente et d’une dissémination des moindres pouvoirs, toute organisation centralisée et hiérarchisée du politique. Contre le système des limites et des clôtures territoriales ou idéologiques, contre le conservatisme et la répression qui leur sont afférents, Saint-Simon comme Fourier privilégient ainsi l’outrepassement de toutes limites instituées, leur dépassement au profit d’échappées subversives susceptibles de venir mettre à jour la possibilité même d’une société autre. Apparaît dès lors, dans leurs œuvres, cette figure récurrente de déplacements critiques permanents - déplacements et décentrements du regard comme de la pensée -, soit le refus de toute assignation ou encore cette volonté farouche d’entretenir un déséquilibre constant vis-à-vis de l’existant, vis-à-vis du monde-tel-qu’il-est : cette volonté d’en dévoiler en définitive l’arbitraire et le caractère hégémonique.

Cette distance critique entretenue face à la représentation convenue et consensuelle de la société de leur temps, Saint-Simon et Fourier en jouent en outre à l’intérieur même de leurs écrits, mettant en scène une politique du simulacre là encore destinée, par un travail sur l’ambiguïté ou sur l’ironie, à trouer de possibles la réalité systématiquement donnée pour immuable. A travers leurs discours et leurs postures utopiques -plus précisément abordés dans du discours critique -, sont ainsi mises à jour un ensemble de pratiques critiques de l’écart qui, par l’intermédiaire du doute notamment ou par une utilisation hétérodoxe du langage et de ses codes, travaillent en profondeur la réalité même afin d’en étendre justement le périmètre « officiel » à des possibilités faisant brèche et ouvrant dès lors vers une société autre. A cet égard, la posture utopique à l’œuvre aussi bien chez Saint-Simon que chez Fourier est une posture critique engagée au présent du subversif, soit une posture destinée à dévoiler ici et maintenant, derrière les discours narcotiques tenus par les tenants de l’ordre établi, des espaces propices au déploiement effectif de cette société autre. Se faisant tour à tour barbares ou corps étrangers, perçus tour à tour comme des barbares ou des corps étrangers et, pour cette raison, fortement stigmatisés, Saint-Simon et Fourier usent ainsi de l’intrusion du mimétique, du jeu ou de l’écart absolu, ils usent du mouvement même de l’utopie et de son insatisfaction critique permanente pour mieux consteller de failles le monde-tel-qu’il-est et rendre dès lors sensible, aussi bien qu’appréhendables, les promesses d’une société autre maintenue jusqu’alors sous silence.

L’introduction à ce travail de thèse, à ces esquisses sur les rapports entre l’art, l’utopie et le politique, a par ailleurs permis d’avancer, de développer et de théoriser, à partir des œuvres de Saint-Simon et de Fourier, un certain nombre de traits inhérents au mouvement même de l’utopie : autant de caractéristiques propres au discours et à la posture utopiques et qui, soulignées au fil des cinq thématiques abordées, permettent d’en repérer les conjonctions singulières ou les effets de contiguïté à l’œuvre avec l’art comme avec le politique. Cette recherche est ainsi traversée, de part en part, par la volonté première de mettre finalement en exergue le travail spécifique de l’utopie aux bords du politique, aux marges de l’art, par la volonté d’en montrer les interactions fécondes ou les échanges et partages avec ces deux « domaines » et d’en relever ce faisant la singularité extrême : en relever le mouvement même, sa subversion inentamée, mais relever aussi, plus spécifiquement, l’ouverture permanente de son sens et cela : pour l’art - & l’utopie : pour l’art -, pour un art non pas abstrait ou bien encore exempt de ses responsabilités politiques mais un art qui, au contraire, héritier et voix affirmée d’une esthétique de la résistance toujours plus vigilante, relèverait le défi, tiendrait le pari ou prendrait le risque, aujourd’hui encore, de rendre sensible la possibilité même d’une société autre.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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