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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Le Phalanstère
Article mis en ligne le 22 mars 2006
dernière modification le 2 juillet 2008

par Pierre Mercklé

Le « Phalanstère » [1] est fondamentalement conçu dans l’œuvre de Charles Fourier comme le dispositif expérimental central destiné à démontrer, par la pratique, la validité de se théorie du monde social. Fourier attire tout d’abord l’attention sur quelques unes des conditions géographiques de cette expérimentation : l’essai, en particulier, doit être localisé près d’un cours d’eau, sur un terrain propice à la plus grande variété possible de cultures, mains néanmoins à proximité d’une grande ville. Le protocole expérimental intègre ensuite un certain nombre de prescriptions sociologiques, portant sur la structure même de la « Phalange » qui doit venir l’habiter et l’animer : celle-ci doit en effet regrouper, selon des règles de composition minutieusement élaborées, des personnes présentant la plus grande variété possible en fortunes, en âges et en caractères. Dans la Théorie de l’unité universelle (1822) et ensuite dans Le nouveau monde industriel (1829), les tableaux résumant la « distribution » de la Phalange portent un témoignage particulièrement spectaculaire de la précision des règles de composition « sociologique » du groupe d’essai.

L’architecture du Phalanstère

Enfin, le dernier ensemble de prescriptions préparatoires porte sur les conditions architecturales de l’expérience : Fourier ne se contente pas de décrire l’implantation géographique et la composition sociologique de la Phalange, il la dote d’un bâtiment, à la fois lieu de vie et de travail. De tous les néologismes inventés par Fourier, celui par lequel il désigne ce lieu est sans doute un des rares qui a laissé une trace durable dans le langage commun : il s’agit en effet du « Phalanstère », mot créé par Fourier à partir du radical phalan(ge), et du suffixe emprunté à (mona)stère [2]. L’ensemble des prescriptions architecturales contenues dans les descriptions fouriéristes du Phalanstère [3] ne vise qu’un seul et même but, faciliter les relations interindividuelles afin de permettre le déploiement intégral des effets de l’attraction passionnée : de cette ambition témoignent la volonté de rapprocher les différents bâtiments les uns des autres, la multiplication des « rues-galeries », passages abrités et chauffés destinés à faciliter la circulation [4], ou encore la multiplication des salles de réunions - ou « séristères » - de toutes tailles. En 1822, Fourier n’a pas eu la possibilité d’insérer dans son traité les plans du Phalanstère qu’il imaginait, plans qu’il jugeait pourtant « indispensables quand il s’agit de dispositions inusitées en architecture » [5]. Ce n’est donc qu’en 1829, dans Le nouveau monde industriel, que ces plans furent reproduits.

Plan d’un Phalanstère
Le nouveau monde industriel, 1829, pp. 122-123

La description du Phalanstère, illustre de façon exemplaire le double sens que revêt en réalité chez Fourier la notion d’attraction. D’une part, elle désigne le mécanisme fondamental des interactions sociales, dont l’architecture sociétaire doit faciliter le déploiement intégral. Mais d’autre part, l’attraction désigne aussi le mode de la réalisation de la théorie : pour s’imposer, la doctrine sociétaire doit « attirer », c’est-à-dire séduire. C’est alors la doctrine elle-même qui doit être « attrayante » : on retrouve par exemple cette seconde acception de l’attraction dans les reproches que Fourier fait à l’ascétisme owenien, en particulier quand il indique que si certaines conditions de confort ne sont pas remplies à Motherwell, où doit être réalisé un nouvel établissement oweniste, « on manquera le but qui est d’attirer, élever l’attraction industrielle au degré suffisant pour séduire hommes, femmes et enfants de tous âges et de toutes fortunes ; entraîner les sauvages comme les civilisés » [6].

Le Phalanstère, ou la force de l’exemple

Engels reprochait à Fourier de croire qu’il suffit qu’un système « soit découvert pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa force intrinsèque » [7]. Mais il n’est pas certain qu’en dénonçant ainsi le caractère illusoire ou « utopique » de cette croyance, il en ait rendu compte de façon entièrement satisfaisante. Fourier ne s’est pas contenté en effet de proclamer sa foi dans ce que Pierre Bourdieu, prenant volontairement ou involontairement la suite d’Engels, appelle « la force intrinsèque de l’idée vraie » [8] ; loin d’en faire une vertu magique, un effet pur sans cause explicable, il s’est au contraire systématiquement efforcé de désocculter les principes de la force de l’idée, de théoriser les mécanismes de réalisation de sa pensée. L’exigence, clairement perceptible dans son _uvre, qui veut que la théorie ne soit pas seulement vraie ou juste, mais aussi « attrayante », fait partie de cet effort de désoccultation.

C’est donc à cette volonté d’élucidation des principes de la « force intrinsèque de l’idée » que prétend répondre la « théorie concrète » du Phalanstère : Fourier affirme que « dans le cas où ce mécanisme serait praticable et démontré par une épreuve sur un village, il est certain que l’ordre civilisé ou morcellement serait abandonné à l’instant pour le régime sociétaire » [9]. Autrement dit, l’idée ne s’impose pas chez Fourier par la seule vertu magique de sa vérité, mais par la contagion des succès de son expérimentation. La théorie concrète de Fourier a pour ambition de soustraire les principes de l’action à l’illusion de la « force de l’idée », pour les appuyer sur la « force de l’exemple ». C’est en ce sens que le Phalanstère est une » idée exemplaire » : il est à la fois idée et pratique, il est à la fois pensée, et réalisation de la pensée dans l’espace.

Or, si l’on se contente de la dénoncer comme utopique, on manquera certainement une des caractéristiques fondamentales de cette « théorie concrète », qui est justement l’exigence de spectacularité. Dans les pages consacrées au Phalanstère et à l’organisation du travail en son sein, Fourier fait un usage immodéré des termes appartenant au champ lexical de la perception visuelle, adoptant ainsi pour décrire le Phalanstère le « point de vue » d’un visiteur qui contemplerait les « scènes » et les « tableaux » offerts à son regard. L’exigence de spectacularité n’est pas cependant qu’une simple figure rhétorique : le Phalanstère tire en effet nombre de ses caractéristiques organisationnelles et architecturales du fait qu’il est conçu pour être montré comme un spectacle. Par exemple, la proximité du lieu d’implantation avec une grande ville est justifiée autant pour des raisons logistiques que par la volonté d’offrir au grand nombre des curieux la possibilité de visiter le Phalanstère et d’en contempler la réussite [10]. De façon générale, le Phalanstère doit être le lieu de réconciliation des deux principes actifs de la réalisation de l’idée : la vérité d’une part et l’attraction d’autre part, le bon et le beau [11].

Le premier laboratoire des sciences sociales

Il y a cependant une forte tension entre la volonté de donner le Phalanstère en spectacle et celle de l’isoler de la Civilisation qui l’entoure. Ainsi, le Phalanstère devra effectivement être « peu éloigné d’une grande ville, mais assez pour éviter les importuns » [12] : d’un côté donc, il est ouvert aux curieux ; mais de l’autre, en raison de la « solitude sociale » où se trouverait une première expérimentation sociétaire au sein de la Civilisation, il doit se protéger « contre la contagion des moeurs civilisées » [13], et tenir ses visiteurs « consignés en quarantaine morale » [14]. Cette tension se traduit concrètement dans l’organisation architecturale du Phalanstère : d’une part, il devra être entouré d’une palissade destinée à le « garantir des curieux importuns » [15] ; d’autre part, l’espace architectural du Phalanstère sera divisé soit horizontalement, soit verticalement, de façon à cantonner les visiteurs à sa périphérie. Ceux-ci seront alors accueillis soit dans un « caravansérail » situé à l’extrémité de l’aile gauche du bâtiment principal, soit dans un « camp cellulaire » (!) situé à la frise du Phalanstère, au-dessus du dernier étage [16]. Il y a donc d’un côté la volonté de montrer le Phalanstère, et de l’autre la nécessité d’empêcher les visiteurs civilisés d’interférer avec le fragile mécanisme sociétaire, et donc de les distribuer en son sein « de manière à n’être gêné par eux, ni en matériel, ni en passionnel » [17] : le Phalanstère doit être transparent, mais imperméable. Et même si Fourier lui-même ne le fait pas explicitement, ce n’est pas forcer le trait que de comparer en définitive le Phalanstère à une éprouvette [18], c’est-à-dire à un dispositif matériel qui permet à la fois d’observer l’expérience et de la préserver d’interactions parasites avec le milieu ambiant.

Pourtant, dans l’abondante littérature consacrée aux considérations architecturales de Fourier, de façon étonnante, l’accent n’est mis que très rarement sur la soumission de ces règles architecturales à l’exigence expérimentale du projet fouriériste, qui fait du Phalanstère un véritable « laboratoire » scientifique de la théorie sociale. Certes Pierre-Jean Simon décrit les tentatives de réalisation des doctrines socialistes du XIXe siècle comme des « expérimentations sociales et historiques réelles », que l’on pourrait opposer aux « expériences imaginaires » que constituaient les fictions littéraires des siècles précédents [19], et il admet qu’il y a là « sous une forme assez souvent, d’ailleurs, quelque peu folklorique, l’équivalent, pour la sociologie, de ce que peuvent être des expériences de laboratoire » [20]. Il peut apparaître toutefois particulièrement réducteur de considérer que l’expérimentalisme social de Fourier, tel qu’il se met en scène dans le dispositif phalanstérien, n’est que « folklorique ». Ce qui l’éloigne du folklore en effet, c’est tout d’abord la fonction polémique dont il est systématiquement : ce qui réunit les « sciences incertaines » désignées collectivement dans l’œuvre de Fourier par le terme de « philosophie », et qui par la même occasion les condamne à la littérature, c’est ce qu’il appelle parfois leur « impéritie », terme par lequel il signifie leur impuissance générale, mais qui étymologiquement désigne justement leur « inexpérience », leur incapacité à soumettre leurs énoncés à la vérification expérimentale concrète.

Passer à l’acte

Toutefois, l’application de la méthode expérimentale à la science sociale dont Fourier se veut l’inventeur ne semble pas être seulement de l’ordre d’une rhétorique ad hoc, dont la valeur tiendrait exclusivement à son instrumentalisation polémique. En effet, si elle n’était que cela, si l’exigence expérimentale restait exclusivement de l’ordre du discours, elle ne pourrait suffire, à terme, à asseoir la prétention du fouriérisme à faire oeuvre scientifique. Par ses caractéristiques particulières, « l’expérimentalisme » social de Fourier relève d’une analogie méthodologique qui contraint à sa mise en œuvre et lui interdit donc de rester purement rhétorique, sous peine d’annuler justement toute son efficacité polémique : les fouriéristes ne sauraient indéfiniment reprocher à leurs adversaire de refuser l’expérimentation, sans eux-mêmes expérimenter leur propre doctrine. L’élaboration d’une théorie de la pratique contraignait les fouriéristes à la mise en œuvre d’une pratique de la théorie. Ces tentatives expérimentales du fouriérisme furent menées soit directement et officiellement par l’Ecole sociétaire, soit à titre plus ou moins individuel par des disciples de Fourier, au nom ou selon certains des principes de sa doctrine. L’histoire de l’expérimentation sociale fouriériste peut être découpée, semble-t-il, en quelques grandes périodes : la première période, celle de la progressive constitution de l’Ecole sociétaire autour de la figure centrale de Charles Fourier, qui s’étend de 1823 à 1833, commence par l’élaboration par Just Muiron d’un projet qui ne fut pas expérimenté, celui du Comptoir communal pour la Société d’agriculture de Besançon, et se termine par une expérience que l’histoire du fouriérisme caractérisa comme un échec, celle de Condé-sur-Vesgre en 1833. La deuxième période, centrale aussi bien pour l’histoire de l’expérimentation sociale fouriériste que pour celle plus générale de l’Ecole sociétaire, est celle qui, à la suite de l’échec de Condé-sur-Vesgre, voit les disciples de Fourier se déchirer autour de la question de l’expérimentation, jusqu’à l’opposition ouverte entre une orthodoxie regroupée, après la mort de Fourier, autour de Victor Considerant, et une dissidence qui l’accuse d’immobilisme et réclame la « réalisation » de la théorie. Durant cette période qui s’étend de 1837 à 1847, les expériences fouriéristes furent exclusivement conduites, soit en France, au Brésil ou en Algérie par ces « réalisateurs » dissidents, soit aux États-Unis par des associationnistes américains qui tout en se réclamant de Fourier n’entretenait aucune relation avec une Ecole sociétaire restée extrêmement sceptique et méfiante à leur encontre. La troisième période présente enfin, sur une échelle élargie, une structuration chronologique étrangement similaire à la première, puisqu’elle aussi commence, après la réunification de l’Ecole sociétaire autour de Considerant, par l’élaboration en 1848 d’un projet resté lettre morte, celui du Ministère du Progrès et de l’Expérience, et se termine une décennie plus tard par une expérience caractérisée elle aussi par un échec, celle de Réunion au Texas. Cette examen ne serait pas complet enfin, s’il n’était pas fait état d’une ultime expérience fouriériste, celle du « Familistère » créé par Jean-Baptiste Godin à Guise : certes, le Familistère fut conçu et mis en _uvre bien après la désintégration de l’Ecole sociétaire ; mais par sa volonté d’expérimenter certains des principes de la doctrine fouriériste, par certains des succès qu’il a rencontrés aussi, il mérite l’attention dans le cadre d’une analyse des relations mouvementées entre la théorie de l’expérimentation sociale et sa mise en œuvre pratique.