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“Les Élus de Sully et de Fourier”
Une rencontre durable entre francs-maçons brestois et fouriéristes (1839)
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 13 octobre 2016

par Guengant, Jean-Yves

En 1839, le journal L’Armoricain informe ses lecteurs de la tenue de conférences d’Edouard de Pompéry, consacrées à la Science sociale d’après Charles Fourier, à l’initiative de la loge maçonnique des Élus de Sully (Brest). Elles nous permettent d’appréhender les rapports entre fouriéristes et francs-maçons, sous la monarchie de Juillet. Les deux courants de pensée, s’ils se nourrissent mutuellement, ne fusionnent pas. La franc-maçonnerie brestoise trouve dans l’idéologie fouriériste les thèmes qui la font progressivement passer de la philanthropie des Lumières à la recherche d’une meilleure organisation sociale, ouvrant la voie au mouvement mutualiste.

En octobre 1839, le journal brestois L’Armoricain informe ses lecteurs de la tenue de conférences consacrées à la science sociale d’après Charles Fourier.

Les hommes qui aiment sonder les profondeurs de la science sociale, ceux qui croient, et nous sommes de ce nombre, que la constitution actuelle du commerce et de l’industrie est tellement anarchique qu’elle durera beaucoup moins que le système qu’elle a remplacé, s’étaient empressés de se rendre samedi, à l’appel de M. de Pompéry, disciple de Charles Fourier, qui donnait la première des séances où il doit expliquer les doctrines phalanstériennes. La salle des Francs-Maçons s’est trouvée trop petite pour recevoir toutes les personnes qui désiraient entendre le jeune missionnaire [1].

Une série de huit conférences se déroule entre octobre et décembre, se concluant par un banquet fouriériste. L’originalité de l’événement, largement relaté par L’Armoricain, est qu’il se déroule au local de la loge maçonnique des Elus de Sully [2], rue Neptune. Ce cycle de conférence est organisé par la loge elle-même, et permet de mesurer la diffusion des idées fouriéristes à Brest sous la monarchie de Juillet.

Pierre Mollier, dans le catalogue de l’exposition consacrée aux artistes et à la franc-maçonnerie (Besançon, 2005), rappelle les liens existant entre disciples de Fourier et cet ordre initiatique [3]. Si Fourier ne fut pas maçon, certains de ses amis le furent et l’influencèrent dans l’élaboration de sa doctrine. Il rappelle ainsi le rôle de Jean-Baptiste Gaucel et d’Aimé Martin. Ce dernier, chirurgien éminent, aurait inspiré à Fourier le chapitre « Première démonstration de la Franc-maçonnerie et de ses propriétés encore inconnues » qui figure dans la Théorie des quatre mouvements et où Fourier déclare : « La Franc-maçonnerie est un diamant que nous dédaignons sans en connaître le prix. » Victor Considerant fut quant à lui initié à Metz en juillet 1832. Il y a à la fois proximité philosophique et engagement maçonnique de certains fouriéristes. L’exemple de la loge brestoise Les Elus de Sully est particulièrement intéressant à ce titre ; cette loge veut en effet prendre le titre distinctif Les Elus de Sully et de Fourier en octobre 1839. Elle organise des cours sur la science sociale et initie des fouriéristes. Enfin elle maintient tout au long du siècle l’idée d’association, la faisant évoluer vers une conception socialiste au début du XXe siècle. Cependant les deux courants de pensée, s’ils se nourrissent mutuellement, ne semblent pas se fondre. Chacun conserve son autonomie. La franc-maçonnerie brestoise trouve dans l’idéologie fouriériste les thèmes qui la font progressivement passer de la philanthropie des Lumières à la recherche d’une meilleure organisation sociale, reprenant l’un des points développés par Edouard de Pompéry :

L’association, là où les individus qui composent cette association sont tellement solidaires l’un de l’autre que l’intérêt privé de chacun fait partie intégrante de l’intérêt public sans pourtant s’y confondre et où chacun est rétribué proportionnellement à son concours - soit travail-capital-talent. [4]

C’est aux Elus de Sully que Edouard de Pompéry (1812-1895) fait ses premières armes comme propagandiste fouriériste, invité à donner un cours de science sociale. Le journal local L’Armoricain, publie l’intégralité des conférences, réunies dans une brochure par les soins de la loge, qui en assure la diffusion dès la mi-décembre. La Phalange en informe ses lecteurs dans son édition du 1er janvier 1840 [5]. Pompéry a auparavant publié quelques textes littéraires. Mais sa vocation de journaliste et sa foi en Charles Fourier, il les éprouve au plateau de l’orateur de la loge brestoise.

Brest, une île fouriériste dans le désert utopique ?

Le réseau fouriériste reste peu étendu sous la monarchie de Juillet. En 1846, lançant un bulletin interne, Considerant annonce 1041 souscripteurs [6]. Vincent Robert, qui analyse dans sa « géographie de l’utopie » l’implantation du mouvement à la veille de 1848, souligne sa faiblesse numérique (moins de 1400 fouriéristes militants pour la France), et pointe les déserts utopiques, notamment à l’Ouest [7]. Cependant, deux villes émergent (les chiffres sont évidemment très relatifs) : Nantes et, dans une moindre mesure, Brest, où une vingtaine de souscripteurs existent. Ces abonnés au journal fouriériste La Démocratie pacifique peuvent représenter un lectorat estimé à une centaine de lecteurs dans le Finistère [8].

Les fouriéristes, dans les années 1830, ont cependant peu de succès à la pointe de Bretagne. Nous connaissons bien Louis Rousseau (1787-1856) et Charles Pellarin (1804-1883). Les deux hommes sont séduits par le prosélytisme saint-simonien en septembre 1831, au point pour Rousseau de devenir le responsable éphémère de l’Eglise saint-simonienne de Brest, en avril 1832 [9]. Louis Rousseau s’installe en Tréflez, dans le Nord-Finistère [10]. Créée en 1826, son exploitation agricole est dissoute en 1828. Adepte du saint-simonisme, il s’en écarte vite, et se rapproche de Fourier au printemps 1832. Cependant, son retour vers le catholicisme l’année suivante l’en sépare définitivement. Son projet d’exploitation agricole est soutenu par Le Phalanstère en 1833, sous la plume de Charles Pellarin, qui publie le Prospectus pour la fondation d’une entreprise agricole et manufacturière en Bretagne de Rousseau [11]. Rousseau voit en Pellarin son fils spirituel. Pellarin, chirurgien de marine à Brest, est séduit par la doctrine saint-simonienne, notamment grâce à Louis Rousseau. En 1832 il démissionne de son poste, vend ses biens et intègre la communauté de Ménilmontant. Il ne revient pas à Brest... La démarche de ces deux personnalités est très proche de celle de Nicolas Lemoyne à Rochefort : même formation scientifique, adhésion au saint-simonisme en 1830, rupture à la suite du schisme de l’automne 1831 [12]. Ni Louis Rousseau, ni Charles Pellarin, lors de leur séjour à Brest, ne fréquentent les loges brestoises.

Leur démarche est celle de gens cultivés, qui cherchent à comprendre l’évolution économique et sociale du pays et qui s’adressent aux élites. Ainsi Louis Rousseau écrit-il en 1832 au préfet qu’il veut convaincre du bien fondé de son projet agricole. La loge des Elus de Sully, à Brest, qui fédère une opposition libérale au régime ultra de Charles X, est elle aussi influencée par les idées saint-simoniennes. Ainsi, plusieurs membres influents de la loge sont à l’origine de la création de la Caisse d’épargne de Brest, en 1824. Les noms les plus importants de la bourgeoisie d’affaires de Brest apparaissent sur les tableaux des deux loges locales, Elus de Sully et Heureuse Rencontre (cette dernière disparaît en 1827).

Lorsque Pompéry se fait connaître en 1839, la première génération fouriériste a donc disparu de la ville. Edouard de Pompéry est membre d’une famille importante, installée à Rosnoën, à 40 kilomètres de Brest. Son père, Charles Louis, y a acquis en 1830 un domaine agricole de six cents hectares. La famille est ouverte aux idées nouvelles et milite pour une agriculture moderne. Théophile est le premier président du comice agricole du Faou, en juin 1844. Plus tard, Edouard lui rend hommage en érigeant une statue, encore présente, au Faou. Ce sont des notables important du département : un père conseiller général, le frère aîné Théophile qui lui succède et devient maire de sa commune. Fouriériste convaincu et républicain, il est proche de son frère Edouard, persuadé que progrès économique et affirmation démocratique vont de pair. S’il se rallie après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 au nouveau régime, il a gardé ses sentiments républicains. Elu député en 1871 à l’Assemblée nationale, il siège sur les bancs de la gauche républicaine, et il est réélu en 1876 puis en 1877. Edouard, le cadet, est un jeune homme brillant ; ses revenus de « propriétaire » lui permettent d’exercer la profession de « publiciste ». En octobre 1839, lors de son initiation aux Elus de Sully, il indique qu’il est avocat. Nous le retrouvons en avril 1848, « propriétaire à Brest », candidat aux élections législatives, mais avec un succès modéré : il rassemble 10% des suffrages dans le département, en promouvant une candidature républicaine. Il affirme alors progressivement une adhésion à ce qu’il appelle un « socialisme positif », par opposition à Proudhon, qu’il qualifie de socialiste négatif (homme de la revendication contre ce qui existe plutôt que de l’affirmation positive d’un avenir de bonheur), thèse qu’il développe dans une brochure, Despotisme ou socialisme, en 1849 [13].

La loge des Elus de Sully, dans les années 1830

Après la révolution de Juillet, le Grand Orient de France est confronté au développement d’une opposition qui l’amène, par plusieurs circulaires, à rappeler sa neutralité politique et religieuse. Dans sa séance du 11 septembre 1833, il frappe d’interdiction la loge La Trinité Indivisible, de Paris, « pour avoir consacré une tenue à célébrer par une pompe funèbre, la mémoire d’un frère polonais, mort pour une cause politique » [14]. Le 10 novembre 1833, toutes les loges sont informées de cette décision. La tenue funèbre a déclenché la peur de la répression car les loges républicaines sont directement visées par la police. Ainsi dès le 4 juillet les organisateurs de la tenue funèbre sont arrêtés et accusés de complot. Ils lancent un appel à toutes les loges : « Nous sommes républicains parce que nous sommes amis de la moralité et du progrès [...] Il y a incompatibilité entre les maçons et la monarchie » [15]. Le 3 janvier 1834, la loge Les Elus de Sully décide de protester contre la violation que le Grand Orient vient de faire de ses statuts généraux. Elle informe le sénat maçonnique qu’elle aussi a consacré une tenue funèbre à la mémoire de trois officiers portugais mitraillés à Porto par l’armée. Un mois plus tard, elle adresse une protestation à toutes les loges. « Ou nous sommes coupables, ou la trinité indivisible est innocente ! » proclame-t-elle.

La loge n’accepte pas la décision du Grand Orient de punir La Trinité Indivisible ; elle se range dans l’opposition et elle adresse de nouveau en décembre 1836 une correspondance à toutes les loges, les informant de son opposition à cette fermeture. Le 14 janvier 1837, le Grand Orient déclare ne plus reconnaître les Elus de Sully, excluant ou suspendant le même jour plusieurs loges dont l’engagement républicain était trop marqué :

Grand Orient de France,

Extrait de l’arrêté du Très Illustre Grand Maître Adjoint, du 14 janvier 1837, Ere Vulgaire, auquel a adhéré le Grand Orient, en comité central, dans sa séance extraordinaire du même jour.

Considérant que la loge Les Elus de Sully, Orient de Brest, par une protestation adressée par elle, en date du 10e mois 1836, à tous les ateliers de la correspondance, protestation accompagnée d’une planche d’envoi plus répréhensible encore, a manqué à tous les égards qu’elle devait au Grand Orient de France, que cette protestation dont les termes ne sont rien moins qu’injurieux pour le Sénat Maçonnique, tend évidemment à la déconsidérer vis-à-vis des loges de son obédience.

Déclare, le Grand Orient, ne plus reconnaître sous son obédience la loge Les Elus de Sully, Orient de Brest [16].

Répondant à cette condamnation, le 15 février 1837, l’atelier informe le Grand Orient qu’ayant suspendu ses travaux, elle va se pourvoir contre l’arrêt. Le Grand Orient cesse alors toute correspondance. La loge écrit une dernière fois au Grand Orient le 6 mars 1839, pour l’informer de sa décision de quitter l’Obédience, et de rejoindre le Suprême Conseil de France, sans réponse de sa part avant le 15 mai. Cependant la crise ne conduit pas à la rupture. Si les contacts avec l’obédience concurrente sont effectifs dès avril, ils ne sont pas suivis d’effet. La loge de Brest est confronté à un grave dilemme : rester dans l’Obédience et se plier aux décisions du Conseil de l’Ordre, ou la quitter pour rejoindre une Obédience récente, au nombre de loges restreint, dont aucune n’est implantée dans l’ouest. L’isolement maçonnique est une réalité en cette fin de décennie, l’atelier ne peut compter que sur la proximité de la nouvelle loge de Lorient, Nature et Philanthropie (1838) et de celle de Nantes (Mars et les Arts). Au désert utopique répond le désert maçonnique. La volonté de la loge de nouer de nouveaux réseaux répond à la recherche des militants fouriéristes de sortir de leur isolement, et d’accéder aux tribunes journalistiques.

Les conférences fouriéristes en loge

Dès 1838, une commission chargée « d’examiner la doctrine phalanstérienne ou science sociale de Fourier », est mise en place au sein de l’atelier [17].

La commission chargée d’examiner les ouvrages de l’Ecole sociétaire fait son rapport et porte à 43 f 50 le prix des ouvrages qu’elle signale comme utiles pour se livrer à l’étude de la théorie de Fourier. L’atelier ne se trouvant pas suffisamment éclairé sur les développements donnés à chacun de ces ouvrages, renvoie le travail à la commission avec invitation à s’étendre davantage sur l’utilité de chacun d’eux.

(tenue du 2e jour du 3e mois 1838)

La commission, après avoir obtenu les sommes nécessaires, expose à l’atelier une brochure sur le Projet de fondation d’une maison rurale d’asile selon le système de Fourier (la colonie de Condé-sur-Vesgre, en Seine-et-Oise), en août. L’initiative de l’étude vient donc de la loge. Qui a en été l’initiateur ? Les sources ne nous permettent pas de le dire. Cependant, trois personnages jouent semble-t-il un rôle important. Le premier est Henry-René Cuzent, marchand tapissier. Il est originaire de la région nantaise, où il a été initié en 1816. Il s’est affilé à la loge en 1824. Il est influent dans son métier et parmi les artisans de la ville. Il est ensuite (nous le verrons) le fondateur de la première société de secours mutuels de Brest. C’est chez lui que la brochure de Pompéry sur les conférences est mise en vente. Le second est Hyacinthe Bizet, initié en 1830, commis négociant, qui devient en 1848 le premier maire de Brest élu au suffrage universel, et préside aux destinées de la cité jusqu’en 1865. En 1847, il tente de créer une boulangerie coopérative, mais sans succès [18]. Le 3 octobre 1838, Jean-René Allanic, enseignant la philosophie au collège municipal est initié [19]. Il est sans doute fouriériste car il est plus tard poursuivi par la vindicte de l’aumônier de l’école, Cuzon, qui voit en lui l’un des plus farouches défenseurs des idées phalanstériennes de Fourier. En 1843, s’adressant à l’évêque, Cuzon affirme : M. Allanic prêche définitivement ses erreurs fouriéristes en classe. Il en fait la base de sa philosophie » (9 janvier 1843) [20].

Pompéry est proposé à l’admission le 21 août 1839 ; le scrutin se déroule le 4 septembre ; « les témoignages les plus flatteurs sont accordés à ce profane » [21]. Plusieurs membres ont incité l’atelier à recevoir en maçonnerie Pompéry au plus tôt, « pour faire partager à tous la foi dont il est pénétré pour les belles destinées de l’homme, foi résultante des études approfondies de la science sociale de Fourier à laquelle il a voué son talent et sa vie » [22]. Le 11 octobre, sur proposition du frère Levot, la loge présidée par le frère Loyer décide, « pour donner une marque de sympathie à la science sociale », de proposer au Grand Orient de modifier son titre distinctif en celui « des Elus de Sully et de Fourrier [sic], en conséquence un projet de planche à adresser au Grand Orient étant lu est adopté » [23]. Le 23 octobre, enfin, Edouard de Pompéry est reçu apprenti à la loge des Elus de Sully.

En même temps, la loge décide d’organiser un enseignement de l’Ecole sociétaire. Elle décide, après en avoir délibéré, de proposer « que les phalanstériens de Brest soient admis à le suivre. L’atelier arrête qu’ils ne seront reçus qu’autant qu’ils seraient porteurs de cartes délivrées par le frère architecte » [24], ce qui semble souligner que les deux groupes ne se confondent pas. Les séances ouvertes au public débutent le 26 octobre et attirent, selon L’Armoricain, une assistance fournie et régulière :

Les hommes qui aiment à sonder les profondeurs de la science sociale, ceux qui croient, et nous sommes de ce nombre, que la constitution actuelle du commerce et de l’industrie est tellement anarchique qu’elle durera beaucoup moins que le système qu’elle a remplacé, s’étaient empressés à se rendre samedi à l’appel de M. de Pompéry, disciple de Charles Fourier, qui donnait la première des séances où il doit appliquer les doctrines phalanstériennes. La salle des francs-maçons s’est trouvée trop petite pour recevoir toutes les personnes qui désiraient entendre le jeune missionnaire, et parmi lesquelles, il a eu le plaisir de compter plusieurs dames. [25]

Le banquet qui clôt le cycle de conférence réunit une quarantaine de participants, (essentiellement des membres de la loge). Les conférences sont intégralement retranscrites dans les numéros de L’Armoricain, chacune des lettres y occupant une page entière [26] (voir l’annexe).

Si Pompéry est à l’aise dans la description doctrinale des théories de Fourier sur la nature humaine, l’attraction et les passions (2e séance : « Nous avons montré l’homme dans toute sa beauté native, avec ses douze passions rayonnantes de lumières riches d’harmonie, dignes de son créateur et de lui-même »), sa compréhension limitée des mécanismes économiques et surtout sa méconnaissance de la misère du peuple, affaiblissent notablement la démonstration. L’enthousiasme des Elus de Sully à la lecture des revues phalanstériennes est quelque peu tempéré par un exposé doctrinal sentencieux. A un journaliste qui évoque le terme de fouriérisme, Pompéry répond :

Fourier ne voulant pas être confondu avec les faiseurs de systèmes et les bâtisseurs de brillantes et vaines théories, il se donnait comme ayant élevé la science humaine au rang des sciences fixes, mais il respectait trop la science pour vouloir la baptiser de son nom. [27]

Il faut donc parler de science sociale, ce à quoi le journaliste rétorque que cette science n’étant pas prouvée, il continuera à l’appeler fouriérisme !

Fouriérisme et franc-maçonnerie : propagation de la doctrine phalanstérienne ?

Le banquet qui clôt ces séances le 9 décembre permet d’éclairer les rapports entre Pompéry et la franc-maçonnerie, et de se poser la question des relations avec les fouriéristes. A Brest, les idées libérales sont fortement implantées dès les premières années de la monarchie de Juillet. Les principaux dirigeants politiques sont francs-maçons et la loge de Sully, seule loge maçonnique dans l’Ouest breton, est influencée par un courant républicain renaissant. Les fouriéristes sont aussi présents, mais ne sont pas regroupés de façon formelle. La diffusion de la revue phalanstérienne est la seule marque tangible de leur présence.

C’est la loge qui va à la rencontre des phalanstériens, dès 1838. Elle procède avec méthode (étude, choix d’un orateur, programmation des conférences), à un moment de crise puisque le risque de rupture avec le Grand Orient est alors très fort ; elle a d’ailleurs des contacts avec l’obédience concurrente. Le contexte politique pousse à la recherche d’alliances ; les fouriéristes peuvent représenter un apport dans les élections. L’Armoricain, début mars 1839, reproduit une tribune de Victor Considerant sur la bataille législative qui agite le pays à ce moment :

Victor Considerant qui s’est acquis comme écrivain social une si brillante réputation (et dont les principes font tous les jours de nouveaux prosélytes) vient de publier [en fait un mois plus tôt] dans La Phalange un article plein de force et de vérité sur la coalition. En voici quelques extraits... » [28]

Or Considerant dénonce une coalition antigouvernementale hétéroclite et sans programme, donnant ainsi son appui aux partisans anti-coalitionnistes, dont Lacrosse [29] et Las Cases [30], qui se présentent à Brest et que soutient L’Armoricain. Lorsqu’à la fin de l’année est organisé le cycle de conférences des amis de Considerant, le journal soutient l’initiative. A l’issue du banquet qui clôt les cours, Pompéry prononce son dernier discours :

Sans être modeste, pour être juste, vous me permettez aussi de rapporter, sinon tout, du moins une grande partie de ce bon vouloir et de cette adhésion aux idées nobles que j’ai soumises à votre examen. [31]

Messieurs, comme vous pouvez le remarquer, nous sommes ici à des titres divers ; différentes devises peuvent se lire sur nos drapeaux. Ici, je vois écrit Franche Maçonnerie ; là : Philanthropie ; j’y vois surtout Fouriérisme [32], ou science de l’organisation sociale. Mais ces devises marquent des nuances et des variétés de caractères et de connaissances Si nous suivons des guidons différents, je puis affirmer, cependant, que nous marchons tous sous le même oriflamme, le drapeau sacré de la justice, de la vérité et du bonheur du genre humain...

Je suis fouriériste et phalanstérien, parce que là est la science, la vraie science de la vie. Je suis encore maçon parce que la maçonnerie repose sur une base aussi large que l’intention et le désir que la science elle-même. Car qui ne sait aujourd’hui que la Franche Maçonnerie n’est que la philanthropie universelle, répandue et organisée sur le globe ?

Voici le grand secret de la maçonnerie, secret que tout cœur enserre dans sa poitrine. S’il y a quelques vieux rites, quelques signes mystérieux, c’est que l’exercice de l’amour des hommes n’a pas toujours été sans périls. Maintenant on n’a plus à craindre que les flèches et les rires, tout-à-fait innocents, de quelques personnes naïves ou frivoles ; c’est bien peu. [33]

Et l’initié de fraîche date (deux mois) de conclure :

Messieurs, nous allons nous séparer bientôt ; pour moi le souvenir de votre bienveillance me suivra partout ; et vous, ne puis-je espérer aussi que de votre côté vous aurez en mémoire les faibles paroles par lesquelles j’ai commencé à vous initier à la science de la vie humaine [34] ? Ne puis-je compter assez sur votre amour des hommes pour penser que vous étudierez, que vous approfondirez cette science, laquelle, je vous l’atteste, j’en atteste Dieu, le grand Architecte de l’Univers, l’Eternel géomètre des mondes, renferme les moyens de réaliser le bonheur de l’humanité.

Il porte alors un toast « à la mémoire du grand génie qui vécut pauvre et inconnu, et qui a posé les véritables lois de l’unité humaine et de l’unité universelle ; à la mémoire de Charles Fourier ! ». Ce prosélytisme nous montre les limites du lien entre science sociale et franc-maçonnerie, telles que Pompéry les perçoit. Cette dernière n’est-elle pas une structure capable de rassembler des individus propres à recevoir un enseignement ou à adhérer aux idées phalanstériennes ? Mais sans la doctrine de la science sociale, elle ne reste qu’une « association » inachevée. Dans La Phalange du 1er avril 1840, un article sur « L’association et le système sociétaire de Ch. Fourier » reprend ce thème du rapport entre le science sociale et maçonnerie.

Fondée pour resserrer les liens des hommes entre eux, la franche-maçonnerie possède, au moyen de ses affiliations des ressources immenses, mais elle ne sait pas comment les employer, et, comme un corps robuste condamné à l’inaction, cet excès de force inutile la consume elle-même. Elle pourrait être un grand instrument de réforme sociale ; mais ignorant les moyens de cette réforme, elle se garde d’y songer.

Pour le collaborateur de La Phalange qui écrit ce texte, l’usage de cette force conduirait la franc-maçonnerie à risquer le mal. « Elle aime mieux s’annuler en partie que de s’exposer à faire mal ».

Dans l’application de ses forces, la franche-maçonnerie doit suivre le procédé qui lui a servi à les acquérir. Elle s’est agrandie en se multipliant elle-même, c’est-à-dire en copiant toujours un premier mode d’association qui avait été trouvé bon, et en reliant entre elles toutes ces copies successives d’un premier type. Elle doit aujourd’hui non pas agir sur la société d’une manière générale et par conséquent désordonnée, puisqu’elle serait sans but déterminé, mais rechercher un nouveau type d’association plus perfectionné que l’ancien, et quand elle l’aura trouvé, mouler successivement et transformer toutes ses associations en ce nouveau type.

Les loges maçonniques sont des associations partielles ; mais si la communauté est l’antipode de l’association, l’association partielle est encore très loin de la véritable association intégrale, laquelle n’est pas seulement de secours et de consommation, mais encore de production, d’éducation, etc.

Le but général de la franche maçonnerie est l’association ; mais elle n’a pas encore pu sortir de l’association simple et partielle ; elle doit arriver à l’association composée et intégrale ; de sa première puissance elle doit s’élever à la seconde.

Le fera-t-elle en se modifiant elle-même ? Non, ce serait risquer de périr dans le travail. Elle doit seulement employer ses forces à expérimenter en dehors d’elle, à chercher le type nouveau d’association à éprouver ; voilà quelle est aujourd’hui sa mission ; voilà à quoi elle peut dignement et utilement employer des forces qui demeurent oisives ; voilà des expériences où la science peut intervenir.

La science sociale, par le nouveau type d’association proposé rend donc vains les efforts de la franc-maçonnerie, puisqu’il « n’est point besoin de prouver l’excellence de l’association : c’est une chose évidente par elle-même... ». Ainsi, malgré les nombreux points communs relevés entre fouriérisme et franc-maçonnerie, seul le fouriérisme serait susceptible de dépasser les contradictions soulevées.

La naissance d’une opinion publique ?

Malgré la faiblesse du nombre de militants, les partisans de Fourier savent utiliser au mieux les possibilités que leur donne l’essor de la presse. La lecture de La Phalange montre combien la rédaction est attentive aux réactions des journaux locaux, qu’elle sait citer régulièrement. Ainsi, L’Echo de Morlaix, qui se fait l’écho d’un discours prononcé à Strasbourg sur le paupérisme, en 1840. De la sorte se structure progressivement autour de courants de pensée un embryon d’opinion publique, avec une volonté de convaincre qui fait usage de moyens de communication en pleine expansion. Fondé en 1833 par Edouard Anner, L’Armoricain est pendant une dizaine d’année un outil précieux [35]. Nous pouvons également noter l’apparition d’une nouvelle génération de militants fouriéristes, dont Pompéry est un exemple. Il prend certaines libertés avec le dogme (ce qui lui est reproché), il passe de la notion de l’association à celle de l’organisation sociale. Comme Victor Considerant, il représente un fouriérisme plus combatif et militant. La mue du journal phalanstérien (périodicité, thématiques abordées) accentue cet « accrochage » sur le réel.

Quant à l’initiative de la loge, comment est-elle perçue par l’obédience ? Le 16 novembre 1840, le Sénat maçonnique la réintègre. Mais afin de sanctionner son indiscipline, le Grand Orient décide de la reconnaître sous le nom des Disciples de Sully. L’obédience ne peut imaginer qu’on accole le nom de Fourier à celui d’une loge : elle répond à la loge que « la doctrine n’étant encore qu’à l’état de théorie, il serait prématuré de lui assigner une place qu’elle n’occupera peut-être jamais » [36]. Fort de ses entrées en maçonnerie, Pompéry réitère son expérience l’année suivante à la loge La Clémente Amitié, de Paris, mais il doit très vite interrompre ses cours, les frères s’opposant à ses théories [37].

A Brest, l’expression fouriériste est reprise par Aristide Simon (1804-1879) [38]. Fils de militaire, il est installé à Landévennec ou il exploite une entreprise agricole. Il est le voisin de Pompéry. Ses affaires ne sont jamais profitables et pour survivre, il doit prendre en 1843 la place de rédacteur à L’Armoricain. Au moins peut-il diffuser les thèses de Fourier et de ses disciples Pellarin et Considérant dans une série d’articles enthousiastes [39].

Les idées fouriéristes au sein de l’atelier s’affirment dans les années 1840-1848

Les idées fouriéristes perdurent au-delà des conférences. Outre la propagande fouriériste d’un Allanic trois ans après les séances, on peut remarquer que trois types d’associations sont marquées à Brest par les thèmes fouriéristes dans les années 1845-1848 : la « société d’émulation » dirigée par Lacrosse, député libéral, est fortement influencée par la loge des Elus de Sully et les idées phalanstériennes ; son objectif est d’éduquer les classes populaires en organisant des cours du soir ; elle se trouve à l’origine de ce qui devient à la fin du siècle (1894) l’Ecole pratique d’industrie de Brest, premier établissement d’enseignement technique de la ville. L’association de bienfaisance mutuelle est fondée par trois membres de la loge en avril 1845 [40] ; son président en est Henri-René Cuzent ; en 1848, elle regroupe 360 membres, « ouvriers civils », à qui elle alloue une indemnité journalière de 0,75 f par jour en cas de maladie, contre une cotisation mensuelle d’un franc [41]. En 1848 apparaissent à Brest les deux premières boulangeries coopératives, dont l’une s’intitule Boulangerie sociétaire. Un article de L’Armoricain, le 4 novembre 1847, expose ce projet, dont l’auteur est Aristide Vincent. Ces boulangeries coopératives traversent le siècle jusqu’à la veille de la guerre 1914-1918.

Certes, Pompéry a par la suite peu de rapports avec la loge. Cependant, il atteint le grade de maître. Les événements de 1848 l’éloignent de Brest. Mais les idées fouriéristes prospèrent dans la ville. Un groupe fouriériste indépendant de la loge se manifeste à intervalles réguliers, notamment par des banquets pour les anniversaires de la naissance ou de la mort de Fourier. En avril 1844, L’Armoricain annonce ainsi qu’« un certain nombre de fouriéristes de Brest se sont réunis hier [10 avril] en un banquet pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Fourier, et renouveler les vœux qu’ils forment chaque année à cette occasion pour que la propagation et l’adoption du principe d’association entre tous les hommes amène cette fraternité, cette charité qui est la base du Christianisme et qu’on n’a pas encore pu atteindre à cause de l’état de rivalité permanente d’intérêts, de pensées et de plaisirs, qui divise les hommes et les entretient, moralement et physiquement, en guerre continuelle les uns contre les autres [42] ».

Ce mouvement se caractérise cependant par ses difficultés à se structurer durablement : les engagements restent individuels et limités à un cercle restreint. Aux élections issues de la Révolution de février 1848, sur les cinquante-cinq candidats qui se présentent au suffrage des électeurs, nous ne trouvons pas moins de cinq candidats se réclamant des idées fouriéristes ou anciennement fouriéristes. Tous habitent Brest. Ils sont propriétaires, officier ou journaliste. Hormis Pompéry qui donne une ampleur départementale à sa candidature, ils ne recueillent de voix qu’à Brest et dans le Nord du département [43].

La fin de la Seconde République et le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte (décembre 1851) rendent difficiles la diffusion des idées fouriéristes et socialistes. Les journaux leur ferment leurs colonnes à leur expression, Aristide Vincent est renvoyé de L’Armoricain. Quant à la loge maçonnique, jugée trop tiède vis-à-vis du nouveau régime, après avoir été suspendue en 1848 pour avoir soutenu les déportés de juin envoyés sur les pontons brestois, elle est suspectée de ne pas vouloir soutenir la maçonnerie française, réorganisée par le prince Murat. En 1855, elle quitte le Grand Orient pour rejoindre le Suprême Conseil de France ; la préfecture y voit un acte de méfiance contre le régime.

On retrouve tout au long du siècle une permanence de l’idée associative et coopérative au sein de l’atelier, qui évolue vers des formes ouvertement socialistes dans les années 1890. Puis, lorsqu’est proposé à l’atelier de s’associer à l’érection d’une statue à la mémoire de Victor Considerant en 1901, il vote une aide. [44] Sans vouloir établir une filiation, il faut reconnaître que la notion d’association, venant renforcer les idées de liberté de conscience et de philanthropie, ouvre au milieu du siècle la voie à une transformation de la loge brestoise et prépare le terrain pour les mouvements mutualistes et syndicaux ouvriers de la ville. « Nous suivons des guidons différents, je puis affirmer, cependant, que nous marchons tous sous le même oriflamme, le drapeau sacré de la justice, de la vérité et du bonheur du genre humain », souligne à juste titre Pompéry en 1839. Nous pouvons de fait penser que les fils fouriéristes et francs-maçons se croisent pour former une trame solide, qui contribue largement à l’essor d’un mouvement socialiste de type coopératif à Brest à l’aube du XXe siècle.

Annexe

Extraits des conférences de Pompéry retranscrites dans L’Armoricain, 1839.

1e séance « Organiser le travail »

« La première condition pour qu’une société soit paisible juste et ordonnée c’est que le travail produise suffisamment aux besoins de ses membres. »

« Si on veut que l’homme ne soit pas dégradé, abruti, tué par le travail, mais au contraire fortifié, anobli et développé, il faut avant tout connaître le mode d’organisation du travail en rapport avec la nature humaine ».

L’Armoricain, le 31 octobre 1839.
2e séance « Quelles sont les facultés naturelles de l’homme ? »

« L’homme est tout entier dans ses passions. La passion est le mobile de la vie, un homme sans passion est un homme dont le cœur a cessé de battre, c’est un mort [...]

Puisque nous savons qu’il faut entendre par passions les forces vives, les attractions naturelles qui composent l’homme et sa survie, nous comprenons bien que les passions sont légitimes, bonnes en soi, car elles viennent de Dieu [...]

L’unitéisme est aux autres passions ce que la lumière ou couleur blanche est aux autres couleurs primitives. Elle est tout sans effacer les autres. »

L’Armoricain, le 9 novembre 1839.
3e séance « Les institutions »

« Maintenant que nous connaissons l’homme, nous pouvons être aptes à lui donner des institutions, à lui préparer un milieu social en rapport avec son organisation, à lui constituer un monde où il puisse faire un exercice normal de ses facultés, c’est-à-dire travailler avec plaisir, puisqu’il ne peut vivre sans travail au double motif qu’il périrait d’inanition et qu’il succomberait à l’inertie et l’ennui [...]

L’association, là où les individus qui composent cette association sont tellement solidaires l’un de l’autre que l’intérêt privé de chacun fait partie intégrante de l’intérêt public sans pourtant s’y confondre et où chacun est rétribué proportionnellement à son concours - soit travail-capital-talent. »

L’Armoricain, 14 novembre 1839.
4e séance « Milieu social et nature humaine »

« Dieu a voulu la convergence des intérêts, l’union solidaire de chacun avec tous ses semblables, où l’association intégrale est le seul, l’unique moyen de faire l’homme sociable, humain, frère de l’homme, et non plus son ennemi. »

L’Armoricain, 19 novembre 1839.
5e séance « L’homme vit et agit dans son groupe »

« la phalange, ou commune associée, ou association intégrale.

Les contrastes que présente cette organisation du travail comparée avec celle usitée aujourd’hui :

L’industrie sociétaire opère l’industrie morcelée opère

X par l’attraction, le charme x par la contrainte, le besoin

Leurs conséquences

Richesse générale et graduée indigence et misère relative

Vérité pratique fourberie

Liberté réelle oppression

Paix constante guerre

Températures équilibrées intempéries outrées

Hygiène préventive maladies provoquées

Issue ouverte au progrès cercle vicieux

Confiance générale et unité d’action méfiance générale et duplicité d’action. »

L’Armoricain, 25 novembre 1839.
6e séance « Le gouvernement »

« Il n’est pas inutile que nous fassions voir comment la commune ou phalange est gouvernée, que nous disions comment, dans cette société normale, se constitue le pouvoir »

[Suffrage universel intégral et administration par le Régence.]

L’Armoricain, 30 novembre 1839.
7e séance « L’unité humaine »

« Comment les phalanges s’unissent entre elles et concourent à former un tout aussi harmonieux que chacune d’elles nous le présente dans son ensemble [...] »

L’Armoricain, 5 décembre 1839.
8e séance [La huitième séance comporte deux thèmes]

« Le nécessaire droit au travail de chacun »  ; « La vie et la personne de Charles Fourier »

L’Armoricain, 10 décembre 1839.