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61-77
Les idées socialistes au Mexique au milieu du XIXe siècle
Guadalajara et ses liens avec le fouriérisme de Victor Considerant
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 23 août 2017

par De La Torre, Federico

Les théoriciens du socialisme utopique manifestent à partir de la fin du XVIIIe siècle un intérêt croissant pour le continent américain, à la source de traditions diverses. L’article porte en particulier sur la formation dans la ville de Guadalajara, vers le milieu du XIXe siècle, d’une tradition socialiste d’influence fouriériste ; elle s’explique par les liens qu’ont entretenus certains de ses membres avec les chefs de file de ce mouvement, et Victor Considerant en tout premier lieu.

Bien que les utopies sociales, apparues en France et en Angleterre à la fin du XVIIIe et au cours du XIXe siècle aient été expérimentées principalement en Europe, l’Amérique a joué un rôle important dans leur histoire. L’utopie sociale moderne a été précédée, et inspirée, par les mêmes espoirs sociaux, religieux ou économiques qui ont lancé les premières expéditions à la conquête du nouveau continent [1]. Pour reprendre les termes de Pierre-Luc Abramson, « ni la pensée, ni la vie des maîtres du socialisme utopique, français en généraL et donc héritiers de la tradition universaliste de 1789, n’ont pu éviter de trébucher maintes fois sur l’Amérique, sa réalité sociale et le mythe qu’elle incarnait [2] ».

Depuis son arrivée aux États-Unis et son combat aux côtés des rebelles pour la « liberté industrielle » à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Simon n’a cessé de manifester son intérêt pour le continent américain. Il a profité de l’occasion pour entrer en contact avec l’Amérique hispanique. En 1781, il s’est rendu à La Havane et probablement aussi en Nouvelle-Espagne (qui deviendra plus tard le Mexique) en 1783, avant de retourner en Europe peu après la fin de la guerre aux États-Unis. Il aurait, à cette occasion, proposé aux autorités de la Nouvelle-Espagne le creusement d’un canal interocéanique au niveau de l’isthme de Tehuantepec. C’est ainsi que le saint-simonisme a fait son apparition en Amérique, avec les caractéristiques prédominantes du socialisme qui lui étaient propres : son obsession pour le développement des voies de communication, considérées comme facteurs de paix et de bonheur pour l’humanité [3]

Quelques années après l’indépendance du Mexique, Robert Owen a envisagé de mettre en pratique ses idées communautaires sur le territoire du Mexique. En septembre 1828, après l’échec de son projet New-Harmony dans l’Indiana, il a jeté son dévolu sur le Texas (alors territoire mexicain) où il prévoyait de lancer une expérience sociale conforme à ses idées. Il en a fait la demande formelle à Vicente Rocafuerte, chargé d’affaires du Mexique aux Etats-Unis, l’avertissant prophétiquement qu’un projet de cette nature pourrait contribuer à éviter une future scission du territoire mexicain [4]. Mais Rocafuerte n’a pas donné son aval au projet et la colonie que prétendait créer Owen n’a jamais vu le jour.

Les années 1840 et 1850 ont vu débarquer d’Europe des personnages comme Victor Considerant et Michel Chevalier, représentants respectifs du fouriérisme et du saint-simonisme, qui ont marqué profondément de leur empreinte l’Amérique tant anglo-saxonne qu’hispanique. Ils ont contribué, avec d’autres intellectuels et activistes débarqués d’Europe dans divers pays du continent jusqu’aux années 1870, au croisement des idées et expériences d’association conçues par Fourier, Saint-Simon, Owen, Proudhon, Lamennais, Michelet, Quinet entre autres.

L’effervescence des utopies sociales en Amérique Latine s’est accentuée au moment de la Révolution française de 1848 et dans les années suivantes. Elle s’est fait sentir alors dans de nombreux mouvements politiques du continent, mais aussi dans des expériences d’association communale : par exemple, les jeunesses latino-américaines rassemblées au sein de mouvements comme la Joven Argentina (Jeune Argentine), la Sociedad de Iguales (la Société des Egaux) du Chili, les sociedades democráticas (sociétés démocratiques) de Colombie et les sociedades liberales (sociétés libérales) du Venezuela, qui ont intégré la pensée socialiste utopique française, considérée un instrument « d’apprentissage de la chose publique et de formation du citoyen [5] ». Les expériences communautaires qui ont été tentées en divers points du continent ont été nombreuses et de natures très diverses [6]. Il ne fait aucun doute que, grâce à la persévérance de ses adeptes européens ou latino-américains, les pensées de Fourier, Saint-Simon, Owen, Proudhon et d’autres sont devenus la principale source du socialisme latino-américain jusqu’aux années 1870 [7].

Le fouriérisme à Guadalajara

Entre 1840 et 1850, la montée des idéaux du socialisme utopique européen au Mexique s’explique par la diffusion des publications réalisées outre- Atlantique mais aussi par la propagande locale. Mais aux alentours de 1849, selon Gaston Garcia Cantu, les premières voix discordantes se sont élevées contre les « sectes de philosophes » qui diffusaient ces idéaux au Mexique - lequel venait alors de perdre une grande partie de son territoire après avoir subi une défaite militaire face aux États-Unis. Des journaux comme La Voz de la Religion (La Voix de la Religion) et El Universal ont publié plusieurs articles prenant parti contre les « théories monstrueuses » de Fourier, Saint-Simon, Owen et autres socialistes, qui s’en prenaient au catholicisme mexicain. Le point culminant de cette campagne de presse a coïncidé avec la création à Guadalajara d’une « Compagnie d’artisans », que El Universal a présentée comme « un danger potentiel pour la tranquillité publique »’.

C’est ainsi que dans l’État de Jalisco et particulièrement dans sa capitale Guadalajara à l’ouest du Mexique, les idées de Charles Fourier ont été largement diffusées dans la deuxième partie des années 1840, essentiellement au travers des travaux de théoriciens comme Victor Considerant et par l’intermédiaire de personnages tels que Sotero Prieto Olasagarre, Vicente Ortigosa de los Rios et Sabas Sánchez Hidalgo, outre un énigmatique médecin italien, établi alors dans la région, José Indelicato. Divers moyens de diffusion ont été employés : livres, brochures, presse, projets éducatifs et organisations d’artisans - qui ont fait leur apparition à cette époque.

En 1850, l’importance de l’État de Jalisco dans la diffusion des idées fouriéristes s’est révélée au grand jour lorsque cet État est devenu la cible des critiques des journaux de la ville de Mexico, comme El Universal. Ce journal, par exemple, a fait part à ses lecteurs de la tristesse qu’il ressentait en voyant « comment la capitale de l’État de Jalisco, la deuxième ville de la République par la richesse, le commerce et le prestige se laisse abuser plus qu’aucune autre dans le pays par les utopies insensées d’une poignée de visionnaires ». Il s’est plaint ouvertement, non pas de ce que « cette belle ville se soit laissée berner par les idées de nouveaux régénérateurs », mais de ce qu’elle ait accepté, alors qu’elle était « la deuxième ville en importance du pays, après la ville de Mexico, que d’aussi funestes leçons y soient dispensées à la foule » [8].

L’opinion mentionnée ci-dessus n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres dans la presse écrite mexicaine, mais il semble que les références à Guadalajara aient été les plus nombreuses. Que se passait-il exactement dans cette ville ? Un des principaux événements a été l’apparition, pendant les premiers mois de 1849, du journal El Socialista, sous la direction de l’Italien Indelicato ; toutefois il est probable que Prieto, Ortigosa et Sanchez Hidalgo, connus alors pour leurs activités industrielles ou politiques, aient également participé au projet. Tout semble indiquer que ce journal ait été le premier publié au Mexique sous ce nom. Selon Jordi Maluquer de Motes, il y eut aussi à Guadalajara un autre journal publié avant celui-ci, La Linterna de Diógenes, à l’initiative de Sotero Prieto, et qui diffusait les mêmes idées. Il semble que ce journal ait commencé à paraître à la fin de l’année 1846 ou au tout début de 1847 [9].

L’orientation politique de l’éditeur du Journal officiel du gouvernement de Jalisco entre 1840 et 1850, avec des influences parfois indéniablement fouriéristes, a attiré l’attention de l’opinion nationale. Il en fut de même pour une brochure remarquée qui publiait le règlement d’une Compagnie des artisans de Guadalajara [10]

Diffusion du fouriérisme et traduction de textes de Considerant

Les faits mentionnés ci-dessus ne nous fournissent que certains repères pour comprendre ce qui se passait alors dans la vie politique. D’autres indices permettent d’apprécier l’importance des idées fouriéristes à Guadalajara à cette époque, comme le contenu de quelques bibliothèques. Parmi les livres et brochures, envoyés à Guadalajara depuis la France dans ces années et qui ont été conservés dans la Bibliothèque publique de l’État de Jalisco, se trouvaient :

Considerant, Victor, Destinée sociale, tome I, Librairie phalanstérienne, Paris, 1848, 2e éd., XII-359 p. Considerant, Victor, Description du Phalanstère et considérations sociales sur l’architectonique, Paris, Librairie sociétaire, 1848,2e éd., 111p. Considerant, Victor, Du sens vrai de la Doctrine de la Rédemption, Paris, Librairie phalanstérienne, 1849,3e éd., VIII-89 p. Considerant, Victor, La solution ou le Gouvernement direct du Peuple, Paris, Librairie phalanstérienne, 1851, 4e éd, 72 p. Extrait du catalogue de la Librairie Sociétaire, s. 1., Imp. Lange Lévy et Comp., s. 1., s .f., 10 p. Doctrine de L’Harmonie universelle et de L’Organisation du travail. Publications de L’Ecole Phalanstérienne fondée par Fourier, s. p. i, 14 p. [11]

Parmi les ouvrages qui pouvaient alors être lus en français à Guadalajara, les plus nombreux étaient ceux de Victor Considerant. Il en va de même des ouvrages traduits en espagnol dans cette ville. L’imprimerie de l’Etat de Jalisco a publié entre 1849 et 1861 les textes suivants :

Considerant, Victor, Discurso del C. [...], representante del pueblo, pronunciado en la sesión de la Asamblea Nacional Constituyente de la República Francesa del 14 de Abril de 1849, Guadalajara, Imprimerie de l’Etat de Jalisco, sous la responsabilité de J. Santos Orozco, 1849 [?], 15 p. [avec une longue note de Sabas Sanchez Hidalgo] [12]. Considerant, Victor, Solución, o el Gobierno directo por el pueblo, traduction pour El País, Journal officiel, Guadalajara, Imprimerie de l’Etat de Jalisco, 1861, 112 p. [13] Considerant, Victor (traduction de Pierre O. Tosot), El cataclismo de la política, Guadalajara, Imprimerie de l’État de Jalisco, sous la responsabilité de Antonio P. Gonzalez, 1861, 194 p. [14]

Il serait intéressant de se demander comment et par quel canal ces textes français sont arrivés à Guadalajara, si les traductions furent réalisées par les fouriéristes locaux et si le Jalisco fut le seul État qui imprima ces textes. Il n’est pas facile, faute d’information suffisante, de répondre à ces questions avec certitude. Mais certains indices peuvent nous offrir des éléments. Par exemple, en ce qui concerne la première question, on peut supposer sur la base d’affirmations de Maluquer de Motes dans son analyse du socialisme espagnol, que Sotero Prieto fut l’un des pionniers du fouriérisme au Mexique vers la fin des années 1830. D’Espagne où il a passé plusieurs années, il a rapporté les œuvres de Considerant et d’un de ses amis, l’Espagnol Joaquin Abreu [15]. La plupart des éditions françaises qui se trouvent dans la bibliothèque de Jalisco datent de la fin des années 1840 et du début des années 1850, ce qui permet de penser que leur présence à Guadalajara s’explique par les événements révolutionnaires qui se sont déroulés en France entre 1848 et 1849, plus que par les apports de Prieto à son retour au Mexique dix ans auparavant. Cependant, il n’est pas exclu que Prieto ait participé à l’importation de ces ouvrages vers le milieu du siècle.

Il en va de même pour ce qui est de la traduction de ces textes en espagnol. La majeure partie d’entre eux ont été écrits dans les années 1848-1849, à l’époque de l’effervescence politique en France ; certains d’entre eux furent traduits et publiés à Guadalajara presque simultanément, d’autres seulement en 1861. Un élément déterminant conforte l’hypothèse selon laquelle Guadalajara aurait été le lieu de la traduction du texte de Considerant en 1849 : cette traduction a été accompagnée d’un long commentaire de Sabas Sanchez Hidalgo. En outre, toutes les traductions ont été éditées par le gouvernement de Jalisco et le nom du traducteur, Pierre O. Tosot, n’est mentionné que dans le cas du dernier livre. Les traducteurs des autres textes étaient-ils Prieto, Ortigosa ou Sanchez Hidalgo ? C’est assez probable : les deux derniers parlaient français, l’un parce qu’il avait été élève de l’École Polytechnique de Paris [16] et l’autre parce qu’il avait étudié le français à l’Institut des Sciences de Jalisco [17] à la fin des années 1820.

Présence du fouriérisme dans la presse

À la fin de l’année 1846, des journaux, La Linterna de Diógenes et El Socialista, ont donc été créés à Guadalajara pour diffuser les idées fouriéristes. Cependant, on en sait peu sur leur contenu, à l’exception de certains articles qu’ils ont publiés et qui ont ensuite été repris dans d’autres publications. La Linterna a par exemple publié un essai sur Francisco Severo Maldonado - visionnaire et critique de la société du Jalisco au moment de l’Indépendance - qui est ensuite apparu dans El Republicano Jalisciense. [18]. Il en est de même avec le « Projet » de création d’une École pratique agronomique et manufacturière, d’inspiration fouriériste. La seule trace concrète qui ait été trouvée dans El Socialista date du 10 janvier 1849 : il s’agit d’un article reprenant des passages de Fourier tirés du journal français la Démocratie Pacifique et qui ont été plus tard publiés à Mexico par le Monitor Republicano. [19]

À l’inverse, dans le Journal officiel du gouvernement de Jalisco qui a changé plusieurs fois de nom entre 1846 et 1850 - El Republicano Jalisciense, La Armonía Social, puis La Voz de Alianza - on trouve des contributions ou des notes concernant des projets éducatifs d’inspiration socialiste pour le Jalisco, des recommandations pour accélérer le développement industriel et agricole du Mexique, des essais sur la pensée de Francisco Severo Maldonado - considéré comme proche de la pensée socialiste par ses contemporains -, des textes du mouvement fouriériste français publiés dans un premier temps à Paris dans la Démocratie Pacifique et Le Temps, puis traduits en espagnol, et même des articles de journaux qui se réclament ouvertement des thèses associationistes de l’époque, ce qui apparaît clairement dans le tableau reproduit en annexe.

Dans plusieurs des cas mentionnés, il s’agissait seulement de faire connaître en langue espagnole des articles ou des discours de socialistes français d’inspiration fouriériste (Victor Considerant, Jules Lechevalier, Félix Pyat et Victor Meunier) ; mais d’autres auteurs, qui formulaient depuis Guadalajara des recommandations spécifiques sur le « catéchisme » de Fourier, ne cachaient pas leurs intentions de tenter de le mettre en pratique, avec l’aval du gouvernement.

Nous pouvons analyser certains de ces articles : par exemple, l’article non signé publié dans El Republicano du 17 août 1847, mais portant la date du 28 juin 1845, sous le titre de « Document pour l’histoire [20] » prend comme prétexte la parution récente des Mémoires de la Direction générale de l’agriculture et de l’industrie nationale (qui donnent des informations sur les avancées de l’industrie et annoncent la création d’une École de l’agriculture et des arts), pour célébrer ce qui se faisait au Mexique grâce à la persévérance de Lucas Alaman et ce, en dépit du sentiment de « découragement » qui s’était emparé du monde politique de l’époque. L’article recommande à Lucas Alaman et à ceux qui cherchaient à industrialiser le pays de prendre comme guide le Traité d’association domestique agricole de Fourier. Car « c’est le devoir de celui qui doit diriger une école pratique d’agronomie et promouvoir l’industrie d’une nation de se charger tout au moins de ce qui se présente à lui dans ces domaines, sans contradiction rationnelle, comme le système le plus cohérent produit par un cerveau humain [21] ». On retrouve ici les thèses fouriéristes sur l’association et la production harmonieuse de richesses.

Un autre article qui va dans le même sens est une note des éditeurs parue dans le n° 2 de La Armonia Social sous le titre « Industria ». Au-delà de l’intérêt qui s’y manifeste pour juger de la pertinence de protéger ou non les filatures et les fabriques textiles des importations de produits étrangers, la note définit une série de concepts fondamentaux dans les thèses fouriéristes. Ainsi, l’industrie est « l’application des facteurs capital, travail et talent à la production ». Le travail est « l’opération, l’action mécanique ou intellectuelle par lesquelles l’homme transforme un objet animé ou inanimé en objet utile » à la société ; le capital est « l’accumulation du travail » ; et le talent est constitué « des facultés intellectuelles de l’homme » [22]. Selon cette approche, ces trois facteurs de la production sont les seuls qui existent dans toute société qui se prétend industrielle. Et la conclusion est que, dans les sociétés industrielles, la répartition des richesses doit être « proportionnelle au capital, au travail et au talent, qui ont contribué à sa formation », ce qui constitue « la base de la propriété et de la justice entre les hommes ». Finalement, il insistait sur le fait que « les sociétés sont considérées d’autant plus savantes qu’elles sont proches de la réalisation de ce principe qui constitue une des bases de l’Harmonie Sociale [23] ».

Il importe enfin de souligner ce que nous venons de mentionner comme une particularité du Jalisco dans le contexte mexicain de l’époque, à savoir la relation entre les idées fouriéristes défendues par les principaux intellectuels locaux (Ortigosa, Prieto et Sánchez Hidalgo) et certaines décisions du gouvernement de l’État [24]. La preuve la plus évidente de cette symbiose se trouve dans la ligne éditoriale du Periódico Oficial à partir de 1847 et au moins jusque vers le milieu des années 1850. Pendant ces années, les éditeurs ont été tellement influencés par les idées fouriéristes qu’ils ont baptisé leur journal de noms aussi évocateurs que La Armonía Social ou La Voz de Alianza.

Peu de temps auparavant, le Mexique était revenu à un système républicain et avait abandonné le centralisme. Pratiquement dans le même temps, les socialistes ont pris une part active à la restauration de la République en France, ce qui a contribué à augmenter le rayonnement de leurs idées vers d’autres parties du monde. Dans ce contexte, il faut souligner que la ligne éditoriale suivie par El. Republicano Jalisciense (qui avait remplacé le Boletín Republicano) n’avait d’autre but que de contribuer à l’unification des intérêts politiques, sociaux et économiques les plus divers. Autrement dit, le retour au système républicain par l’atténuation des positions extrêmes, ce qui conduisit à l’hégémonie politique d’un secteur modéré de l’État de Jalisco (à partir de l’arrivée au gouvernement de Joaquín Angulo, à la fin de 1846). Cet esprit d’union, prôné par les personnages auxquels nous nous intéressons dans cette étude autant que par les secteurs sociaux les plus divers de l’époque, devint palpable après la défaite du Mexique face aux États-Unis et la perte de la moitié de son territoire [25].

Et c’est précisément dans ce contexte nouveau que les idées du socialisme utopique ont atteint leur plus grande diffusion dans la presse officielle. Au début de l’année 1849, El Republicano Jalisciense a changé de nom pour s’appeler La Armonia Social. Ce changement, qui semble anecdotique, est pourtant lourd de sens. Il exprime l’intérêt des gouvernants pour une réconciliation tout en révélant la percée des idées fouriéristes dans les hautes sphères de la politique de l’État, au point d’influencer le nom du journal et son contenu. Les éditeurs, qui étaient les mêmes que ceux du El Republicano (José Santos Orozco est toujours mentionné comme responsable de la publication) s’en sont expliqués :

[La Armonia Social aurait pour objectif de] trouver la fraternité dans chacune des questions sociales, ce qui est de grande signification pour un journal, et faire comprendre nos intentions. Il est superflu d’ajouter que La Armonia Social, qui résulte de la transformation du Republicano Jalisciense, conserve les mêmes convictions politiques que celui-ci et la même détermination d’apporter son soutien aux institutions fédérales et à ses représentants. Enfin, ses éditeurs veulent faire connaître publiquement leur complète adhésion à la position suivante : Dans l’état actuel des choses, rien n ’est plus pernicieux pour la nation mexicaine que les révolutions ! Non à de nouvelles révolutions ! [26]

Le message était clair. Seule l’harmonie entre tous les secteurs de la société - et non les révolutions - pourraient sauver la Nation. Ce qui explique le nom donné au Journal officiel : La Voz de Alianza [27] Et ce titre révèle clairement un intérêt pour les idées socialistes prônées en France - particulièrement pour celles dont l’origine est fouriériste - comme en témoigne le tableau en annexe sur les articles publiés dans le Journal officiel. Mais, comme l’affirmaient alors certaines critiques depuis Mexico, il semblait aussi que les théoriciens socialistes avaient acquis une influence décisive dans les hautes sphères du gouvernement grâce à ce moyen de communication. C’est en tout cas ce qu’ont affirmé en juin 1850 les éditeurs de El Universal, qui ont lancé des critiques contre les rédacteurs de la Voz de Alianza pour leur engagement en faveur de ces idées. Ils ont affirmé notamment que l’orientation politique assumée par ce journal est celle de « tout un gouvernement, qui s’exprime par ce canal ». Et un peu plus loin :

Ces messieurs de La Voz de Alianza et le gouvernement dont ils sont les porte-parole, savent sans aucun doute ce qu’ils disent et ce qu’ils veulent ; mais le peuple mexicain à qui ils s’adressent et qu’ ils essayent de corrompre, ne le sait peut-être pas, et nous avons de devoir de le lui dire. Ces écrivains qui vantent si fort la démocratie socialiste et se réjouissent des triomphes qu’elle vient d’obtenir aux dernières élections de Paris [...] professent les mêmes idées et aspirent aux mêmes fins que leurs coreligionnaires de France [28].

Il est évident que certains secteurs du gouvernement partageaient la même opinion. L’argument prend tout son poids quand on sait que Sabas Sanchez Hidalgo, du moins après la « révolution » menée par Paredes et Arrillaga en 1841, fut membre de l’Assemblée Départementale, législateur et même gouverneur intérimaire [29]. De son côté, Vicente Ortigosa fut membre du Congrès depuis le début de l’année 1851. Il faut également mentionner une présence qui n’est pas fortuite, celle du vice-gouverneur de Jalisco, José Guadalupe Montenegro, parmi les fondateurs de la Compagnie des artisans de Guadalajara en 1850. Sans oublier l’approbation par le Congrès et le gouverneur de projets éducatifs d’influence clairement fouriériste, comme le projet lancé par Sanchez Hidalgo, de créer à Guadalajara une École pratique agronomique et manufacturière.

Les socialistes de Guadalajara et leurs affinités avec Victor Considerant

Comme nous venons de le voir, ces trois ou quatre personnages (Sotero Prieto, Vicente Ortigosa et Sabas Sanchez Hidalgo, sans oublier l’Italien José Indelicato qui apparaît de temps en temps sur le devant de la scène [30].) ont diffusé et tenté de mettre en pratique avec enthousiasme les idées fouriéristes autour des années 1850. Ces hommes partageaient des caractéristiques très intéressantes, dont la plus notable était qu’aucun d’entre eux n’appartenait aux classes pauvres ou ouvrières. Ils avaient tous un haut niveau d’études. Et ils appartenaient aux groupes économiques les plus puissants ou à l’élite politique de cette époque.

Des trois personnages mentionnés, Prieto et Ortigosa réunissaient des qualités distinctives : ils avaient fait leurs études dans la ville de Mexico et/ou à l’étranger, grâce à l’aisance financière de leurs familles. Après avoir séjourné en Europe pour études ou affaires, ils se sont installés à Guadalajara comme industriels, en même temps ou presque qu’ils proposaient aux artisans les nouvelles idées fouriéristes. Il est d’ailleurs presque certain que leur voyage sur le vieux continent ait joué un rôle déterminant dans le développement de leurs orientations sociales.

Les parcours de ces trois personnages expliquent que le fouriérisme ait pu être devenir la doctrine la plus répandue dans le monde intellectuel de l’époque - pour le moins d’une grande partie de l’ouest du Mexique - et que ce soit à Guadalajara qu’aient été faites les premières traductions en espagnol des textes de Considerant. C’est ce qui ressort d’une brève reconstitution de la vie de Sotero Prieto, qui, aux alentours de 1837 se trouvait à Cadix et faisait probablement partie des organisations fouriéristes dirigées par l’éminent socialiste espagnol Joaquin Abreu [31]. A son retour au Mexique, il a rapporté une collection de La Phalange, journal fouriériste imprimé en France, ainsi que divers ouvrages de Victor Considerant. Prieto a contribué aussi plus tard à organiser plusieurs groupes se réclamant de Fourier, à Tampico ou à Guadalajara. L’activisme de Prieto, selon Maluquer de Motes, a permis en 1852 à Considerant « de profiter de ce ferment [fouriériste] pour lancer » ses expériences phalanstériennes au Texas, « après avoir dû quitter la France à la suite de l’échec de la Révolution de 1848 » [32]. Cet épisode de la vie de Prieto illustre l’un des itinéraires empruntés par le fouriérisme pour recruter des adeptes au Mexique.

Peu de temps après son retour d’Espagne, il a pris une participation en 1842 dans la Compagnie textile de Guadalajara, « La Escoba », en même temps que son cousin Manuel Jésus Olasagarre, que Manuel Escandon, originaire de Veracruz, que le Français Jules Moyssard et que Francisco Vallejo, qui vivait à Mexico [33]. En 1852, il s’est associé avec son cousin Manuel Jésus Olasagarre, son collègue fouriériste Vicente Ortigosa et le nord-américain Daniel Loweeree et il a développé avec eux la fabrique textile « La Experiencia [34] ». Prieto ne s’est pas contenté de faire des affaires au Mexique. En 1846, il a déclaré détenir des actions de deux compagnies françaises dont les noms sont assez évocateurs : dans le testament qu’il a rédigé cette année-là, il dit posséder « onze coupons dans la société Considerant, Paget et Compagnie, de Paris » et « trois actions dans la société Considerant et Compagnie », dans la même ville [35]. Le testament de Prieto renforce les affirmations de Jordi Maluquer de Motes : Sotero Prieto fut un fouriériste convaincu qui essaya de promouvoir les idées fouriéristes à Guadalajara et au Mexico ; il était en contact avec les principaux représentants du fouriérisme européen vers le milieu du XIXe siècle : Victor Considerant, et, semble-t-il aussi, Amédée Paget, ancien saint-simonien converti au fouriérisme autour de 1840.

Prieto était réellement attaché aux idées fouriéristes : dans son testament, en 1846, il a exprimé sa « volonté » que, « dès que, après Paris » sera « ouvert un établissement éducatif » qui portera le nom d’« Ecole sociétaire », tous ses enfants « sans exception y soient envoyés » [36]. Il prévoyait aussi qu’une petite partie de ses biens soit donnée à 1’« École sociétaire de Paris » après sa mort. Nous ne savons pas si ses enfants ont effectivement étudié dans cet établissement, mais c’est peu probable du fait de l’échec subi par les socialistes en France un peu avant 1850.

Ce qui ressort de cette analyse, c’est la place que les trois socialistes les plus importants de Guadalajara ont accordée à Victor Considerant. Non seulement ils ont lu ses œuvres en français, et les ont traduites en espagnol, mais ils ont offert à Considerant de l’héberger pendant « la parodie napoléonienne qui affligeait la France », après l’avortement de la tentative socialiste au milieu du XIXe siècle [37]. Nous n’avons certes aucun témoignage qui permette d’accréditer la présence physique de Considerant à Guadalajara, ni avant, ni pendant la durée de son long séjour au Texas - pourtant géographiquement proche. Cependant, son personnage a marqué l’imaginaire du Jalisco, grâce à la traduction de son œuvre en 1849 et 1861. La dernière traduction est contemporaine d’un nouvel essor des idées fouriéristes au Mexique, sous l’impulsion d’un nouveau venu, le Grec Plotino Rhodakanaty [38].

Traduction : Anne Bonnefoy

Annexe : Articles et aiutres contributions sur des sujets liés aux théories socialistes dans le Journal officiel de l’Etat de Jalisco, 1847-1850

Sources : El Republicano Jalisciense, La Armonia Social, et La Voz de Alianza, 1847-1850, AHJ


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