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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Fourier dans le Larousse (1872)
Article mis en ligne le 10 mars 2006
dernière modification le 24 novembre 2007

par Bouchet, Thomas

1872 : Fourier est mort trente-cinq ans auparavant et l’Ecole sociétaire a perdu l’essentiel de sa visibilité ; dans le tome 8 du Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, on peut lire une notice consacrée à Fourier, et une autre au fouriérisme. Voici la première des deux.


Fourier (François-Marie-Charles), créateur de la théorie sociale qui porte son nom, né à Besançon le 7 avril 1772, mort à Paris le 8 octobre 1837. Il était fils d’un marchand de draps, qui lui laissa en mourant (1781) 80.000 fr. de fortune. Après avoir fait d’assez médiocres études au collège de Besançon, il entra dans un magasin, fut tour à tour commis marchand à Rouen et à Lyon, établit un magasin d’épicerie dans cette dernière ville en 1793, se vit ruiné par la suite du siège que les Lyonnais soutinrent contre les troupes de la Convention, et, frappé par la réquisition en l’an II, servit pendant deux ans. Un congé de réforme lui permit de reprendre le commerce pour lequel pourtant il avait eu peu de goût, s’il faut en croire les disciples qui nous ont laissé des biographies du maître. Jeune encore il aurait fait, lui aussi, son serment d’Annibal ; employé comme simple commis (1799) dans une maison de Marseille, ses patrons lui auraient ordonné de jeter à la mer une cargaison de riz qu’ils auraient laissé se détériorer pour maintenir le prix des grains à un taux élevé, et de là aurait pris naissance son dégoût pour les spéculations mercantiles ; de là aussi le point de départ de ses idées de réforme sociale. Revenu à Lyon à l’époque du Consulat, et toujours commis marchand, il donna, dans le Bulletin de Lyon, quelques articles anonymes dont un, le Triumvirat continental, fut remarqué. Il y soutenait que l’Europe était menacée d’une crise suprême, après laquelle seulement elle jouirait d’une paix durable. Le Triumvirat, c’était la France, la Russie et l’Autriche. L’Autriche ne pouvait longtemps disputer le sceptre, et la lutte sérieuse pour la suprématie sur le continent devait avoir lieu entre la France et la Russie. L’empereur souffrait peu qu’on s’occupât, dans les journaux, de ces sortes de considérations politiques. Dubois, alors commissaire général de police à Lyon, eut ordre de s’enquérir du nom de l’auteur ; Ballanche, qui était l’imprimeur propriétaire du Bulletin, représenta l’écrivain inconnu comme un jeune homme étranger à toute idée politique, et soutint qu’il n’avait pensé traiter qu’une question de pure géographie. Le futur auteur de la Palingénésie disait vrai sans le savoir : Fourier n’a jamais été un homme politique. Sa théorie lui a été inspirée, sans aucun doute, par le grand mouvement de transformation auquel il a assisté dans sa jeunesse ; mais à ce mouvement, chose singulière, il n’a jamais rien compris, car ses écrits sont pleins de déclamations contre la Révolution française. Le premier livre publié par Fourier est la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (Leipzig [Lyon], 1808, 1 vol. in-8°). Ce volume, quoique passablement gros, n’est qu’un programme, ou mieux un prospectus, un aperçu de système. Fourier promettait d’en développer l’ensemble dans un avenir prochain ; mais le peu d’attention qu’il obtint au début ne lui permit de réaliser cette promesse qu’en 1822, dans son Traité d’association domestique et agricole (2 vol. in-8°). Ici, les idées de l’auteur perdent en originalité ce qu’elles gagnent en étendue, et, sous ce dernier rapport, la Théorie des quatre mouvements, l’édition primitive du moins, restera comme un monument des plus curieux de l’imagination humaine. C’est là que se trouve l’étrange cosmogonie de Fourier. Selon lui, notre globe doit durer quatre-vingt mille ans, divisés en quatre phases : une phase de malheur, qui dure depuis six mille ans ; deux phases d’unité sociale ou de bonheur, qui durent soixante-dix mille ans ; enfin une phase d’incohérence descendante ou de décadence, qui doit durer cinq mille ans. Il donne deux âmes et deux sexes à toutes les planètes ; le fluide boréal de la terre est mâle, celui du pôle austral est femelle ; quand le genre humain sera dans la phase d’harmonie, notre planète engendrera un printemps éternel ; par l’expansion d’un acide atrique boréal, l’eau de la mer se changera en limonade, les poissons deviendront des serviteurs amphibies traînant des vaisseaux et les animaux féroces des porteurs élastiques, servant de bêtes de somme ; la stature de l’homme atteindra 7 pieds ; son existence moyenne sera de cent quarante-quatre ans ; la population du globe doit s’élever à trois milliards d’habitants, et l’on ne comptera pas moins de trente-sept millions de poëtes égaux à Homère, trente-sept millions de géomètres égaux à Newton, trente-sept millions d’écrivains dramatiques égaux à Molière, etc. Suivent des considérations plus ou moins étranges sur les rapports des sexes, considérations qui se rapprochent beaucoup de ce qui a été enseigné par M. Enfantin en 1830 ; mais, au milieu de ces rêveries plus ou moins bizarres, on trouve, avec une critique vigoureuses des désordres sociaux et surtout des anomalies du commerce, des vues neuves sur les avantages de l’association. Cette partie est celle où Fourier se montre vraiment supérieur. Les étrangetés de son premier livre ont un peu été modifiées par lui dans ses ouvrages subséquents, mais sans que le fond de sa doctrine en ait subi aucune altération essentielle. Cette doctrine, conçue de toutes pièces, ne ressemble en rien aux élucubrations des anciens utopistes, Campanella, Thomas Morus et les autres. Ils combattaient les passions ; Fourier, au contraire, en fait le ressort de son ordre social ; mais c’est à l’article FOURIERISME que nous exposerons complètement un système dont il nous suffit ici de donner une idée très-générale.

Fourier crut un moment pouvoir se flatter d’obtenir le concours de Napoléon, ce nouvel Hercule, qui devait « élever l’humanité sur les ruines de la barbarie et de la civilisation ; » mais le héros fit la sourde oreille, et, plus tard, Fourier l’a appelé « avorton, en tout autre emploi que la guerre. » Jamais découragé, il s’adressait à tout le monde, à tous les partis. « Le calcul de l’attraction passionnelle, disait-il au Courrier français, est éminemment religieux et assorti à toutes les doctrines de gouvernement légitime. » (Lettre inédite du 6 juillet 1820). Le 11 février 1823, il demandait à la Société de la morale chrétienne son appui pour expérimenter sa théorie. Il avait eu l’idée de s’adresser à une société anglaise ; « mais, ajoutait-il, puisqu’on en trouve une dans Paris même, il est inutile de s’adresser à Londres, lorsqu’on est Français. » La même année, le 27 décembre, rebuté par l’indifférence de ses compatriotes, il se décidait pourtant à faire partager à l’Angleterre la gloire de l’application du système harmonien. « Il convient moins aux Français, écrivait-il au baron de Férussac, forts enclins au scepticisme, surtout en pareille matière. Si les compagnies anglaises, qui font des recherches sur le procédé sociétaire, se décident à m’employer, en deux mois de belle saison je ferai l’opération, et les plus incrédules seront convaincus. » (Lettre inédite.) Il finit par trouver, après 1830, des bailleurs de fonds. Un phalanstère fut créé, sous sa direction, à Condé-sur-Vire, et, en 1832, parut le journal La Phalange, aussi dirigé par lui : ni l’établissement ni la feuille qui lui servait de jalon ne réussirent. Fourier vit ses tentatives avorter, mais pas ses espérances, qu’il conserva vivaces jusqu’à ses derniers moments. Il mourut pauvre, mais heureux ; car il se voyait entouré de disciples déjà nombreux, intelligents et convaincus. La théorie sociale de Fourier est évidemment la plus originale qui ait été conçue. Il a voulu appliquer au monde moral la découverte de Newton dans le monde physique. De là ces formules et ce style aux prétentions mathématiques, qui rendent la lecture de ses livres si fatigante ; de là aussi ces analogies plus que hasardées entre les choses matérielles et celles qui sont du domaine encore si peu connu de la psychologie. Enfin, à côté de grandes vérités, il d’aperçus neufs, ingénieux, Fourier nous offre des conceptions extravagantes, qui semblent sortir de la cervelle d’un fou. On a de lui, outre la Théorie des quatre mouvements, indiquée plus haut : Traité de l’association domestique et agricole (Besançon et Paris, 1822, 2 vol. in-8°), son livre le plus important, réimprimé en 1841 sous le titre de Théorie de l’unité universelle ; le Nouveau monde industriel et sociétaire (1829 et 1845, in-8°) ; Pièges et charlatanisme des deux sectes de Saint-Simon et d’Owen (1831, in 8°) ; la Fausse industrie morcelée (1835-1836, 2 vol. in-12). Chose peu connue, Fourier a composé, dans sa jeunesse des poésies légères. Elles ont été recueillies par M. Dumas, son ami, membre de l’Académie de Lyon, qui les a laissées en manuscrit.

 Bibliog. On peut consulter sur la remarquable personnalité qui fait le sujet de cet article : Fourier et son école depuis 1830, par J. Ferrari, dans la Revue des Deux-Mondes (1er août 1845) ; Etudes sur les réformateurs, par Louis Reybaud (même revue, 15 novembre 1837 ; tiré à part) ; Etudes sur la science sociale, par J. Lechevalier ; Exposition abrégée du système de Fourier, par Victor Considérant ; Galerie des contemporains illustres (t. X), par L. de Loménie, Traité de l’économie sociale, par Auguste Ott (Paris, 1851) ; Fourier et son école, par M. Lerminier dans les Tablettes européennes (1850).

Source : Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, par Pierre Larousse, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, tome 8, 1872, p. 672


Quel Fourier ?

Qui donc a écrit cette notice « Fourier » ? Pierre Larousse lui-même - mais, après 1870, cet homme infatigable s’efface progressivement de son œuvre - ou l’un de ses collaborateurs - mais lequel ? Difficile à dire. Ce qui importe davantage c’est qu’on retrouve au fil des colonnes l’esprit général du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Avec Louis Blanc, Cabet, Comte, Leroux, Proudhon, Saint-Simon ou encore Flora Tristan, Charles Fourier appartient au riche univers qui dans le Larousse a pour nom « socialisme » - un socialisme très centré sur la France, malgré les présences d’Owen, de Marx et de quelques autres. Madeleine Rebérioux a dessiné les contours de ce socialisme du Larousse dans la contribution qu’elle a donnée à Pierre Larousse et son temps, sous la dir. de Jean-Yves Mollier et de Pascal Ory (1995) : il vaut la peine de se reporter, pour aller plus loin, à son article alerte et informé.

La notice Fourier appartient à une seconde famille qui dans le Larousse recoupe à plusieurs reprises la première, celle de « l’utopie ». Le terme est ambigu, on le sait. Fourier le récusait (« Qu’est-ce que l’utopie ? C’est le rêve du bien sans moyen d’exécution, sans méthode efficace. ») Le Larousse hésite sur une définition. L’utopie ? « Une des formes de l’idéal et, par conséquent, elle en a tous les caractères. Le mot idéal, pris dans le sens le plus général, est synonyme de fictif ou d’imaginaire, et il s’applique à tous les objets qui n’ont pas d’existence hors de l’esprit qui les conçoit. » (Tome 15). L’utopiste ? Non pas un « fou » mais bien plutôt un « homme singulier », un poète », un « devin », mû par un « amour profond de [l’] humanité » et d’une « intelligence supérieure » (idem.)

Ce flottement est sensible lorsqu’il s’agit de Fourier. Sa Théorie des Quatre mouvements est un « monument des plus curieux de l’imagination humaine » ; « étrange », sa cosmogonie (et voici, pour s’en convaincre, la mer de limonade, les animaux féroces changés en « porteurs élastiques ») ; « étranges », ses considérations sur les rapports des sexes (ce qui le place sans autre forme de procès dans la même catégorie que le Père Enfantin) ; « bizarres », ses rêveries. La question de la folie de Fourier est même évoquée, rapidement.

La notice incite en en tous cas à conclure que l’homme était en décalage par rapport à son temps, sourd à l’idée de progrès, une idée centrale chez Larousse malgré les malheurs et les traumatismes du temps (« Fourier » paraît dans le tome 8 en 1872, c’est à dire deux ans après la défaite contre l’Allemagne, un an après la Commune). A la Révolution française, matrice du progrès, Fourier « n’a jamais rien compris » ; et que vient donc faire cette « phase d’incohérence descendante ou de décadence, qui doit durer cinq mille ans » à la suite des deux phases « d’unité sociale ou de bonheur » ?

Dernière réticence, et non des moindres : l’écriture même de Fourier. Par ses formules et par son style, elle rebute le rédacteur. Lire Fourier fatigue et irrite. De fait, cette écriture tranche sur la « grisaille » (le mot est de Madeleine Rebérioux) des notices du Larousse rédigées dans les années soixante-dix après l’âpreté joyeuse et les jugements à l’emporte-pièce des tomes composés au soir du Second Empire. Ainsi les audaces de l’analogie sont-elles dénoncées à la fois sur le fond et sur la forme.

Si Fourier échappe pourtant au jugement critique sur les « élucubrations des anciens utopistes », c’est que sur des questions capitales, il est réputé proposer des analyses décisives. La manière dont il conçoit l’association est saluée par le rédacteur, d’autant qu’elle le distingue d’un communisme peu prisé dans le Larousse pour le rapprocher d’un proudhonisme au contraire fort apprécié - Proudhon, dans la notice qui lui est consacrée comme dans la notice « association », reçoit tous les honneurs. Plus généralement, Fourier est crédité d’une lucidité extrême lorsqu’il critique les travers de la « civilisation » de son temps. La partition classique entre le critique et le rêveur joue ici à plein.

Reste le versant biographique de l’article Fourier. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle regorge de notices sur des personnages illustres. Celle-là ressemble aux autres, foisonnant composé d’histoire et d’érudition, d’informations en tous genres, d’anecdotes et de citations libres. Il émerge de tout cela, à la lumière des travaux cités en fin d’article, le portrait d’un Fourier commis à Marseille, admirateur déçu du « nouvel Hercule » puis de l’« avorton » sous le Consulat puis sous l’Empire, auteur de quelques « poésies légères » qui ne sont pas passées à la postérité, frappant à toutes les portes pour se faire entendre, entouré pour finir par de fidèles disciples, mort dans la pauvreté et la félicité... Mieux vaut ne pas se fier aveuglément à la notice : l’expérience tentée à Condé-sur-Vesgre (et non Vire) au début des années 1830 n’était pas celle d’un phalanstère, et il ne l’a pas dirigée. Mais l’auteur de la notice Fourier lègue aux innombrables lecteurs du Larousse, ce monument de référence à compter du dernier tiers du XIXe siècle, l’image d’une intelligence inclassable, d’une énergie indomptable, d’une « remarquable personnalité ».