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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

17-24
Fourier Modern’ Style
Robert de Montesquiou lecteur de Fourier
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 10 mars 2006

par Besnier, Patrick

Dans les premières années du vingtième siècle, le nom de Fourier n’était guère célébré, ce qui rend l’essai que lui consacra Robert de Montesquiou d’autant plus remarquable. Il provient en outre d’un auteur que l’on n’attendait pas dans ce domaine, ce qui explique probablement que son étude soit rarement mentionnée. Mondain célèbre et dandy, Montesquiou reste connu aujourd’hui avant tout pour avoir servi de modèle au des Esseintes d’A Rebours (Huysmans) et au baron de Charlus de Marcel Proust. C’est là une vision restrictive et caricaturale d’un personnage et d’un écrivain souvent passionnants. Son œuvre critique, en particulier, rassemblée en douze volumes, témoigne d’une intelligence et d’une curiosité hors du commun. Il fut ainsi le premier à consacrer à Raymond Roussel une étude d’une pertinence restée bien rare. Sa méthode critique, libre, un peu papillonnante, entre le bavardage mondain et la fantaisie inventive, donne des aperçus parfois stupéfiants à des sujets hétéroclites. On s’étonne moins alors de le voir consacrer un long chapitre à Fourier dans le dernier de ses recueils d’essais. Élus et appelés, publié en 1921, fut rédigé pendant la guerre, sans doute en 1917 [1]. Le titre de l’étude, La Faillite d’un « marchand de bonheur », un peu dissuasif, ne rend pas compte de la sympathie qui porte l’auteur vers Fourier.

I

Montesquiou ne nous dit pas d’où lui vint exactement sa curiosité pour Fourier, mais en parle comme d’une passion déjà ancienne. Dans l’introduction du volume, il explique qu’il s’agit d’« un vieux bonhomme, que je poursuivais depuis des années, d’un culte passionné et incapable de se traduire. Je m’y suis pris à plusieurs fois, et je réussis enfin à lui témoigner, à ma façon que je l’aime et que je l’admire [...] » [2].

Le ton, d’emblée, est singulier, presque sentimental. L’approche de Montesquiou n’a en effet rien d’intellectuel et se place dans le domaine du goût et de l’affection. Le début de l’étude revient sur la difficulté de l’écrire : « d’abord, j’ai eu de la peine à me procurer son ouvrage ; quand je l’ai possédé, je me suis mis à le lire, je sentais venir l’essai [...] au lieu de cela, je l’ai laissé s’envoler » [3].

Puis, d’une manière fort romanesque, les circonstances favorisent le passage à l’écriture. C’est la rencontre d’un portrait dans une boutique, comme dans un roman de Balzac ou un conte de Théophile Gautier : « Un jour que je me promenais dans une rue de Luchon, j’entre chez un horloger où je n’avais que faire ; j’avise un placard ; sur la tablette d’en haut, il y avait un tableautin tourné contre le mur ; je demande ce que c’était, on me répond : « un portrait de Fourier par Courbet » ; et l’on me montre la chose qui était bien cela » [4]. Montesquiou voit là un rappel à l’ordre et commente superbement : « les morts qui veulent obtenir quelque chose de nous, ont une façon de nous tirer par la manche ».

En vrai collectionneur, il commence un dialogue avec le portrait. Son exposé - une cinquantaine de pages - n’est en rien biographique, les dates de naissance et de mort ne sont pas même indiquées. C’est plutôt une promenade à travers les pages de Fourier, sans aucune visée pédagogique. Montesquiou cherche seulement à faire partager son émerveillement devant les aspects surprenants ou incongrus de l’auteur ; il le traite en poète, encore qu’il lui dénie bizarrement cette qualité. Comme la plupart des lecteurs « littéraires » de Fourier, il est sensible à l’incongruité de certaines listes ou classifications, à la liberté des vues sur les rapports sexuels, à la réhabilitation des « vilains goûts », etc. Mais il ne paraît jamais prendre conscience de la violence contenue dans cette pensée, même s’il la pressent parfois. Une longue citation relative à un jour de triomphe marqué par l’ouverture de « 300 000 bouteilles de vin mousseux » conduit Montesquiou à ce commentaire : « Je ne relève que chez le Marquis de Sade, ce goût d’employer tant de milliers de personnes à l’accomplissement d’un seul acte ; seulement, chez ce dernier l’acte est souvent plus répréhensible que de faire sauter un bouchon » [5].

Mais dans l’ensemble, Fourier lui paraît manquer de « grandeur » et il le ramène à une curieuse idole modern’style, une sorte de Sarah Bernhardt ou d’Ida Rubinstein :

Et quand la grande Mort l’envahit, il ne sentit pas se briser le fil de ses jours, mais un grand joujou, dans lequel on voyait, comme dans un dessin de Beardsley ou de Benois, des bambins coiffés de plumes d’autruche, montés sur des zèbres, et des lis barbouillant de jaune le nez des hypocrites déconcertés [6].

II

Montesquiou ne cherche pas à expliquer les théories de Fourier, mais ce qui le porte vers lui, une curiosité et un goût marqué pour les excentriques, les anachroniques, les marginaux. Il sait que c’est risquer de ne pas lui rendre justice :

Plus j’avance dans la lecture de ce vieil utopiste si convaincu (déjà bien sympathique, de ce fait), plus je suis confus de ne pas le prendre au sérieux, et même, comme on dit un peu irrévérencieusement, à la blague, mais avec beaucoup de tendresse, en un mot, de me ranger, à son sujet, du côté de ce bel esprit, qu’il déteste (peut-être a-t-il raison, mais c’est tout de même joli, quelquefois) et non du côté du bon esprit, qu’il recommande [7].

Aveu d’ailleurs tempéré par une interrogation faite en passant : « on ne sait jamais s’il parle sérieusement ou se paie notre tête » [8]. Il avertit le lecteur que son travail n’est en rien exhaustif, et à se placer en dehors de tout jugement :

Je ne me vante pas d’avoir, dans ces quelques pages, embrassé le système de Fourier ; je ne sais pas s’il peut être envisagé sérieusement, pas plus que je ne sais si la Sainte-Vierge peut apparaître sous une forme humaine [...] [9].

C’est en artiste, en esthète si l’on veut, en poète, que Montesquiou lit Fourier : celui-ci le fait rêver, le rend heureux [10]. Il écrit alors pour remercier l’inventeur de l’Harmonie. La liberté qu’il conserve toujours (son écriture est volontiers labyrinthique, prompte à la digression, nourrie de citations et de souvenirs) le conduit par exemple à cette page brillante qui semble du Marcel Schwob des Vies Imaginaires  :

Il savait des choses précises qui sont pittoresques, et il n’aimait pas qu’on y mêlât des erreurs ; il savait que le soleil, qui a déjà souffert au temps de César, a été malade en 1785, mais nullement en 1816, comme on l’a cru à tort ; que, si la lune est morte, la Terre est encore pucelle, et que le cheval du grand Frédéric a vécu jusqu’à 37 ans, à savoir de quatre ans plus âgé que Pic de la Mirandole. Il a du bon sens : Dieu n’a donné à l’Unau que 36 côtes, Buffon juge qu’il en faudrait 48, parce que quatre douzaines feraient un compte rond. Fourier conclut : « Buffon qui condamne Dieu sans l’entendre et sur de faibles indices, abuse de la raison ». J’aime cette tolérance du côté du manche [11].

Enfin, l’interrogation de Montesquiou sur Fourier, ce « vieux bonhomme » excentrique, frôle parfois l’autoportrait. Si différents qu’aient pu être leurs destinées et les œuvres, il retrouve en Fourier sa solitude, sa marginalité intellectuelle - et la certitude aussi de sa supériorité sur les rieurs et les gens de bon sens. Alliance inattendue, mais réelle entre les deux hommes, qui conduit Montesquiou à la confidence, à une première personne assumée sans artifice. Ainsi fait-il une longue évocation de ses promenades en Cerdagne, commençant par un constat anti-fouriériste : « quand je sors de ma maison civilisée et, bien que gigantesque, nullement réglée sur les lois de l’harmonie [...] » [12]. Tout paraît s’opposer à Fourier, mais un peu plus loin il tente une alliance :

Mes pas me portent d’eux-mêmes vers ce sentier de chèvres, qui invite ma haine de la civilisation, un peu parente de celle d’un Fourier, et je cède à l’attrait, qui fut sa loi et sa foi, qu’il prêcha, comme saint Jean dans le désert [...] [13].

Ailleurs, il esquisse encore le parallèle : loin d’être « un de ces économistes, que Fourier méprisait [...], je suis un fantaisiste, et j’ai essayé de mettre un peu en valeur ce que m’offre la fantaisie de ce vieillard génial et puéril qui appliquait sa formidable comptabilité aux étoiles et aux petits pois, aux peuplades et aux œufs de poules [...] » [14].

Cette étude ne paraît guère avoir trouvé d’écho. Montesquiou, qui mourut trois mois après la publication d’Élus et appelés, avait perdu tout son rayonnement dans le monde : la société où il avait brillé n’avait pas survécu à la guerre et il n’était plus qu’un fantôme. Qui d’ailleurs, même au temps de sa gloire mondaine, s’est véritablement intéressé à ses écrits ? Sa solitude fut certainement l’une des raisons qui le portèrent à s’inscrire au nombre des lecteurs amicaux de Fourier.


R. de Montesquiou, Élus et appelés, Paris, Émile Paul Frères, 1921
(quelques extraits, pp. 111-122)

« Plus j’avance dans la lecture de ce vieil utopiste si convaincu (déjà bien sympathique, de ce fait), plus je suis confus de ne pas le prendre au sérieux, et même, comme on dit un peu irrévérencieusement, à la blague, mais avec beaucoup de tendresse, en un mot, de me ranger, à son sujet, du côté de ce bel esprit, qu’il déteste (peut-être a-t-il raison, mais c’est tout de même joli, quelquefois) et non du côté du bon esprit, qu’il recommande. Peut-être, après tout, quand il en appelle des appréciations superficielles et formule, à bien des reprises, une réclamation qui équivaut à dire : « on pourrait bien, ce me semble, m’accorder quelques jours de lecture, pour un travail qui m’a pris plus de 20 ans ! » ne fait-il qu’anticiper sur une réclamation, qui m’est souvent, à moi aussi, venue à l’esprit, en présence de la vague lettre de remerciement, qui pense bien apprécier en quelques lignes et pas beaucoup plus d’instants, mon travail de plusieurs années.

Et il ne se lasse pas de prêcher pour son saint, qui est l’attrait. Oh ! le cher vieil homme, qu’il a raison de parler comme la trompette autour de Jéricho, pour faire tomber les murailles de la civilisation, et comme Jonas, autour de Ninive, avant de s’installer dans sa baleine ! Tout n’est qu’attrait, rien n’est sans attrait, depuis le mobile de la plus grande action, jusqu’au motif du plus petit acte.

J’écris de Font-Romeu, dans l’air du matin, avec, devant moi, la Cerdagne panoramique ; deux chemins - il n’y en a pas beaucoup plus - se présentent à moi, quand je sors de ma maison civilisée et, bien que gigantesque, nullement réglée sur les lois de l’harmonie.

L’un de ces chemins n’a pas d’attrait à mes yeux, il se présente froidement, longe un tennis banal où sautent des hommes et des femmes de flanelle, dépasse des communs et, par des lacets sans grande lumière, atteint un hermitage où des ex-voto de cire offrent à la Vierge, peut-être pourtant moins responsable qu’on ne croit, offrent des jambes moulées d’enfants et d’adultes, des seins gros comme des rognons, pour éviter l’indécence du « grandeur nature », et, chose bizarre, des têtes d’Antinoüs aux proportions véritables, dont voici l’explication : l’usage est, en cas de guérison, de présenter à la Madone, un simulacre du membre guéri, pour la remercier du bienfait. Tout de même, il y en a qu’on n’offre pas, reverentia debetur, mais que le saint pouvoir a peut-être l’indulgence de guérir en cachette, afin de contrecarrer Vénus.

Pour les jambes, ça va encore ; on a sans doute réussi à en mouler quelques-unes, grosso modo, chez quelque rebouteux à la vieille mode, fonctionnant encore dans les environs ; et elles resservent ; mais pour les têtes, c’est plus difficile. Alors, on s’est procuré, chez un praticien élémentaire, les têtes les plus répandues de l’esthétique habituelle aux modèles de dessins courants, et la Madone voit suspendre, avec une surprise un peu scandalisée, à ses pieds guérisseurs, pour une migraine chronique ou un périodique mal de dents, la reproduction des traits efféminés du favori d’Hadrien, heureusement la tête en bas, pour que la justice soit satisfaite.

Plus loin, sur ce chemin que je n’aime pas, il y a un calvaire et, quel que soit mon respect pour le mystère pieux, je goûte modérément le rappel obstiné de nos fautes, dans le pardon de l’aube, qui nous rend à nous si vertueux, et le sanglant tribut qu’elles valent à l’agneau de Dieu, rédempteur des péchés du monde.

L’autre chemin, au contraire, a toute ma prédilection ; il s’offre et s’ouvre dans la clarté matinale et trempée de rosée, des lézards courent sur des rochers, dont les anfractuosités abritent des œillets chevelus, des aconits azurés et des fleurs qui symbolisent l’humaine fidélité, laquelle ne pousse point ailleurs ; et toute une succession de chambres vertes entrecroise son architecture naturelle, coupée de pierres et de buissons, où la rêverie se pose comme un oiseau qui regarde l’immensité avant de s’y plonger.

Mes pas me portent d’eux-mêmes vers ce sentier de chèvres, qui invite ma haine de la civilisation, un peu parente de celle d’un Fourrier, et je cède à l’attrait, qui fut sa loi et sa foi, qu’il prêcha, comme Saint Jean dans le désert, non pas mangeur de sauterelles, mais probablement de miel, par amour pour l’abeille, son modèle.

Si, du haut de l’Empyrée, qu’il se figure tel qu’une ruche, et un peu pareil à ses chères phalanges, non frustré, comme on se l’imagine communément, de plaisirs sensuels et de nourritures délicates, le « corps aromal » de Charles Fourrier a connaissance de mon irrévérencieux commentaire, j’espère qu’il l’aura cependant pour un peu agréable, à cause de mon aversion pour le travail rebutant et de mon amour pour la théorie de l’attrait ; il me l’a inspiré pour son personnage et pour son œuvre, je m’y abandonne avec plaisir.

Gustave Moreau était dans l’usage de dire : « je ne sais ce que vaut mon ouvrage, je sais seulement qu’il m’a aidé à traverser la vie ». Et Hérédia, dans l’avant-propos de son beau poème, évidemment avec cet instinct de l’élégance qui invite à garder pour soi ses blessures, écrit qu’il souhaite qu’on prenne, à le lire, autant de plaisir qu’il en a pris lui-même à le composer. Une telle phrase serait incroyable, si on ne l’interprétait. Une noble production est toujours douloureuse, comme, à une mère, la naissance d’un enfant bien conformé. Le poète voulait dire que toutes les peines, souvent bien amères, qui viennent d’une gestation féconde et d’une laborieuse parturition, portent en elles aussi leur joie, parce qu’elles viennent de l’attrait.

Quand j’entends quelqu’un me dire : « rien ne me sourit ! » je pense que cette personne n’a plus que faire de vivre notre vie, qui ne lui convient plus, et qu’elle fera bien d’en chercher ailleurs une autre, qui lui offre de l’attrait. N’oublions pas ce vieux personnage de Goncourt, qui disait à la fois avidement et désespérément : « je désirerais avoir un désir ».

Ce désir, Fourrier l’a toujours eu, cet attrait, il n’a jamais cessé de connaître, il a donc été heureux ; qui sait, peut-être plus heureux par l’attrait permanent qu’il ne l’eût été par le rêve réalisé. Il est mort comme Moïse, en regardant le territoire interdit, et Victor Hugo a écrit :

« De la terre donnée à la terre promise

Nul retour et Moïse a bien fait de mourir ».

***

De mon commerce, plusieurs fois interrompu, plusieurs fois repris avec ce chimérique vieillard, je garde un souvenir sympathique et amusé, donc je lui dois une part de bonheur, non point de ce bonheur attendu tant de milliers d’années par l’humanité si longtemps en tutelle et réduite à l’état de colin-maillard, juqu’à ce que lui, Fourrier, vînt lever le bandeau épais et pesant qui empêchait le jour de pénétrer dans les esprits et de faire trouver un plaisir excessif à tout ce qui était bégayant et embrouillé, rebutant et aride, sans compter les gains fabuleux, mis à la portée de tous, mais de ce bonheur qui consiste à regarder celui des autres. Je lui sais gré de m’avoir promené à travers le labyrinthe de son « ordre dispersé », où j’ai rencontré des gens qui lui doivent de plus sérieuses joies, des dames de quatre-vingts ans inspirant à des jeunes gens de vingt ans des flammes sincères et sans contrainte, des princesses de quatorze ans, balayant un peu par devoir, et beaucoup par plaisir, des ménages de gueux, des enfants de quatre ans et demi, et de moins mûrs, rendant des services aux cuisines, en triant, eux, par rangs d’âge, et les petits pois, par ordre de grosseur, trois sortes de ce légume roulant, ainsi que des perles vertes ; enfin, généralement, ce « troisième sexe », qu’il appelle ainsi parce que les enfants n’en ont encore aucun, ce bataillon de moutards dont le madré grincheux s’estime trop bien content de célébrer les utilités et sans doute même de les exagérer, pour être bien sûr de ne plus entendre percer par leurs cris aigres, tels que des pommes non encore à l’état de maturité, les oreilles des honnêtes gens et la nappe du silence.

Je ne me vante pas d’avoir, dans ces quelques pages, embrassé le système de Fourrier ; je ne sais pas s’il peut être envisagé sérieusement, pas plus que je ne sais si la Sainte-Vierge peut apparaître sous une forme humaine, et l’intérêt que ce phénomène peut présenter pour une religion, si ce n’est de faire toucher de gros dividences à des congréganistes ayant fait vœu de pauvreté, disons des actionnaires de Saint François. Je laisse ces questions techniques ou mystiques à des présidents de sociétés financières. Je sais que l’homme qui se vantait d’avoir découvert la raison du monde, après 4 000 ans de distraction, d’essais incomplets ou vains, n’a encore donné qu’un coup d’épée dans l’eau de nos larmes ; mais cinquante ans ajoutés à quatre mille ans, ne sont pas une affaire sur la quantité, ni pour désespérer du succès final, qui viendra peut-être ; attendons, espérons ! Croire trouver la raison du monde est déjà, pour soi, un beau succès, on la trouve où on peut. J’ai connu un homme qui pensait l’avoir découverte dans le visage d’une dame, qui avait pourtant passé fleur ; cet homme était heureux.

Pour discuter gravement de ces possibilités humaines et sociales, je ne suis pas un de ces économistes, que Fourrier méprisait, mais qui peuvent du moins mieux évaluer ce qu’il y a d’exact ou d’inexact, dans ses élucubrations philanthropiques ; je suis un fantaisiste, et j’ai essayé de mettre un peu en valeur ce que m’offre la fantaisie de ce vieillard génial et puéril, qui applique sa formidable comptabilité aux étoiles et aux petits pois, aux peuplades et aux œufs de poule, enfin n’ignore rien de l’heureuse influence des astres sur les truffes, sur les groseilles et sur les shalls de cachemire.

Il savait des choses précises qui sont pittoresques, et il n’aimait pas qu’on y mêlât des erreurs ; il savait que le soleil, qui a déjà souffert au temps de César, a été malade en 1785, mais nullement en 1816, comme on l’a cru à tort ; que, si la lune est morte, la Terre est encore pucelle, et que le cheval du Grand Frédéric a vécu jusqu’à 37 ans, à savoir de quatre ans plus âgé que Pic de la Mirandole. Il a du bon sens : Dieu n’a donné à l’Unau que 36 côtes, Buffon juge qu’il en faudrait 48, parce que quatre douzaines feraient un compte rond. Fourrier conclut : « Buffon qui condamne Dieu sans l’entendre et sur de faibles indices, abuse de la raison ». J’aime cette tolérance du côté du manche.

Il est Diogène dans son tonneau et Jonas dans sa baleine, Timon dans Athènes et Trophonius dans Lébadée. Il fulmine contre la civilisation et veut remplacer le pain par de la compote, comme Marie-Antoinette voulait le remplacer par de la brioche, quand les tricoteuses venaient la sommer de nourrir le peuple.

Les hommes des mêmes générations se ressemblent, et je crois entendre mon grand-père paternel, qui était coléreux et bon, nous engueuler didactiquement sur les terrasses de Courtenvaux, quand nous jetions dans le bassin du bélier, après les avoir arrachées de l’arbuste et bêtement déchiquetées, des oranges grosses comme la tête du nain jaune, et que le Ciel accordait à Anatole de Montesquiou, pour le récompenser d’avoir fait un bon acrostiche.

Existe-t-il un monument retardataire, élevé à Charles Fourrier, sur une place de Besançon ? Je n’en serais pas surpris, non plus que lui-même, qui s’est exprimé, d’abord sur la justice rendue aux morts méconnus de leur vivant, ensuite sur le peu de logique de ces prolongements dans la matière, et qui insiste sur ce fait qu’on a lésiné pour Henri IV. Ces formes de consécrations se présentent toujours sous forme de commandes sollicitées, c’est même pour cela que les monuments ainsi obtenus sont laids, la sollicitation n’est jamais un bon moyen pour réaliser l’art.

Quoi qu’il en soit, et quelle qu’elle soit, cette statue n’est certainement pas celle qu’il faudrait, que je vais décrire. Elle devrait tenir du Mercure de Jean de Bologne, à la fois légèrement et fortement posé sur le monde, par lui rendu au bonheur. Elle ne serait pas forcément dévêtue, mais elle pourrait l’être ; n’oublions pas que les « rues-galeries » des harmoniens sont chauffées, et que Fourrier tient l’atmosphère pour une portion du vêtement.

Cependant, si cette statue était habillée, voici comment elle le serait : elle porterait une redingote de lasting, avec un pantalon de casimir, et, à sa base, il y aurait gravé l’étrange vers de Vigny :

« Béni soit le commerce au hardi caducée ! ».

Mais ce caducée aurait changé de forme, les serpents traditionnels qui le couronnent, en s’y enlaçant, se seraient enfuis, puisque l’astuce a fait place à l’harmonie, dans la nouvelle condition humaine et, ce qui remplacerait le sceptre commercial, dans la main du bienfaiteur des hommes, c’est une baguette couronnée de tulipes, par les « tulipistes », ou de jonquilles, par les « jonquillistes », quelque chose comme un mètre, qui serait un thyrse ».