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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

85-95
Sous le signe de l’Indien
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 23 août 2017

par Ucciani, Louis

L’échec de Considerant dans sa tentative de Réunion au Texas est ici envisagé dans une lecture à plusieurs niveaux où les données du destin personnel de Considerant, son adhésion au système des destinées de Fourier et le destin général des utopies, se percutent sans cesse. Autour de la figure de l’Indien comme fil conducteur imaginaire il s’agit de délimiter les conditions de possibilité d’une réalisation. Partir de l’échec c’est essayer d’en comprendre les raisons en espérant ne pas les répéter. Une des choses les plus remarquables de cette expérience consiste en une anticipation de la dévalorisation théorique de l’espace. Si cela peut paraître étonnant en notre époque où l’espace semble être un objet théorique fort prisé, cela n’en demeure pas moins une réalité expérimentée. On aboutit à cette piste, pour le temps présent : comment penser en neutralisant la dimension spatiale ?

C’est dans une réserve indienne que Breton (re)découvre Fourier et qu’il commence à écrire ce qui deviendra L’Ode à Fourier. Avec ce poème Fourier réapparaît comme la figure emblématique de la subversion où les avant-gardes iront puiser les paradigmes d’un monde autre. On ne s’est guère interrogé sur ce lien étrange qui réunit l’Indien comme exemple d’une harmonie réalisée entre l’homme et le monde, au phalanstérien comme exemple d’une harmonie à réaliser entre ce même homme et ce même monde. Tout au plus pouvons-nous voir ici une illustration de la mise entre parenthèses du monde civilisé compris par Fourier et ses successeurs comme l’erreur néfaste de l’homme dans son rapport au monde. Il est étrange de remarquer qu’à la chute de Napoléon, Jean- Baptiste Considerant, le père de Victor, imprime à son jeune fils né en 1808 et qui donc n’a que sept ou huit ans comme un souvenir d’enfance tenace. Déçu de ce que chaque régime ne fait que répéter les excès et les crimes des précédents, il envisage l’exil américain sur les rives de l’Ohio[Jonathan BEECHER, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkekey University of California Press, 2001, p. 14.]]. C’est ce même Jean-Baptiste Considerant - qu’il faut bien voir comme l’influence la plus marquante sur Victor - qui, en des textes testaments, abandonne finalement toute velléité d’exil et décide que dorénavant il demeurera dans son trou, sera inhumé dans son cimetière propre, s’accrochant aux os de ses ancêtres comme un Indien d’Amérique. Quand Victor Considerant arrive pour la première fois à New York et aux Etats-Unis (14 décembre 1852), et surtout lorsqu’il se rend sur les rives de l’Ohio River à Wellsville, il se souvient que quarante ans auparavant son père avait fait ce rêve qu’il est lui en passe de réaliser.

En même temps, durant tout le périple de ce premier voyage américain c’est toujours avec étonnement, distance et commisération qu’il voit l’Indien. Il y a d’abord la rencontre avec David Johnson, chef des Indiens Oweida, qu’il étonne par son savoir-faire de pêcheur à la truite ; puis il décrit comment il est séduit par les femmes indiennes rencontrées sur un marché de Buffalo, qu’il étonne de même, mais cette fois par sa belle moustache. A Napoléon, sur le Mississipi, il croise une caravane d’indiens Choctow, et il écrit à son épouse combien son âme a été touchée par le spectacle des conditions de vie faites à ces premiers occupants du sol américain [1]. Cela confirme pour lui une certitude : seul le travail attractif saurait sauver de la perte et de la destruction ces malheureuses races. Quand il rencontre, quelques jours plus tard, à Van Buren, un groupe d’indiens Osage en costumes traditionnels venus plaider leur cause, il est impressionné par la grandeur qui se dégage de leurs visages [2].

Ce premier voyage de Considerant aux États-Unis laisse apparaître des lignes de rencontres et de perspectives qui décrivent un carrefour de tendances sur lesquelles Considerant tentera de se greffer. Il y a tout d’abord cette vision de la civilisation non plus perçue comme un achèvement sinistre, figure qu’elle traîne en Europe, mais comme un bouillonnement où tout apparaît possible. Considerant remarque qu’à l’issue des deux premières heures passées à New York, il en sait plus sur ce qui y serait possible que ce qu’ont pu en relater tous les livres parus sur le sujet [3], comme s’il ne pouvait y avoir qu’un écart entre ce que peut produire le texte et ce que produit le réel. Lieu d’émergence d’une réalité, l’Amérique n’est que peu accessible à l’Europe, lieu de restitution. Séduit par l’activité débordante, Considerant ne perçoit pas l’Amérique comme un prolongement de l’Europe, mais bien comme un « Nouveau monde » [4]. Ses écrits, note Jonathan Beecher, articulent le contraste entre la décadence et la corruption en Europe, et la jeunesse, l’énergie et la vitalité américaines. Il voit que ces qualités sont rendues possibles par la démocratie. Et s’il connaît bien les travers de la civilisation, il note qu’à la différence de ce qui se passe en Europe, l’eau stagnante de la Civilisation se transforme en Amérique en une large rivière, laissant place possible au vrai progrès [5]. Ces mots qu’il écrit à Allyre Bureau une semaine après son arrivée, aboutissent à un appel : que les fouriéristes européens se dépêchent d’abandonner les terres gelées par la dictature napoléonienne, et le rejoignent en Amérique ; avant de retrouver plus tard leur Jourdain, à savoir la Seine [6]. Il se met assidûment à l’étude de l’anglais et exhorte les fouriéristes européens à faire de même. Tout est possible ici, et les Mormons qui, sur les bases théoriques absurdes d’un syncrétisme religieux mais avec une pratique dénotant une vraie solidarité socialiste, ont atteint en quelques années une réelle prospérité, devrait servir d’exemple [7].

Le bouillonnement vitaliste américain croise une autre ligne de prospection. C’est celle des fouriéristes. Quand Godin, instigateur des expériences que mènera plus tard Considerant à Réunion (Texas), fait le point sur le fouriérisme américain, il dénombre trente-quatre expériences, dont celle de Red Bank (New Jersey), the North American Phalanx. Cette expérience qui, nous rappelle Godin, dure 12 ans de 1843 à 1855, et où l’on « sui[t] autant que possible les indications de Fourier en toute chose [8] », reçoit la visite de Considerant le 3 janvier 1853. Il y acquiert le statut d’invité permanent, un banquet est organisé en son honneur. Mais si l’ambiance est sereine et bienheureuse, Considerant est néanmoins déçu [9]. Peut-être fait-il déjà le parallèle avec les Mormons et leur prospérité ; il ne perçoit que faiblesse, pauvreté et paralysie, dans cette phalange cependant accueillante. Il prolonge la métaphore médicale pour y voir un enfant malade qui n’aurait que très peu à voir avec son illustre géniteur. L’harmonie et les passions semblent plus y être dans un cercueil que dans un berceau [10]. Red Bank doit néanmoins servir de point de référence pour toute expérimentation future. Considerant passe plusieurs semaines dans la communauté. Commence alors pour lui, accompagné de Brisbane, un périple dans l’Amérique fouriériste.

C’est d’abord à Boston où le groupe des fouriéristes l’accueille chaudement [11]. Puis plus tard Cincinnati, où l’une des figures du fouriérisme est Benjamin Urner. Versé dans l’occultisme, il tente de mettre Considerant en relation avec les esprits de son père et de Fourier [12]. Aux alentours de Cincinnati, dans une cabane, vit dans le bonheur un homme de soixante-six ans, avec son épouse et sa belle-sœur. La cabane a été construite sur les berges de l’Ohio avec l’aide de ses deux fils. Cet homme, Colomb Gengembre, n’est autre que l’architecte du phalanstère de Condé-sur-Vesgre. Considerant, Fourier et Gengembre se sont longuement côtoyés à l’époque. Gengembre, dégoûté de l’Europe, émigre en 1849 ; il exhorte Considerant à faire venir ses amis en Amérique : « ici nous pouvons et accomplirons de grandes choses [13]. » Considerant note combien ces exilés sont restés fidèles à leurs aspirations premières. C’est un peu plus loin, à Patriot (Indiana) que Considerant rencontre un de ses plus fervents disciples, John Allen [14], qui a poussé son attachement jusqu’à donner comme prénom à son fils le nom de Victor Considerant. Considerant tombe sous le charme du jeune Victor Considerant Allen, alors âgé de quatre ans. Il enverra à Julie une mèche de cheveux de l’enfant [15]. Il y aura encore la rencontre avec Gouhenant à Dallas [16]. Cet ancien lieutenant de Cabet a dirigé les expériences des Icariens au Texas et relate son échec. Arrêté dans son voyage, pour cause de fièvre jaune, à la Nouvelle Orléans, Considerant est ici encore reçu par des cabétistes et des phalanstériens [17].

De retour à New York, il écrit à ses amis parisiens : « ce que nous recherchons est là. » Il voit dans l’Amérique le lieu de la réalisation possible du monde transformé. Le temps des sacrifices et de la souffrance est achevé, le futur est là. Il entrevoit la création rapide d’un quasi-paradis qui pourrait irradier le monde. Et à ceux de ses correspondants qui pourraient être sceptiques, il rappelle son propre scepticisme, celui qui le faisait partir vers l’Amérique sans beaucoup d’espoir. Il leur rapporte que c’est au Texas qu’il a vu la lumière et que sa conversion a pris corps [18]. Et c’est bien cette logique de « converti » qui séduit les Européens, mais qui, a contrario, laisse dubitatifs certains de ses correspondants. Emile Bourdon lui oppose qu’il faut raison garder et anticipe qu’une expérience portée par un enthousiasme trop exagéré ne saurait que conduire à l’échec [19]. Si l’histoire donne raison à Bourdon, elle ne contredit pas pour autant Considerant qui insiste sur la nécessité de s’imposer rapidement sur le territoire américain, avant qu’il ne soit définitivement aux mains des spéculateurs et des colons [20].

Ce premier épisode américain, qui met en relation la civilisation régénérée et les réseaux d’attente des phalanstériens et assimilés, décrit ces deux réalités comme sources possibles de mouvement. Considerant peut être ici considéré comme un récepteur de tendances, où son militantisme et sa théorie trouvent à se régénérer. Un nouveau monde s’ouvre ; il est la pousse vivace de l’ancien (la civilisation), potentiellement tempéré par la présence « en sommeil » de l’antidote phalanstérien. Or on voit dans un premier temps que Considerant est plus séduit par la vivacité du tour que prend la civilisation que par les expériences phalanstériennes. Ce n’est qu’en les parcourant et en les sentant porteuses de leur rêve commun (et peut-être et sans doute aussi comme un filet de secours qui serait déjà tissé), qu’il finit par y adhérer. Mais en même temps ce glissement vers le passage à l’action ne trouve son sens - qu’on pourra juger paradoxal - que dans une forme de conversion.

Elle se comprend - c’est vrai de toute conversion -, comme un renversement de perspective par adhésion à un modèle connu probablement préexistant, mais auquel on ne pouvait pas adhérer. La conversion est la levée de l’écran qui empêchait le passage, ce qui chez Fourier, par exemple, est levée de la cataracte. Elle est la rencontre avec ce que l’on cherchait, que nous savions être là, mais dont nous avions pas l’expérience [21]. Sans doute l’aspect religieux qui ici s’impose, dans et par la logique de conversion, conduira-t-il à certains malentendus qui pervertiront l’expérience ultérieure. Cela est lié à la question des conditions de possibilité de la cohabitation des discours à base religieuse avec les discours plus simplement séculiers, mais aussi à quelque chose qui renvoie à un fondement dans les réflexions des socialistes du XIXe siècle. Ainsi par exemple, en 1887 la Revue Socialiste publie un long texte sur « Le socialisme actuel en France », où l’on trouve l’analogie affirmée entre les discours des Pères de l’Église et ceux des socialistes :

les premiers socialistes disaient, d’accord avec les Pères de l’Église : tous les hommes sont frères ; ils doivent s’entr’aimer et s’entr’aider. Riches, qui avez trop, pauvres, qui n’avez pas assez, mettez en commun ce que vous possédez et l’harmonie régnera parmi les individus et les nations comme parmi les membres d’une seule famille. De cet appel à la fraternité dériva le communisme humanitaire, forme moderne de l’antique communisme chrétien. Fort vague dans ses promesses d’avenir, il laissait cependant entrevoir dans un lointain vaporeux [...] des espèces de couvents laïcs déguisés sous le nom de phalanstères [22].

La même revue, en 1889, fait précéder l’inventaire posthume des expériences américaines recensées par Godin d’un article intitulé « Le communisme et les pères de l’Église », deux pages de citations de Clément, Ambroise, Grégoire de Nysse, Basile, Grégoire le Grand, Jean Chrysostôme, Jérôme et Augustin, visant à mettre en évidence l’idéal communiste des Pères de l’Église [23].

C’est dans cette logique du fondement « retrouvé » qu’on lira la conversion de Considerant, d’autant plus que ses deux premières considérations vis-à- vis de l’Amérique - l’impression que tout est possible et la trame ou réseau préexistant à l’éclosion des possibles - est encore aujourd’hui une réalité de l’Amérique. Les possibles pervertis, qu’entrevoit Considerant, et qui incitaient à l’urgence, ne recouvrent pas encore tout à fait les possibles généreux, et laissent libre cours à ce qui pourrait être un mouvement de reconversion possible. Mais que l’on puisse faire encore aujourd’hui ce constat indique que les éléments constitutifs du constat sont fondamentaux, ce dont témoigne Considerant quand il décrit le moment antérieur à la conversion, le moment préparatoire, celui où il quitte soudain la civilisation pour « retrouver » l’État sauvage. Considerant est à Fort Smith, c’est là qu’il croise les Indiens Osage, mais aussi un jeune médecin, fraîchement immigré (1851) et originaire lui aussi de Salins. Il est intéressant de noter ici comme une répétition : le destin personnel croise la voie des « destinées ». On pourrait dire, en philosophe, que se déploie quelque chose de l’ordre du destinal [24]. Considerant est en Amérique, entouré d’amis, mais seul. Julie ne l’accompagne pas. On sent dans ce voyage quelque chose, où le destinal, lié à ce qui serait la logique du Père et de la famille - la logique de la racine -, illustrée avec l’Indien et le médecin de Salins, s’étend sous la trame du réseau fouriériste, et trouve sa vérité quand la trame fouriériste trouve la sienne. Le schéma transparaissant est celui d’un réseau où chaque nœud n’opère qu’après avoir trouvé sa vérité ; c’est le cas pour Allen ou Gengembre. Mais cette vérité trouvée, si elle permet à l’individu de réaliser son destinal, n’en demeure que statique ; elle n’anime pas le réseau. Ce que semble ressentir Considerant, c’est le souffle de vie qui saurait animer le réseau dans son ensemble. Cela passe par le repérage des signes renvoyant à sa destinée propre ; par celui des nœuds du réseau mais aussi, et c’est là que se comprend la dimension de conversion, par la vérification de l’hypothèse fouriériste. Alors que le réseau trame l’espace américain, le jeu du destinal et des destinées relève d’une logique de temporalité. Le temps de Considerant rencontre le temps de la théorie. Cette rencontre est ce que nous nommons ici le destinal. Elle trouve sa possibilité dans le moment de sortie de l’espace et de rencontre avec le temps.

C’est la sortie hors de la civilisation et de son dernier bastion (Fort Smith) et la traversée du territoire indien, à dos de cheval. Jonathan Beecher note que « les mots avec lesquels Considerant relate cette partie du voyage, étaient là en lui, bien avant le voyage. Ce sont ceux de Charles Fourier [25]. » En fait Considerant voit dans un premier temps la vérification de la théorie fouriériste de la succession des âges ; il est confronté au choc des contrastes. Civilisation, nature ; civilisation, sauvagerie ; hostilité de la nature, bienveillance de la nature. Il note comment, en deux heures, à cheval, le charmant arrangement de la civilisation sous sa forme la plus apaisée, belles maisons peintes en blanc ou de briques rouges, vérandas verdoyantes et jardins de fleurs, rues alignées, enfants avec parasols et gens bien habillés, magasins et occupations, laisse soudain place à la confrontation avec la nature la plus sauvage.

« C’était superbe [26] », note-t-il. Ce superbe est la rencontre avec ce qu’est le monde sans l’homme. Considerant remarque l’amoncellement des générations végétales, les strates immédiatement visibles où la nature gère, par elle- même, l’écoulement de la vie. Il interprète cette rencontre comme ce moment de solitude où l’individu (re)trouve, et touche le cœur de ces énergies sans nom, à l’origine de toutes les choses naturelles [27]. Mais la relation du voyage, précisément, en ce qu’elle est rédigée dans le dessein de faire apparaître ¡’expérience de la succession, dessine une autre logique. La nature vierge qui permettra, une fois traversée, de trouver le moment sauvage, c’est le long parcours sur le territoire indien jusqu’à la vallée édénique de la réalisation. Révélations, pour Considerant : la sortie du territoire indien, la découverte de la vallée de la Red River comme un paysage dessiné et peint par les dieux - l’harmonie naturelle, habitant avec justesse le vaste espace. Considerant hésite entre un vocabulaire d’aquarelliste et celui d’un poète érotique : entre émerveillement et séduction, la nature laisse une telle impression qu’il ne voit pas, arrivé à Preston, combien le bourg est miséreux et mal habité [28]. C’est guidés par le capitaine Bolen, qui a passé quinze à vingt ans à combattre les Indiens, que Preston, Brisbane et Considerant tracent les voies du Texas. Là se situe la rencontre avec Gouhenant - icarien devenu galeriste - et là se solidifie en vérité la certitude née sur les hauts de la vallée de la rivière rouge : c’est là que devra s’élaborer le nouveau-nouveau Monde. Aux fouriéristes parisiens, il écrit et annonce dans un échéancier très « à la Fourier », qu’en cinq ans la richesse sera acquise et que dans sept ans débutera l’organisation harmonienne [29].

Et puis c’est l’espoir, et puis c’est l’échec. La part du rêve s’étend de l’Amérique rêvée par le père de Considerant à l’échec de Réunion. De celui- là, que dire ? Si on peut prendre en considération la dimension psychologique de l’expérience, on dira que l’échec de Réunion est dû à Considerant, comme l’échec de Condé-sur-Vesgre l’est à Fourier : même attitude de présence- absence, même coupure d’avec les gens. A moins que Considerant n’ait appris de Fourier lui-même l’art de ne pas concrétiser.

Par-delà ces considérations factuelles où une théorie tente de trouver son débouché concret, c’est la question du devenir chose du théorique qui se pose. Comment réalise-t-on ses rêves, comment fait-on pour qu’ils soient plus longs que la nuit ? A la fin juillet 1837, Considerant rencontre en présence de Fourier un groupe de dissidents fouriéristes qui n’apprécient guère sa façon de diriger le mouvement. Ils veulent la mise en place d’une structure en réseau, « un Institut sociétaire, qui renforcerait les liens entre les groupes fouriéristes [30]. » Fourier, qui joue en la circonstance les médiateurs, ne peut que constater l’incompatibilité. Il finit par donner un soutien écrit à Considerant. Un peu moins de trois mois après il meurt.

Du côté de Fourier ou de celui de Considerant la logique de la réalisation demeure floue. Les deux théoriciens relayant le fouriérisme, le premier dans son élaboration théorique pure, le second dans l’élaboration d’un fouriérisme appliqué, entravent le devenir possible. Par-delà les logiques d’ego, par- delà les logiques de pouvoir, peut-être ces quelques traces de la chronique viennent-elles dire autre chose. J’ai parlé de trame destinale. La notion est floue ; tout au plus dit-elle l’exception, à savoir l’expression de soi hors des champs voués à l’expression de soi, et comment cette exception trouve sa cohérence. On la met ici sous le signe de l’Indien, c’est-à-dire sous celui d’une origine (dite et pensée harmonieuse) et d’une fin catastrophique. Il en serait comme dans le western : fin d’un monde qui cède devant la civilisation. Fourier peut-être (mais dans un autre registre), Considerant plus certainement apparaissent hésitants. Fourier s’inscrit de ce fait dans la longue série de Platon ou Plotin à Rousseau, et plus tard Nietzsche ou bien sûr Marx, des philosophes penseurs d’une idéalité à construire qui « fonctionne » comme un horizon de projection où la théorie trouve son sens. Il réagit très violemment aux dessins de Gengembre : il ne reconnaît pas, dans ce que profile le plan, l’espace tant rêvé. Or sans doute Gengembre est-il en ce domaine du lien entre une pensée et sa mise en pratique, un des personnages les plus exemplaires du fouriérisme. Il sait, pour lui, réaliser le rêve.

Ici pointe l’écart entre les imaginaires. Celui du créateur de théorie, où l’image préexiste et alimente sans cesse le concept, et celui de son « metteur en image » qui transforme le concept en image. L’écart est posé par le fouriérisme et alimente encore aujourd’hui les dimensions esthétiques qui l’environnent. L’imaginaire de Considerant ne relève pas du même registre ; tout au plus avons-nous pu voir ici comme une trace autour de l’univers de l’Indien. La trace est suffisamment constante pour courir d’un souvenir d’enfance à l’âge de la maturité et des responsabilités. En ce sens le destin imaginal de Considerant anticipe celui des temps à venir où le héros de western porte la trame rêvante des hommes du futur [31]. Le périple de Considerant pourrait devenir la trame d’un western. Mais on voit alors pour Fourier comme pour Considerant que ce qui demeure central est ce sur quoi, précisément la théorie fait silence, et ce que le western comme genre, mais plus profondément la réalité qu’il transfigure, tient comme premier, à savoir l’individu. Pensant, le groupe Fourier dissout en lui le sujet qui ne devient plus qu’élément. Or, semble-t-il, là se situe le retour de réalité. L’idéalité qui engouffre l’individu en théorie se confronte à lui dès son expression. Autrement dit, Fourier et Considerant sont des vivants de l’individu qui oublieraient de le penser. On notera que la dissension Considerant-Muiron à propos de la structuration des groupes anticipe cette autre réalité que découvre ultérieurement Considerant, dans son parcours américain de groupe fouriériste en groupe fouriériste, comme si l’abandon du projet unificateur de Réunion devait permettre de maintenir les îlots constituant peut-être la plus réelle des utopies puisque c’est celle d’aujourd’hui et maintenant pour ceux qui la vivent. En ce sens le morcellement qui précède les tentatives de concrétisation survit à ces tentatives ; l’affirmation du morcellement contre l’unification a peut-être plus certainement « sauvé » le fouriérisme que s’il avait été réalisé.

Nous retiendrons de tout cela quelques pistes pour alimenter un questionnement possible. À propos, tout d’abord, du statut de l’individu : présent jusqu’à la susceptibilité la plus exacerbée dans l’élaboration de la théorie ou dans sa réalisation, ce n’est que sous la forme d’un retour du refoulé qu’il apparaît. Paradoxalement, en effet, il est un impensé. La perspective utopiste en général, celle de Fourier en particulier, pense que son monde ne peut prendre fonction qu’après l’ère de l’individu. C’est en cela, par exemple, que la République n’est pas une utopie. Si la République pose la logique du sujet-citoyen, l’utopie est dans une perspective de dépassement de l’être citoyen. L’intérêt de la pensée utopiste est de poser, dans les moments cruciaux de l’histoire des désignations et des impositions de rôles à l’individu un contre-rôle, ou encore son dépassement par et dans le dépassement du support individuel. Dans le cas de Fourier c’est le dépassement du sujet- citoyen rousseauiste qui est envisagé. Dans la logique des passions, l’individu échappe aux codes de la rationalité qui structurent le sujet-citoyen, et le type de société réceptacle de la République au Contrat social qui lui est octroyé. Si la logique de type rationaliste est de construire (un monde nouveau), la perspective fouriériste est de retrouver les fondements du code de la Création. En ce sens on comprendra l’Indien comme la représentation de ce qu’il faudrait prolonger et non dépasser.

En même temps, il y a autre chose. Si l’Indien est la trace vestige sur laquelle on peut élaborer un retour, ce qui peut-être est encore le cas pour Breton qui rêve Fourier chez les Hopis, il est aussi, et peut-être surtout, par- delà cette personnification d’un espoir à rebours, le vaincu. Il est la présence visible de ce qui fut un échec. Considerant le constate quand il rencontre en l’Indien la fierté humiliée - la même que la sienne propre, à Réunion, ou celle de Fourier à Condé ? En ce sens l’Indien devient la double incarnation de l’espoir et de la résignation. Mais dans ce cas, paradoxe ultime, la visée utopiste confrontée à une possible réalisation voit sa logique propre s’inverser. L’espoir sur lequel se fonde tout projet est tourné vers le modèle, et la résignation, ce que tout projet tente de dépasser, se profile comme but. D’où une inversion des polarités qui ne peut faire de la réalisation qu’une machine folle, puisque désorientée. Les deux échecs de Condé et de Réunion, qui délimitent la « carrière » de Considerant « entrepreneur en utopie » plus qu’ils ne questionnent les qualités propres de l’individu Considerant, invitent à réfléchir sur les conditions générales du passage de la théorie à la pratique. Dans le cas d’une logique de type utopiste, le passage ne peut se penser que comme rupture. Dans ce cas la théorie doit anticiper les conditions réelles qui doivent être autres. Dans la logique habituelle du progrès le passage se ramène à un changement de modèle et de paramètres face à une réalité identique. Dans la perspective utopique il s’agit de trouver la réalité d’accueil. C’est le sens du périple américain de Considerant, mais aussi de l’investigation du « rêve américain » au-delà de l’École sociétaire, par Saint-Simon et son « Amérique » ou encore par Cabet et son Icarie. Nous trouverions alors ici un point limite : l’utopie, en traçant des représentations du monde, pâtirait moins du constat de ses dysfonctionnement que de trop vite oublier le réel qui bien vite la rattrape. Nous ne ferions certes ici que reprendre les critiques habituelles adressées aux utopistes ; c’est pourtant vers un autre bord que nous voudrions l’entraîner. Si l’expérience doit être porteuse de fruits, que cela soit pour aujourd’hui. L’expérience de Considerant montre que le problème de la réalisation n’est pas tant un problème de spatialité que de temporalité. Le réel à convertir ne doit pas être considéré comme un espace à conquérir, mais comme une temporalité à conduire. L’Indien comme pôle originel indique une logique de sens qu’il s’agirait « d’accrocher » et de prolonger dans l’aujourd’hui. Il n’est plus (mais l’a-t-il un jour été ?) un habitant de l’espace, mais bien du temps [32]. On le pressent, une logique temporelle n’a pas la visibilité de la logique spatiale. Et que pourrait signifier une utopie temporelle ? La littérature contemporaine décrit quelque chose de cet ordre avec Michel Houellebecq, par exemple, qui tente dans La Possibilité d’une île [33] d’imaginer un monde où le temps s’impose à l’espace comme instance de réalité. Mais où cela conduit-il sur un plan théorique, et plus encore dans la pratique ? La question née de l’échec relatif de Considerant renvoie à notre espace de réalité contemporain, dont la particularité réside dans l’achèvement de la spatialité qui ne nous livre comme terrain de vie qu’un espace à nouveau clos [34]. Dans cette perspective, comment se réapproprier la dimension temporelle ? On le voit : c’est la question de l’histoire mais aussi celle de l’individu, comme uniques réceptacles du temps, qui se profile. Mais en même temps, une autre forme de rationalité semble s’imposer. Fourier, dévoilant les limites de la rationalité, tente le passage à une autre pensée [35]. L’erreur était de croire que le monde construit avec la raison était immédiatement convertible en cette autre pensée. L’expérience de Considerant montre que c’est la dimension spatiale de la raison qu’il s’agit de déconnecter. La question devient donc celle-ci : comment penser en neutralisant la spatialité ? Il ne s’agit pas ici que d’un problème théorique qui permettrait d’ouvrir sur d’autres mondes ; le problème est éminemment actuel, là où nos conditions de vie expérimentent l’existence dans un espace mort puisque clos. Comment dès lors penser nos propres conditions de vie à partir du temps et de ce qu’il reste de raison quand il n’y a plus d’espace ? Ce problème est philosophique et il touche à notre quête actuelle. La question de l’utopie ne peut être considérée comme celle de l’application d’un modèle importé du passé, mais comme un exercice de pensée exigé du temps présent et qui exige une nouvelle rationalité à construire. A quelles conditions peut-on penser, quand l’espace, vecteur traditionnel de la rationalité, est neutralisé ? Comment raisonner quand l’espace est fini ? Par-delà le simple retour à la pensée pré-galiléenne, c’est bien une autre dimension qui s’ouvre, celle de la perte de l’infinité. Comment penser cette perte de l’infini ou encore la finitude retrouvée ? Autant de questions, socles possibles pour ce qui s’esquisse comme avenir programmatique. L’échec de Considerant serait alors la base de quelque chose à construire pour une époque autre.