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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Fourier (François, Marie), Charles
La notice du Maitron (1997)
Article mis en ligne le 26 décembre 2008
dernière modification le 12 février 2014

par Beecher, Jonathan

Voici en ligne la notice biographique rédigée par Jonathan Beecher pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (le Maitron). Nous avons simplement ajouté des intertitres, quelques références bibliographiques nouvelles et une dizaine de documents.
L’équipe du Maitron nous a très aimablement autorisés à reproduire ce texte important. Un très grand merci à elle !



Document 1

Portrait de Charles Fourier
Extrait de H.F.Helmolt (dir.), History of the World, New York, 1901

Enfance et formation (1772-1789)

Au fil des ans, Fourier ne se fit jamais faute de souligner qu’il avait été « élevé dès le berceau dans les confréries mercantiles. » Son père était un marchand drapier prospère, et sa mère était issue d’une famille de commerçants honorablement connue sur la place de Besançon. Le frère aîné de cette dernière, François Muguet, un négociant-banquier qui avait acheté des lettres de noblesse et une seigneurie à Nanthou en 1780, allait jouer un rôle équivoque dans le déclenchement de la crise financière de 1783 en Franche-Comté : il fut accusé par la rumeur publique d’avoir été un complice actif dans de la mise en circulation de lettres de change jamais honorées et dans la mise en faillite frauduleuse de plusieurs maîtres de forges comtois. Ces événements furent sans doute pour une part à l’origine de ce que Fourier décrivit ultérieurement comme sa prise de conscience précoce du « contraste qui règne entre le commerce et la vérité. »
Le père de Fourier mourut en 1781, et ce fut sa mère qui exerça une influence marquante sur sa vie d’adolescent. A l’image de la plupart des bourgeoises aisées du XVIIIe siècle, Madame Fourier savait tout juste lire et écrire. Apparemment, elle était aussi dominatrice, avare et prude et, ainsi que l’écrivit le premier biographe de Fourier, « méticuleuse et peu éclairée dans sa piété. » Bien des années plus tard, Fourier se rappelait que durant son enfance, il avait été traîné d’une messe à l’autre ; et l’un de ses tout premiers souvenirs était le sentiment de terreur qu’il éprouvait durant les sermons où il était question des chaudrons de l’enfer, au point que sa peur le poussa à l’âge de sept ans à essayer de se faire pardonner tous les péchés imaginables en confessant ceux de fornication et de simonie.

Fils unique d’un marchand prospère, on attendait de Fourier qu’il reprît le commerce familial à sa majorité. Ceci figurait d’ailleurs explicitement dans le testament paternel, qui spécifiait que Charles recevrait en tout les 2/5e de la fortune amassée par son père (soit 200 000 livres au total) à la condition qu’il ait à l’âge de 20 ans commencé à faire carrière dans le commerce. Dans le cas contraire, il perdrait une grande partie de son héritage. Fourier, qui prétendit plus tard avoir prêté le « serment fait par Hannibal » en se promettant de vouer une haine inexpiable au commerce alors qu’il n’avait encore que sept ans, ne l’entendait pas de cette oreille ; et en fait, la plupart des talents et des goûts dont il fit montre alors qu’il était encore enfant étaient bien peu en rapport avec ce que l’on pouvait attendre d’un futur marchand drapier. Il semble en effet avoir été un garçon précoce, impressionnable et quelque peu renfermé, qui avait des dons pour la musique, les mathématiques et la géographie, et nourrissait une passion pour les sucreries et les fleurs. Doté d’une excellente mémoire et d’une curiosité insatiable, il réussit bien dans ses études. On imagine mal que l’éducation classique formaliste reçue aux mains des prêtres séculiers qui enseignaient au collège de Besançon ait pu être pour lui une grande source d’inspiration ; mais du moins éveilla-t-elle chez lui un intérêt pour les mathématiques et la physique, au point qu’il espéra un temps pouvoir se faire admettre au sein de cette institution très fermée qu’était l’École du Génie militaire de Mézières. Mais il eût fallu pour ce faire des lettres de noblesse que la famille n’avait pas. Dans ces conditions, sa sortie du collège de Besançon à l’âge de 16 ans mit apparemment un terme à ses études.

Une décennie révolutionnaire (1789-1799)

La décennie qui allait s’avérer décisive dans la vie intellectuelle de Fourier fut celle de la Révolution française. En 1789, à l’âge de 17 ans, sa famille décida de l’envoyer travailler dans un établissement bancaire de Lyon, mais il se déroba au dernier moment. L’année suivante, une tentative de le placer à Rouen chez un négociant en tissus n’eut guère plus de succès. Il trouva la ville sale et son travail odieux, et il démissionna au bout de quelques mois. Mais en dépit de son « serment d’Hannibal », Fourier ne put échapper à la vocation à laquelle son père l’avait destiné. En 1791, il fut mis en apprentissage chez un certain François-Antoine Bousquet, marchand de drap à Lyon, et entama ainsi une carrière de commerçant qui allait se prolonger durant presque toute sa vie.

Ce fut à Lyon que Fourier passa la plus grande partie de la période révolutionnaire. Avec son énorme industrie de la soie, Lyon constituait le principal centre industriel de la France méridionale. La vie économique de la cité était dominée par une classe de maîtres marchands qui était perpétuellement en conflit au sujet des prix de façon avec les tisseurs de soie (aussi appelés canuts), au point de dégénérer à plusieurs reprises en affrontements armés. Fourier fut le témoin de cette tension permanente et, avec la crise générale, économique et politique, qui marqua les années révolutionnaires, il put voir de ses propres yeux les effets du chômage, de la faim et de la misère généralisée, spectacle qui lui avait été épargné durant sa jeunesse très protégée à Besançon. Lyon était également une ville où existait une très forte tradition de spéculation mystique et de pensée sociale de caractère utopiste. Il est permis de penser que quelques-unes des premières réflexions utopiques de Fourier lui furent inspirées par sa lecture des écrits de réformateurs locaux, tel le pamphlétaire François Joseph L’Ange, qui était déjà presque socialiste. Il est en tout cas certain que la ville elle-même, avec sa pauvreté et sa tradition d’agitation sociale, fut pour Fourier une source de révélation. Ce fut lors de ses premières années passées à Lyon qu’il commença à s’interroger sur le point de savoir si les institutions économiques de la société civilisée n’étaient pas en fait autant de calamités « inventées par Dieu pour châtier le genre humain. »

En 1793, à 21 ans révolus, il retourna à Besançon pour prendre possession de la plus grande partie de son patrimoine. L’ayant investi dans l’achat d’un stock de denrées coloniales, il s’établit commerçant à son compte à Lyon, en tant que marchand-importateur. Mais quelques mois plus tard, la ville se souleva et prit les armes contre le gouvernement révolutionnaire. D’août à octobre, Lyon fut assiégée par les troupes de la Convention. Tandis que Fourier lui-même combattait dans les rangs de l’armée hétéroclite levée par les fédéralistes lyonnais, ses marchandises firent l’objet d’une réquisition sans indemnisation ; et quand la ville capitula en octobre, il échappa de peu à l’exécution. Cette expérience liée à l’insurrection lyonnaise s’avéra cruciale sur deux plans : elle coûta à Fourier une grande partie de son héritage, et elle lui laissa une aversion durable pour les révolutions politiques et les désordres sociaux.

A la fin de l’année 1793, tandis que Lyon vivait sous le règne de la terreur, Fourier réussit à s’échapper et à quitter la ville. Se nourrissant de cueillettes et de menus larcins, il réussit à regagner Besançon, où il fut aussitôt arrêté et emprisonné par les autorités locales. Grâce à l’intervention de son beau-frère jacobin, il fut rapidement relâché. Mais ce fut pour tomber sous le coup de la levée en masse. Enrôlé dans les chasseurs à cheval en juin 1794, il passa les dix-huit mois suivants dans le Palatinat avec l’Armée du Rhin. Après sa démobilisation, il reprit ses activités commerciales, et il passa l’essentiel du Directoire comme employé dans le négoce du drap, travaillant d’abord pour Bousquet à Lyon, avant de partir s’installer à Marseille au début de l’année 1797.
Si l’insurrection de Lyon suscita le dégoût de Fourier pour l’action politique révolutionnaire, le chaos financier du Directoire marqua sa réflexion en matière économique. Durant cette période d’inflation vertigineuse, des fortunes se bâtissaient en une nuit à coup de spéculations sur le papier-monnaie ou de profits illicites sur les fournitures militaires, ou encore en suscitant des pénuries artificielles. En tant qu’employé de commerce, Fourier eut le loisir d’observer de tels abus de près, y jouant même parfois un rôle actif. Par la suite, il se rappela souvent qu’à Marseille, à l’époque du Directoire, il avait été obligé de jeter à la mer une cargaison de riz que son employeur avait laissée pourrir à force d’attendre que les prix montent. De semblables incidents le renforcèrent dans sa conviction qu’il y avait un vice fondamental dans ce système économique basé sur une concurrence « anarchique ». Au moment même où Babeuf organisait sa « Conspiration des Égaux », où Saint-Simon développait ses premiers plans de réorganisation sociale et où Robert Owen procédait aux premières expériences pratiques de réforme industrielle, Fourier esquissait sa réflexion sur l’idée que l’établissement à l’intérieur même du système capitaliste d’une petite communauté ou association de producteurs et de consommateurs autonomes pourrait apporter un remède à nombre de maux résultant du système de libre concurrence.

Outre ces projets de réforme économique, l’esprit de Fourier débordait de plans divers nés de son expérience dans le commerce et dans l’armée. Peu de temps après sa démobilisation, il commença à noyer les autorités publiques, et jusqu’aux ministres du Directoire, sous un déluge de propositions et de pétitions. Ces dernières allaient d’une série d’ « observations importantes » concernant les traités de paix ou les mouvements de troupes, à des suggestions de réformes qui devraient être entreprises dans le système des fournitures militaires, l’organisation du commerce ou la planification urbaine. En 1797, Fourier se rendit à Paris pour tenter en vain d’y trouver un écho à ses idées. Il n’avait pas encore fait ses « découvertes » cruciales. Mais dans une lettre adressée en 1796 à la mairie de Bordeaux, il était déjà en mesure d’affirmer qu’à l’occasion de ses déplacements en France il avait été tellement « frappé de la monotonie de nos cités modernes », qu’il avait conçu « le modèle d’un nouveau genre de ville », agencée de manière à « prévenir les grands incendies et bannir le méphitisme qui, dans les grandes et petites villes, est une véritable guerre au genre humain. » (Mémoire signé « Fourrier » à la municipalité de Bordeaux, 20 frimaire an V (10 décembre 1796), Arch. Nat., 10 AS 15 (18))

En 1797-1798, les spéculations intellectuelles de Fourier prirent un tour plus hardi. Il commença à considérer les problèmes de l’insalubrité urbaine et de la concurrence économique acharnée comme autant de symptômes d’un mal social plus profond. Les frustrations nées de sa propre existence et le chaos dans lequel se trouvait plongée la société post-révolutionnaire suffisaient à ses yeux à apporter la preuve de la futilité de la Révolution et à discréditer les idées philosophiques dont ses dirigeants s’étaient inspirés. Dans son optique, la Révolution française constituait la preuve éclatante de la vanité de la tradition rationaliste dans son ensemble et de la philosophie des Lumières en particulier. Jusqu’alors, les philosophes n’avaient fait qu’essayer d’imposer au comportement humain des normes rationnelles pour réprimer et étouffer les passions. La cause de leur échec était tout simplement à rechercher dans le fait qu’ils avaient refusé d’accepter l’homme tel qu’il est. On pouvait modifier les institutions, pas l’homme. Les passions étaient un don de Dieu et il importait qu’elles puissent se donner libre cours.

La première tentative de Fourier d’articuler l’ensemble des vues qu’il avait précédemment exprimées en une analyse cohérente de l’homme et de la société date de 1799. Dès lors, il commença à envisager sa communauté modèle non plus seulement comme une expérience en matière de planification urbaine ou de réforme économique, mais plutôt comme l’un des aspects d’une théorie beaucoup plus générale de l’organisation sociale, laquelle avait pour but de permettre que toutes les passions humaines puissent trouver à s’exprimer utilement. La tâche qu’il s’assignait était d’élaborer un plan d’ « association naturelle », qui ferait en sorte que la satisfaction des désirs et des passions des individus servent au bien commun. Dans le seul texte qui nous est parvenu concernant les « indices et méthodes qui conduisirent à la découverte », Fourier passe allègrement sous silence « le détail des recherches que me coûta le problème de l’association naturelle ». Il se contente d’observer qu’il était finalement parvenu à découvrir le plan d’organisation d’une communauté (dénommée Phalange) en petits groupes « passionnels », dont les membres seraient « entraînés au travail par émulation, amour-propre, et autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt. » (Œuvres complètes, I, p. 7) Ce plan reposait sur une théorie très élaborée de la motivation humaine que Fourier décrivait comme « le calcul géométrique le l’attraction passionnelle », et qui était, selon lui, en « complet accord » avec les lois de la gravitation universelle formulées par Newton.
Bien des éléments ayant trait à ces découvertes initiales restent à ce jour obscurs. Mais on sait que l’avancée décisive se produisit en avril 1799. Il était alors employé en qualité de commis marchand à Marseille. Abandonnant son travail, il monta à Paris afin d’y entreprendre les études scientifiques nécessaires pour « compléter » et « confirmer » sa théorie. Il réussit rapidement à se persuader qu’il venait de trouver la clef de « l’énigme des destinées » en découvrant le moyen de satisfaire et d’harmoniser l’ensemble des passions humaines. Pourtant, au terme de moins d’une année de travail, des « revers de fortune » (en particulier la perte de ce qui lui restait de son héritage) l’obligèrent à abandonner ses recherches pour retrouver, selon ses termes, le « bagne du commerce ».

Commerce, écriture (1799-1815)

En juin 1800, peu après le coup d’État qui amena Bonaparte au pouvoir, Fourier retourna une nouvelle fois travailler pour le compte de François-Antoine Bousquet, le marchand de drap lyonnais chez qui il avait effectué son apprentissage du commerce. Le tournant du siècle amena dans la vie de Fourier deux changements décisifs. En premier lieu, sa découverte de 1799 constitua le point culminant d’un long processus de maturation intellectuelle. En même temps que s’achevait le siècle, la période de formation de Fourier parvenait à son terme ; son système avait commencé à prendre forme. Il allait consacrer les vingt années suivantes à approfondir les théories et les avancées en matière de psychologie qui étaient à la base même de son système. Tout en perfectionnant ces théories, Fourier travailla à mettre au point jusque dans les moindres détails sa vision d’une communauté idéale, appelée Phalanstère, au sein de laquelle le travail se ferait par goût plutôt que par nécessité, et où l’attraction passionnelle jouerait le rôle de lien social. En vue de concrétiser un jour sa vision, il élabora un nouveau système d’éducation et prépara des plans détaillés visant à organiser le travail et l’amour, ainsi qu’à libérer les femmes des contraintes de la société dite « civilisée » d’alors.

Convaincu de la véracité de sa théorie et persuadé de la voir bientôt acceptée par tous, Fourier s’isola dans son univers à lui. Dès lors, il ne prêta plus la moindre attention aux idées et aux controverses des autres penseurs. Ses lectures se limitèrent à celle des journaux et revues qu’il passait au peigne fin pour y trouver des faits ou des observations confortant ses propres spéculations. Dans le même temps, l’écriture devint partie intégrante de la routine quotidienne. Après son travail, il passait chaque jour plusieurs heures à approfondir ses idées par écrit au milieu d’une masse sans cesse croissante de carnets manuscrits codés et classés par couleurs, qu’il protégeait jalousement et emportait avec lui dans ses pérégrinations.

En ce qui concerne la biographie de Fourier, le tournant du siècle constitua également un moment de rupture important. Avec la perte, en 1800, du dernier reliquat de son héritage, il devint définitivement un « déclassé ». Condamné à faire carrière dans le commerce, Fourier était trop minutieux dans ses habitudes pour jamais tomber dans la misère noire. Il parvint toujours à gagner suffisamment pour se permettre quelques menus plaisirs et sut sauvegarder les apparences. Mais au cours des deux décennies qui suivirent, tandis qu’il dessinait les contours de sa ville idéale et faisait la chronique détaillée des aventures et des intrigues amoureuses de ses habitants, il allait être condamné à vivre une morne vie de labeur ponctuée de loisirs triviaux. Il ne se maria jamais et ne semble pas avoir entretenu de liaisons durables ; il vivait seul dans des pensions de famille ou en chambre meublée, soignant ses chats et ses fleurs, et observait une routine quotidienne stricte.

Au cours des quinze années qui suivirent sa « découverte » (c’est-à-dire durant tout le Consulat et l’Empire) Fourier resta à Lyon, y occupant des emplois très divers, et fréquenta ses banques, ses maisons de commerce et sa Bourse. En 1811, le préfet du Rhône, le comte Taillepied de Bondy le nomma inspecteur-expert en tissus aux entrepôts militaires des Sainte-Marie-des-Chaines à Lyon. A l’occasion, il réalisait quelques affaires en son nom propre, en tant que courtier marron sans brevet ni cautionnement. Toutefois, durant la plus grande partie de l’époque napoléonienne, il fut employé comme commis marchand ou comme commis voyageur par des négociants en textile ou en soie. Durant cette période, son « point d’attache » fut le quartier des Terreaux, dédale de petites rues sombres et sinueuses pleines d’ateliers et de boutiques qui constituait le cœur du commerce lyonnais. Fourier y vécut dans une succession de chambres louées : rue Saint-Côme, « chez Madame Guyonnet, marchande » ; rue Clermont ; place du Plâtre, « derrière le marchand de parapluies ». Ponctuel dans son travail, frugal dans ses habitudes, toujours scrupuleusement soigné dans sa mise, Fourier prenait ses repas à des tables d’hôte bon marché du quartier et buvait chaque matin son verre de vin blanc dans un petit café de la rue Sainte-Marie-des-Terreaux. Ses distractions étaient celles de centaines d’autres employés modestes des Terreaux : une partie de dominos ou de billard le soir au sortir du travail, une promenade solitaire à la tombée du jour le long des quais du Rhône, une visite hebdomadaire au marché-aux-fleurs quai Villeroi. Il avait des amis, avec lesquels il s’entretenait de certaines de ses idées ou de ses rêves. Mais lorsqu’il était au travail, il se dissimulait derrière son masque d’employé modèle. Car, comme il le confia ultérieurement à un admirateur, « vous ignorez qu’on se discrédite, on se ridiculise dans une maison de commerce, si on a l’air de travailler à faire un livre. » (Charles Pellarin, Vie de Fourier, 5e éd., p. 89)

En tant que commis voyageur, Fourier eut souvent l’occasion de voyager. Il participa presque chaque année aux grandes foires commerciales de Beaucaire, Francfort ou Leipzig, afin de vendre ou d’acheter des étoffes pour le compte de ses employeurs. Ses voyages l’amenèrent à se rendre non seulement aux quatre coins de la France et en Allemagne, mais aussi dans les principaux centres de négoce d’Italie, d’Espagne, ou des Pays-Bas. Si, comme Fourier s’en plaignit souvent, son travail et ses voyages ne lui laissaient guère le loisir de poursuivre ses recherches et d’écrire, ils lui permirent du moins de mieux comprendre comment la société fonctionnait effectivement, ce qui n’était pas toujours le cas pour ses plus respectables contemporains. Il connaissait de première main la condition des ouvriers de la fabrique lyonnaise, les fraudes du commerce et les intrigues boursières. Le fait de dîner à la table commune dans des pensions et de voyager en diligence l’amena à rencontrer toutes sortes de gens, et cela lui apporta une connaissance de leurs besoins et de leurs désirs qu’il n’aurait jamais pu acquérir dans les livres. Cette expérience, outre l’introspection à laquelle il se livra concernant ses propres besoins et désirs, constitua le matériau brut à partir duquel il édifia son utopie.
La première tentative de Fourier d’attirer l’attention de ses contemporains sur sa théorie date de la fin de l’année 1803. Pour ce faire, il choisit de manière assez inattendue d’agir par l’entremise du Bulletin de Lyon, une publication consacrée principalement à la publication des dépêches gouvernementales, des cours de la Bourse et d’odes à la gloire de Napoléon qui était lue essentiellement par les fonctionnaires d’État et les maires des villages. Dans un court article intitulé « Harmonie universelle », il définissait sa doctrine comme « une théorie mathématique des destinées de tous les globes et de leurs habitants. » Il annonçait que la mise en application pratique de son « étonnante découverte » allait permettre à l’humanité de s’affranchir du « rêve affreux de la civilisation » et marquer le début d’une ère de félicité universelle. Quelques autres articles de la même veine valurent à Fourier une notoriété passagère. Mais peu après qu’il eut envoyé une missive au Grand Juge, c’est-à-dire au ministre de la Justice, pour offrir à Napoléon l’honneur de devenir le « fondateur de l’Harmonie » [voir document 2], les autorités locales mirent un terme à sa première carrière de journaliste.

Document 2

Charles Fourier, "Lettre au Grand Juge"
(an XII)

Durant quelques temps, Fourier envisagea alors de publier un manifeste contre « la philosophie civilisée » sous le titre L’Égarement de la Raison. Mais son premier ouvrage ne parut en fait qu’en 1808. Il s’agissait d’un volume de quelque 400 pages, qualifié de « prospectus et annonce de la découverte », paru sans nom d’auteur sous le titre Théorie des quatre mouvements et des destinées générales [voir le document 3]

Document 3

Charles Fourier, Théorie des Quatre mouvements
(1808, introduction)

Il s’agit là d’une œuvre prolixe et énigmatique. Le but explicite de Fourier n’était pas de révéler le corps de sa doctrine, encore inachevée, mais d’annoncer sa théorie et d’ouvrir la voie à la publication d’un traité théorique plus complet. Fourier avait toutefois une conception assez particulière de ce que devait être un prospectus. Car son livre était en réalité un collage assez déroutant « d’aperçus » concernant les aspects les plus abscons de sa théorie, de « tableaux » détaillant des délices sexuels ou gastronomiques de l’ordre nouveau, assortis de « démonstrations » critiques concernant « l’étourderie méthodique » de la philosophie et de l’économie politique contemporaines. Le tout était lié par une série déconcertante de préambules et d’épilogues, et trouvait son apothéose dans un ensemble impressionnant de « notes » et de « chapitres omis » (renfermant certaines idées essentielles), avec en prime des instructions sur la conduite à tenir pour « le reste de la civilisation ». Avant même que le livre ne soit publié, Fourier le qualifiait déjà « d’énigme », et par la suite, il le décrivit comme une « parodie », un « travestissement voulu », une « œuvre d’une bizarrerie étudiée » destinée à contrecarrer les plagiaires potentiels, à dérouter les censeurs et à sonder la profondeur des préjugés auxquels la révélation définitive de sa théorie était appelée à se heurter. Les comptes rendus furent caustiques et le livre fut, commercialement parlant, un désastre.

En dépit de ses protestations de naïveté et d’ignorance, Fourier était un homme à l’esprit tortueux. Il est très probable que l’organisation bizarre des Quatre mouvement et la présentation fragmentaire de sa théorie ait été le fruit de son désir de brouiller les cartes. Mais si le livre était bien une énigme, il est clair que Fourier n’était pas vraiment préparé à la « kyrielle de brocarts » qui en salua la parution. Dans des écrits manuscrits datant des dernières années de l’Empire, il s’en prenait de manière répétée à ses critiques, échafaudant des théories qui attribuaient le rejet de son ouvrage à une cabale ourdie par les philosophes parisiens, et faisait des plans visant à protéger les droits des « inventeurs illetrés » comme lui-même. Cherchant une consolation dans des chimères de revanche, il abandonna virtuellement toute recherche entre 1809 et 1815. Il décida (ou du moins réussit-il à s’en convaincre) de faire payer à la civilisation un « tribut » en retardant la révélation de sa découverte jusqu’à ce que les pertes dues aux guerres napoléoniennes aient atteint un million d’hommes. Alors seulement, il consentirait à en reprendre la publication.
Fourier attendit en fait quatorze années avant de faire paraître un nouvel ouvrage. Jusqu’à la chute de l’Empire, il resta à Lyon, travaillant principalement comme commis-voyageur [voir document 4]. Après 1812, année de la mort de sa mère, une annuité de 900 francs contribua quelque peu à améliorer sa situation financière. Mais ce ne fut que trois ans plus tard qu’il put finalement abandonner son emploi et consacrer tous ses efforts à la composition du traité théorique d’envergure annoncé par les Quatre mouvements. A la fin de l’année 1815, il quitta Lyon pour aller s’installer chez des parents qui habitaient près de Belley (Ain).

Document 4

Charles Fourier, deux lettres à sa soeur
(1809-1810)

Préparer, publier, diffuser le Traité (1815-1826)

Les cinq années que Fourier passa à Belley constituèrent la période la plus féconde de sa vie intellectuelle. Bien que ses rapports avec sa famille aient été au début quelque peu tumultueux - il était tombé amoureux d’une de ses nièces et fut accusé d’avoir tenté de la séduire -, il trouva au bout du compte le temps et l’énergie nécessaires pour coucher sur le papier un exposé général de sa doctrine. Il attacha une attention toute particulière à analyser les passions et à perfectionner sa théorie des motivations humaines. Une « découverte » faite en mars 1817 lui permit de construire une théorie de la dynamique de groupe plus subtile et plus complexe que celle qui figurait déjà dans les Quatre mouvements. Encouragé par de nouvelles découvertes, il consacra l’essentiel de l’année suivante à des recherches concernant les problèmes de l’amour et de la sexualité. Dans quatre épais carnets, collectivement intitulés Le Nouveau Monde amoureux, il élabora une théorie de l’harmonie sexuelle qui ajoutait une dimension totalement nouvelle à sa vision utopique [document 5].

Document 5

Charles fourier, Le Nouveau Monde amoureux
(posth., extrait)

En 1819, au terme de trois années d’activité intellectuelle soutenue, il avait virtuellement achevé le manuscrit du « Grand Traité » qui devait être publié en huit volumes.

Fourier ne publia jamais son « Grand Traité » sous une forme approchant tant soit peu l’exhaustivité. Pour partie du fait de ses difficultés financières, pour partie à cause de nouvelles découvertes, et avant tout par peur d’alarmer ses lecteurs en dévoilant trop complètement ses idées, il décida finalement qu’il serait préférable de publier d’abord un traité abrégé et expurgé en deux volumes, au lieu des huit prévus. Durant encore deux années, il travailla à condenser sa pensée. Puis, au printemps de 1821, il retourna dans sa ville natale Besançon, et y trouva un éditeur. La version « raccourcie » de sa théorie parut l’année suivante, sous la forme d’un volume de 700 pages, sous l’intitulé modeste de Traité de l’association domestique-agricole.

Contrairement à la plupart des utopies traditionnelles, la communauté idéale de Fourier n’avait pas été conçue comme un modèle purement abstrait. Elle l’avait été afin d’être mise en pratique. Tout ce dont Fourier avait besoin était une lieue carrée, et un fondateur fortuné qui créerait un phalanstère d’essai en se conformant à ses instructions. Durant ses premières années de vie en province, Fourier avait fait de nombreuses tentatives pour attirer l’attention d’un tel bienfaiteur. Mais en 1822, à la suite de la publication du « Traité », la recherche d’un fondateur devint son unique obsession. Il venait d’avoir 50 ans et était en pleine possession de ses moyens. Mais en tant que théoricien social, il touchait à ses limites. Durant le reste de sa vie, son seul désir fut de simplifier sa doctrine et de la rendre acceptable de telle sorte qu’elle suscite de l’intérêt parmi le public et lui amène des soutiens financiers. Ses livres et écrits ultérieurs sont pleins de listes de fondateurs potentiels ; et dans son zèle pour s’attirer leur aide, il commença à avoir recours aux techniques modernes de la communication : slogans nerveux, emploi de différentes polices de caractères d’imprimerie, en particulier des caractères gras, garantie d’être remboursé en cas de non-satisfaction, en un mot tout ce qui pouvait faire « vendre » sa théorie.
Quand le Traité sortit des presses à Besançon, Fourier fit expédier à Paris l’intégralité du tirage, soit mille exemplaires, s’y rendant lui-même peu après afin de stimuler les ventes. Il déploya à cette occasion une énergie extraordinaire. Il expédia des exemplaires de son ouvrage aux membres du gouvernement, à l’opposition, aux banquiers influents, aux pairs de France, aux philanthropes, aux savants, aux hommes de lettre, aux jurys des prix littéraires, aux académiciens, aux journalistes, et à quiconque était en mesure de financer, ou de convaincre d’autres personnes de financer la mise en pratique de sa théorie. Une année d’efforts surhumains se traduisit en tout et pour tout par trois comptes rendus de presse (dont deux jugés « insidieux »), et par la vente de quelques douzaines d’exemplaires du livre. En 1823, Fourier fit paraître une brochure dans laquelle il répondait aux critiques et résumait les principaux « arguments de vente » de sa théorie. Il se heurta une fois encore à un mur d’indifférence.

En 1824, au terme de deux années d’efforts incessants pour faire connaître son livre, Fourier avait épuisé ses ressources. Pendant une brève période, il envisagea de se faire professeur de géographie. Il alla jusqu’à faire paraître un pamphlet sur la manière de mémoriser les noms de lieux (dans lequel il faisait de la publicité pour son système avec une retenue affectée). Mais cela ne déboucha sur rien. Quelques temps après, une tentative de trouver du travail à Paris en tant que courtier marron échoua, par manque de relations dans les milieux d’affaire. Aussi Fourier se trouva-t-il dans l’obligation de retourner à Lyon prendre un poste de caissier avec 1 200 francs d’appointements annuels. De Lyon, il continua d’expédier des lettres et des exemplaires de son ouvrage à tous ceux qu’il jugeait susceptibles d’être intéressés par ses idées. Une féministe irlandaise sympathisante lui permit d’entrer en relation avec un disciple de Robert Owen, et il s’ensuivit un échange de correspondance. Fourier crut un instant qu’il pourrait convaincre Owen de transformer sa communauté de Motherwell en Phalanstère. Mais l’échange de lettres cessa lorsque Fourier réalisa que son correspondant oweniste était en train d’essayer de le convertir.

Les années parisiennes : solitude et disciples (1826-1837)

Le pouvoir d’attraction de Paris était trop fort pour que Fourier accepte de s’enterrer durablement en province. Aussi retourna-t-il dans la capitale au début de l’année 1826, pour y occuper un poste de commis dans la maison Curtis et Lamb, une firme américaine d’import-export spécialisée dans le textile. Il y resta deux ans, consacrant tout ses loisirs à la recherche d’un fondateur et travaillant à rédiger une version encore plus ramassée de sa théorie. Publiée en 1829 sous le titre Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, cette version constituait la formulation la plus condensée des aspects économiques de sa doctrine jamais rédigée par Fourier [voir document 6]. De nouveau, il s’efforça de mettre sur pied une opération publicitaire d’envergure. Il en fit parvenir des exemplaires à Chateaubriand, Decazes, Lady Byron, et beaucoup d’autres. En 1830, il publia une brochure condensant les principaux points développés dans le livre sous une forme concise. Mais à court terme, l’impact du Nouveau Monde industriel et sociétaire auprès du public fut à peine supérieur à celui du Traité de 1822.

Document 6

Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire
(1829 - Table des matières)

La dernière décennie de la vie de Fourier fut caractérisée par la quête toujours plus frénétique de reconnaissance et de soutien financier. Il refusait de quitter Paris pour plus de quelques jours car il était convaincu qu’il trouverait son bienfaiteur quelque part dans cette ville corrompue. Il mit même un point d’honneur à être chaque jour de retour chez lui à midi, dans l’espoir de voir son bienfaiteur se manifester. En juin 1830, il eut un bref moment d’espoir lorsque le baron Capelle, ministre des Travaux publics, répondit courtoisement à sa demande d’audience. Mais quelques semaines plus tard, la Révolution de Juillet fit tomber le gouvernement, et il ne fut jamais reçu. Dans la plupart des cas, les appels, lettres, pétitions et autres adresses envoyés à des personnalités de renom ne lui valurent pas même une réponse [voir document 7].

Document 7

Charles Fourier, Lettre à Lamennais
(1er juin 1831)

Si Fourier s’avéra incapable de se concilier le soutien des riches et des puissants, il réussit en revanche à se gagner celui d’un groupe de disciples dévoués. Le premier de ces derniers fut Just Muiron, un fonctionnaire de la préfecture de Besançon. Muiron, qui avait par hasard eu en main un exemplaire des Quatre mouvements en 1814, décrivit comment la première lecture de cette œuvre avait produit en lui une révolution comparable à celle qui avait touché Saint Paul sur le chemin de Damas (Just Muiron, Les Nouvelles Transactions sociales, Paris, 1832, p. 149). Deux ans plus tard, Muiron réussit à se procurer l’adresse de Fourier, et tous deux entamèrent alors une correspondance qui ne devait cesser qu’à la mort de ce dernier. Bien que Muiron ait été un homme modeste un peu sentencieux prenant tout au pied de la lettre, il fit preuve d’une loyauté intraitable envers la doctrine du Maître. Durant la Restauration, il réussit à intéresser un certain nombre de ses amis aux idées de Fourier et à s’assurer leur concours pour financer la publication du Traité et du Nouveau Monde industriel. La plus importante de ces premiers « convertis » fut Clarisse Vigoureux, une riche veuve bientôt appelée à tenir un rôle central dans le mouvement fouriériste. En 1830, le groupe des disciples de Fourier ne comprenait guère que deux douzaines au plus de propriétaires fonciers, de rentiers ou de membres des professions libérales des environs de Besançon. Mais le changement produit par la révolution de Juillet fit rapidement s’enfler les rangs du mouvement. Le jeune Victor Considerant, un Salinois diplômé de l’École polytechnique s’imposa bientôt comme le prosélyte le plus efficace des idées de Fourier [voir document 8].

Document 8

Victor Considerant, Lettre à Charles Magnin
(20 août 1829)

Le petit groupe de fouriéristes se transforma véritablement en mouvement avec le schisme qui se produisit parmi les disciples de Saint-Simon. Sous la conduite autoritaire de Prosper Enfantin, le mouvement saint-simonien s’était transformé en culte religieux, et quand le schisme fut consommé en 1832, quelques uns des disciples les plus doués d’Enfantin trouvèrent en Fourier un nouveau prophète. Parmi les premiers et les plus talentueux des apostats de la religion saint-simonienne qui se convertirent au fouriérisme figuraient Jules Lechevalier et Abel Transon. De même que Considerant et Fourier lui-même, ces derniers donnèrent des conférences publiques sur la doctrine, et ils fondèrent un journal, La Réforme industrielle ou le Phalanstère, dans le but de s’attirer des soutiens pour l’établissement d’une communauté.

La première tentative de mettre sur pied une colonie fouriériste eut lieu en 1833. Avec l’aide d’un député, le docteur A. F. Baudet-Dulary, les disciples purent obtenir 500 hectares de terrain à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise), en bordure de la forêt de Rambouillet. Ayant formé une société par actions, ils se mirent à l’œuvre pour défricher et construire des bâtiments d’habitation provisoires. Fourier lui-même avait dès le départ conçu des doutes. En 1834, le manque de capitaux força les disciples à renoncer à leur tentative, depuis longtemps déjà dénoncée par le Maître en personne comme une parodie de ses idées. Vers la fin de sa vie, Fourier avait acquis la conviction que le seul moyen de mettre en pratique ses théories serait de mettre sur pied un phalanstère d’essai exclusivement composé d’enfants qui n’étaient pas encore corrompus par la civilisation.

Bien qu’il n’ait jamais totalement perdu espoir, Fourier devint de plus en plus amer et irascible. Ses dernières années furent marquées par la maladie et par la double obsession de se voir voler ses idées et de ne pas vivre suffisamment longtemps pour les voir effectivement réalisées. Se méfiant de tout le monde, il était prêt, au moindre prétexte, à déverser des torrents d’invectives non seulement sur « les plagiaires », mais aussi sur ses disciples qui « l’étouffaient » sous leurs attentions, et même contre les marchands de vins parisiens qu’il accusait - pas forcément à tort - de hâter sa mort par leurs frelatages toxiques. Il continuait à correspondre avec de nombreuses personnes [voir document 9]. Il écrivait sans relâche ; mais sa volumineuse production des années 1830 n’ajoutait plus grand-chose à sa théorie. Une brochure parue en 1831, Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen plaça ses admirateurs les plus dévoués dans un profond embarras ; et les deux volumes de La Fausse Industrie parus en 1835-1836 constituaient une mosaïque à peine cohérente dans laquelle avoisinaient des tirades visant ses détracteurs et des encouragements et des promesses destinés à soudoyer le fondateur.

Document 9

Charles Fourier, Lettre à Désirée Véret
(1833)

Grâce essentiellement à l’action de ses disciples, Fourier acquit une notoriété certaine durant les trois ou quatre dernières années de sa vie. Ses idées firent l’objet de discussions plutôt favorables publiées dans la presse populaire par des non convaincus tolérants comme George Sand, Louis Reybaud, Xavier Marmier et d’autres encore. A la même époque, des journalistes moins favorables exhumèrent ses premières spéculations sur la cosmogonie, afin d’égayer leurs lecteurs avec les « anti-lions » de Fourier et ses « copulations planétaires ». Les rumeurs concernant les « extravagances » de Fourier furent si répandues, que de temps à autres les enfants qui le croisaient tandis qu’il se promenait dans les jardins du Palais Royal lui lançaient des quolibets : « Voilà le fou : riez ! »

Finalement, ni les quolibets des uns, ni la sympathie des autres ne paraissent avoir eu d’importance aux yeux de Fourier. Car à la fin de ses jours, il semble s’être muré dans une coquille quasiment impénétrable, et quand il apparaissait en public ou dînait hors de chez lui, il demeurait silencieux et impassible, gardant pour lui ses véritables sentiments. Au début de l’année 1837, sa santé commença à décliner de manière perceptible. Il fut hors d’état d’aider ses disciples à lancer une nouvelle publication, intitulée La Phalange, et il dut renoncer à faire chaque matin la traditionnelle promenade qui le menait jusqu’au Tuileries pour y assister à la relève de la garde royale. Vers la fin de l’été, il se plaignit de violents maux d’estomac et cessa pratiquement de s’alimenter. Bien qu’il y ait eu parmi ses disciples plusieurs médecins, il refusa de se laisser ausculter par eux et de prendre les médicaments qui lui étaient prescrits. Il défendit obstinément à qui que ce soit de s’occuper de lui. Durant ses dernières semaines, seule sa femme de ménage pouvait librement accéder à la chambre qu’il louait dans la rue Saint-Pierre-Montmartre. Au matin du 10 octobre 1837, ce fut elle qui le trouva mort au pied de son lit, revêtu de sa vieille redingote.

Document 10

"Mort de Charles Fourier"
La Phalange, 1837.

ŒUVRE

L’édition la plus importante des écrits de Fourier est la série intitulée Œuvres complètes, publiée entre 1966 et 1968 par les éditions Anthropos à Paris. Onze des douze volumes parus sont des reproductions anastatiques d’éditions antérieures. Les Œuvres complètes sont organisées comme suit : vol. I, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808) ; vols. II à V, Théorie de l’Unité universelle (ouvrage publié initialement en 1822 sous le titre Traité de l’association domestique agricole ; vol. VI, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829) ; vol. VII, Le Nouveau Monde amoureux (ce traité fut reconstitué à partir des notes de Fourier par Simone Debout-Oleskiewicz et publié pour la première fois en 1967) ; vols. VIII-IX, La Fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère..., (2 vol., 1835-36) ; vol. X, Publication des manuscrits de Charles Fourier, année 1851 et id., année 1852 (2 vol. parus en 1851 et 1852) ; vol. XI, Publication des manuscrits de Charles Fourier, années 1853-56 et id., années 1857-58 (2 vols parus en 1856 et 1858) ; vol. XII, manuscrits publiés à l’origine dans La Phalange entre 1845 et 1849. Certains des ouvrages de Fourier ont été plus récemment réédités aux Presses du Réel.
Les Œuvres complètes sont toutefois loin d’être complètes. De son vivant, Fourier publia des articles dans de nombreux journaux, parmi lesquels (entre autres) Le Bulletin de Lyon (1803-1804), Le Journal de Lyon (1804), L’Impartial de Besançon (1829-1831), La Réforme industrielle ou le Phalanstère (1832-34), et enfin La Phalange, journal de la science sociale (1836-37). Une brochure de 72 pages, Pièges et charlatanisme des deux sectes Owen et Saint-Simon (1831) ne figure pas dans les Œuvres complètes. Dix seulement des trente-et-un manuscrits substantiels publiés dans La Phalange entre 1845 et 1849 figurent dans les mêmes Œuvres complètes. Pour une liste exhaustive de ces manuscrits et de tous les articles publiés par Fourier dans La Réforme industrielle, voir Georges Bourgin, Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français (1905), p. 15-21. Pour une liste complète des autres articles de presse publiés par Fourier et des manuscrits ayant fait l’objet d’une publication posthume, voir Jonathan Beecher, Fourier. Le visionnaire et son monde (1993), p. 595-599.

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

A sa mort, Fourier laissa une énorme collection de papiers et de manuscrits inédits. Ces derniers sont maintenant déposés aux Archives nationales sous la cote 10 AS. Bien que nombre de ces manuscrits aient été publiés par ses disciples ou, plus récemment, par des chercheurs, cette collection demeure une source fondamentale pour tous ceux qui s’intéressent à Fourier et à son œuvre. Un inventaire utile de la collection préparé par Édith Thomas a été publié par Françoise Hildesheimer, Fonds Fourier et Considerant. Archives sociétaires. 10 AS (Archives Nationales, 1991). Un inventaire plus détaillé des manuscrits constituant le « Grand Traité » de Fourier a été dressé par Émile Poulat dans son admirable ouvrage sur Les Cahiers manuscrits de Fourier. Étude historique et inventaire raisonné (1957). Pour une liste des collections contenant d’autres lettres ou manuscrits de Fourier, voir J. Beecher, Fourier, p. 592-594.

La littérature concernant Fourier et le fouriérisme est immense. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les bibliographies suivantes : Giuseppe Del Bo, Charles Fourier e la scuola societaria (1801-1922). Saggio bibliografico, Milan, 1957. Anton Gerits, Additions and Corrections to Giuseppe Del Bo’s Bibliography, Hilversum, 1983. I.I. Zil’berfarb, Sotsial’naia filosofia Sharlia Fur’e, Moscou, 1964, pp. 460-532. On trouvera dans les Cahiers Charles Fourier, publiés annuellement depuis 1990 à Besançon par l’Association d’Études fouriéristes, des mises à jour bibliographiques concernant les travaux récents.
Concernant la vie de Fourier, la source primaire essentielle reste l’ouvrage de Charles Pellarin, Charles Fourier, sa vie et sa théorie, 2e éd., Paris, 1843. Cette deuxième édition, qui inclut de longs extraits des correspondances échangées par Fourier et Muiron, est la plus complète. La biographie récente la plus complète est celle de Jonathan Beecher, Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993. L’ouvrage d’Émile Lehouck, Vie de Charles Fourier, Paris, 1978, reste très intéressant. Parmi les articles importants concernant la biographie de Fourier, on peut citer Jean-Jacques Hérmadinquer, « La "Découverte du mouvement social" : notes critiques sur le jeune Fourier », Le Mouvement social, n°48 (juillet-septembre 1964), p. 49-70. Émile Poulat, « Le séjour de Fourier en Bugey (1816-1821) », Le Bugey, n°43 (1956), p. 5-42. Pierre Riberette, « Charles Fourier à Lyon : ses relations sociales et politiques », Actes du 99e congrès national des sociétés savantes. Besançon, 1974. Section d’histoire moderne et contemporaine, Paris, 1976, vol. II, p. 267-289. Sur la famille de Fourier, voir François Lassus, « Les Cousins bisontins de Charles Fourier. Familles Fourier, Pion, Muguet et Wey », numéro hors série des Cahiers Charles Fourier, Besançon, 1995.
Parmi les études générales concernant la pensée de Fourier, signalons les suivantes : Urias Arantes, Charles Fourier, ou l’art des passages, 1992. Félix Armand et René Maublanc (éd.), Fourier. Textes choisis, 1937. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, 1971. Hubert Bourgin, Fourier, contribution à l’étude du socialisme français, 1905. Simone Debout-Oleskiewicz, « L’Analogie, ou "Le Poème mathématique" de Charles Fourier », Revue internationale de philosophie, tome XVI, n°60 (1962), p. 176-199. Simone Debout-Oleskiewicz, « Préface » au Nouveau Monde amoureux, in Œuvres complètes de Charles Fourier, vol. VII, 1967. Simone Debout-Oleskiewicz, « Griffe au nez, ou donner have ou art ». Écriture inconnue de Charles Fourier, 1974. L’Utopie de Charles Fourier : l’illusion réelle, 1978. Henri Desroche, La Société festive : du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, 1975. Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, 2 vol., 1924, vol. 1, p. 85-182. Charles Gide, Fourier, précurseur de la coopération, 1924. Carl J. Guarneri, The Utopian Alternative. Fourierism in Nineteenth Century America, 1990. Abgar R. Ioanissian, Genezis obshchestvennogo ideala Fur’e (La genèse de l’idéal social de Fourier), 1939. Mirella Larizza, « Introduzione » à Charles Fourier, Teoria dei quatro movimenti e altri scritti, 1971 ; Henri Lefebvre et al., Actualité de Fourier. Colloque d’Arc-et-Senans, 1975. Émile Lehouck, Fourier aujourd’hui, 1966. Henri Louvancour, De Henri Saint-Simon à Charles Fourier. Étude sur le socialisme romantique français de 1830, 1913. Maria Moneti, La Meccanica delle passioni : Studio su Fourier e il socialismo critico-utopistico, 1979. Claude Morilhat, Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, 1991. Michel Nathan, Le Ciel des fouriéristes. Habitants des étoiles et réincarnation de l’âme, 1981. René Schérer, Charles Fourier ou la contestation globale, 1970. E. Silberling, Dictionnaire de sociologie phalanstérienne, 1911. Michael Spencer, Charles Fourier, 1981. Marguerite Thibert, Le Féminisme dans le socialisme français, 1926, p. 99-146 ; Laura Tundo, L’Utopia di Fourier, in cammino verso armonia, 1991. I.I. Zil’berfarb, Sotsialnaia filosofia Sharlia Fur’e i ee mesto v istorii sotsialisticheskoi mysli pervoi poloviny XIX veka (La philosophie sociale de Charles Fourier et sa place dans l’histoire de la pensée socialiste dans la première moitié du XIXe siècle), 1964.

Traduction de la notice, actualisation des rubriques « œuvres », « sources » et « bibliographie » par Michel Cordillot - Choix des documents par Thomas Bouchet