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9-52
"L’opera del tempo" de Charles Fourier
Article mis en ligne le décembre 2000
dernière modification le 17 avril 2006

par Hamel, Jean-François




I. L’ŒUVRE DU TEMPS

« Plus de quatre mille barricades ont sillonné la ville pendant la révolution de Juillet. Lorsque Fourier cherche autour de lui un exemple de "travail non salarié mais passionné", le premier qu’il aperçoit est la construction des barricades »
Walter Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire ».

« C’est, parmi les civilisés, un plaisant préjugé que de croire qu’une planète qui a fait des créations n’en pourra pas faire d’autres. Autant vaudrait prétendre que celui qui a planté un verger n’en pourra pas planter un autre, ou qu’une femme qui a fait un enfant n’en pourra pas faire un second »
Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire.

Il serait difficile de nier l’importance de l’Histoire dans l’œuvre de Charles Fourier [1]. Des traces de la Révolution de 1789 et de l’Empire s’y laissent découvrir aisément, une complexe cosmogonie décrit une à une les différentes périodes historiques et phases du genre humain, les notions de perfectibilité et de moteur historique chères à la réflexion des dix-huitième et dix-neuvième siècles y sont discutées et critiquées. Il paraît toutefois presque impossible de concilier sa conception de l’Histoire avec celles de ses contemporains ou des auteurs de la longue tradition utopique. Les grandes utopies de Platon, More ou même Marx décrivent des sociétés où littéralement plus rien n’arrive, rejetées hors de l’Histoire : la république platonicienne est immuable là-haut dans son ciel des idées ; l’île d’Utopie se trouve isolée du monde, là-bas au-delà des mers, plongée dans une temporalité où les découvertes de Colomb côtoient l’Antiquité hellénique ; la société sans classe, elle, aura dans un avenir sans cesse repoussé vaincu l’antagonisme qui constituait le principe moteur de son avènement et semble vouée à l’agonie. On imagine Fourier, dans un de ces cabinets de lecture qu’il fréquenta toute sa vie, lisant avec grande lassitude ces rêves immobiles. « Des vases clos et de l’eau morte », l’entendons-nous se murmurer. En réponse à cette paralysie du temps, l’utopie de Fourier met en branle une véritable frénésie historique.

Choisissant ses matériaux parmi les événements contemporains qui bouleversent la France, il bâtit de toute pièce une singulière conception de l’Histoire. La Révolution de 1789 et plus encore la Terreur, sur lesquelles il reviendra à de nombreuses reprises, font selon lui la preuve de l’échec de la « philosophomanie »  [2] des Lumières : « Il semble que la Nature ne se plaise à élever cette odieuse Société que pour le plaisir de l’abattre, pour lui prouver, par une chute cent fois réitérée, l’absurdité des sciences qui la dirigent »  [3]. Cet échec dont il se réjouit à chaque page sonne le glas de la Civilisation, qui n’est plus qu’« un fléau passager », « une maladie temporaire »  [4], et annonce un nouveau monde. Pétri de fascination et d’effroi, dégoûté par tant de massacres mais exalté par la fièvre d’innovations, il s’écrie : « le volcan ouvert en 1789 par la philosophie n’est qu’à sa première éruption »  [5]. La Révolution ouvre dans le temps la faille qui permet de penser le surgissement de l’utopie.

On sait encore qu’il s’intéressa à la stratégie militaire avec tant de passion qu’il publia des articles sur la politique étrangère dans les journaux de Lyon et tenta même à plusieurs reprises d’entrer en communication avec Napoléon. Ses lettres, saisies par la police, n’atteindront jamais leur destinataire. Fourier écrit en 1803 au Grand Juge Régnier, le priant de transmettre une copie de sa lettre à Bonaparte, se présentant comme « l’inventeur du calcul mathématique des Destinées » et suggérant l’analogie entre la découverte de l’un et la conquête de l’autre : « Le vainqueur du destin ne craint rien sous le règne du vainqueur de la fortune »  [6]. En 1814, il récidive par l’entremise du général de Bonaparte [7] : « Je voudrais faire à l’ex-Empereur une communication de la plus haute importance [sur] une découverte dont je lui réserverais l’exécution et qui lui rendrait beaucoup plus qu’il n’a perdu »  [8]. Fourier invoque dans plusieurs de ses écrits « le nouvel Hercule » devant abattre l’hydre de la Civilisation, capable d’« élever l’Harmonie universelle sur les ruines »  [9]. Il rappelle à l’occasion l’anecdote selon laquelle l’Empereur avait fait frapper à Moscou une médaille sur laquelle était inscrite cette devise : « Dieu au ciel et Napoléon sur la terre » : « L’intention de monarchie universelle, décelée par cette médaille est ce qu’il y a de plus sensé dans les vues de Bonaparte. Chaque harmonien, femme ou homme, sera élevé dès l’enfance à ambitionner l’empire du monde, on regardera comme pauvre sujet, eunuque politique, celui ou celle qui inclinera à se contenter d’une souveraineté subalterne comme le trône de France » [10].

On comprend la fascination qu’exerce Bonaparte sur Fourier à son appel « L’objet urgent est d’organiser le globe... »  [11], fascination qui se manifeste dans une foule d’allusions dispersées ici et là dans l’œuvre : « Jamais homme, depuis l’existence des sociétés, n’a eu mieux que Bonaparte les moyens de conquérir et conserver le sceptre du monde. Il y serait parvenu s’il n’eût été rapetissé par l’esprit français »  [12]. Il racontera même après coup que c’est en 1799, année où Napoléon prend le pouvoir, qu’il découvre lui-même l’unité universelle, fondement de sa théorie. Là où la Révolution signifiait la possibilité de rompre l’ordre des choses, l’Empire ouvre la pensée à la possibilité de reconfigurer le globe, de réagencer le temps et l’espace.

La Révolution et l’Empire constituent en effet les éléments fondateurs de sa conception de l’Histoire : la première introduit une pensée de la rupture, une possibilité de discontinuité historique renversant le cours même du temps ; le second réintroduit, après l’état d’exception révolutionnaire, la possibilité d’une projection temporelle, d’une construction historique sur de nouvelles bases ainsi que le déploiement dans le temps et l’espace d’un projet encore inédit. Cette temporalité conjuguant événement et projection, révolution et stratégie, énonce une double exigence de rupture et de redéploiement, d’immanence et de transcendance. Sa volonté à « agir en primitif et prévoir en stratège »  [13] pénètre d’ailleurs toute sa critique de la philosophie. Invitant à « sortir de la léthargie, de la résignation apathique au malheur et du découragement répandu par les dogmes philosophiques  » [14], il reprochera à ses contemporains soit de ne pas savoir penser la discontinuité qu’impose la révolution comme ouverture vers le possible, soit à l’inverse de ne pas concevoir le déploiement d’un nouvel ordre du monde comme le suggérait l’Empire.

Multipliant ses attaques, souvent plus violentes que précises, contre « la vieille idole philosophique »  [15] que chérissent ses contemporains, il élabore à travers elles une nouvelle philosophie de l’Histoire dont l’objectif premier est la réfutation de « l’impossibilité, refrain chéri de la nation française »  [16]. Il critique violemment les « perfectibilistes » dont le maître Jean-Jacques Rousseau a forgé pour les besoins de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité le concept de perfectibilité et les accuse de concevoir la Civilisation comme la finalité de l’humanité, comme une transcendance ne permettant aucunement de penser la rupture et l’émergence du nouveau. Ensuite, les matérialistes et les athées, dont la figure dominante est le marquis de Sade, se voient blâmés à l’inverse pour leur refus violent de toute transcendance, n’arrivant à penser l’Histoire autrement que comme une suite de crimes et de malheurs se répétant sans cesse. Finalement, les moralistes, parti plus diffus dont les prédications se résumeraient à « réprimer, corriger, modérer »  [17], entraveraient constamment selon lui la venue des nouvelles créations qu’appelle l’Histoire. Nous nous arrêterons successivement à ces critiques afin de reconstituer la théorie de l’Histoire que toutes trois présupposent, puis nous exposerons le réinvestissement de cette conception dans la dimension textuelle de l’œuvre [18].

1. L’attraction de l’Histoire

Fourier ne parle directement que très peu de Rousseau, se contentant de souligner ici et là qu’il fut « l’un des plus habiles peintres de l’amour et digne sur ce point d’une certaine confiance »  [19] et convenant avec lui que « tout est bien sortant des mains du créateur ; tout dégénère entre les mains de l’homme »  [20]. Il lui reproche toutefois, ainsi qu’à « tous les romantiques », de n’avoir été qu’un « immobiliste », d’avoir tenté de « claquemurer le genre humain dans la civilisation »  [21], d’avoir emmuré l’Histoire dans un temps homogène et aveugle, sans échappatoire, sans possibilité de discontinuité. C’est cette critique qui fonde les harangues de l’utopiste contre le « vrai perfectibiliseur du perfectibilisme de société perfectible »  [22], bien que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, texte d’une subtilité rare, maniant avec intelligence de nombreux paradoxes, comporte nombre d’idées qui auraient pu plaire à Fourier [23].

La perfectibilité apparaît chez Rousseau comme moteur de l’Histoire en rendant intelligible le passage de l’état de nature à la société civile, de « l’égalité que la nature a mise entre les hommes » à « l’inégalité qu’ils ont instituée »  [24]. L’homme sauvage, né bon et ne connaissant que l’inégalité naturelle se manifestant par l’âge, la force ou la santé par exemple, ne participe pas encore à l’Histoire. Sa condition primitive y échappe en faisant sans cesse tourner le temps sur ses gonds, chaque existence individuelle reprenant vie à partir d’un même point :

« Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant » [25].

Sans moteur historique, du moins n’en mettant aucun en marche, les générations se succèdent sans institutions, sans projets, sans s’éloigner de l’état de nature dans lequel elles se trouvent dès l’origine. Sans l’Histoire qui accentue les différences, une égalité naturelle règne donc sans opposition dans un présent, pour ainsi dire, hors du temps. Physiquement, l’homme sauvage est proche de l’animal par le développement extrême de ses sens, dormant beaucoup mais d’un sommeil léger, toujours aux aguets, non encore empêtré dans cette sensualité et cette mollesse propres aux civilisés. D’un point de vue moral, cet homme, possédant plus que l’instinct animal, a la qualité d’agent libre et une faculté l’éloignant encore davantage de la bête :

« la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans » [26].

Cette « perfectibilité » explique les changements de l’homme et les progrès de l’humanité qui eux-mêmes rendent compte de son dépérissement et de sa détérioration. La perfectibilité, « faculté distinctive et presque illimitée », éloigne « la machine humaine » par son moteur irrépressible du bonheur originel et la mène vers son dysfonctionnement actuel. À la suite de quelques hasards, elle porte l’homme à abandonner son instinct et à se rendre à la longue « le tyran de lui-même et de la nature » [27], transformant ainsi les inégalités naturelles en inégalités morales, politiques et institutionnelles. Les hasards, donnant prise à la perfectibilité, s’enchaînent rapidement à partir du sentiment que l’homme développe de lui-même et du soin qu’il accorde à sa conservation : il perçoit d’abord des rapports inégaux par le commerce avec les autres hommes et avec les animaux ; puis, par la conscience de sa supériorité, naissent l’orgueil de l’espèce et celui de l’individu, l’intérêt commun et l’intérêt particulier. De là apparaissent successivement la distinction des familles, la formation des groupes, la création des nations, puis enfin l’idée de propriété qui vient pervertir la relation originelle entre les hommes. Cette opposition ferme entre le bien commun et l’intérêt particulier deviendra d’ailleurs une des bases du Contrat social où sera distinguée la volonté générale de la volonté de tous distendant constamment le lien social.

Évidemment Fourier, déçu de la Révolution par les excès de violence de la Terreur, ne peut que se méfier des affirmations de Rousseau qui y furent détournées en véritable despotisme de la liberté [28]. Il ridiculise d’abord le niveau d’abstraction de la notion : « D’ailleurs, en civilisation le paysan qui cultive le froment et le vin mange du pain d’orge et boit de la piquette, pendant que les philosophes lui chantent la perfectibilité des abstractions philosophiques »  [29]. Il raille la suffisance des défenseurs de la perfectibilité qui, malgré toutes les précautions de Rousseau, ont fait du concept un synonyme de progrès illimité et continu de la raison humaine :

« Une secte, qu’on peut nommer la coterie des perfectibiliseurs, ne cesse de vanter les progrès de la raison moderne. À en croire ses jactances, il semble que le génie social soit parvenu aux dernières limites de la science, parce qu’il a raffiné les controverses d’idéologie et d’économisme » [30].

Et c’est ici que se précise la critique de Fourier à l’endroit de Rousseau : l’Histoire ne peut être selon lui comprise par un modèle impliquant continuité et absence de rupture, progrès rationnel et illimité. La perfectibilité, principe immanent guidant le déroulement historique aussi bien qu’une transcendance divine, ne peut rendre compte adéquatement des écarts, des ruptures et des innovations que Fourier voit tant dans le passé que dans l’avenir. La perfectibilité se veut un paradigme, qui malgré tout le dynamisme qu’y a insufflé Rousseau, n’en demeure pas moins unique et dernier, incapable de penser les changements de paradigme dans le cours fracturé de l’Histoire, ne laissant à l’homme d’autre voie que celle de mesurer ses actions à l’aune d’un processus le dépassant infiniment. Si Fourier récuse toute perfectibilité du genre humain, c’est que celle-ci présuppose une unidirectionnalité de l’Histoire, même si le progrès de l’individu s’accompagne selon Rousseau de la déperdition de l’espèce. Blâmant « le culte de la Raison »  [31], Fourier conçoit un moteur de l’Histoire reposant sur l’attraction, sur la mécanique des désirs et des passions dont la puissance serait aussi inéluctable que la gravité newtonienne.

« L’attraction est le moteur de l’homme, elle est l’agent que Dieu emploie pour mouvoir l’univers et l’homme ; on ne pouvait donc étudier l’homme, l’univers et Dieu, qu’en étudiant l’attraction dans son entier, en passionnel comme en matériel » [32].
« Puisque les mœurs et la morale sont de convention, et varient selon chaque siècle, chaque pays et chaque législateur, il ne reste qu’un moyen d’arriver à la stabilité morale, c’est de rallier les mœurs au vœu des passions qui est invariable en tel siècle ou tel lieu. Ont-elles fléchi devant nos systèmes ? Elles marchent triomphantes, inébranlables dans la route que leur a tracée l’auteur du mouvement. Elles renversent tous les obstacles. À quoi bon heurter ce roc ? »  [33].

Si les passions ont une telle influence sur les hommes et leur Histoire, elles ne constituent pas pour autant un horizon stable et continu, une progression régulière vers la satisfaction toujours plus grande des désirs. Les trois passions distributives, la composite, la cabaliste et la papillonne, règlent respectivement la combinaison, la concurrence et la variété des autres passions, assurant ainsi une production incessante de nouveauté. Pour Fourier, ces passions influent sur « la carrière sociale [qui] se divise en quatre phases et se subdivise en trente-deux périodes », chacune contenant une phase ascendante et descendante et impliquant à chaque fois la création d’une nouvelle relation au désir et une organisation sociale correspondante. Le modèle rousseauiste relègue à l’impensable le saut utopique hors de la Civilisation ; toute différence qualitative, irréductible au lent cheminement de la perfectibilité, devient incompréhensible dans les limites du paradigme. Nous verrons plus loin que cette marche des passions dans l’Histoire, bien qu’aussi inévitable que celle de la perfectibilité, permet selon les lois du désir fouriériste l’émergence d’une imprévisible nouveauté.

Par ailleurs, Fourier refusera de penser une société d’avant l’Histoire, littéralement pré-historique : l’état de nature est pure invention qui ne garde « que la vérité fondamentale, un bonheur passé et perdu sans retour »  [34]. Il ajoute à l’intention des rousseauistes :

« Il faut se garder de croire qu’il ait régné aucune égalité, aucune communauté dans cet ordre primitif [...] Les passions étaient alors plus violentes qu’elles ne sont aujourd’hui. Les hommes n’avaient rien de cette simplicité pastorale qui n’exista que dans les écrits des poètes. Ils étalent fiers, sensuels, esclaves de leurs fantaisies ; les femmes et enfants agissaient de même » [35].

Originellement empreint de désirs, le sujet fouriériste bâtit l’Histoire depuis sa naissance dans une suite mouvementée de ruptures, de déchirements, d’élans vers l’inconnu et de sauts dans l’impossible. Pour penser un nouveau monde, il est nécessaire d’abandonner l’espoir de perfectionner l’ancien et se jeter sur les flots du désir à la quête de rives inexplorées.

2. L’orgie et la manie de l’Histoire

Substituant à la perfectibilité rousseauiste l’attraction comme principe moteur de l’Histoire, on serait tenté de faire de Fourier un simple disciple de Sade. En effet, les auteurs partagent un intérêt commun pour une pensée de l’orgiaque, une théorie du plaisir charnel, qui se veut inséparable d’une prise de position politique et d’une remise en question des modèles de compréhension de l’Histoire. Tous deux utopistes par la délimitation d’un espace collectif dont ils expliquent les mécanismes sociaux, les règles de fonctionnement, ils sont en quête d’une nouvelle figuration de la communauté depuis la pluralité des désirs [36]. Historiquement, ils partagent encore l’expérience d’une époque décisive pour l’Histoire de France, le passage du XVIIIe au XIXe siècle avec, entre autres événements, la Révolution qui marque leurs oeuvres comme le titre du pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains le souligne avec force et ironie. Mais c’est au cœur de la constellation que forment ces trois points de convergence - l’utopie, la révolution et le désir - que se distingue la relation de chacun d’eux à l’Histoire.

C’est précisément sur la question de l’immanence, pierre de touche de la critique de Fourier à l’endroit de Rousseau, que s’articule la distinction entre les désirs sadien et fouriériste. Le projet de Sade consiste explicitement à délivrer le peuple de toute transcendance, « du sceptre et de l’encensoir »  [37]. Déjà partisan d’une immanence radicale, Dieu se meurt chez Sade : il ne porte plus que le masque d’un « Dieu chimérique »  [38], d’un « indigne fantôme »  [39] ou encore d’un « fantôme bien plus illusoire que ne pouvait l’être celui d’un roi »  [40]. Rejetant toute autre transcendance que celle de la plus pure Négation (et non pas quelque négativité dialectique), les personnages n’entrent en relation que lorsque leur jouissance est synchrone et celle-ci est pur abîme : « Je suis morte, je suis brisée... je suis anéantie »  [41], dit Eugénie ; « Sacré foutu dieu, comme j’ai du plaisir !... Ah ! c’en est fait, je n’y résiste plus...[...] je suis mort !... »  [42] s’exclame Dolmancé. Le phénomène d’attraction sur lequel repose le lien social n’a pour seule idéalisation que le Mal, que par des processus partiels et particuliers les personnages tentent d’atteindre convulsivement [43]. Sade n’offre à l’intersubjectivité aucune transcendance, aucune figuration commune, sinon la Mort : c’est dans les seules scènes de l’amour, dans le heurt théâtral des amants, dans les combinaisons orgiaques, dans l’instant de l’extase, que les sujets arrivent à se toucher pour aussitôt se perdre à nouveau dans le reflux des chairs lasses, dans cette petite mort de l’orgasme qui, par la répétition, cherche à provoquer la totale Négation, la grande Mort. La seule possibilité de communication avec l’autre est l’aveuglement de l’orgasme comme perte de soi. Ainsi, en même temps que se noue et se dénoue l’union des amants, la communauté chez Sade ne cesse de se désintégrer à mesure qu’elle se fait. On aurait pourtant pu croire qu’en favorisant l’intersubjectivité du désir Sade aurait assigné le rôle de moteur historique au désir, mais il s’y refuse au nom de son matérialisme et de son athéisme. Niant toute construction historique, toute projection temporelle, voire toute temporalité, il explique que les figurations de ce type sont inutiles :

« À mesure que l’on s’est éclairé, on a senti que, le mouvement étant inhérent à la matière, l’agent nécessaire à imprimer ce mouvement devenait un être illusoire et que, tout ce qui existait devant être en mouvement par essence, le moteur était inutile ; on a senti que ce dieu chimérique, prudemment inventé par les premiers législateurs, n’était entre leur mains qu’un moyen de plus pour nous enchaîner » [44].

La conséquence de cet immanentisme radical est une forme d’immobilisation provoquée par un mouvement trop violent ou trop rapide. En effet, l’univers qu’il représente en « mouvement perpétuel » ne produit aucune construction historique, nie toute projection temporelle en ne répétant que son propre affaissement et, comme une machine qui tourne sur elle-même, ne contient que l’énergie nécessaire à sa propre destruction. C’est ici que Sade se présente comme l’un des penseurs les plus radicaux de la Révolution : pour lui, la Révolution ne connaît jamais de terme, n’est jamais un simple renversement, mais un véritable cercle vicieux. Elle constitue alors la dernière phase de l’Histoire : toujours à reprendre, elle ne peut que tourner et retourner sans cesse, à une vitesse ahurissante, éternellement insatisfaite, mais incapable de passer à l’Histoire.

Il importe de souligner le paradoxe sadien : c’est généralement la transcendance - que ce soit l’utopie platonicienne de la République, l’Esprit hégélien, ou le thème de l’émancipation du sujet héritée des Lumières - que l’on accuse de nier l’Histoire car, en lui attribuant une finalité et un principe téléologique, elle lui retire tout potentiel d’événementialité, alors que chez Sade c’est par une immanence forcenée, un matérialisme excessif, que la possibilité événementielle de l’Histoire est niée.

Pour éviter l’aporie sadienne, Fourier réintègre dans son utopie une transcendance sous la forme d’une divinité bien peu chrétienne, essentiellement dieu de créations et de désirs. Fourier écrit :

« C’est pour Dieu une jouissance que de créer, et il y va de son intérêt de la prolonger »  [45]. La création divine n’est ainsi jamais terminée ; elle est révolutionnaire en ce qu’elle est toujours à poursuivre, qu’elle ne s’impose jamais comme création définitive : « Cependant la terre est violemment agitée du besoin de créer ; on s’en aperçoit à la fréquence des aurores boréales, qui sont un symptôme du rut de la planète, une effusion inutile de fluide prolifique [...] »  [46]. Il est de la nature même, non seulement de Dieu, mais des hommes, de créer, de re-créer l’univers. Dans la même voie, Fourier explique que la Révolution française fut un échec parce que les philosophes n’ont pas su « diviniser la volupté » ou « créer un culte de l’Amour »  [47], c’est-à-dire intégrer une dimension supérieure, liée à longue durée, au déchirement infligé à l’Histoire. Dans la théorie de Fourier, même s’il y a transcendance, cette dernière est liée au mouvement, à la possibilité d’une certaine événementialité. Paradoxalement, ce qu’il érige comme transcendance, c’est le devenir. C’est le désir, toujours en marche et en métamorphose, qui doit constamment refigurer le monde :

« L’amour doit multiplier à l’infini les liens sociaux » [48].

Dans le Nouveau monde amoureux, Fourier étudie la Négation sadienne dans un court passage sur les manies amoureuses, notions analogues aux perversions du marquis, et plus précisément sur « l’engorgement des manies et leurs contre-marches malfaisantes » :

« Toute passion engorgée produit sa contrepassion qui est aussi malfaisante que la passion naturelle aurait été bienfaisante. Il en est de même des manies. Une princesse de Moscou, Dame Strogonoff se voyant vieillir, était jalouse de la beauté d’une de ses jeunes esclaves ; elle la faisait torturer, la piquait elle-même avec des épingles. Quel était le véritable motif de ses cruautés ? Était-ce bien jalousie, non c’était saphisme, ladite dame [...] persécutait l’objet dont elle aurait du jouir, et cette fureur était d’autant plus grande que l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait pas même d’essor idéal. [...] D’autres exercent en sens collectif les atrocités que Mme Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou en application générale. Odin en avait fait un système religieux et de Sade un système moral. Ce goût des atrocités n’est que contre-effet d’engorgement de certaines passions. Chez Néron et de Sade c’était la composite qui était engorgée et chez Mme Strogonoff c’était une branche d’amour » [49].

La négation sadienne, entravant le déploiement de l’Histoire, n’est pour Fourier qu’une passion vive qui, une fois bien dirigée, relancerait le cours de l’Histoire avec la même force qu’elle mettait à le paralyser. Fourier présuppose « que tous nos caractères sont bons et judicieusement distribués, qu’il faudra développer et non pas corriger la nature »  [50]. Ainsi, pour l’utopiste, même Sade participe inconsciemment au « système répressif des passions » et ne sait trouver Éros derrière le jeu de masques de Thanatos.

Fourier cherche à créer dans l’Histoire une dialectique entre l’immanence et la transcendance dont il trouve en amour une analogie entre la manie comme infiniment petit et l’orgie comme infiniment grand. La manie, véritable surgissement de l’événementialité, subvertit les modes d’organisation actuels pour en dicter de nouveaux et ainsi assurer à la fois changement et continuité.

« Le lien d’amour en infiniment grand est celui de l’orgie qui établit une confusion générale entre les initiés ; le lien en infiniment petit est celui des manies amoureuses ou coutumes et fantaisies que chacun contracte en amour comme en toutes passions. L’harmonie classera toutes ces fantaisies et associera en sectes tous ceux qui sont adonnés à chacune » [51].

La communauté fouriériste se forme autour du surgissement des manies qu’il s’agit de reconnaître dans leur différence irréductible et de satisfaire par la mise en commun des corps et des passions. Ainsi, « l’amour, écrit Fourier, nous identifie à Dieu »  [52] en ce qu’il est non seulement procréation mais création de nouveaux rapports, établissement d’un nouvel ordre social. Ce que Fourier cherche à rendre à l’utopie en insistant tant sur les désirs, sur Éros, alors que Sade ne voit partout que Thanatos, c’est la possibilité d’intégrer l’événement dans les cadres utopique et historique, de provoquer le surgissement d’une passion inouïe, d’une manie d’une nouveauté complète qui changera le cours du monde. Parce que la manie est pour lui pur événement, insaisissabilité complète, elle est la chance de l’Histoire, la possibilité de modifier, de bouleverser le temps : pure révolution. La manie correspond à la naissance d’une nouvelle relation à l’autre, la venue au monde du désir comme renversement du continu et de la sclérose du temps. On notera par exemple parmi les nouvelles relations que l’amour permet de réaliser le rêve marxiste d’une société sans classe, rendue possible non par une révolution à l’échelle de l’humanité, mais depuis l’infime désir en quête de sa satisfaction.

« Aussi est-ce la passion la plus propre à former des liens entre les humains. Nulle autre ne rapproche aussi promptement toutes les distances - la simple bergère devient l’égale des rois dès que l’amour l’a ordonné. Il établit dès ce monde un nivellement spontané que les religions établissent dans l’autre et fait naître (opère) toutes les vertus que la religion et la philosophie s’efforcent de créer [...] » [53].

Mais cette société égalitaire n’est en rien le dernier stade de l’Histoire comme pour Marx : elle n’est qu’une des créations possibles sur le globe. Comme l’homme, l’humanité atteindra ses phases de vieillesse et de caducité, l’harmonie n’étant que sa pleine maturité et en rien un âge d’or éternel.

La vérité de Fourier est que l’Histoire ne peut se penser depuis une transcendance ou une immanence trop radicales : l’Histoire ne peut être mise en marche que depuis les événements dont on assure le surgissement puis le libre déploiement. Le désir de Fourier est avant tout désir du désir - et désir de l’Histoire [54]. Alors que l’immanence radicale proposée par Sade et son utopie d’une société insurrectionnelle et négatrice mènent paradoxalement à une impasse du temps, le faisant tourner sur ses gonds jusqu’à le nier, l’immanence fouriériste relançant sans cesse tout en l’excédant la transcendance du métarécit utopique réussit elle seule à engendrer l’Histoire. Le désir chez Sade agit comme un Serpent qui se mord la queue, une révolution qui tourne sur elle-même ; chez Fourier, il dévoile la multiplicité des possibles révolutions, la combinaison théoriquement infinie des amants, le retour sans cesse répété d’une nouvelle Histoire.

3. L’illimitation de l’Histoire

Fourier conjugue donc l’immanence d’une pensée de la rupture axée sur l’événementialité et la transcendance d’une projection temporelle rejouant l’Histoire sur de nouvelles bases. Ce double mouvement confère à sa théorie un dynamisme que seule l’exigence du désir pouvait satisfaire et confère à l’Histoire une plasticité et une malléabilité sans borne. L’Histoire n’est pour lui que ce que le désir des hommes en a fait, un objet artisanal, la surface d’un miroir plus ou moins polie dans laquelle ils n’ont encore réussi qu’à tirer une image obscure d’eux-mêmes. Selon lui, le devenir historique de l’homme et du monde ne peut se comprendre que depuis un paradigme esthétique dont la création constitue la valeur suprême et dans lequel la politique et l’art se confondent pour défaire le monde de ses chaînes, lui ouvrir portes après portes.

L’hypocrisie des moralistes et la médiocrité de leurs vues, pénétrant la moindre institution civilisée, du commerce au mariage, se trouvent donc en parfait antagonisme avec sa vision.

« Cette duplicité d’action, cette dissidence de l’homme avec lui-même, a fait naître une science nommée morale, qui envisage la duplicité d’action comme état essentiel et destin immuable de l’homme. Elle enseigne qu’il doit résister à ses passions, être en guerre avec elles et avec lui-même ; principe qui constitue l’homme en état de guerre avec Dieu, car les passions et instincts viennent de Dieu, qui les a donnés pour guides à l’homme et à toutes les créatures » [55].

La civilisation n’est plus qu’« un cul de sac en mouvement », « un abîme de misère et de sottise »  [56], ne désirant que des « passions molles et philosophiques »  [57]. Puisque l’attraction constitue le moteur de l’Histoire, la négation ou la simple modération des désirs n’ouvre que sur l’immobilisation du temps. La civilisation nuit à la frénésie historique qu’appelle Fourier, à la « successivité des créations »  [58] : « les nouvelles créations ne peuvent pas commencer avant que le genre humain ait organisé la huitième période sociale »  [59]. Cette huitième période est l’Harmonie où l’attraction régnera jusque dans les moindres recoins de la vie des hommes et à partir de laquelle, contrairement à la plupart des utopies où le temps se fige, l’Histoire trouvera sa réelle puissance créatrice.

Parmi les créations les plus audacieuses, Fourier prévoit une accélération des communications telle que « Mercure par sa pivotation nous sera infiniment précieux en correspondance et nous donnera à chaque instant des nouvelles des antipodes » [60], une « restauration climatique » [61] assurant au pôle la température de l’Andalousie ou de la Sicile, un réchauffement tel que « Varsovie aura des forêts d’orangers comme en a aujourd’hui Lisbonne, et la vigne sera plus en sûreté à Petersbourg qu’elle n’est aujourd’hui à Mayence » [62], un changement de la « saveur des mers » qui « donnera à l’eau de mer le goût d’une sorte de limonade que nous nommons aigre de cèdre » [63], l’apparition de nouvelles espèces animales comme les « porteurs élastiques, anti-lion, anti-tigre, anti-léopard », les « serviteurs précieux : anti-baleines traînant le vaisseau dans les calmes ; anti-requins aidant à traquer le poisson ; anti-hippopotames traînant nos bateaux en rivière ; anti-crocodiles ou co-opérateurs de rivière ; anti-phoques ou montures de mer » [64]. Toutes ces créations renoueront avec la nature créatrice de la terre et feront de l’homme l’associé de Dieu selon les règles « du contact des extrêmes et de la contre-puissance dévolue aux infiniment petits » :

« Les propriétés d’un extrême connu deviennent présomptions sur celles de l’autre extrême. Le génie civilisé n’a jamais su spéculer sur les indices de ce genre. La première induction qu’on peut en tirer, c’est que, si l’initiative et la direction, grandes opérations du mouvement, appartiennent à l’être infiniment puissant qui est Dieu, elles appartiennent de même au plus faible des êtres raisonnables, qui est l’homme » [65].

Toute la théorie de Fourier présuppose une telle hypothèse : le détail infime est la clé de la plus sublime grandeur. Depuis des économies de plusieurs millions réalisées sur « des épingles, des allumettes et autres minuties »  [66] jusqu’à cette aiguille par laquelle « on maîtrise la foudre et on dirige un bateau à travers les orages et ténèbres »  [67], tout jusque dans les moindres détails se trouve incorporé à cette théorie immense. La moindre exception peut renverser l’ordre du monde ; l’univers ne vit que par l’attente de l’infiniment petit comme événementialité pure, comme étincelle allumant les poudres de l’Histoire.

« Tout se lie dans le système de Dieu sur le mouvement et le plus petit caprice lorsqu’il est dominant chez une masse d’hommes peut servir de fanal pour conduire à d’immenses découvertes en fait d’horoscope matériel et passionnel » [68].

De même que Fourier recherche toujours l’unité depuis la diversité et la différence, il cherche à provoquer l’Histoire depuis ses moindres failles, ses points de ruptures, ses recoins les moins fréquentés. En s’autorisant un anachronisme flagrant, on pourrait comparer cette conception de l’Histoire avec celle de Walter Benjamin dont elle constituerait l’image spéculaire, à la fois identique et inversée. Particulièrement dans ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire » [69], Benjamin, pour qui la pensée utopique était d’une importance particulière, élabore une vision de l’Histoire fidèle à sa passion pour les miniatures. Invitant l’historiographe à narrer les événements sans distinction entre les grands et petits et ainsi à tendre vers cette délivrance de l’Histoire où le moindre accident deviendra citable, il souligne constamment la « force messianique » de l’infiniment petit, du « plus imperceptible de tous les changements » et rend inadéquate toute conception du temps comme « homogène et vide », parlant même de la conscience révolutionnaire cherchant à « faire éclater le continu de l’histoire ». Alors que le regard historique de Benjamin se porte derrière lui et les siens, vers le passé, pour y retrouver les rêves d’avenir, celui de Fourier se tourne tout entier vers l’avant. Soustrayant l’avenir au déterminisme simpliste que semblent imposer le présent et le passé, il l’ouvre au possible, rappelant les virtualités innombrables de chaque détail, le surgissement de l’inouï en puissance à tout instant. Là où Benjamin établit une éthique historiographique, Fourier élabore une éthique utopique dans laquelle chaque moment se trouve chargé du potentiel révolutionnaire de l’imprévisible nouveauté. Chaque instant risque d’interrompre l’inlassable répétition des jours et porte une puissance utopique condensant en un point infime toute l’énergie de l’Histoire, une charge explosive écartelant le possible jusqu’à l’impossible.

Benjamin ne sera pas insensible aux propos de Fourier : dans sa onzième thèse, il reconnaît d’ailleurs le génie de l’utopiste à sa capacité de concevoir la rupture du fil du temps par une conception du travail orientée vers la création :

« Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui l’effet du travail social bien ordonné devrait être que quatre Lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se retire des pôles, que l’eau de la mer cesse d’être salée et que les bêtes fauves se mettent au service de l’homme. Tout cela illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein » [70].

Le travail dans la théorie de Fourier, comme l’amour, poursuit la création, la création de l’Histoire, ce qui est en porte-à-faux tant avec l’idéalisme pessimiste de Rousseau qu’avec le matérialisme forcené de Sade. Même les idées marxistes s’en trouveront remises en question pour la modération avec laquelle elles conçoivent la puissance du travail humain. Marx et Engels écrivent : « Dans la société bourgeoise, le passé domine le présent ; dans la société communiste c’est le présent qui domine le passé »  [71]. Selon les propos du Manifeste, le travail s’effectue pendant la domination bourgeoise dans la seule visée d’accroître directement le travail déjà produit ; lorsque les prolétaires s’empareront du pouvoir politique, le travail accumulé sera utilisé pour leur offrir de meilleurs conditions de travail, une existence de plus en plus décente. Chez Fourier, c’est tout l’inverse : l’avenir dominant le présent par le supplément de possible qu’il contient en germe, le travail s’effectue essentiellement pour un produit futur : le travail met en branle un processus de créations toujours plus actives, plus dynamiques, inattendues, des créations qui redistribuent constamment les tâches, qui bouleversent la nature du travail même à un rythme effréné ; d’heure en heure des révolutions résultant du travail, aussi impatientes et importantes que celle que Marx voit dans le passage de la féodalité à la bourgeoisie ou de la bourgeoisie au règne prolétarien, secouent l’Harmonie. Véritable frénésie historique se mettant en marche depuis le travail et l’Éros, indissociables dans la théorie de Fourier, tout travail naissant d’une attraction.

C’est finalement dans les utopies mêmes que Fourier trouve la justification de sa foi en l’avenir. Se présentant comme « casse-cou utopiste »  [72], il soutient que, conformément à la proportionnalité des destinées et des attractions [73], le simple désir implique la possibilité de sa satisfaction :

« Quelques-uns de ces philanthropes rêvent le bonheur dans des illusions de vertus républicaines, comme celles de Fénélon sur les bergers de la Bétique. Ces utopies qui ne méritent pas de réfutation sérieuse, prouvent seulement qu’il existe une classe de savants rêvant un bonheur extra-civilisé. Or, Dieu qui ne fait rien en vain, n’aurait pas donné aux humains, et aux plus instruits, cette propension aux rêves de félicité extra-civilisée, s’il ne voulait pas la satisfaire » [74].

Ce désir « extrograde » risque à chaque instant de faire sauter la continuité du temps, l’amener hors de lui jusque dans la sphère des possibles. Le temps chez Fourier se charge d’une profondeur dont chaque strate ajoute à la luxuriance de l’ensemble. Émergeant constamment de la différence et de l’exception, l’Histoire s’illimite en s’augmentant d’un possible plus vaste à mesure qu’elle se diversifie, se gonfle de l’intérieur à chaque instant, prête à éclater, multipliant les bifurcations possibles, décuplant sans cesse les nouveaux mondes : « C’est vraiment aujourd’hui que le présent est gros de l’avenir »  [75]. C’est à la puissance créatrice des passions dans l’Histoire que Fourier dédie en quelque sorte son œuvre ; il travaille à rendre aux mains des hommes l’Histoire, qu’il conçoit comme l’espace dans lequel peut s’effectuer « l’essor intégral et continu des douze passions radicales » assurant « le vrai bonheur » de l’humanité [76], et qu’il relance toujours plus avant vers l’avenir.

4. Une esthétique de l’Histoire

C’est par la nature profondément esthétique de cette conception, où l’Histoire est factice, c’est-à-dire construite, constamment créée et recréée depuis le désir et les sens, que l’on peut d’abord la rapprocher de l’art, mais plus encore par sa mythification de la création comme ultime planche de salut de l’homme. Fourier semble reprendre à son compte ces mots de Nietzsche : « Ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient »  [77]. Cette conception de l’Histoire toute entière tournée vers la création ne peut rester sans effets sur la forme même que prend l’œuvre de Fourier. Réinvestissant l’ouverture aux possibles de l’Histoire dans sa pragmatique littéraire, il accouche d’un texte aux ruptures violentes et à la rhétorique singulière. La grande coupure épistémologique que Fourier inflige aux théories utopiques de l’Histoire bouleverse aussi les fonctions de l’écrivain, ce que laisse transparaître son vigoureux refus de la rhétorique qu’il réitère dans plusieurs passages de son œuvre :

« Un plus habile saurait semer des fleurs sur le chemin ; pour moi, je suis inventeur et non orateur ; ma tâche n’est pas d’être fleuri mais d’être neuf et d’attaquer cette autre manie fatale à notre siècle d’envisager toute nouveauté sous le rapport de l’éloquence [...] » [78].

« Je voudrais ici pouvoir emprunter la plume de Virgile pour ajouter, comme il l’a fait dans les Georgiques un épisode aux préceptes. Malheureusement, Virgile et moi forment [sic] les deux extrêmes de la chaîne des civilisés, le plus éloquent des poètes et moi le plus faible des prosateurs, mais les extrêmes se touchent. Quel est notre point de contact ? C’est qu’il a pour lui la suprême perfection dans l’art d’écrire ; j’ai pour moi, comme dernier des écrivains, la dispense absolue de cet art » [79].

Cette fausse modestie décèle une réflexion plus profonde sur la littérature. Celle-ci ne doit en aucun cas embellir le monde, transfigurer la réalité, la rapprocher de quelque idéal de beauté, mais bien suggérer, par le merveilleux de la fiction, le potentiel de l’Histoire et insuffler aux hommes le désir d’autres mondes, d’autres créations, d’autres avenirs. La dénégation du statut d’écrivain présuppose une nouvelle fonction pour la littérature : elle doit se mettre au service de l’Histoire pour illimiter le possible - inventer de nouveaux mondes.

L’illimitation de l’Histoire a pour corollaire chez l’écrivain une illimitation de l’écriture à laquelle la nature même du genre utopique répond admirablement. Comme l’écrit Louis Marin, « le visible excédera toujours le dicible »  [80]  : les descriptions sont interminables et ne peuvent exister qu’imparfaites, la langue ne pouvant que découper superficiellement le monde, ne réussissant jamais à en rendre toute la profondeur. Et l’utopie, genre essentiellement descriptif, bien qu’il intègre des moments narratifs, ne repose sur rien : la description est inachevable, car toute description l’est, d’autant plus qu’elle s’attache à ce qui n’est pas encore, aux métamorphoses à venir. Le genre utopique constitue le moyen de ne plus s’arrêter d’écrire, de ne plus arrêter de coucher sur papier une nouvelle Histoire sans cesse à reprendre. Par ailleurs, les dimensions de l’objet fouriériste sont surhumaines : « je vais traiter d’une période de quatre-vingt mille ans que comprendra la carrière végétale du globe »  [81]. Le projet ne peut être humainement mené à terme, mais il est le cadre permettant à Fourier de nourrir sans fin sa profonde logophilie qui se veut l’écho direct de sa frénésie historique.

L’Histoire reposant sur une telle possibilité de surgissements et de ruptures, le discours en rendant compte doit s’ouvrir lui-même de l’intérieur pour en restituer tout le potentiel d’événementialité et de création. Par une violente performativité, le métarécit donne en effet à voir la force de métamorphoses de l’Histoire autant dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand, par une multiplication des arrêts et reprises, des sauts et des élans, d’une spécification interminable par laquelle le nouveau émerge constamment au sein d’un temps pouvant être subdivisé indéfiniment. Donnant à son récit une possibilité quasi infinie de catalyse [82] et d’ellipse, Fourier ouvre les séquences que constituent chacune des trente-deux périodes qu’il distingue dans l’Histoire de l’humanité. La catalyse inscrit dans la séquence complète de l’Histoire, depuis l’origine jusqu’à la fin des temps, une possibilité d’expansion infinie, à perte de vue, à perte de sens peut-être, dont Fourier se réjouit puisqu’elle permet de ramifier sans cesse son récit, de préciser ici et là tel ou tel détail qui eux-mêmes seront le germe de nouveaux développements. Cet écartèlement, distendant indéfiniment l’ouverture et la fermeture de la séquence métanarrative par la fragmentation d’une écriture en mosaïque, introduit la possibilité de poursuivre pour une durée peut-être infinie le projet d’écriture. Il inscrit dans son métarécit le suspense comme risque de l’inaccomplissement, du « paradigme ouvert », du « trouble logique »  [83], d’une Histoire se creusant en son cœur dans une relation asymptotique avec sa conclusion. Bien qu’elle distingue un début et une fin à l’Histoire et qu’elle repose toute entière sur une notion d’unité, l’œuvre de Fourier cherche une expansion infinie dans la puissance créatrice du temps. En déchronologisant l’Histoire de l’humanité par une narration concassée, en la relogicisant selon des règles d’écriture inédites, la trame du monde s’offre alors à une distorsion narrative telle que le récit des hommes s’ouvre à un foisonnement de récits, à la prolifération de l’Histoire et enfin à une liberté sans borne dans son énonciation.

Si l’Histoire dans l’utopie de Fourier est sujette à une telle prolifération, c’est qu’elle ne se constitue pas comme un système clos se dévoilant par un processus spirituel comme chez Hegel ou reproduisant un monde intelligible comme chez Platon. Toute l’œuvre de l’utopiste se construit comme un système en déséquilibre. À force de chercher la totalité Fourier voudrait ne rien échapper du monde, que rien ne regarde son oeuvre de l’extérieur, rendre compte autant de la copulation de la planète Herschel que de la typologie de la banqueroute, des considérations sur le libre arbitre divin que de la manie de l’astronome Lalande de manger des araignées crues. L’Histoire elle-même est engendrée par un tel mouvement de déséquilibre, poussée vers l’avant. L’œuvre de Fourier, à la recherche de l’infiniment petit, spécifie sans cesse chacun de ses objets : l’unitéisme, passion première, se divise en douze passions radicales qui elles-mêmes se subdivisent degré par degré pour en arriver aux « disparates qui désorientent la politique civilisée »  [84], passions des goûts bâtards et bizarres, aux « discords » et aux « ambigus » comme le saphisme et le priapisme [85] et finalement aux « passions infinitésimales ou hypernuancées »  [86] et aux « raffinements sensuels poussés à l’infini »  [87]. Bien que Fourier affirme que toutes ces spécifications s’intègrent à sa théorie « comme les dents d’un rouage qui sont toutes utiles pourvu qu’elles engrènent à leur tour »  [88], elles n’en risquent pas moins d’excéder par leur prolifération la classification première. Si Fourier échappe au danger d’immobilisme de la plupart des systèmes, c’est qu’il met en branle un système en constant déséquilibre, risquant par son propre poids de basculer en son envers, en pure asystématicité. C’est tout entier dans ce risque que se tient son écriture, toujours en train, sans risquer le dernier mot, constamment engagée dans une entreprise dont les limites ne sont présentes que par leur ajournement répété.

La soif de créations de Fourier s’inscrit donc tant dans sa théorie de l’Histoire que dans les règles qu’il fixe à sa propre énonciation au point que l’on puisse se demander si le contenu de l’œuvre n’est pas qu’un moyen au service d’un insatiable désir d’écrire. D’ailleurs Fourier semble avoir prévu cette lecture puisqu’il répondait à ses contemporains disant de son œuvre qu’elle n’était que littérature  :

« Eh ! pitoyables romanciers que vous êtes, ferez-vous jamais un roman qui vaille le quart du mien ? Si c’est un roman et quand je serais réduit au rôle de romancier, ne pourrais-je pas défier et battre à moi tout seul toute la séquelle romantique, lui prouver qu’elle n’est qu’un ramas de pygmées ? » [89].

En vérité, Fourier se considère le seul et peut-être le dernier homme à encore écrire, à encore habiter ce lieu immense qu’est l’infini littéraire, d’autant plus infini qu’il est chez lui utopique. Comme l’écrivait Blanchot, « il ne faut s’adresser à Fourier que comme à un auteur inépuisable, débordant son propre système »  [90]. Comme on peut imaginer que, si Sade vivait aujourd’hui et se trouvait enfermé dans quelconque prison, il se livrerait encore à sa logophilie, on peut croire que Fourier dans sa petite chambre parisienne, entre ses pots de fleurs, réécrirait sans cesse cette Histoire dont il n’arrivait à voir que la puissance infinie de création et à laquelle il désirait avidement prendre part. L’Histoire selon Fourier est une suite infinie de créations et son œuvre en constitue la mise en abyme violente. Les pages suivantes illustreront la dimension esthétique et pragmatique de cette œuvre du temps, de cet opera del tempo.

II. L’OPERA ET LE THEATRE DE L’ENONCIATION

« La scène change », répétait-il. Relégué aux coulisses du grand théâtre de la littérature française, Fourier fait figure de comédien de second ordre, à peine souffleur d’un drame dans lequel sa voix se mêle pourtant aux déclamations des géants du siècle. Stendhal, dans les Mémoires d’un touriste, écrira : « L’Association de Fourier fait des pas immenses ; mais comme Fourier n’avait aucune élégance et n’allait pas dans les salons, on ne lui accordera que dans vingt années son rang de rêveur sublime »  [91]. Victor Hugo avouera dans Les Misérables : « En 1817, il y avait à l’Académie des Sciences un Fourier célèbre que la postérité a oublié et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l’avenir se souviendra »  [92]. Leconte de Lisle, George Sand et Michelet en parleront aussi, mais sans éveiller la curiosité des lecteurs modernes qui ne se souviendront que peu de celui que Flaubert, après s’être gavé de fouriérisme pendant la rédaction de L’Éducation sentimentale, traitera de « caissier en délire »  [93] et dont il soumettra la théorie au regard naïf de ses copistes dans Bouvard et Pécuchet  [94]. Jusqu’à André Breton qui l’invoquera dans une ode pleine de respect, mais marquée de désillusion : « Toi qui ne parlais que de lier vois tout s’est délié »  [95].

Dans un autre vaste théâtre, celui des idées politiques, on entendra aussi ses pas feutrés derrière les lourds rideaux des théories de Marx et Engels qui le critiqueront tout en le reconnaissant comme un précurseur du socialisme et en admettant qu’il « manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel »  [96]. Walter Benjamin lui consacrera un chapitre dans la vaste architecture de son Livre des Passages  [97] et en fera surtout, avec l’ange de l’Histoire, une des personnifications clés de ses Thèses sur la philosophie de l’Histoire  [98]., Plus récemment encore, Herbert Marcuse s’en inspirera dans La fin de l’utopie  [99] pour revendiquer l’ajout d’une dimension esthético-érotique au projet marxiste.

Dans les coulisses parallèles de l’histoire littéraire et de l’histoire des idées politiques, Fourier marche aujourd’hui encore discrètement, ne troublant pas la représentation en cours, comme toujours armé de son « fanal » dans « l’abîme de ténèbres » de la Civilisation et de sa « boussole » le guidant dans « le dédale des passions »  [100], Les douze tomes de ses œuvres, qu’il rédigea à temps perdu entre des emplois subalternes de commerçant ou d’officier de bureau, semblent être venus s’ajouter tristement à cette masse de livres qu’il exécrait souverainement en souhaitant « l’hécatombe qui est due à la Vérité »  [101]. Celui qui se disait l’égal de Colomb et Newton n’aura semble-t-il réussi qu’à resurgir de temps à autre sous la plume d’auteurs qui, eux, occuperont l’avant-scène littéraire, dont le dernier est sans doute Barthes, qui lui offrira, le temps d’un essai, une place inconfortable entre Sade et Loyola à la loge des « logothètes »  [102].

Ces deux théâtres dont il arpente les coulisses inlassablement depuis deux siècles, le littéraire et le politique, ne sont en fait que les deux côtés, cour et jardin, d’une même scène, celle d’un opéra dont Fourier lui-même rêvait pour sa Phalange, pour le canton d’essai qui servirait par attraction à étendre son harmonie au globe entier et dont il avait déjà dressé les plans [103]. C’est le paradigme du théâtre, mais plus encore de l’opéra, qui permet de comprendre l’étroite relation entre la théorie de l’Histoire de Fourier, axée sur l’événementialité et la création, et la véritable théorisation littéraire qu’il ébauche et dont sa propre énonciation constitue la manifestation radicale. C’est une complexe notion de théâtralité qui fonde à la fois sa pensée politique et sa pragmatique littéraire.

Comme le soulignait Pierre Klossowski, les passions sont, pour Fourier, incompatibles avec l’ordre institué : « voilà ce qui serait, selon Fourier, le renversement positif des institutions : celles-ci ne doivent plus structurer les perversions, comme le décrit le tableau de Sade, mais les perversions doivent à leur tour se créer leurs institutions propres »  [104]. Et l’institution suprême de l’Harmonie, c’est l’opéra, rendant visible à la fois la concordance et la discordance des passions, la mesure et l’excès des désirs, leur créativité propre [105]. Toute la distance entre le marxisme et le fouriérisme se donne à voir dans ce faste modèle d’une théâtralité débordante. L’opéra remplit deux fonctions dans la structure de l’utopie : il intervient d’abord comme paradigme de l’Harmonie, littéralement comme paradigme d’un paradigme, puisque toutes les utopies se veulent des modèles de compréhension du monde ; il introduit ensuite une théâtralisation de l’énonciation, soulignant la performativité propre de la théorie de Fourier et la dimension violemment poétique de son oeuvre.

1. L’opéra comme paradigme de l’utopie

Aux yeux de Fourier, la Civilisation, monde dans lequel il vivait et nous vivons encore, se trouve atteinte de langueur et appelle viscéralement un changement de scène :

« En effet la pauvre civilisation est bien vieille, bien radoteuse en perfectibilité ; et le génie social, pour se donner carrière, a bon besoin d’un théâtre moins étroit que les antiquailles philosophiques » [106].

Devant des rideaux qu’il manipule à sa guise, Fourier annonce dans presque tous ses traités que « la scène change » [107], que « nous allons être témoins d’un spectacle qui ne peut être vu qu’une fois dans chaque globe » [108]. Le passage de la Civilisation à l’Harmonie convoque apocalypse et salut, véritable requiem d’un monde suranné :

« La scène change, et la Vérité, que vous feigniez de chercher, va paraître pour votre confusion. Il ne vous reste, comme au gladiateur mourant, qu’à tomber honorablement » [109].
« Si le siècle sait s’en garantir, s’il opine sagement à consulter la preuve expérimentale, tout sur ce globe va changer de face ; l’humanité va passer de l’abîme de souffrance au faîte du bonheur, avec la rapidité de l’éclair : ce sera l’image d’un décor théâtral qui fait en un clin d’œil succéder l’olympe à l’enfer » [110].

C’est dans l’entracte que se trouve Fourier, dans l’intermède entre la tragédie de la Civilisation et un spectacle démesuré et imprévisible, au moment même du changement de scène. Autour de lui gravitent toujours les restes de la tragédie que joue la Civilisation : les passions encore obscures aux hommes comme « des tigres déchaînés, des énigmes incompréhensibles »  [111] ; Descartes, « prince des sophistes modernes », parmi les « faux prophètes qui viennent à vous couverts de peaux de brebis et qui au-dedans sont des loups ravissants »  [112] ; le chœur des philosophes qui de leur voix discordantes entonnent inlassablement les mêmes rengaines, « leurs chansons d’impossibilités, refrains favoris de la nation française »  [113] et qui « ne voudraient chez les jeunes personnes d’autre goût que celui d’écumer le pot au feu »  [114], leur morale « semblable à ces vieillards qui, retirés au coin du feu, disent encore leur mot contre le siècle présent qui ne les connaît plus »  [115] ; et bien sûr tout autour « cette débâcle de bibliothèques et de renommées »  [116], « le fatras de vos bibliothèques philosophiques »  [117] ; enfin « les guerres et les révolutions » qui renaissent « de même que les têtes de l’hydre se multipliaient sous les coups d’Hercule »  [118]. Dans le vacarme assourdissant de la Civilisation, Fourier imagine un monde devenu opéra, « l’art de faire naître à chaque pas ces concerts de passions »  [119], la Phalange transformée en « un orchestre à 1620 instruments » ; les orgies et bacchanales se révélant « assez semblables aux symphonies où un motif est dialogué entre tous les instruments »  [120]. Fourier, toujours en quête de l’exception, s’empresse toutefois de dissiper tout risque de mauvaise interprétation : « On tire en musique de très beaux accords de certaines dissonances employées à propos. Il en est de même en mécanique passionnelle »  [121].

L’Harmonie est un tel spectacle que Fourier prévoit que la Phalange d’essai, première phase dans le processus d’expansion de l’Harmonie, attirera chaque année « une masse de 6 à 800 000 curieux, outre les 2 à 300 000 envoyés »  [122]. Pour les recevoir l’inventeur propose d’aménager un camp cellulaire qui servira de « logement à ces légions de passagers ». Tout le canton sera entouré « d’une frise ou d’une palissade étayée de piliers d’espace en espace » permettant de « placer le camp cellulaire à la frise, au-dessus du troisième étage, en jacobine ou croisée de demi-hauteur ». La venue de tous ces curieux sera profitable pour la Phalange puisqu’elle exigera « un tribut d’entrée » de la part de ces visiteurs et qu’elle accumulera ainsi « 20 millions versés de franc jeu, et aussi spontanément que l’argent donné à la porte de l’opéra ». La Phalange d’essai n’est autre chose qu’une somptueuse cérémonie d’adieu, « la scène de clôture » de la Civilisation où l’on peut admirer « l’harmonie des douze passions, leur développement complet sans aucun conflit, en accord aussi parfait que celui d’un excellent orchestre »  [123].

Depuis l’avant-scène, Fourier manipule le complexe réseau de poulies qui abaissent ou lèvent le rideau de son opéra, donnant plus ou moins à voir aux spectateurs sidérés que sont les lecteurs de ses traités, se bornant à « faire entrevoir, et baisser au même instant le rideau »  [124]. Fourier tient en effet le rideau des délices de l’Harmonie : le grandiose spectacle à l’affiche est constamment retardé par des numéros intermédiaires afin de préparer les yeux du spectateur qui, sans habitude, serait aveuglé par une telle féerie. Il s’engage à « déguiser les beautés » de sa découverte, à « les dévoiler par degrés »  [125]. Par les magnificences de l’Harmonie, Fourier craint d’éblouir ses pauvres lecteurs pour qui la vision risquerait d’être fatale : « tout civilisé qui lit le traité de l’Association, est comparable à un aveugle opéré de la cataracte et qu’on ne doit exposer que par degrés à la lumière »  [126]. Dans certains passages sur la multiplication des richesses et le mécanisme des amours, c’est un véritable interdit de représentation qu’il doit conjurer : « Si nous pouvions voir cet Ordre combiné, cet œuvre de Dieu, tel qu’il sera dans sa pleine activité, il est hors de doute que beaucoup de Civilisés seraient frappés de mort par la violence de leur extase »  [127]. Néanmoins, il est stratégique d’en donner quelques aperçus : « Comme ces peintures ne sont point compatibles avec les moeurs, je suis obligé de glisser sur leur tableau. Cependant il est nécessaire de soulever un coin du rideau  [128].

Le travail des champs offrira encore aux passants une diversité de scènes : « Ces jardins pittoresques sont, comme les bergers et les scènes de théâtre, des rêves de beau agricole, des gimblettes harmoniques, des miniatures d’une campagne sociétairement distribuée »  [129]. Du travail des choutistes et des ravistes, « un philosophe traversant le canton contemplera de sa voiture le ravissant spectacle qu’offriront tous les vrais amis des choux et des raves »  [130]. De même différents types de culture se côtoient en Harmonie afin de réunir « les avantages du produit à ceux du coup d’œil, à la facilité de marier les groupes en réunion locale, de combiner leurs intrigues, les activer l’une par l’autre »  [131]. Le travail, comme une pièce aux rebondissements infinis, sera lui aussi le lieu de mille intrigues dont le ballet bucolique des agriculteurs et des botanistes n’est encore que la répétition.

Réglée avec la rigueur d’une mise en scène, l’organisation du temps prévoit des séances de travail de courte durée et variant de deux heures en deux heures, le temps d’un spectacle. En accord avec la passion papillonne qui exprime le besoin de « changements de scène »  [132], la journée d’un harmonien sera composée d’« un minimum de 12 séances et 2 pivotales ». Par exemple, le peu fortuné Cléon sort du lit dès 4 heures, même s’il a passé la nuit avec Phryné ou Aspasie, pour participer à un lever galant ou arrière-cour d’amour, puis prend le délité ou repas matinal suivi d’une parade et d’un hymne à Dieu ; le père de Cléon revient après une longue absence et un procès au cours duquel il a gagné près de cent mille écus ; des voisins informés de l’heureuse nouvelle proposent une partie de chasse ; Cléon revient au château et y trouve une beauté en compagnie de laquelle il prendra le déjeuner ; Cléon retourne en ville et lit un ouvrage nouveau, puis s’occupe de quelque intrigue amoureuse ; il achète ensuite un domaine à bon prix, puis se régale d’un dîner bien pourvu en bonne chère et en convives avant de recevoir un envoi de végétaux exotiques pour sa serre ; un personnage puissant lui rend visite ; il participe à une cavalcade entre amis avant d’assister à un spectacle agrémenté de tous les ressorts de plaisirs et de prendre un souper en compagnie de quelques artistes de passages ; finalement Cléon se couche en séance contre-pivotale « sans nous informer avec qui »  [133]. La journée type de Cléon comptera ainsi douze séances comme autant de scènes : « Quant au riche, on a vu d’ailleurs que ses journées doivent être portées à 32 séances de plaisir, non compris les pivotales en parcours »  [134]. Les jours en Harmonie sont des enfilades de tableaux, d’intrigues s’engendrant les unes les autres.

En outre, l’opéra tient en Harmonie « le premier rang parmi les ressorts d’éducation »  [135] en agissant comme « école de morale en image »  [136]. Dès l’âge de trois ou quatre ans les enfants participent aux spectacles de l’opéra comme à « un exercice demi-religieux » assurant « l’initiation figurative aux principes de l’harmonie »  [137].

« Or comme les exercices du théâtre sont un acheminement à toute étude des sciences et des arts, même à la mécanique qui est d’un grand usage sur la scène, [...] tous les enfants seront dès le plus bas âge habitués à figurer sur la scène dramatique ou lyrique ; ils y prendront tous parti dans quelque Série de déclamation, de chant, de danse et d’instruments ; riches ou pauvres, tous y paraîtront, parce que la Phalange jouant pour elle-même et tous ses voisins devient comédie d’ amateurs » [138].

Ainsi les Harmoniens, « tous nés sur les planches, acteurs par enthousiasme »  [139], seront tous des comédiens en puissance. Reprenant sur ce point une tradition aristotélicienne selon laquelle l’imitation relève d’une disposition naturelle aux hommes grâce à laquelle ils produisent leurs premières connaissances [140], Fourier conçoit « la singerie ou manie imitative » comme « une propriété générale chez les enfants » sur laquelle repose tout le système d’« éducation attrayante des bambins et poupons »  [141]. Les « manœuvres d’Harmonie » comme celles des militaires à l’exercice, des thuriféraires en procession, des danseurs à l’opéra développent à son plus haut point cette manie, d’autant plus que l’enthousiasme se multiplie avec le costume et son attirail. Cette émulation que trouve Fourier chez les plus jeunes enfants les poussera à égaler les enfants légèrement plus âgés avec lesquels ils seront en contact constant. Ainsi sera inspiré aux enfants « le désir de se signaler dans vingt ou trente sortes d’industrie »  [142], et « d’un Tibère et d’un Néron pris au berceau » l’émulation fera « un monarque plus vertueux que les Antonin et Titus »  [143], Les enfants se chargeront même de l’éducation harmonique des animaux « grâce à la justesse mesurée que l’on n’acquiert qu’à l’opéra »  [144]. Les émules produiront des effets bénéfiques sur l’ensemble de la population : chacun des habitants de la Phalange, homme ou femme, témoin de l’enthousiasme des nouvelles générations, n’aura d’autre choix que de tenter de les surpasser en vertu d’une des lois de l’Harmonie selon laquelle « l’Attraction par contraste avec la violence doit opérer du faible au fort ».

La mimésis sera donc double : les enfants apprendront par émulation tandis que les adultes se perfectionneront par l’imitation des enfants.

Tous comédiens en quelque sorte, les Harmoniens mettront constamment au point leurs personnages. D’ailleurs la plupart des Harmoniens que Fourier met en scène pour illustrer le mécanisme de l’attraction portent les noms de personnages fictifs ou mythiques, souvent tirés des grands opéras du siècle [145] : un repas réunit neuf convives, dont Apicius, Mécène et Virgile [146] ; parmi les oeillettistes de la Phalange de Gnide se trouvent le patriarche Hécube, les doctes Théophraste et Philémon, Zénobie, le fortuné Crésus, Artémise, la belle vestale Galatée, la chérubine Zélie, Chloé et Lycidias [147] ; le couple angélique, « plus bel ornement de la ville de Gnide », est formé de Narcisse et Psyché qui s’unissent spirituellement et se livrent physiquement à chacun de leurs 40 poursuivants [148] sans omettre les inoubliables acteurs de ce nouveau monde amoureux que sont Mme Saqui la funambule, Fakma la plus belle femme d’Orient et Mme Strogonoff, princesse de Moscou, ainsi que toutes ces légions de fées et de fés, druides et druidesses, vestales et vestals, troubadours et troubadoures, ménestrels et ménestrelles, fakirs et fakiresses, anges et angesses.

Comme l’illustrent les nombreuses scènes de la vie harmonienne que présente Fourier, l’opéra, perfectionnement ultime du mécanisme des passions, depuis l’éducation des enfants et l’organisation du travail jusqu’à l’onomastique, est le paradigme de toute l’utopie.

« Ainsi, ce plaisir aujourd’hui réservé aux capitales et résidences royales deviendra celui des moindres cantons agricoles, chacun d’eux aura un opéra bien supérieur à ceux de Paris, Londres ou Naples [...]. » [149].

Et Fourier est ici bien de son temps : particulièrement depuis le triomphe de Christoph Willibald Gluck à la fin des Lumières, l’opéra connaît ses heures de gloire et passionne tout Paris. Même au cœur de l’Encyclopédie, on décrit l’opéra par « le merveilleux des machines », « la magnificence des décorations », « l’harmonie de la musique » et « le sublime de la poésie » : l’opéra est en quelque sorte le meilleur des mondes de l’art, un nouveau monde esthétique [150].

Fourier reprend donc la vieille isotopie littéraire selon laquelle le monde est un théâtre : plus encore, chez lui, c’est l’Histoire qui se fait opéra, chacune des périodes, chacune des époques se voulant une nouvelle scène dans la matrice de l’Histoire-opéra. Il est hautement significatif que le nouveau monde, annoncé avec grandiloquence, remplissant comme toute utopie la fonction d’un paradigme, se voit redoublé par un second modèle. L’opéra permet à l’auteur de dynamiser son utopie, de l’introduire dans la sphère du devenir et non dans un quelconque ciel lointain des idées et plus encore de l’ouvrir aux possibles. L’opéra, figure en mouvement, « emblème actif » du monde proposé, répond fidèlement aux exigences de doute et d’écart absolus que Fourier énonce dans les premières pages de La théorie des quatre mouvements et des destinées générales :

« J’adoptai donc pour règle dans mes recherches le doute absolu et l’écart absolu. [...] 1. LE DOUTE ABSOLU. Descartes en avait eu l’idée ; mais tout en vantant le doute et recommandant le doute il n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé. Il élevait des doutes ridicules, il doutait de sa propre existence, et il s’occupait plutôt à alambiquer les sophismes des anciens qu’à chercher des vérités utiles. Les successeurs de Descartes ne l’ont appliqué qu’aux choses qui leur déplaisaient. [...] Comme je n’avais de rapport avec nul parti scientifique, je résolus d’appliquer le Doute aux opinions des uns et des autres indistinctement, et de suspecter jusqu’aux dispositions qui avaient l’assentiment universel. Telle est la Civilisation, qui est l’idole de tous les partis philosophiques et dans laquelle on croit voir le terme de la perfection. 2. L’ÉCART ABSOLU. J’avais présumé que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines, qui n’avaient jamais fait la moindre invention utile au corps social. Je pris donc à tâche de me tenir constamment en opposition avec les sciences ; en considérant la multitude de leurs écrivains, je présumai que tout sujet qu’ils avaient traité devait être complètement épuisé, et je résolus de ne m’attacher qu’à des problèmes qui n’eussent été abordés par aucun d’entre eux » [151].

Ces préceptes constituent la « morale par provision » [152] de Fourier. C’est bien le geste dubitatif de Descartes qu’il entend radicaliser, comme lui, pour « commencer tout de nouveau dès les fondements », « établir quelque chose de ferme et constant dans les sciences » [153]. Fourier, comme dans la première méditation cartésienne, cherche à se libérer peu à peu de la doxa pour s’approcher « des fondements » de la Civilisation dont la ruine entraînera nécessairement « tout le reste de l’édifice » [154]. Fourier, témoin du geste essentiel de Descartes, fondateur d’une certaine modernité philosophique, s’y cantonne avec force, refusant d’accéder aux assurances des deuxième et troisième méditations. Alors que le philosophe rencontre d’abord sa pensée, puis son existence et enfin Dieu sur son chemin, l’utopiste ne découvrira que la pluralité des désirs derrière la doxa, et derrière chaque désir un nouveau désir. L’édifice que reconstruira Fourier ne connaîtra pas la certitude des fondements, mais le désir de cette certitude, la certitude du désir.

Le doute hyperbolique dans lequel Fourier se maintient le place dans la situation d’un spectateur à la loge d’un grand théâtre, écartelé entre l’illusion reconnue du spectacle et la manifestation d’une certaine vérité inhérente à cette illusion même, fasciné par le mensonge et l’incarnation irréfutable de ce mensonge, oscillant entre le corps du comédien et son masque, entre la féerie et la matérialité des machines qui la font apparaître. Par-delà la fausseté et l’égarement de la Civilisation, Fourier perçoit une vérité obscure et souterraine sur laquelle doit reposer le monde. Aux yeux de Fourier, la Civilisation n’est qu’une scène dans le théâtre du monde : pour être matérialisée ici et maintenant, elle n’en est peut-être pas moins illusoire. C’est à partir de l’inextricable du vrai et du faux, de la chair et du masque, que Fourier réussit à penser un autre monde puisque le doute ressenti devant la fiction de l’opéra contamine peu à peu le réel jusqu’à le dévoiler comme simulacre, le laisser voir comme pure construction des hommes sans nécessité interne. C’est donc le doute devant la réalité des choses qu’impose en premier lieu l’opéra.

Là où le doute faisait s’écrouler l’autorité du réel, l’écart est l’élan par lequel le présent se projette dans un avenir tout autre. Le doute est constitutif du spectateur ou du contemplatif ; l’écart l’est du comédien ou du créateur. L’écart absolu est en fait un saut par lequel échapper au possible déjà matérialisé, à la réalité mise en doute dans un premier temps, au profit d’un possible encore virtuel. L’écart s’effectue depuis ici et maintenant vers un possible non encore advenu auquel il s’agit de donner chair comme le comédien offre son corps au personnage. L’opéra offre aux yeux de l’utopiste une matérialisation de la fiction, l’entrée de celle-ci dans le réel, aussi bien dire l’apparition en chair et en os de l’utopie.

L’opéra se trouve en outre indissociable de la théorie des passions de Fourier et il se plaira à répéter ceci sous de nombreuses variantes :

« Les passions en mécanisme domestique sont un orchestre à 1620 instruments : nos philosophes en voulant les diriger sont comparables à une légion d’enfants qui s’introduiraient à l’orchestre de l’opéra, s’emparerait des instruments et ferait un charivari épouvantable ; faudrait-il en conclure que la musique est ennemie de l’homme, et qu’il faut réprimer les violons, arrêter les basses, étouffer les flûtes ? » [155].

L’opéra répond au mécanisme des passions selon lequel « les attractions sont proportionnelles aux destinées », c’est-à-dire que l’avenir se bâtit à l’aune des désirs. Par un subtil mouvement de présence et d’absence, de doute et d’écart, n’existant qu’insatisfaits, se dissolvant au contact de l’objet, les désirs ne peuvent poursuivre leur quête que par un saut toujours recommencé, par la constitution d’un objet toujours plus près de l’impossible, apparemment toujours plus fictionnel.

Le désir fouriériste se trouve intrinsèquement lié à la création, à l’ouverture au possible dont le théâtre et l’opéra présentent la matérialisation la plus forte. Klossowski remarque :

« Pour Fourier autant que pour Sade, le phantasme en soi incommunicable exige la création d’un simulacre ; mais précisément le sens du simulacre du point de vue de l’échange, Fourier le développe dans une direction totalement opposée : le principe du simulacre, pour Fourier, c’est le jeu : le jeu (divertissement, spectacle, cérémonie rituelle, activité émulatrice, donc non plus travail mais création) établira au contraire une totale gratuité des échanges au niveau psychique autant que matériel. [...] le simulacre reconstitue et reproduit la réalité du phantasme au niveau du jeu. Fourier mise non tant sur la liberté que sur la création libératrice [...] » [156].

L’opéra opère une telle création libératrice en ce qu’il est simulacre, confondant être et non-être, possible et impossible : il présente un ailleurs visible et une absence matérialisée par la médiation d’un décor, d’une scène, des comédiens. L’opéra illustre par le doute l’ébranlement des fondements et il incarne par l’écart le paradigme même du changement de paradigme dont rêve l’utopie fouriériste au nom de l’irréductible des passions et de leur puissance prophétique.

« Lorsqu’un immense feu d’artifice est disposé, et la foule rassemblée pour le voir, à quoi tient le commencement du spectacle ? à une étincelle, qui enflammera successivement toutes les pièces, en les supposant liées par des veines inflammables. Tel est le secret de la destinée actuelle de notre univers tout y est préparé pour un brillant coup de théâtre [...] » [157].

Le désir de l’Histoire, que nous avons identifié précédemment, est précisément celui d’une multiplication de nouvelles scènes dans le majestueux théâtre de l’Histoire. L’opéra est le lieu sur lequel une pétarade d’événements pourra se déclencher comme un véritable feu d’artifice. Il faut peut-être jeter à nouveau un regard sur ces « machines de théâtres » auxquelles L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert consacre quarante-neuf planches pour comprendre la fascination de Fourier et de tout son siècle devant ce merveilleux : ces planches illustrent comment de complexes réseaux de poulies, de cordages et de contre-poids portent « la machine de Neptune », font se mouvoir un « Antre infernal », un « Volcan enflammé », des « statues animées par une figure de feu » ou un « port de mer avec Naufrage »  [158]. De matières brutes et communes, du bois et de la corde, ces machines font se matérialiser la féerie, incarnant devant les yeux du spectateur la métamorphose et le mouvement, le changement de scène inattendu, l’apparition toute concrète du merveilleux [159]. L’opéra est le lieu dans lequel le non-lieu risque tous les soirs d’apparaître. L’utopie de Fourier n’est pas, comme celle de Platon, More ou Marx, la dernière scène de l’Histoire, mais le majestueux théâtre où il sera possible de mettre le feu aux poudres de l’Histoire, d’en faire jaillir toute l’événementialité.

2. Le théâtre comme paradigme de l’énonciation

L’architecture baroque aux volutes innombrables et aux frises infiniment ouvragées que constituent les étranges traités de Fourier recouvre un véritable labyrinthe dans lequel le lecteur risque sans cesse de se perdre et dont les couloirs sinueux semblent eux-mêmes représenter le théâtre de l’Harmonie, puisque l’écriture et l’énonciation reprennent la scène de l’utopie, jouant et rejouant à chaque page l’actualisation des possibles. Par une performativité surprenante, l’opéra se révèle non seulement le paradigme de l’énoncé utopique, mais celui de sa production. Pour Fourier, l’espace utopique n’existe que par le texte et le texte s’articule comme espace selon les lois propres du meilleur des mondes ; la structure du monde utopique se donne à voir comme structure du texte même.

Cette équation entre le nouveau monde social et le nouveau texte du monde, à laquelle la plupart des critiques ont été aveugles [160], en privilégiant un aspect ou l’autre, est une dimension essentielle de l’œuvre puisqu’elle permet à son auteur de donner à voir une première réalisation de l’utopie par sa pragmatique textuelle. L’expression de Fourier constitue en elle-même une majestueuse utopie, entre autres par le non-lieu qu’elle forge à même le donné historique de la langue par de nombreux néologismes [161], Klossowski suggère que l’invention par l’utopiste d’une nouvelle organisation du monde nécessite aussi un langage absolument neuf [162], Par ailleurs, les règles des séries se manifestent dans les procédés de composition, les passions distributives dans la structure des chapitres, le postulat d’unité fondé sur l’exception permanente dans chaque page de l’œuvre. il faut comprendre que même la complexe théorie des passions au centre de l’utopie de Fourier remplit la fonction d’une poétique, au sens le plus noble et le plus ancien, comme théorie de la production littéraire. Fourier confie d’ailleurs utiliser dans sa composition le « sériisme », théorie d’organisation sociale :

« Il convient donc, dans la première théorie d’Harmonie passionnelle et sociétaire, de distribuer les parties du traité conformément au jeu des passions sociétaires, classer les divers articles par séries de genre, d’espèce et de variété. C’est à titre d’Harmonie imitative et leçon d’analogie que j’ai adopté cette distribution en Séries régulières présentant des subdivisions correspondantes » [163].

Le traité d’Harmonie doit donc être analogue à l’Harmonie ; il doit se métamorphoser lui aussi en lieu de bonheur, aux richesses innombrables, en un meilleur des mondes du texte : « Cette disposition est un emblème du procédé employé constamment dans l’Association »  [164]. Il apparaît ainsi logique que le paradigme de l’opéra et de la théâtralité trouve sa manifestation ultime par la mise en abyme de « la mécanique des passions » dans l’acte même d’écrire. L’opéra se présente explicitement dans certaines passages comme modèle non seulement de l’énoncé fouriériste mais de son énonciation : « j’ai disposé l’Avant-propos à la manière des ouvertures d’opéra, où l’on fait entendre les motifs qui régneront dans la pièce »  [165]. La théâtralisation du monde à laquelle il invite par son insistance sur le devenir de l’Histoire et la mécanique des passions se donne à voir dans son écriture même.

La mécanique bien huilée de l’opéra, articulée par le doute et l’écart absolus, paradigme de la création de l’Histoire, explique aussi la théâtralité excessive de l’énonciation : Fourier ne cesse en effet de se mettre en scène sous les habits du Christ, de Colomb, de David ou de Jeanne d’Arc. Ce perpétuel déguisement, sévère déni de soi sans cesse excité par le texte, trouve sa vérité profonde dans l’enchevêtrement hystérique des masques.

« Qu’était-il de plus vrai que l’opinion de Christophe Colomb, à qui j’aime me comparer ? Il annonçait le nouveau monde matériel, et moi le nouveau monde social. J’exprime ainsi que lui ce vrai qui n’est pas vraisemblable aux yeux du préjugé. On m’accusera comme lui de vision [...] » [166].
« Enfin, pour compléter l’opprobre de ces Titans modernes, Dieu a voulu qu’ils fussent abattus par un inventeur étranger aux sciences, et que la Théorie du Mouvement universel échut en partage à un homme presque illitéré [sic]. C’est un sergent de boutique qui va confondre ces bibliothèques politiques et morales, fruits honteux des charlataneries antiques et modernes. Eh ! ce n’est pas la première fois que Dieu se sert de l’humble pour abaisser le superbe, et qu’il fait choix de l’homme le plus obscur pour apporter au monde le plus important message » [167].
« Quand les chefs et les soldats sont consternés il suffit quelquefois d’un enfant pour ranimer l’espérance. David âgé de 10 ans releva le courage d’Israël en abattant Goliath. Jeanne d’Arc, simple bergère, électrisa l’armée française et conduisit à la victoire. Nos légions savantes sont tombés dans un état de découragement où les chefs connus n’excitent plus la confiance, il faut qu’un enfant [...] vienne se mettre à leur tête. C’est mon obscurité même qui me donne le droit de prendre les rênes quand tout le monde les abandonne, quand l’esprit humain ne fait plus que gémir de son impuissance et s’écrier avec Voltaire : "mais quelle épaisse nuit voile encore la nature ?" » [168].

Il faut se rappeler d’abord pour comprendre ces passages de la nécessité que voit Fourier d’initier tout harmonien à l’opéra et à l’art dramatique : il s’agit de détruire la cohésion traditionnelle du sujet le définissant comme être immuable. Le comédien apprend, lui, à devenir autre, à multiplier et diviser sa subjectivité, à se métamorphoser en une bête protéiforme. « Objectera-t-on que ce serait élever tout le genre humain à l’état de comédien ? Il n’y aura plus de comédiens, quand tout le monde le sera »  [169]. Quand tous sont comédiens, ne demeurent plus que des personnages ; le visage derrière le masque est encore un masque, toujours un devenir-autre. L’énonciation de Fourier reprend à son compte ce travestissement car il permet de mettre en valeur le potentiel de métamorphose des sujets et par analogie de l’Histoire elle-même. Le jeu de masques des Harmoniens, tous comédiens, est celui là même que joue l’auteur en se glissant ici et là sous la peau de tel personnage historique : son énonciation est elle-même en devenir et ne peut être attribuée à un moi stable, responsable et identique à lui-même [170]. Fourier cherche, comme il l’avait fait avec l’Histoire, à assurer à son discours toutes les métamorphoses possibles.

On peut voir cette analogie comme une mise en abyme étonnante de l’énoncé dans l’énonciation du texte et la justifier par un souci de persuasion et de cohérence. Or, par les masques de Colomb, Jeanne d’Arc ou David, Fourier tente de justifier la venue au monde de ce qui est réputé impossible, de rappeler qu’il fut une époque où le nouveau monde existait bel et bien sans être découvert, d’ouvrir les yeux des civilisés aux soubresauts du devenir. C’est encore à éclairer l’infime point de passage de l’impossible au possible que se voue sans repos Fourier dans ses analogies avec Colomb : « On ne jalousera guère un Newton, parce que ses calculs sont si transcendants que le vulgaire scientifique n’y avait aucune prétention ; mais on attaque, on déchire un Christophe Colomb, parce que son idée de chercher un nouveau continent était si simple que chacun pouvait la concevoir comme lui »  [171]. Fourier est d’autant plus calomnié que ses théories, malgré la complexité des explications et la prolixité du texte, ne reposent que sur une idée : « le vrai bonheur consiste à satisfaire toutes ses passions »  [172]. Et « l’essor de toutes les passions », nous l’avons vu, engage une production de simulacre, une création libératrice dont l’énonciation de Fourier est l’exemple ultime.

Toutefois, on peut aussi interpréter autrement cette mise en abyme de l’énoncé dans l’énonciation : cette œuvre littéraire violemment performative pourrait constituer en effet sa propre poétique puisque toute la théorisation se trouve réinvestie dans la production de l’œuvre. On pourrait dire que l’utopie de Fourier, à ce titre, est une utopie à proprement parler littéraire, une utopie de l’écriture, une utopie rêvant d’un meilleur des mondes du texte. D’ailleurs, par le jeu qu’accorde la théâtralisation de l’énonciation, Fourier réussit un tour incroyable : son énonciation désamorce trois thèmes pénétrant toute l’histoire de la philosophie et manifestant une « très ancienne élision de la réalité du discours »  [173] et retrouve ainsi la même force de devenir attribuée à l’Histoire. Ces thèmes, recensés par Michel Foucault dans L’Ordre du discours, révéleraient une logophobie, du moins une « crainte sourde » contre l’événementialité et le surgissement des énoncés que l’utopiste travaille subtilement à déjouer.

Le premier thème, le sujet fondateur, reprise en quelque sorte de la figure du démiurge comme auteur du Verbe et de la parole originelle, maîtrise parfaitement le discours, l’anime et le remplit d’un sens sans lequel il ne serait que forme vide. Le discours s’efface ici derrière la toute-puissance d’un sujet plein et cohérent, d’un savoir-faire discursif réduisant le discours à un simple jeu d’écriture. Bien que Fourier soit sans conteste omniprésent dans ses traités par les traces de son énonciation, son discours ne peut revendiquer la paternité d’un sujet maître de soi qui chargerait avec assurance le discours de son poids sémantique. Au contraire, les travestissements et les masques viennent se substituer à la transparence d’une autorité ; l’instance qui écrit n’est plus Fourier, mais bien une série de masques faisant éclater l’unité fondatrice du texte.

Le deuxième thème, l’expérience originaire, postule au « ras de l’expérience » un vaste monde de significations préalables à toute conscience ou à quelconque cogito. Code divin ineffaçable, le sens des choses n’attend plus qu’à être cueilli par une « discrète lecture ». Le discours est diminué cette fois par la présence intemporelle d’une vérité toujours déjà présente à laquelle il serait absolument redevable comme pur jeu de lecture. Chez Fourier, la représentation théâtrale nécessite évidemment un texte, une version écrite de ces scènes interprétées inlassablement : c’est le « grimoire de la nature » [174] selon les termes de l’utopiste. Mais précisément cette vérité des choses, n’est jamais donnée en elle-même, elle est toujours interprétée, c’est-à-dire incarnée, éternellement chargée d’un excédent irréductible au texte de départ, jouée et rejouée dans des circonstances changeantes, avec d’autres comédiens, des décors différents, selon des mises en scènes mettant inéluctablement à jour le potentiel d’événementialité de ce texte [175].

Le troisième et dernier thème, d’inspiration hégélienne, l’universelle médiation, n’est en fait qu’un discours par lequel les choses et les événements livrent leur essence dans le déploiement téléologique de la rationalité du monde. Le discours est finalement subordonné à l’esprit du monde, à un logos qui n’est plus que jeu d’échange. Chez Fourier, il y a bien échange de sens entre les choses, les événements et les sujets, comme le présuppose sa vaste théorie des analogies et des hiéroglyphes, mais jamais en vue d’une résorption du mouvement du discours dans quelconque synthèse idéelle. La seule essence du monde harmonien réside dans les passions et leurs mouvements irrépressibles, dans un devenir inaltérable, jamais dans un processus continu menant à la grande fin métaphysique.

Par la théâtralisation de l’énonciation, Fourier produit ainsi un discours dont ni le monde, ni le sujet, ni l’esprit ne peuvent se réclamer et qui se trouve en contradiction avec toute conception du discours comme simple duplication d’un sens donné par quelconque instance souveraine. C’est encore la transcendance imposant ses lois aux œuvres de l’homme qui se trouve remise en doute. Il faut rappeler ici cet autoportrait, déjà cité, où Fourier se dépeint comme « un sergent de boutique presque illitéré » ni lettré, ni illettré, ni tout à fait même, ni tout à fait autre, le discours de Fourier est tout entier tendu vers un ailleurs lui-même utopique, jamais donné, toujours à créer et recréer par de nouvelles scènes à même l’écriture. Comme l’expliquait judicieusement un critique, le terme « illitéré », brillant d’étrangeté, « s’oppose à lettré comme illimité à limité »  [176], c’est-à-dire que Fourier en refusant le titre d’homme de lettre ou de science travaille à opérer une illimitation de l’écriture, tout comme sa théorie de l’Histoire consistait à illimiter le temps de l’intérieur, en mettant en relief tout le potentiel d’événementialité de chaque instant. Si Fourier précipite au bûcher les bibliothèques poussiéreuses de l’ancien monde, c’est qu’il rêve d’ouvrir l’Histoire et la littérature aux bibliothèques babéliennes de l’avenir, où tout pourra advenir comme par un Verbe divin instaurant à chaque instant de nouvelles créations.

On assiste donc à un singulier spectacle ; toute l’œuvre de Fourier semble pointer vers ce dernier théâtre qu’est celui de l’énonciation, de la venue à l’écriture où l’on joue, toutes proportions gardées, la grande scène utopique, la découverte d’un nouveau monde du discours. De même que l’utopie de Fourier est un monde dans lequel les utopies seront multipliées, un lieu d’où de nouveaux mondes pourront surgir, enfin un espace assurant la prolifération de l’Histoire, l’oeuvre de Fourier est texte appelant d’autres textes, d’autres mondes du texte. Nous avons déjà proposé que Fourier écrivait en fait dans son oeuvre la poétique de cette œuvre ; plus encore, on pourrait parler de la poétique d’une poétique : en effet, par un dernier renversement, l’œuvre ne semble plus que l’annonce d’une œuvre à venir. Par une circularité aveuglante, par un délire proleptique, Fourier écrit la poétique de sa théorie, la théorie de sa poétique ; il couche sur papier les règles qui lui permettent de coucher sur papier les règles... et ainsi apparemment sans fin. Comme si Fourier n’en venait jamais à l’œuvre, il en donne les prolégomènes sans cesse, en dresse le programme interminable. Peu importe si c’est l’énonciation qui sert les fins du rêve utopique ou si c’est l’utopie qui toute entière se trouve vouée au violent désir d’écriture de Fourier. Car, par degrés, ce mouvement permet de reculer toujours plus près de l’origine de la création tant historique que littéraire et de rappeler avec force qu’aucune origine ne peut sans justification prétendre être la dernière. En vérité, Fourier se maintient à ras de création, à hauteur d’événements, au moment précis du changement de scène, plus intéressé par le changement que par la scène elle-même. Dans la simple ouverture du devenir qu’il dévoile d’un geste théâtral infiniment repris, il souhaiterait ouvrir le monde - celui de l’utopie et du texte - à des horizons encore impensables, toujours à venir.

Liant d’une part une pensée de l’Histoire toute entière tournée vers son surgissement et une œuvre littéraire violemment performative consistant essentiellement en sa propre poétique, l’énoncé et l’énonciation se répondent, une scène contenant la suivante, un théâtre en découvrant un autre. Si tout est théâtre, rien n’est re-présentation : tout est perpétuel devenir, tout est créativité insatiable. Le paradigme de l’opéra lui permet de penser ce point de passage où le possible se matérialise, comme un personnage l’est par le comédien, c’est-à-dire la réalisation de l’utopie depuis une pragmatique littéraire elle-même utopique. Fourier, apparemment conscient du caractère autoritaire et transcendant des grandes utopies occidentales semble élaborer une œuvre libératrice, profondément éthique, où le meilleur des mondes n’est plus que celui dans lequel on peut toujours en penser un autre, celui au cœur duquel la plus pure événementialité est à nouveau possible. « La scène change » semble-t-on l’entendre encore répéter infatigablement.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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