Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Introduction à une biographie de Charles Fourier
Article mis en ligne le 7 avril 2007
dernière modification le 11 avril 2007

par Beecher, Jonathan

Charles Fourier fut, au XIXe siècle, l’utopiste par excellence [1]. Comme critique social, pratiquant l’"écart absolu" à l’égard des philosophies et institutions en place, il dépassa Rousseau dans l’intransigeance de son rejet de la société dans laquelle il vivait. Comme psychologue, célébrant les passions, moteurs du bonheur de l’homme, il porta à son point ultime le rejet de la doctrine du péché originel, qui avait été la pierre de touche de la pensée utopiste depuis la Renaissance. Comme prophète social dont les plans embrassaient tout, depuis les combinaisons des couleurs pour les vêtements de travail jusqu’aux modèles des meubles pour les chambres d’enfants, il fut plus soucieux qu’aucun de ses contemporains de donner une définition précise de sa conception de la société idéale. Comme visionnaire, qui pressentait un temps où les orangers pousseraient à Varsovie et où l’eau de mer se changerait en limonade, il avait une foi dans le pouvoir des êtres humains de diriger leur propre univers qui était remarquable, même à l’époque de Napoléon.

Les ambitions intellectuelles de Fourier étaient si grandioses, en raison surtout de son insistance à lier ses théories sociales et économiques à une étrange cosmologie et à une "théorie de l’analogie universelle" plus étrange encore, qu’il ne s’est trouvé presque personne capable d’assimiler l’ensemble de sa doctrine. Les disciples qui se rassemblèrent autour de lui durant ses dernières années apprirent rapidement à pratiquer ce que l’un d’eux présente comme un "utile sarclage" de ses idées. Dans leurs expositions et vulgarisations de la doctrine, ils privilégièrent sa critique de l’économie et son plan d’organisation du travail, négligeant son appel à la libération sexuelle et refusant toute importance à sa cosmologie.

Les commentateurs ont eu presque autant de fil à retordre avec Fourier qu’en avaient eu ses disciples. Bien des historiens des idées qui avaient été attirés par certains aspects de sa pensée ont cependant trouvé difficile d’écrire sur Fourier sans se poser des questions sur son équilibre mental. Généralement, il a été considéré comme un précurseur intéressant, mais quelque peu toqué, de penseurs plus raisonnables et plus profonds. Etablissant des distinctions entre ses "pénétrations sagaces" et ses "spéculations bizarres", les historiens ont considéré ses idées non en elles-mêmes, mais en relation avec des systèmes postérieurs - le marxisme, ou le socialisme, ou la psychanalyse. Il est vrai que, peu de temps après la mort de Fourier, dans les années 1840, le fouriérisme apparut comme l’un des plus importants courants de pensée du premier socialisme français. En Amérique du Nord où les idées de Fourier furent introduites par l’habile journaliste Albert Brisbane, près de deux douzaines de communautés fouriéristes existaient en 1846. Mais l’échec des communautés en Amérique et la débâcle de la gauche européenne, en 1848 mirent fin à l’histoire du fouriérisme comme mouvement social important. Depuis cette date, Fourier a généralement été considéré ainsi que Saint-Simon et Owen comme l’un des précurseurs utopistes d’un socialisme qui n’avait acquis un statut "scientifique" qu’avec les travaux de Marx et Engels.

Ce fut Engels qui lança la classique présentation de Fourier comme l’un des triumvirs du socialisme utopique et préscientifique. Dans un chapitre de l’Anti-Dühring (1878), publié ensuite séparément sous le titre Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels présente une analyse élogieuse et perspicace, mais aussi très sélective du socialisme utopique. Le propos d’Engels n’était pas d’écrire une histoire des débuts du socialisme mais de répondre aux critiques malavisées des utopistes par Eugène Dühring, en mettant en relief les aspects de leur pensée qui annonçaient la critique du capitalisme que Marx et lui-même avaient menée à bien. Il écartait le reste comme une "fantaisie" inévitable "à une époque où le mode de production capitaliste était encore si peu développé" [2].

Quoique Engels n’ait pas eu de prétention à la compréhensivité, son essai, en fait, détermina les critères sur lesquels des générations d’historiens s’appuyèrent pour juger de Fourier. Le très important corpus d’écrits soviétiques sur Fourier reste jusqu’à ce jour lié aux idées et affirmations de l’essai d’Engels et du chapitre consacré aux socialismes utopiques dans le Manifeste du Parti communiste [3]. De même, beaucoup de travaux de marxistes de l’Europe de l’Ouest traitent la pensée de Fourier et la question de ses rapports avec celle de Marx et d’Engels comme des problèmes pleinement intelligibles dans le cadre établi par Engels [4]. Mais aussi, parmi les auteurs non marxistes, la pensée de Fourier fut, pendant des générations, largement considérée du point de vue de sa contribution au développement de l’idéologie socialiste, comme ayant atteint son stade de maturité longtemps après la mort de Fourier. Ainsi la première grande étude universitaire sur la pensée de Fourier, la thèse soutenue en Sorbonne par Hubert Bourgin, se présentait comme une "contribution à l’étude du socialisme". De même dans les nombreux ouvrages et articles de Charles Gide qui fut le premier auteur à amener en France une large audience à Fourier, celui-ci était présenté comme un "prophète" ou un "pionnier" du socialisme coopératif [5].

Dans une période plus récente, particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, Fourier a été considéré sous d’autres perspectives. Il y a eu une nouvelle lecture de ses écrits psychologiques, et particulièrement de son analyse de l’amour et du refoulement des passions. Il a été considéré comme un précurseur, non de Marx, mais de Freud, ou du moins du Freud souterrain retrouvé dans les années 1950 et 1960 par Herbert Marcuse et Norman O. Brown [6]. Un nouveau regard a même été porté sur des aspects de la pensée de Fourier, comme ses spéculations cosmologiques qui jusque là étaient considérées comme des preuves de sa "folie". Le principal élan "pour cette réorientation fut donné par André Breton, dont l’Ode à Fourier, publiée en 1947, fut le premier des nombreux efforts de Breton pour arracher Fourier à l’économie politique. Pour Breton, le point capital de la pensée de Fourier n’était pas la critique du capitalisme et le plan de l’organisation du travail, mais plutôt la célébration du désir, et l’affirmation par Fourier, en face des préjugés et contraintes des différentes cultures, de l’unité cachée du monde. Le but de Breton n’était pas seulement de situer Fourier dans la tradition des grands visionnaires, mais aussi de le proclamer comme l’un des ancêtres du mouvement surréaliste [7].

Quoique Fourier n’ait jamais été lu par un très large public, son nom avait cependant suffisamment de résonance, à la fin des années 1960, pour apparaître occasionnellement sur les graffiti des murs de la Sorbonne et, pendant les événements de mai 1968, sa statue fut cérémonieusement replacée sur son piédestal de la place Clichy. Pour quelques étudiants militants de cette époque, Fourier apparaissait comme une incarnation du défi de l’autorité - la "contestation globale " qui était au coeur des événements de Mai [8] ; Mais, pour d’autres admirateurs de Fourier, écrivant au début des années 1970, ce qui était intéressant chez Fourier n’était pas tant le contenu de son oeuvre, mais sa forme, l’invention verbale découverte dans ses expériences linguistiques, ou le ludisme et l’exubérance de ses écrits sur l’analogie. Le long poème de Michel Butor La Rose des vents, paru en 1970, fut à la fois une célébration et une extension poétique de la vision cosmologique fouriérienne. Et l’année suivante, dans un retentissant essai, Roland Barthes soutint que la préoccupation du langage était au centre du système de Fourier. Selon Barthes, Fourier était un "logothète", un inventeur de langue pour qui l’écriture avait en elle-même sa propre fin [9].

Aucune de ces approches n’est sans mérite. La perspective de Barthes selon laquelle Fourier est, comme Flaubert, un auteur dont le grand rêve était d’écrire un livre sur rien, peut sembler ne pas être autre chose qu’une provocation. Cependant, un résultat tout à fait positif du regain d’intérêt pour Fourier suscité par Barthes comme par Breton et Butor a été une meilleure appréciation de ses dons imaginatifs, une compréhension renouvelée de ses stratégies littéraires, et une meilleure appréciation des subtilités et des ambiguïtés de son mode de présentation [10]. De même, l’intérêt suscité par Fourier comme précurseur de Freud a été précieux, parce qu’il a mis en évidence que Fourier n’était pas seulement un critique humanitaire du capitalisme naissant, insistant sur le fait que les hommes ne gagnaient pas assez pour fournir à leur subsistance : une vision de la libération des instincts et des sentiments était au centre de sa pensée. Mais l’un des traits frappants de beaucoup des écrits modernes sur Fourier est leur caractère a-contextuel et même téléologique. Si Fourier est maintenant moins souvent considéré comme un précurseur de Marx, il est encore considéré comme un précurseur de Freud, des surréalistes, ou des préoccupations sémantiques de l’intelligentsia parisienne du début des années 1970. Le problème posé par ces points de vue n’est pas tant qu’ils sont limités - quel point de vue ne l’est pas ? - mais qu’ils sont anachroniques. Certes, il n’est pas difficile d’établir que bien des idées de Fourier "anticipent" celles de Marx et de Freud. Mais cela apporte peu à notre compréhension de Fourier lui-même, et de ce qu’il cherchait à accomplir. Insister sur la modernité de certaines de ses idées rend encore plus difficile de comprendre pourquoi il en soutenait d’autres que nous tiendrions pour absurdes ou dépassées. Ce qui se perd facilement dans de tels efforts pour une évaluation rétrospective, c’est le sens de la logique interne d’un système de pensée.

Une des choses que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est de présenter une interprétation de la pensée de Fourier qui rende compte du sens de sa logique intérieure. J’ai essayé en d’autres termes de décrire comment Fourier est parvenu à ses idées et comment elles se sont rassemblées en ce que lui-même considérait comme un système cohérent. Il y a naturellement des limites à la capacité de qui que ce soit à pénétrer l’esprit d’un penseur aussi dégagé des conventions et d’une personnalité aussi originale que celle de Fourier. Cependant, il avait, d’une manière qui lui était propre, un esprit "de système". La vision d’une société idéale qu’il élaborait avec un tel souci du détail était fondée sur une théorie presque aussi détaillée des motivations humaines (qu’il appelait la théorie de l’attraction passionnée) ; et l’ensemble était englobé dans une plus vaste "théorie des destinées" qui avait la prétention de tout expliquer depuis la création de l’univers et l’immortalité de l’âme jusqu’à l’importance pour la compréhension de la sexualité humaine du chou-fleur et de l’artichaut. Il semble que Fourier ait élaboré les principaux éléments de son système dès le début de sa carrière de penseur. A l’âge de 31 ans, dès sa première tentative pour attirer l’attention sur ses idées, il pouvait déjà se présenter comme l’"inventeur" du "calcul" des destinées. Durant la plus grande partie du reste de sa vie, il s’applique à fignoler les détails et à élaborer les développements de ce qu’il présentait en conséquence comme sa "découverte".

Mon but principal a été de présenter un exposé aussi plausible que possible de la théorie elle-même, de la manière dont elle a pris forme dans l’esprit de Fourier et de ses tentatives infatigables pour trouver un mécène capable de financer l’établissement d’une communauté ou Phalange, basée sur ses plans. Dès le début, j’ai conçu ce livre comme une biographie dans laquelle les idées de Fourier seraient étudiées en relation avec son expérience et situées dans les différents mondes qu’il traversa. Mon espoir était qu’en saisissant l’interaction entre les rêves et les aspirations de cet homme extraordinaire et les circonstances dans lesquelles il vivait, je présenterais un exposé plus complet et plus riche de sa théorie que ceux offerts par des commentateurs dont la principale préoccupation était de démontrer la modernité de Fourier ou la convenance de ses idées au monde actuel. J’ai été conduit en partie par la croyance - ou le préjugé - qu’il n’y a pas de compréhension véritable de la vie de l’esprit en dehors des circonstances historiques et biographiques. Mais je me suis aussi inscrit en faux contre la vision conventionnelle d’un Fourier, sorte d’original inspiré vivant dans un univers mental absolument isolé. Pendant des générations, les universitaires qui se sont intéressés à Fourier l’ont considéré comme un doux excentrique, "un vieux garçon " maniaque, qui menait une existence sans histoire et dont la biographie peut être ramenée à quelques anecdotes. La suite logique de cette conception était que, ne prenant appui sur aucune expérience vécue, l’utopie de Fourier était une oeuvre de pure imagination et pouvait être exploitée comme une mine de détails intéressants et d’aperçus "modernes" mais dans l’ensemble avait peu de rapports avec un monde plus étendu.

Durant les dernières décennies, une nouvelle image de Fourier a commencé à se former. L’un des résultats du renouveau de l’intérêt pour Fourier après la seconde guerre mondiale a été de stimuler la recherche sur son existence aussi bien que sur les différents aspects de sa pensée. Les travaux d’Emile Poulat, de Jean-Jacques Hémardinquer, de Pierre Riberette ont apporté des lumières sur la jeunesse de Fourier, travaux synthétisés dans la bonne mais rapide "Vie de Fourier" par Emile Lehouck. En même temps, Simone Debout, l’une des plus sagaces parmi les spécialistes actuels de Fourier a appelé de ses vœux des recherches montrant l’enracinement dans la réalité de Fourier et de son utopie. "Il importe donc de ne pas juger Fourier à part, mais de le relier au monde qu’il affronte, aux conventions hypocrites et à la culture de son temps, afin de comprendre précisément ce qu’il eut d’exceptionnel et de ce que ses fidèles mêmes ont ignoré ou à peine pressenti" [11]. Cette biographie intellectuelle est le fruit de mon effort personnel pour retrouver l’expérience derrière les textes, pour jeter des ponts entre l’esprit de Fourier et le monde qui l’entourait et pour le considérer, non comme le curieux spécimen d’une faune exotique, mais comme un élément d’un vaste ensemble.

Quand j’ai commencé à préparer cet ouvrage, il n’existait aucune biographie critique de Fourier en aucune langue. J’ai vite découvert pourquoi. Le principal problème est que, si les sources sont riches pour certaines périodes de la vie de Fourier, elles sont maigres pour d’autres. Après 1816 quand Fourier entra en correspondance régulière avec son disciple Just Muiron, sa vie est relativement bien connue. Mais pour toute la décennie de la Révolution française, période cruciale pour la formation de sa pensée, il n’y a guère qu’une poignée de documents. La simple tâche de mener à bien un récit cohérent s’avéra plus difficile que je ne l’avais pensé. Et le fait que Fourier ait passé la plus grande partie de sa jeunesse dans des emplois obscurs pour des marchands drapiers de province n’était pas de nature à la faciliter. Il appartenait, en d’autres termes, à un monde très éloigné de celui fréquenté par les intellectuels de son temps, un monde peu facile à cerner. Le résultat est qu’en écrivant une biographie comme je désirais l’écrire, je dus passer un temps considérable, non seulement à sa rédaction, mais aussi à reconstituer les différentes situations dans lesquelles Fourier dut vivre et évoluer : l’univers d’un soldat de l’an III de la Révolution, celui d’un commis voyageur, d’un courtier marron, d’un journaliste provincial sous le Consulat et l’Empire, d’un agent de publicité dans le Paris de la Restauration. J’ai essayé de traiter ces différents milieux socio-culturels comme des entités spécifiques et de situer Fourier par rapport à eux, comme dans le chapitre sur la théorie de Fourier, j’ai essayé dans la mesure du possible de situer ses idées dans une vue plus générale du milieu intellectuel.

Les principales sources sur lesquelles j’ai travaillé sont de trois sortes. D’abord il y a la grande masse des papiers de Fourier conservés aux Archives Nationales. Parmi ces papiers, il y a les brouillons de beaucoup d’oeuvres publiées de Fourier et les cahiers manuscrits qui constituaient l’énorme Grand Traité, l’exposition complète presque terminée de sa théorie sur laquelle Fourier travaillait entre 1816 et 1820 [12]. Il y a aussi une importante collection de lettres reçues par Fourier, et un grand nombre de papiers non classés - brouillons de lettres, notes, griffonnages, quelques uns dans un code secret, inventé par Fourier pour dérouter les curieux [13]. Durant les années 1840 et 1850, quand le fouriérisme fut devenu un mouvement social relativement en vue, nombre des plus importants manuscrits de Fourier furent publiés par ses disciples. Malheureusement, ces publications doivent être utilisées avec prudence, car elles représentent souvent des versions incomplètes et même censurées. Fréquemment les disciples passèrent sous silence ou même corrigèrent purement et simplement les passages qu’ils jugeaient de nature à provoquer le scandale ou simplement le ridicule. Et ils ne publièrent presque rien du tout des cinq cahiers manuscrits décrivant l’utopie sexuelle de Fourier [14] et constituant le traité intitulé "le Nouveau Monde amoureux" qui fut publié seulement en 1967 [15].

Quoique les manuscrits de Fourier soient de valeur inégale, ils forment dans l’ensemble un document essentiel. Les notes, brouillons, correspondance, donnent sur les dernières années de Fourier un luxe de détails qui n’a son équivalent nulle part ailleurs. (...) Les cahiers constituant le Grand Traité sont fascinants par les indications qu’ils donnent de l’étendue véritable de sa théorie et les réponses qu’ils donnent à une foule de questions particulières. Mais ils m’ont peu apporté pour sa biographie proprement dite. Dans ses manuscrits, comme dans ses oeuvres publiées, Fourier se met lui-même rarement en scène, et beaucoup de ce qu’il dit sur les évènements de sa vie est énigmatique ou sans importance. Il y a, à vrai dire, une série de fragments autobiographiques dans lesquels Fourier se présente comme l’inventeur de la théorie de l’attraction passionnée [16]. Dans ces fragments, il raconte la manière dont il arriva à cette invention, décrit les épreuves de l’inventeur dans un monde hostile et énonce les "devoirs des critiques envers les inventeurs illettrés". Cependant, ce qui est particulièrement frappant dans ces écrits, c’est le caractère conventionnel et stéréotypé du "persona" créé par Fourier. Sa peinture de lui-même comme l’"inventeur calomnié" est en un sens à la fois poignante et vraie, mais elle nous donne peu de renseignements sur sa vie intérieure et sur ses recherches intellectuelles.

Le second groupe de sources pour cette biographie intellectuelle consiste dans les oeuvres publiées par Fourier. Elles comprennent trois grandes expositions de la doctrine, divers écrits polémiques, et des "annonces" destinées à attirer l’attention sur les oeuvres importantes, un grand nombre d’articles de journaux, et enfin, le dernier et le plus étrange des ouvrages de Fourier, une mosaïque d’articles qu’il n’a pas pu terminer et qui ont débordé les limites du journal auquel ils ont d’abord été destinés. Un des traits frappants de ces œuvres est qu’aucune ne peut être considérée comme terminée. Elles se réfèrent toutes à un corps de doctrine, qui est annoncé, introduit, résumé ou évoqué, mais jamais présenté dans son ensemble. Comme Roland Barthes l’a écrit "Fourier passe son temps à retarder l’énoncé décisif de sa doctrine, il n’en livre jamais que des exemples, des séductions, des "appetizers" ; le message de son livre est l’annonce d’un message à venir : attendez encore un peu, je vous dirai l’essentiel très bientôt" [17].

Une des raisons de l’impuissance de Fourier à publier un traité définitif est que sa doctrine, telle qu’il l’envisageait au départ, était tout simplement trop vaste et embrassait trop de disciplines pour que Fourier lui-même pût la développer entièrement. C’était un système universel et plusieurs de ses branches requéraient des connaissances spécialisées que lui-même ne possédait pas. Ainsi, dès 1803, il avait déjà annoncé qu’il laisserait à d’autres l’honneur de travailler dans les domaines les moins importants. Mais la modestie n’était pas l’un des traits de caractère les plus accentués chez Fourier, et il avait pour se dérober d’autres motifs que le sentiment de ses propres limites. Il y avait la crainte d’être plagié, la crainte d’être ridicule et le désir de jouer les naïfs pour prévenir et vaincre les critiques que ses idées allaient provoquer. Comme nous le verrons, il y avait, semble-t-il, un élément de volontaire obscurité dans beaucoup de ses oeuvres publiées : certains de ses silences et certains aspects de sa présentation semblent difficiles à interpréter d’une autre manière.

Les réticences qui marquent tous les écrits publiés de Fourier posent des problèmes non seulement à son biographe, mais aussi à quiconque essaye de le lire avec sympathie. Mais ces problèmes sont mineurs, comparés à ceux que présente la forme bizarre de ses oeuvres. Non seulement Fourier est un écrivain négligé, abondant en digressions et parfois même incorrect du point de vue grammatical, mais il a aussi un penchant pour des néologismes bizarres qui a toujours dérouté ses lecteurs. Ses livres sont remplis d’incompréhensibles tables de matières et truffés de systèmes variés de pagination et de typographie ; et ses idées étaient présentées dans un étrange langage personnel où "pivots" et "cislégomènes" alternent avec des "échelle mixtes" et des "accords bicomposés".

Puisque Fourier s’est présenté lui-même comme un "sergent de boutique illettré" et "étranger à l’art d’écrire", on est tenté de conclure qu’il était tout simplement incapable de présenter ses idées de manière intelligible. C’était en fait l’opinion de ses disciples, qui prirent sur eux le soin de les rendre accessibles à un public plus vaste que celui qu’il avait pu toucher. Mais si les disciples comprenaient leur public, il n’est pas du tout certain qu’ils aient compris Fourier. Le problème est que, quand il se décidait à les utiliser, celui qui se proclamait lui-même "étranger à l’art d’écrire" avait de remarquables dons de prosateur, et en particulier une rare aisance à changer de ton. Il avait un style didactique ou professoral, que, malheureusement, il semble avoir considéré comme son mode d’expression le plus efficace ; mais il pouvait aussi emboucher la trompette de l’inspiration ou moduler sur la flûte de l’esprit badin, passer du détachement clinique à la dure et sèche ironie. La parodie était l’un de ses plus grands talents, et beaucoup de ses critiques les plus percutantes de la société et de la civilisation ont été formulées sous le masque des évocations papelardes de la "perfectibilité" de la philosophie, des "beautés" du commerce ou des "joies" du mariage.

Le problème général qui en découle est de savoir à quel point Fourier était un écrivain conscient. Etait-il le naïf "sergent de boutique" qu’il affectait d’être ? Ou était-il un écrivain sagace et avisé, tout à fait capable de se démarquer de son oeuvre ? Ou y avait-il en lui un mélange des deux ? Y avait-il vraiment une méthode dans le désordre apparent des principales oeuvres de Fourier ? Si oui, quelle sorte de méthode ? Et comment concilier les éléments d’humour, de bouffonnerie, de parodie qui parsèment ses écrits avec la présentation qu’il fait si souvent de lui-même comme le rival de Newton, l’"inventeur" de la "nouvelle science" de l’attraction passionnée ?

J’ai essayé de répondre à ces questions. Elles sont en fait au centre des chapitres sur la cosmologie de Fourier et sur "l’énigme des "quatre mouvements ". Mais leur point d’application est plus vaste. Elles se posent à propos de toute l’oeuvre de Fourier et s’appliquent à chacune de ses parties. Et elles mènent à une question plus vaste et en apparence paradoxale, celle qui est posée au début d’une récente et excellente étude de la pensée de Fourier. Fourier voulait-il réellement être lu ? [18] ; Croyait-il réellement (comme il le proclame souvent) que ses excentricités de présentation - les néologismes bizarres, les éclaircissements trompeurs, et les tables analogiques apparemment arbitraires - étaient des éléments heuristiques de nature à aider les lecteurs à comprendre sa théorie ? Ou bien Fourier jouait-il un jeu plus complexe ? Ses livres étaient-ils en fait des courses d’obstacles posés sur le chemin des lecteurs ? La question peut paraître étrange, mais je ne trouve pas la réponse évidente.

Si les propres écrits de Fourier posent ainsi des problèmes, il n’y a rien de semblable dans l’ouvrage qui constitue, à lui seul, la troisième source principale pour le biographe moderne de Fourier. C’est la biographie "officielle" de Fourier, publiée peu de temps après sa mort par son disciple Charles Pellarin [19]. Ce livre, qui eut cinq éditions entre 1839 et 1871 devint l’un des Livres Sacrés du mouvement fouriériste. Avec Destinée Sociale de Victor Considérant et "Solidarité" d’Hippolyte Renaud, il eut plus de lecteurs durant le XIXe siècle que les œuvres du Maître lui-même ; et ce fut virtuellement l’unique source pour une foule de biographies populaires éditées par les disciples dans les années 1840 et pour les commentaires biographiques dans les études consacrées par la suite à Fourier par des érudits ou des journalistes en dehors du mouvement.
Comme biographie officielle, la Vie de Fourier par Pellarin était à bien des égards un chef-d’œuvre. Pellarin était un chercheur appliqué et son ouvrage est basé, non seulement sur l’importante correspondance de Fourier avec son disciple Just Muiron, mais aussi sur des entretiens avec la soeur de Fourier et avec plusieurs de ses amis d’enfance. Quoique le but de Pellarin fut d’inspirer de l’amour pour "les qualités de coeur (de Fourier)", aussi bien que du respect pour son "incomparable génie" il avait l’esprit assez large pour supposer qu’un usage libéral de la correspondance avec Muiron, qui donne sur les faiblesses et les excentricités de Fourier un éclairage unique, pouvait servir son propos : "Notre Fourier est un homme qui ne perd rien à être vu en déshabillé" écrivait Pellarin dans une lettre de 1842 [20]. En réalité, la chaleur et la charmante naïveté de sa présentation de Fourier en "déshabillé" constitue le principal mérite de son livre.

Ce qui n’est pas pour étonner, la biographie de Pellarin a bien des caractères d’une hagiographie. Le portrait de Fourier est délibérément aseptisé. Sans cesse il est rappelé qu’il était, par dessus tout, un excentrique digne d’affection. De même Pellarin minimisait les aspects de la pensée de Fourier que lui et les autres disciples craignaient de voir choquer ou offusquer les lecteurs du milieu du XIXe siècle. Le radicalisme sexuel de Fourier n’est jamais évoqué ; et, dans la dernière édition publiée en 1871, Pellarin consacre de longs développements à défendre Fourier contre l’accusation que ses idées pouvaient avoir quelque chose à voir avec les "atrocités" et le "carnage" de la Commune de Paris [21]. Tout cela était sans doute prévisible. Plus décevante est l’inégalité de la documentation de Pellarin concernant les trois décennies les plus importantes de la vie intellectuelle de Fourier, la période qui va du début de la Révolution française jusqu’à la rencontre personnelle de Fourier et de Muiron en 1818. La première partie de la vie de Fourier est présentée comme une suite d’images d’Epinal, dont quelques-unes semblent avoir peu de rapports avec les faits, qui ont pu être établis [22]. L’établissement de la biographie de Fourier a aussi souffert du fait que, comme c’est maintenant établi, Considérant n’a pas communiqué à Pellarin un document biographique du plus grand intérêt [23]. Cependant, compte tenu des limites du genre, la biographie officielle de Pellarin demeure une œuvre attrayante et d’une certaine manière particulièrement utile. C’est aussi un ouvrage qui a le caractère d’une source de première main. Car la correspondance de Fourier avec Muiron, dont de larges extraits sont cités dans ce livre, a disparu après la mort de Muiron. Les extraits publiés par Pellarin sont tout ce que nous connaissons de cette précieuse source sur les dernières années de la vie de Fourier.

Dans cette biographie, j’ai essayé de dépasser l’hagiographie du livre de Pellarin et l’image plutôt banale de l’"inventeur calomnié" présentée par Fourier dans ses fragments autobiographiques. Mes efforts ont naturellement été facilités par l’oeuvre des fouriérologues contemporains qui ont contribué à établir une vision plus riche et plus adaptée de la vie et de la pensée de Fourier que celle offerte par Pellarin ou par Hubert Bourgin dans sa thèse monumentale et richement documentée, mais à certains égards dépassés. En même temps, j’ai longuement scruté les manuscrits et papiers laissés par Fourier. J’ai trouvé les écrits les plus informels - notes, brouillons, papiers déclassés - dotés du plus grand intérêt, et, à la fin, je suis arrivé à en tirer plus de renseignements que je ne l’avais cru possible au début. J’ai essayé de dater ces écrits chaque fois que je l’ai pu et de les intégrer dans le corps du récit. J’ai aussi essayé de suivre les déplacements et activités de Fourier particulièrement durant ses années de jeunesse, grâce à des recherches dans les dépôts d’archives de Besançon, Lyon, Belley et Paris. Par-dessus tout, cependant, je me suis efforcé de replacer Fourier dans son contexte, de présenter sa vie et sa pensée en relation avec l’époque et les différents milieux qu’il a traversés. Si je devais caractériser d’un mot ma méthode comme biographe, je dirai que j’ai suivi une méthode kaléidoscopique. J’ai essayé d’organiser les documents dans des séries de tableaux relativement discrets, logeant ainsi les idées et les activités de Fourier dans une large variété de contextes. J’espère qu’en agissant ainsi, j’ai pu communiquer une image convaincante de la vie entière de Fourier et de la cohérence, l’originalité et la beauté de sa vision utopique.
Finalement, il y a une question qu’il me paraît nécessaire d’évoquer ici, ne serait-ce que parce qu’elle apparaît dans plus d’un ouvrage antérieur consacré à Fourier. C’est la question de son équilibre mental. Ayant vécu, en quelque sorte, avec Fourier pendant près de vingt ans, je pense que je le connais mieux que je connais certains de mes amis les plus proches. Certes, je ne voudrais pas affirmer que Fourier était absolument sain d’esprit. Mais d’un autre côté je ne vois pas ce que nous gagnerions, si nous pouvions établir sans l’ombre d’un doute la folie de Fourier. Il n’est pas donné à chacun d’entre nous d’imaginer un monde peuplé d’antilions et d’anticrocodiles. De même, il n’est pas donné, à chacun de nous de voir aussi clairement que Fourier les contradictions, les occasions manquées et les possibilités cachées de nos propres vies. Les spéculations cosmologiques et cosmogoniques de Fourier ont souvent été rejetées comme insensées (ou du moins absurdes) par des lecteurs qui exprimaient en même temps la plus vive admiration pour ses critiques de la société et de la civilisation. Je voudrais simplement faire remarquer qu’il existe une étroite parenté entre la "folie" de sa cosmogonie et la pénétration de sa critique sociale. L’une et l’autre sont des affirmations radicales du pouvoir de l’homme de façonner lui-même son univers. Toutes deux sont enracinées dans la croyance que la seule limite à nos possibilités est notre désir. La folie de Fourier, comme celle de son contemporain William Blake va de pair avec son radical optimisme utopique.

(Traduction par Jean-Claude Dubos, revue par l’auteur)


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
puceContact puceMentions légales puceEspace privé puce RSS

1990-2024 © charlesfourier.fr - Tous droits réservés
Haut de page
Réalisé sous SPIP
Habillage ESCAL 5.0.5