Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Pierre-Joseph Proudhon, critique des idées fouriéristes
Quelques observations préliminaires sur l’apport de ses manuscrits inédits
Article mis en ligne le 14 février 2009

par Castleton, Edward



Introduction [1]

Les rapports entre Fourier et Proudhon ont été l’objet de nombreuses études. [2] Il ne s’agit point ici de répéter de nouveau ce qui a été déjà dit. Il a été maintes fois raconté comment Proudhon, simple correcteur d’une imprimerie de Besançon, a composé et corrigé les épreuves du Nouveau monde industriel et sociétaire en 1829, et ensuite, pendant six semaines comment il a été bouleversé par sa lecture avant de reconnaître la folie de son enchantement. Dans ses premiers ouvrages non-linguistiques, surtout ceux publiés entre 1839 et 1846, Proudhon, peut-être en souvenir de cette brève séduction de son esprit, a souvent critiqué l’Ecole sociétaire pour son dévouement aveugle à Fourier, ciblant en particulier son acceptation de l’importance de l’inégalité naturelle dans la doctrine fouriériste. Proudhon en retour a été critiqué par les fouriéristes, et, à la suite de la publication d’une brochure anonyme contre Proudhon pendant l’automne 1841, [3] il a même publié en janvier 1842 son troisième mémoire sur la propriété, un pamphlet adressé directement à Victor Considerant, pour réfuter les principaux éléments de la doctrine fouriériste, Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Victor Considerant, rédacteur de la Phalange, sur une défense de la propriété. [4] Enfin, après avoir écrit à Considerant, pour répondre à nombreux articles critiquant son Avertissement apparus dans La Phalange, en juin-juillet 1843, Proudhon a publié De la Création de l’ordre dans l’humanité, ouvrage curieux dans lequel son auteur adopte à son propre compte la théorie de la série de Fourier, bien qu’il continue à ridiculiser son géniteur et, surtout, ses disciples. [5] En général peu appréciée par les amis de Proudhon de son époque, l’utilisation du concept de la série serait assez éphémère chez Proudhon et il ne reviendrait plus jamais avec autant d’emphase à son égard. La publication de De la Création signalerait aussi la fin de toute discussion véritable entre Proudhon et l’Ecole sociétaire, jusqu’en février 1849, lorsque Proudhon entrait en polémique avec Considerant à propos des journées de juin 1848 et son rapport avec le « socialisme ». [6] Dans ce dernier échange assez violent entre Proudhon et le chef de file de l’école sociétaire, il s’agissait en grande partie d’une querelle de personnalités, sans grand contenu idéologique comme les polémiques qui datent du début de la décennie dans la période plus paisible de la monarchie de Juillet. A la suite de cette bagarre, à part quelques références diverses ici et là dans ses écrits, ni Fourier ni son école ne figurent plus vraiment dans les écrits de Proudhon.

Cet article a la modeste prétention d’examiner, d’une manière préliminaire et non point exhaustive, dans quelle mesure les manuscrits inédits de Proudhon, conservés à la Bibliothèque Nationale à Paris et à la Bibliothèque d’Étude et de Conservation à Besançon, pourraient apporter quelque chose de neuf à ce qu’on sait déjà des rapports entre ces deux courants de pensée. En ce qui concerne les écrits des membres divers de l’école sociétaire, il faut avouer qu’il existe très peu de lettres des Fouriéristes dans les papiers de Proudhon. [7] Concentrons-nous donc sur ce que Proudhon a écrit en privé sur Fourier et les fouriéristes. Incontestablement, les documents les plus intéressants à cet égard sont les cahiers des lectures de Proudhon qui datent de la période septembre-octobre 1841, période entre la publication du deuxième et du troisième mémoire sur la propriété pendant laquelle Proudhon a pris la peine de lire la majorité des ouvrages de l’Ecole sociétaire. [8] En attendant la publication de l’intégralité de ces cahiers en 2010 avec, pour accompagnement, un volume d’études portant sur ces manuscrits, bornons-nous modestement pour l’instant à ce sujet. [9] Dans l’article qui suit, on a essayé de dégager trois aspects principaux de la critique proudhonienne de la doctrine fouriériste qui se trouvent dans ces cahiers inédits de Proudhon, sans faire trop de références à ses écrits publiés. [10] En général, le résultat confirme les constats de la littérature secondaire existante, qui a surtout souligné l’hostilité de Proudhon à l’inégalitarisme de l’école sociétaire et sa défense anti-fouriériste du principe de l’égalité des conditions. Mais il suggère aussi plus exactement ce que Proudhon a voulu puiser dans la théorie fouriériste et il démontre en même temps que l’intérêt particulier que Proudhon avait pour la méthode « sérielle » révèle les limites du « fouriérisme » de Proudhon. Enfin, on découvre que si le point du départ du désaccord entre Proudhon et l’école sociétaire était la question du rôle légitime à accorder à l’inégalité naturelle des capacités des travailleurs dans la division du travail, la conception fouriériste du « travail attrayant » n’était pas moins une source du conflit.

Le leurre de l’inégalité naturelle dans la prétendue « science » analogique des passions

Commençons par le thème de l’égalité des conditions, qui est récurrent dans les premiers écrits publiés de Proudhon et aussi très présent dans la critique qu’il fait du fouriérisme dans ses cahiers de lectures inédits.

D’abord, qu’est-ce que « l’égalité des conditions » signifie pour notre auteur ? Telle qu’elle apparaît dans les notes critiques que Proudhon a prises dans ses cahiers sur les textes fouriéristes, l’égalité exige l’équation entre les facultés de l’homme et la fonction de ce même homme dans la division du travail : équation d’aptitudes différentes entre les individus en tant que producteurs de richesse. Le problème de la répartition et de la distribution des revenus se pose dans la mesure où le capital et la propriété peuvent faire obstacle à cette équation idéale et égalitaire entre les facultés naturelles et les fonctions productives. Ce problème est au cœur de la problématique des écrits de Proudhon antérieurs à 1848, notamment dans ses trois mémoires sur la propriété. [11] Au moment de la composition de ces écrits, Proudhon considère que le but désirable de toute organisation sociale future exige l’égalisation progressive des revenus, ce qui entraînerait forcément dans son application, une égalité plus réelle des conditions. La vraie « science sociale », selon lui, devrait s’occuper de la justesse de la répartition des richesses. C’est ce que l’Ecole sociétaire n’a pas pris en compte. Fourier a confondu l’inégalité en tant qu’une valeur sociale légitime et bénéfique avec les différences naturelles de fait qui existent entre les hommes. Pourtant, selon Proudhon, la diversité naturelle des talents et des aptitudes ne contredit point l’égalité des conditions, ou des biens, qui devrait régner dans tout ordre social juste : pour lui, les droits respectifs des hommes ne sont pas changés par les inégalités de nature. Au contraire, revus d’un point de vue proudhonien, les talents et aptitudes des phalanstériens sont différents mais complémentaires de l’égalité, et cela grâce à l’équivalence des capacités et des fonctions dans l’organisation des groupes contrastés. En outre, étant donné que toutes les fonctions sont censées être équivalentes les unes des autres dans l’association agricole-industrielle, pour que la théorie fouriériste de la série des « groupes contrastés » soit cohérente, ces mêmes fonctions devraient logiquement valoir chacune entre elles, un salaire égal dans la production issue de la division du travail au sein du phalanstère.

En négligeant l’importance d’une redistribution équilibrée des richesses dans le fonctionnement du phalanstère, les fouriéristes ont oublié, selon Proudhon, que si le travail est le grand ressort de leur système fouriériste, la répartition est le balancier modérateur de la machine, « le régulateur du travail, comme la bourse est le baromètre de la politique. » [12] Mais dans la théorie fouriériste, au moins telle qu’elle a été prêchée par les disciples de Fourier, la richesse produite par le phalanstère devrait être répartie entre les producteurs en proportion du concours de chacun à cette richesse. Ainsi, dans le phalanstère, les individus seraient rétribués selon les critères de la contribution de leur capital, de leur travail et de leur talent à la production, ce qui veut dire en effet que les rétributions seraient déterminées par l’inégalité des fonctions. La richesse n’est donc pas tout à fait collective dans le phalanstère, bien qu’il n’y ait pas de propriété immobilière car le fonctionnement du phalanstère exige la non-appropriation exclusive du fonds commun. L’ouvrier doit être associé et non salarié comme dans le travail « civilisé », activité insipide qui n’est qu’une forme de servage indirect. Ainsi deviendra-t-il intéressé et co-propriétaire dans le phalanstère. Pourtant cette vision d’une amélioration des rapports de travail ne menait pas les fouriéristes vers une défense d’une répartition plus égale des salaires. En tant qu’un bien susceptible d’être converti en propriété, la richesse produite par le concours du travail parcellaire dans le phalanstère devrait être répartie selon les trois critères d’intelligence, de talent, et de capital : il n’y a pas de partie de cette richesse qui subsiste en commun et se retrouve dans la rémunération du travail. Or pour Proudhon, la propriété phalanstérienne conçue ainsi, bien que non point immobilière, se réduit quand même à un privilège, celui de « haute paie », comme les indemnités supplémentaires allouées aux militaires. [13]

Dans ce sens, la critique que Proudhon fait des fouriéristes, rejoint la critique qu’il fait des saint-simoniens ; ce n’est pas par hasard si Proudhon associe souvent dans ses premiers écrits publiés les deux écoles rivales. [14] Pour les saint-simoniens, la classification des hommes et des femmes se fait selon les aptitudes naturelles des individus, mais ces aptitudes sont déterminées par leur utilité fonctionnelle dans l’organisation des associations productives. Comme chez les fouriéristes, il y a concordance ou identité entre fonction et capacité, dans laquelle le mérite est prouvé par la mise en œuvre des facultés, talents et capacités naturels. Il existe donc une ressemblance avec les fouriéristes dans l’équivalence entre aptitude et fonction dans la devise saint-simonienne, « A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres ». Cette maxime, comme certaines analyses l’ont bien démontré, implique la même critique inégalitaire de la société inégalitaire que l’on retrouve dans la formule fouriériste, « A chacun selon son capital, son travail et son talent ». [15] En effet, les saint-simoniens sont aussi attachés à l’importance du principe hiérarchique que les fouriéristes, pour qui les inégalités naturelles associées à la variété infinie des êtres sont le principe générateur de la théorie sociétaire : le ressort essentiel à l’organisation de la société en séries passionnées étant, après tout, l’inégalité de fortunes, de dispositions, de penchants, de capacités, de talents, de goûts, et d’instincts. De la même manière, l’égalitarisme de Proudhon se distinguait d’un certain rejet méthodologique qui caractérisait le socialisme et la « science sociale » naissante de son époque : celui de l’application des règles quantitatives et mathématiques à la société, utilisé également par Karl Marx et l’ex-saint-simonien Auguste Comte, au nom des différences qualitatives qui existaient naturellement entre individus. [16] La maxime impérative que Proudhon adopterait comme sienne, « les produits s’échangent pour les produits », maxime censée décrire à la fois une loi des transactions économiques et une devise, rappellent l’égalité qui devrait exister entre producteurs dans toute échange, vient de Jean-Baptiste Say et de l’école de l’économie politique. [17] Il se réfère sciemment à la valeur juridique accordée au principe de l’égalité devant la loi, grande conquête de la Révolution française. Cette référence contraste avec d’autres penseurs sociaux de la même époque comme Saint-Simon, Fourier, Comte, et Marx qui étaient beaucoup plus sceptiques par rapport aux conquêtes institutionnelles (et « bourgeoises » dans le cas de Marx) de l’époque révolutionnaire.

Cette appropriation des lois de l’économie politique pour renforcer le principe de l’égalité des conditions, n’empêchait pas Proudhon, dans ses lectures, de chercher dans les arguments cosmologiques de l’école sociétaire, les preuves de ses propres croyances. Lisant La Destinée Sociale de Considerant, par exemple, Proudhon rencontre la reprise faite par les disciples de Fourier, de la cosmologie de leur maître et apprend (ou réapprend) que la somme des mouvements ascendants étant égale à la somme des mouvements descendants, l’équilibre universel est la condition même de l’existence des choses produite par cette continuité hiérarchique ascendante et descendante. Face à cette assertion, Proudhon est époustouflé par le fait que Considerant n’ait pas vu que le principe cosmologique d’équilibre dont il parle et qu’il prend pour une vérité absolue, est en contradiction avec la valeur positive que son école donne à l’inégalité :

[C]omment V. Considerant, après le principe d’équilibre qu’il vient de poser, se montre-t-il si fort partisan de l’inégalité ? - l’ordre social est une équilibration des conditions et des fortunes, non d’après les facultés, mais d’après les personnes. Les personnes, sont-elles libres, fonctionnantes, associées ? l’égalité s’en suit. - Au reste, il est souverainement illogique, pour ne rien dire de plus, de prétendre établir l’inégalité des conditions, c’est-à-dire des droits, sur des inégalités de nature. Les hommes sont plus grands ou plus petits, plus vertueux ou plus libertins, plus savants ou plus ignorants, etc. etc. cela ne prouve tout au plus qu’ils font certaines choses mieux l’un que l’autre : mais l’inégalité de droit ne pourrait être fondée que sur l’inégalité de nature [...] Comment il est question d’associer les hommes, et vous rêvez d’inégalité ! A la bonne heure, s’il y avait des castes, des esclaves, des nobles, et des maîtres. La distinction politique des races et des rangs étant analogue à l’inégalité de nature, on conçoit sous ce régime l’inégalité des fortunes ; aujourd’hui elle ne se comprend plus. [18]

Bref, les temps ont changé et le progrès humain interdit de telles régressions inégalitaires. On verra ci-dessous comment la critique proudhonienne de l’école sociétaire repose sur une certaine philosophie de l’histoire, voire même une théodicée qui récuse toute notion de « grand écart » ou rupture, avec la continuité des événements qui se succèdent et lient le passé avec l’avenir. Il suffit de dire pour l’instant que « l’égalité » dont parle Proudhon est dans un état perpétuel de devenir, ce qui pourrait prêter à confusion. Il est bien vrai que Proudhon parle souvent de l’égalité comme si elle existait de fait, alors qu’en effet, dans ses écrits (mais aussi dans les manuscrits qui sont le sujet de cet article), il existe, d’une manière sous-entendue, comme dans la théorie de justice qu’il formulera plus tard, plutôt d’une manière immanente que réelle, dans l’écart actuel de son temps entre le droit et le fait. Cet écart est senti d’abord dans les réflexions issues des contextes sociaux et dans le cadre intersubjectif responsable à la fois pour la pensée et le progrès du genre humain. Ainsi, l’égalité pour Proudhon est expérimentée et vue surtout dans la division du travail, contexte social par excellence qui implique la dépendance des producteurs ou travailleurs spécialisés les uns des autres dans l’acte de la production même. Le libre développement de ce sentiment éthique de la dignité égale de chacun en tant que travailleur, immanent aux rapports sociaux, est considéré par Proudhon comme un droit imprescriptible qui nécessite, à son tour, l’égalité des conditions, synonyme de l’égalité des biens dans la distribution des richesses. La morale confirme ainsi d’une manière réflexive ce qu’une bonne organisation de la société prouve et vice versa. Tous ces développements sont très éloignés des soucis de l’Ecole sociétaire. En voulant récompenser et rétribuer d’une manière méritocratique la diversité et la variété naturelles responsables pour un bon fonctionnement social, (reproduisant ainsi la société dans toutes ses inégalités), les fouriéristes, comme leur maître, laissaient trop peu de place à la dignité de chacun en tant qu’êtres libres et autonomes, capables de sentir l’égalité entre eux - bref à la capacité de moralité nécessaire pour sentir les rapports sociaux.

Cela était dû, en partie sans doute, au scepticisme des fouriéristes pour la moralité en « civilisation ». Les notes de Proudhon sur la brochure de Considerant, L’Immoralité de la Doctrine de Fourier révèlent que leur auteur n’était point convaincu par la légitimité du rejet de la morale par Fourier. Ce dernier a peut-être trouvé mauvais de considérer la morale, en tant qu’une méthode de conduite, mais il n’a jamais réussi à confirmer que sa morale à lui était meilleure que celle des moralistes qu’il critiquait. Selon Proudhon, « [o]n pourrait constater que la morale ne soit qu’une méthode : c’est l’ensemble des prescriptions absolues de la conscience ; prescriptions souvent faussées, défigurées, etc. par l’opinion, le fanatisme, les passions, etc. en sorte que ce que Fourier appelle subversion des passions, dont il fait la cause du mal, est précisément la subversion de la morale par les passions. » [19]

Mais, bien entendu, les prescriptions de la conscience n’ont pas vraiment de place dans un système destiné surtout à émanciper les passions, elles-mêmes rien de plus vraiment que des forces motrices ou principes d’action. Et le siège de ces facultés aveugles n’avait pas de véritable base autre que des assertions de Fourier. Ce qui n’empêchait pas les disciples de ce dernier, comme leur maître, de faire éternellement des jugements de valeur contre la « civilisation » et sa morale, sans établir le moindre critère pour émettre ces jugements :

Les passions, [...] principe actif et moteur, mais non intelligent, nous poussent dans tous les sens ; vous le savez bien vous-même, puis que vous distinguez un essor harmonique, et un essor subversif des passions. Or, qui peut-être juge entre l’un et l’autre ? si ce n’est que la raison, ou mathématique, vous a appris que les passions mal dirigés pouvaient contrarier les décrets de Dieu, et s’opposer à l’ordre. Laissez donc les passions, et occupez-vous de l’ordre et de la règle. [20]

La mathématique, le calcul, la règle, ça veut dire la question de la répartition, question surtout quantitative : quel est le critère qu’il faut employer pour déterminer un juste taux des récompenses pour le travail fait en société ? Mais Fourier n’était pas intéressé par des questions si « cis-mondaines » de rémunération, car elles ne rentraient point dans le cadre thérapeutique de son système de « travail attrayant ». Ainsi, il se contentait de faire naître la différence des conditions - c’est-à-dire l’inégalité des biens, une différence de quantité - de la différence des aptitudes, différence d’espèce ou de qualité. Ce qui était une manière, selon Proudhon, d’abandonner toute référence à la moralité. Et parce que, dans le système fouriériste, il n’y a pas de règle évidente pour distinguer le bon du mauvais, il est difficile, voire même presque impossible, de déterminer ce qui distingue exactement l’attraction légitime de l’essor subversif. Les conditions nécessaires et les raisons pour l’une et l’autre - en réalité rien de moins que l’objet traditionnel de la morale tant ridiculisé par Fourier - ne sont jamais expliquées.

Cette critique que Proudhon fait du rôle cosmologique de l’attraction et des passions est également une critique du principe d’analogie employé par Fourier et ses disciples. Fourier a étendu trop loin la loi d’attraction, cherchant des ressemblances qui ne sont pas essentielles. Pour Proudhon, l’assertion sociétaire, par exemple, que les attractions devraient être proportionnelles aux « destinées » ne veut rien dire. L’« attraction », dans le vocabulaire des fouriéristes, est l’équivalent du « substratum » qu’on retrouve dans la « psychologie » des philosophes éclectiques, à la mode sous la monarchie de Juillet, comme Théodore Jouffroy, Victor Cousin ou Jean-Philibert Damiron : c’est une généralisation qui nomme ce qui est impénétrable et inconnu mais appréciable seulement dans la succession des apparences phénoménales. En réalité, un peu comme les passions, elle n’est qu’une force universelle, vague et sans définition.

Proudhon fait une pareille critique des prétentions « scientifiques » de Fourier. Ce dernier a eu l’audace de croire qu’il avait crée une « science nouvelle » qui demandait seulement sa vérification dans la pratique, ce que jusqu’alors personne n’a réussi à faire. Mais d’où venait cette prétendue science ? Raisonnant par analogie, Fourier a conclu de l’existence des faits scientifiques, à d’autres faits soi-disant semblables. Ainsi il a imaginé qu’il existe une « attraction passionnelle » qui est corrélative à l’attraction moléculaire et aux lois de Kepler et de Newton. En gros, le résultat de sa science est « un pastiche puéril, une vraie fantasmagorie » dans lequel, par exemple, les lois astronomiques doivent forcément se trouver dans la société, parce que Fourier dans son système cosmologique a eu l’intuition qu’il en était ainsi. Moins convaincu, Proudhon demandait pourquoi Fourier n’a pas pu vérifier lui-même sa propre science : « Fourier affirme, et il demande qu’on le croie, ou qu’on prouve la fausseté de son assertion. Tout le monde a droit de faire comme lui : mais aussi le sens commun a dit de se moquer des assertions. » [21] Trop nominaliste dans ses conceptions et point inductif, Fourier établissait d’abord une formule ; il procédait ensuite par entités, abstractions et antithèses de mots ; enfin il prenait ses comparaisons pour des raisons. Le résultat était un fatras total, son auteur un « halluciné », obsédé, comme tous les hallucinés, par une idée qui traversait son esprit, produisant ainsi des aberrations singulières, lui faisant souffrir des hallucinations d’idées et de l’entendement. [22] En se préoccupant éternellement de la question de l’harmonie des passions humaines, Fourier a pris le but de la réforme de l’organisation sociale pour son moyen pratique : sa science se réduisait ainsi en grande partie à la folie de ses préjugés.

Une théodicée sérielle du progrès sans « grand écart »

Mais tout n’était pas mauvais chez Fourier non plus. Dans ses cahiers, comme dans De la Création de l’Ordre, le jugement de Proudhon à son égard n’est pas complètement défavorable. Il est bien vrai que : « Hors de la loi sériaire, qui l’a accablé de son immensité, sa faible intelligence n’a rien vu, rien entendu, rien compris. » [23] Pourtant, c’est l’ « immensité » de l’exception qui nous intéresse ici. Qu’est-ce que cet intérêt pour la notion fouriériste de « série » qu’on trouve chez Proudhon entre 1841 et 1843 ?

D’abord il faut définir ce qu’était « la série » dans la pensée fouriériste. La série pour Fourier était liée à la gestion de la distribution des harmonies et à sa manie de classification : il s’agissait d’un mode de classement de toutes les inégalités susceptible de combiner les différentes variétés contenues par ces inégalités afin d’organiser la société en groupes de similitudes à partir des genres et des espèces. [24] Ces groupes seraient de plus en plus réduits selon l’organisation de chaque être en question et sa manière de vivre, mais aussi selon les différences les plus minimes qui existent entre des êtres différents. Ainsi, il y a une certaine ressemblance, voire même complémentarité, entre la méthode de la série et le catalogue des êtres que représente le système social envisagé par Fourier : les séries expriment les rapports vrais et harmoniques des choses entre elles, liant ainsi le monde naturel et le monde social dans une vaste hiérarchie sériée à l’intérieur de laquelle chaque espèce est contiguë à deux autres. Dans ce sens, cette vision globale de classification sociétaire dépassait de loin les efforts plus limités et modestes des naturalistes tels Linné, Jussieu ou Cuvier, qui n’auraient jamais rêvé de classer les règnes en groupes et séries de groupes. [25] Mais l’originalité du système de Fourier ne s’arrêtait point là. Les mécanismes qui assureraient les harmonies entre des séries différentes se trouvaient, non pas dans la série, elle-même, simple moyen d’organisation et de rangement, mais par voie d’analogie, dans la musique, les mathématiques, et les mouvements célestes des planètes.

Pour Proudhon, (au moins pendant la brève période, entre la préparation pour la publication de l’Avertissement aux propriétaires et la publication de De la Création de l’ordre, pendant laquelle il a été obnubilé par l’idée de sériation), la série avait surtout un intérêt méthodologique et logique, voire même épistémologique, en rapport direct avec son intérêt plus général pour les processus cognitifs responsables pour la capacité de l’homme d’apercevoir et de comprendre le monde. L’acte de sériation permet la limitation du temps et de l’espace, et la série agit comme une des formes catégoriques de l’entendement. La méthode sérielle offrait donc le même intérêt philosophique pour lui que les écrits épistémologiques de Condillac sur l’analyse et son rapport avec la parole et le langage ou les catégories d’entendement kantiennes. La série, liée pour lui à ce moment-là à ses réflexions plus générales sur le critérium de la certitude et les universaux, c’est l’art de raisonner, de sérier des idées, acte qui est essentiel à toute classification. Chaque série est une généralité logique qui implique division et séparation conceptuelle, sous-entend l’unité dans la diversité successive des idées, et les réunit de cette manière dans des groupements d’antinomies. Dans ce sens, la série permet la classification des idées sans insister pourtant sur le dépassement de leurs contradictions. Lorsque Proudhon parle d’une « série » ou de la méthode « sérielle », il parle moins, comme Fourier, des êtres vivants et de la manière dont ils devraient être classés dans une grande chaîne des êtres liant le monde social au monde naturel, que des idées et de la manière dont elles s’articulent, se succèdent, et se précisent dans le raisonnement humain. Ainsi toutes les pensées humaines possibles forment des genres et des espèces, comme, dans la théorie fouriériste, la multitude et la variété des rapports sociaux donnent naissance aussi à des genres et des espèces.

L’acte de sériation était lié aussi au problème philosophique de la certitude. Selon Proudhon, le « raisonnement catégorique » seul est capable de donner la certitude en trouvant le genre et l’espèce d’idées. Il identifie dans toutes les espèces énumérées un caractère commun qui leur permet d’être classifiées dans un même genre. De même, il permet la détermination des universaux par l’expression de leurs caractères communs à toutes les espèces. Mais cette forme essentiellement classificatrice du raisonnement sériaire n’est pas purement cérébrale. En ce qui concerne la division du travail, ce raisonnement « donne une nouvelle force au principe de spécialisation et de totalisation : puisqu’il consiste à faire observer dans l’organisation, précisément ce que l’on a vu dans la répartition, à mettre chacun à sa place, et à lui interdire les attributions d’autrui. » [26] On reviendra ci-dessous dans notre dernière partie sur ce que Proudhon voulait dire par « totalisation ». Pour l’instant, il suffit de souligner, par rapport à notre première partie, que le raisonnement sériaire est ainsi la confirmation de l’égalité des conditions aussi bien que le mode épistémologique de sa compréhension qui permet la détermination de la juste part de chacun et de chaque chose dans l’univers.

Dans la prétendue « science » analogique des passions, faire une telle confirmation, c’est impossible. Fourier ne savait pas comment classer ses propres idées, et ses disciples « s’embarrassent perpétuellement dans de nébuleux syllogismes » [27] C’est bien l’absence de bornes ou de limites dans les penchants organisateurs et classificateurs de Fourier qui contribuait en partie à sa folie monomaniaque :

Mauvais effet des idées générales. C’est d’énerver le génie en le tenant dans une sorte de vide ; de l’épuiser par la contemplation de l’espace sans bornes. Plus on s’arrête devant une grande idée, plus on devient paresseux, incapable de travail, dédaigneux des découvertes moins sublimes, mais plus utiles. Cela est arrivé à Fourier, qui n’a jamais pu se dégager de l’oppression où le tenait sa loi sériaire. Et pourtant il n’en avait pas même une idée complète et juste ; sans cela il eût évité bien des écueils. Il y a des esprits qui se croient du génie, parce qu’ils ont le cerveau vide. Tel fut Fourier. 24 ans pour attraper quoi, grand Dieu ! La série de groupes contrastés à courtes séances, et pour écrire un roman absurde ! [28]

Fourier n’a pas su dégager la vérité de sa méthode et de son application absurde, voire même « hallucinée », à la société :

En annonçant que je montrerai la bêtise et l’infamie du phalanstère, j’ai été violent et grossier, par conséquent injuste : mais lorsque j’ai accusé d’ignorance le bonhomme Fourier, j’ai exprimé une vérité très exacte. - Actuellement rien ne doit sembler plus faux, plus puérile, plus incohérent, que le système de Fourier. En contradiction sur tous les points avec son propre principe, la loi sériaire, qu’il avait mal conçue, Fourier s’est perdu dans de faibles spéculations, dans des bagatelles insensées, témoin le travail salarié des bambins de 4 ans, qui rappelle involontairement les souris filant du coton. [29]

Cette déviation vient largement de l’incapacité de Fourier à comprendre la nature successive de l’intelligence humaine et son rapport avec l’histoire de l’humanité. Dans ce sens, la succession des classifications dans la série est le synonyme pour Proudhon du progrès intellectuel accompli par l’analyse et l’utilisation de la raison par le genre humain. Comme dans la sériation des idées, il y a succession dans l’acheminement des choses car rien n’est laissé au hasard. Dans son groupement composite, toute succession des concepts est gouvernée par le principe de l’organisation dialectique de ses parties. On pourrait dire la même chose de l’histoire humaine dans la mesure où il existe un parallèle entre le développement du monde intellectuel de la raison et le monde terrestre de la société. Et, il faut rajouter, cette condition ontologique est liée en large partie dans la pensée de Proudhon à une certaine conception de théodicée.

Le thème de la théodicée est fort peu étudié dans la pensée de Proudhon, car ce mot n’apparaît pas d’une manière récurrente dans ses écrits. On cite souvent la phrase, « Dieu, c’est le mal », peut-être l’apothème le plus connu de Proudhon après « la propriété, c’est le vol », mais personne jusqu’alors dans l’énorme littérature secondaire sur sa pensée n’a essayé d’examiner l’évolution de la notion du mal dans l’œuvre de Proudhon avant la publication en 1846 du Système des Contradictions économiques, l’ouvrage dans lequel se trouve cette phrase si terrible. Ici, les inédits nous apportent quelque chose car ils nous permettent de voir ce que c’était le mal pour Proudhon avant que, grâce à ses accointances férues de la philosophie hégélienne, il se soit proclamé « antithéiste » et qu’il ait déclaré la guerre à l’absolu, et, plus particulièrement, à Dieu. [30] Dans ses notes sur l’Ecole sociétaire comme dans ses cahiers des lectures entre 1839 et 1842, ce thème de la théodicée est pourtant très présent. Avant l’automne 1841, le mal apparaît dans ses cahiers comme une simple infraction à l’idéal de la perfection offert par le spectacle de la nature : il témoigne de l’impuissance de l’esprit contre la vie et la matière. Mais, à force de lire, d’une manière très critique, les écrits des Fouriéristes, notamment en ce qui concerne la notion de « l’écart absolu », Proudhon développe ses pensées à l’égard du mal en fonction de son intérêt renouvelé pour la méthode sérielle de Fourier. Le mal est toujours vu par lui comme quelque chose d’éternel et de perpétuel, même nécessaire et inhérent à la nature des choses, mais il est aussi contingent et n’est point absolu. Aussi ancien que la Création elle-même, il est également le résultat de cette même Création car lié avec le principe de division, fait intégral de toute création. Il en est ainsi tout simplement parce que les œuvres de Dieu sont défectueuses. Il n’est pas vrai, comme Rousseau a cru bon de le dire, que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses ». L’existence du mal étant incontestable, ce n’est pas la peine de chercher à savoir comment le mal s’est glissé dans l’œuvre de Dieu, ni d’où il est venu. L’homme, pour Proudhon, est une créature imparfaite, pour qui la force est séparée de la substance et pour qui la création, jamais simultanée comme chez Dieu, ne consiste qu’en des actions successives et multiples. C’est justement à cause de la distinction des facultés que l’homme est capable de « créer ». Par exemple, c’est à travers la division du travail qu’il est capable de produire des choses de ses propres mains et ainsi gagner son pain quotidien et satisfaire ses besoins. N’étant point un Dieu, l’homme, condamné à une existence corporelle, doit manger pour vivre, et pour manger il faut qu’il travaille et donc produit des œuvres. [31] La mission providentielle de l’homme selon Proudhon est de corriger et d’améliorer l’ouvrage de Dieu, idéal parfait et ineffable auquel l’homme doit toujours aspirer. La religion de Proudhon, sur le plan pratique, se réduit ainsi à l’application de l’intelligence à l’industrie, à la science, et à l’art dans le travail socialisé par la division du travail. De même que sur le plan dogmatique, pour employer un vocabulaire un peu anachronique, on pourrait dire que la philosophie sociale remplace, en effet, la théologie politique.

Mais, à la lumière de certaines idées que Proudhon avait à l’époque sur la nature de l’esprit et de l’intelligence, il faut comprendre la capacité créatrice de l’humanité aussi dans un sens presque épistémologique. Dans le sens où Proudhon emploie le mot, la « création » pourrait être également définie, comme la série dans le système de sa pensée, d’une manière purement intellectuelle. Selon lui, les formes de l’esprit, ou les facultés premières de l’entendement (les deux étant identiques pour Proudhon), sont l’empreinte faite sur l’entendement, (identique avec la conscience), de ces mêmes formes. En effet, la sensation externe est peut-être l’occasion qui nous révèle non seulement les formes nécessaires de l’entendement (comme les catégories de sensibilité tels le temps et l’espace) mais aussi les séries obligatoires pour organiser et comprendre la nature. En outre, ces formes de l’entendement révélées par la sensation sont congénères à l’esprit. Ainsi la loi sériaire implique, elle aussi, une catégorie de sensibilité - celle de l’unité, de pluralité et de nombre - et elle permet aux êtres humains à la fois la généralisation suffisante pour donner la certitude aux choses ; la compréhension des rapports qui existent entre les choses ; et les relations idéales qui sous-entendraient une co-existence harmonieuse entre ces choses. De cette manière, se dessine le passage de la sensibilité à l’entendement et de la raison pure à la raison pratique.

Dans cette évolution sériaire, Proudhon imagine des processus intellectuels dans lesquels on ne pense pas à partir des phénomènes : nous pensons aussi activement ces phénomènes tels que nous les déterminons par expérience. Du coup, l’âme, selon lui, réfléchit les formes de la nature en les reproduisant et les corrigeant, les combinant activement et librement, non point passivement. Cela veut dire que la réalité, telle qu’elle est perçue, est transformée par l’acte même de sa description en sorte que la description prime la perception. [32] Ceci dit, le rôle de la classification, essentielle pour la compréhension du monde phénoménal et sa maîtrise et amélioration par l’intelligence, devient quelque chose de presque providentielle dans la pensée de Proudhon, car - l’homme étant condamné à vivre dans la division et par la division - l’organisation des idées selon les principes d’une bonne méthode sériaire, comme l’organisation des hommes dans une bonne division du travail, est la seule manière de lutter contre le mal. Mieux classifier et sérier, c’est une manière d’atténuer le mal, comme comprendre le monde, le maîtriser par l’intelligence, c’est s’émanciper de sa condition bornée de mortel humain. [33]

Le mal, chez Fourier, est défini tout autrement qu’une condition intellectuelle de l’être humain. Selon Proudhon, dans la doctrine de l’Ecole sociétaire, l’homme est considéré comme naturellement bon, ou au moins indifférent au bien et au mal ; le mal vient quand l’essor des passions est contrarié. Cette subversion des passions est la vraie source des problèmes auxquels est exposé le genre humain. D’ailleurs, tout ce que l’humanité a fait jusqu’à l’arrivée au monde de Charles Fourier n’est que le produit d’un essor subversif, car depuis 2000 ans jusqu’à sa naissance (bien qu’en passant par les différentes étapes de « Sauvagerie », « Barbarie », « Patriarcat » et « Civilisation ») l’humanité se trompe dans son organisation - fait qui nécessite précisément le « grand écart ». Pourtant, il a existé un état de nature, état d’innocence ou paradis terrestre comme dans la théologie chrétienne, qui était la société primitive et dans laquelle existait un phalanstère organisé, avant l’arrivé du mal sociétaire et le déroutement des passions par cet essor subversif. Le problème pour Proudhon, c’est de savoir comment expliquer cette disparition du mécanisme passionnel qui est la loi et la voix éternelle de la nature dans la cosmologie fouriériste, parce qu’on a l’impression, en lisant les textes de l’école sociétaire, que ce déroutement était une perturbation purement accidentelle, sans raison d’être, une contradiction - sans cause, sans principe, et sans objet - de ces lois éternelles. Les fouriéristes n’arriveront jamais à faire coexister (à part dans leurs têtes) une société en subversion qui nécessite un « grand écart » avec la bonté des passions, la non-existence originelle du mal, et l’infaillibilité des lois de Dieu. La critique de Proudhon rejoint ainsi sa philosophie du progrès, ou théodicée, et son rapport avec l’épistémologie sériaire : la société, comme les individus, fait ses expériences avant d’atteindre à la raison, engrenée et révélée par ses actions. C’est aux philosophes de décrire le monde, non comme il devrait être (pour reprendre l’injonction marxiste), mais comme il est en devenir :

L’humanité, bien qu’elle ne puisse dire où elle va, marche providentiellement à une forme sociale qui se réalise et se produit tous les jours : et ce que la philosophie a à faire, c’est non-seulement de découvrir et de décrire cette forme, mais de prouver qu’elle est le terme inévitable de la route où l’Humanité est engagée. Hors de là, c’est nier qu’il y ait une providence dans l’Humanité depuis le commencement du monde ; c’est admettre le hasard, comme souverain de ce monde, au moins pour une période de temps donnée. - Cette méthode d’investigation a été méconnue par Fourier et par tous ses disciples : aussi leur maxime est-elle qu’il faut procéder à cette recherche par grand écart. = Première erreur. [34]

Le saut impliqué par le « grand écart » est, en effet, une négation de la méthode sérielle, car on ne peut conclure du connu à l’inconnu que par voie d’exposition ou de développement, ce qui implique des raisonnements successifs et sériés basés sur des observations concrètes et non des assertions ontologiques. Selon Proudhon, l’idée d’une rupture absolue avec l’ordre actuel des choses est impossible, car il est impossible d’y échapper complètement.

Cette critique a certes eu des conséquences sur la manière dont les deux penseurs ont envisagé l’avènement d’une meilleure organisation de la société. Il a été maintes fois constaté par tous les commentateurs de l’œuvre de Proudhon que ce dernier concevait les sociétés comme des êtres collectifs avec leurs vies propres, capables de progrès ou de décadence et vivant dans la continuité de leur histoire. [35] Le thème de l’être collectif dans ses écrits, (surtout développé dans ses textes postérieurs à son emprisonnement sous la Deuxième République), est sans aucun doute lié avec sa théorie du progrès. Mais on le trouve même déjà dans ses réflexions de l’automne 1841 sur l’école sociétaire. Dans ses notes sur Amédée Paget, Proudhon remarque que pour comprendre le monde, il faut « chercher ce que l’Humanité a fait elle-même jusqu’ici, instinctivement et providentiellement, pour la satisfaction de ces besoins ». [36] Regarder dans la nature, ça veut dire pour lui, regarder l’évolution de la pensée humaine, la philosophie de l’histoire, la législation comparée, les tendances sociales, et les transformations politiques. De cette activité, Proudhon est convaincu qu’on pourrait deviner ce qu’il croit être « la plus belle série de l’histoire » : l’avènement progressif des fonctions sociales, qui a lieu successivement dans l’histoire, et non point simultanément, comme dans la théorie des Fouriéristes, qui voudraient organiser la société à partir de la micro-échelle du phalanstère. Cette série retrace, pour employer la célèbre formule proudhonienne de quelques années plus tard, comment l’atelier va remplacer le gouvernement dans l’histoire des sociétés humaines. Les sociétés commencent toutes d’abord en établissant des fonctions directrices tenues par des souverains ou magistrats (rois, consuls, sénats) ; ensuite viennent des prêtres, savants, mages, poètes, devins, thaumaturges et physiciens, puis, après eux, des soldats ; viennent enfin des artisans, des laboureurs, des marchands, bref des industriels et des négociants qui, comme des juges et médecins, sont sur le point de devenir ce que Proudhon appelle des « fonctionnaires publics ». Ainsi les fonctions « industrielles » tendent à devenir des fonctions « politiques », c’est-à-dire « directrices » dans les sociétés humaines jusqu’au point à remplacer les premières et plus traditionnelles fonctions dans leur importance. De cette manière, par la facilité de la communication (et de la circulation permise par les transports), les négociants, les commissionnaires, les chefs de manufactures deviennent comme des préfets et des ministres : ils sont en contact avec toute la France, et même l’étranger. De cette périodisation, dans laquelle, pour employer un vocabulaire peut-être anachronique, la dépolitisation progressive des fonctions va de pair avec leur socialisation, l’histoire de l’humanité révèle le passage d’un état social caractérisé par l’inégalité des fortunes et composé des castes, nobles, maîtres et esclaves, à un état social caractérisé par l’égalité des fortunes, où tout le monde trouve sa place et sa part légitime en tant que producteur. [37]

A cet égard, on voit resurgir dans la critique proudhonienne du fouriérisme à travers de tels thèmes tout le côté anti-révolutionnaire (car progressiste) de la pensée de Proudhon. Ce dernier n’hésitait pas à assimiler pêle-mêle les phalanstériens, les communistes et les républicains démocrates : ils croyaient tous que la réforme pourrait être imposée brusquement, que ce soit par la création des phalanstères ou des communautés, ou par le suffrage universel. Que ce soit en France ou à l’étranger, comme aux Etats-Unis, les fouriéristes voulaient créer des phalanstères, et ensuite généraliser leur modèle social à partir de cette base très restreinte de la commune. Alors que pour Proudhon, il était clair que la réforme et l’organisation de toutes les fonctions sociales, leur détermination et leur équilibration, seraient plus parfaites et plus faciles si elles s’accomplissaient sur une plus grande masse de peuple - si, notamment, elles embrassaient non seulement la France, mais l’Europe entière et tout le globe. Quant aux fouriéristes, refoulant les effets évidents de la mondialisation des marchés sur les économies locales, ils insistent sur les assertions du maître, et puis ils cherchent pour la commune une organisation ou unité politique artificielle exactement comme les républicains cherchent pour l’État une organisation gouvernementale qui est purement politique, et non point « industrielle » et « fonctionnelle ». Pourtant, les questions économiques dépassent les frontières artificielles de la géographie des gouvernements et les circonscriptions politiques arbitraires. De même les séries industrielles, soumises aux règles de la comptabilité, devraient être dégagées des influences politiques. [38] Ainsi, l’absurdité, selon Proudhon, de l’autonomie des phalanges, censées faire tout par elles-mêmes. Victor Considerant lui-même semblait reconnaître l’importance du contexte global et international dans sa Politique générale, et le Rôle de la France dans l’Europe. Et si le directeur de la Démocratie pacifique avait tout à fait raison dans sa brochure de demander que les nations renoncent à la souveraineté et à l’indépendance absolue, cause des guerres, Proudhon ne voulait rien de plus que la même chose au niveau des individus - c’est-à-dire la renonciation au droit de propriété. [39] Tellement satisfait par cet ouvrage du chef du mouvement fouriériste, Proudhon écrivait même à Considerant, « vous pouviez aller loin, si, moins modeste, vous aviez quelque peu oublié Fourier », rajoutant : « La Politique générale m’a [...] émerveillé ; et je n’ai pas craint de dire après cette lecture, que tôt ou tard nous marcherions de conserve  ; ce mot, que j’emploie à dessein, explique le plus heureusement du monde l’espèce d’association qui peut exister entre des hommes qui, sur tant de points, seront longtemps encore divisés. » [40] Considerant n’a pu enfin plaire à Proudhon que lorsqu’en abandonnant toute cosmologie nécessitant un « grand écart » il a décrit l’histoire d’une humanité passant, dans la continuité des événements successifs, d’une ère barbare, (dans laquelle les producteurs étaient des serfs et la guerre une fonction sociale), à une ère de développement des arts, sciences, et industries, qui subordonnait la guerre aux intérêts pacifiques, faisant ainsi naître la diplomatie, pour enfin se terminer avec une ère prometteuse caractérisée par des congrès d’unité et des traités généraux de commerce. Lieu commun de l’époque peut-être, c’est plus ou moins le même récit historique que Proudhon reprendrait plus tard dans son ouvrage de 1861, La Guerre et la Paix. En général, on pourrait conclure sans difficulté de cette appréciation - sans l’exagérer son importance pourtant - que pour Proudhon, les théories de l’organisation de la société retrouvaient de cette manière leur part de vérité dans leur capacité de se situer dans la trame providentielle du progrès humain.

La réalité organique de la personnalité humaine et le mécanisme artificiel du « travail attrayant »

Hélas pour l’Ecole sociétaire, le cas de cette brochure de Considerant est plutôt l’exception à la règle. Les fouriéristes ont typiquement construit leurs séries trop mécaniquement, sans prendre en compte suffisamment les éléments organiques, voire même physiologiques, qui caractérisent les sociétés humaines - ces dernières n’étant, selon l’avis de Proudhon, que des organismes qui se forment successivement, à travers leur propre histoire. Pour lui, il est un principe de physiologie invariable que tout organisme doit avoir une forme propre et appropriée à sa fonction. Aveuglé par des mécanismes artificiels pour régler les rapports sociaux qu’il inventait de toutes pièces, Fourier a certes vu que les travailleurs se classent par leurs œuvres mais il n’a pas compris que l’organisation sociale devrait résulter de cette classification, et non pas la créer, telle qu’elle ne soit elle-même qu’un classement en fonction des facultés et aptitudes productives des travailleurs. Comme Linné, Fourier a utilisé un système de classement artificiel, au lieu de ranger les êtres en familles naturelles d’après Jussieu. Par conséquent, le problème du rôle des passions dans la cosmologie fouriériste avait une autre conséquence que celle indiquée ci-dessus : il menait vers une profonde méprise des vrais rapports entre la personnalité humaine et la division du travail.

Selon Proudhon, chez les propagandistes de l’Ecole sociétaire le « travail parcellaire », contrairement à leurs prétentions, est la condition sine qua non du jeu de la passion mécanisante jusqu’au point que ce n’est plus, en dernière instance, vraiment la passion qui détermine la forme sériaire dans le système fouriériste. Pour les fouriéristes, suivant leur maître, il faut transformer le travail de lieu de supplice en lieu de plaisir, et pour que l’industrie devienne véritablement « attrayante », il faut former des séries de groupes subordonnées au jeu des trois passions distributives : celles « rivalisées » par la « cabaliste » ; celles « exaltées » par la « composite » ; et celles « engrenées » par la « papillonne » [41]. A l’inverse du travail simpliste en « civilisation » (monotone et spécialisé dans une seule fonction), les séances industrielles doivent être courtes et variées, exercées en compagnies d’amis, intriguées et stimulées par des rivalités actives. Dans le mécanisme sériaire, la division du travail devient donc composée, diversifiée et alternée. Portée à son degré suprême elle fait le bonheur de tous. Mais en réalité, selon Proudhon, la passion naît plutôt de la forme sériaire des groupes contrastés à travail parcellaire et à courtes séances. C’est tellement manifeste dans le cas du phantasme phalanstérien qu’on a l’impression que les travailleurs ne sont que des manivelles destinés à performer certaines tâches, peu importe le nombre de ces tâches ou leur variété. D’ailleurs, c’est ici que se manifeste pour Proudhon l’une des ironies de la théorie fouriériste : malgré les efforts des disciples de l’école sociétaire pour souligner le rôle essentiel et salvateur des différences qualitatives des variétés de l’organisme social, le phalanstère tant rêvé apparaît plutôt comme un mécanisme dans lequel les qualités variées des êtres issues de la nature ne sont que des pures quantités, variables sujettes aux hallucinations arbitraires du maître. Fourier a senti le besoin de synthétiser deux conditions, la division et la variété, dans le travail. Il n’a pas reconnu assez que cette synthèse se trouve dans la spécialité faite sociétairement. Pourtant, dans le phalanstère, où les seuls critères pour apprécier le travail, tous arbitraires, sont les heures, les jours, les âges et les sexes, l’homme ne fait rien seul, n’achève rien, et ne se livre qu’à des opérations mécaniques. Contrairement aux prétentions des fouriéristes de renforcer et récompenser les aptitudes et capacités dans le phalanstère, le talent dans l’exécution des tâches n’a plus vraiment de place dans leur modèle social, car chaque fonction est réduite à des actes extrêmement simples, faciles et mécaniques, bien que variés. Selon Proudhon, « la parcellarité du travail est la reproduction sous une autre forme du morcellement civilisé, si conspué des fouriéristes », alors que « l’homme, le travailleur, élément atomique de la société, doit la représenter toute entière en lui-même » car il est la « série sociale réduite à plus simple expression ». [42]

Cette question de la spécialisation a un rapport direct avec la vraie méthode sérielle que Fourier a peut-être deviné mais que lui et ses disciples n’ont jamais su employer. La série dans le monde du travail est concevable par le fait de spécialisation et l’intégralité des fonctions due à cette spécialisation. Elle est engrenée par la solidarité économique et industrielle qui regroupe les fonctions spécialisées et les associés s’occupant de ces fonctions spécialisées dans un organisme productif qui est loin d’être aussi artificiel et mécanique que les phalanges imaginées par l’Ecole sociétaire. Bref, elle naît spontanément de la division du travail. Voici ce qu’écrit Proudhon sur le sujet :

Série. Toutes les illusions de Fourier sont venues, je le répète, de ce qu’il a cherché la détermination des séries industrielles, et autres, d’après des analogies imaginaires, au lieu de les chercher dans la nature. La série sociale existe toute formée, ou pour mieux dire elle est, au moment où j’écris, en création, en genèse ; elle naît tous les jours par le fait spontané de la division du travail.

Les économistes, et Fourier lui-même, n’ont point compris que la distinction des arts, métiers et fonctions politiques était le premier échelon divisionnaire ; et ils n’ont voulu voir de division, que là où, dans une même manufacture, une fonction était fragmentée parcellairement. De là les séries de groupes contrastés à courtes séances.

Or, de ce fait de division originelle du travail en arts et métiers, je tire une première conséquence : c’est que les travailleurs, pour être associés et organisés, n’ont nullement besoin d’être embrigadés côte à côte, comme les séries d’esclaves aux colonies, ou les groupes contrastés de Fourier. La personnalité de l’homme est le fait corrélatif et parallèle au fait d’association : sans division du travail, point d’échange entre les hommes, point de société ; mais avec la division et totalisation, personnalité, physionomie et caractère à chacun. Donc droit de possession, non de propriété ; individualisation, non communisme.

Mais comment Fourier eût-il pu raisonner juste, puisqu’il abandonnait sans cesse l’observation, l’histoire dont il niait l’autorité, la philosophie qu’il insultait, la morale qu’il méconnaissait, toutes les croyances et les instincts de l’humanité, qu’il torturait faute de les comprendre ? Comment tirer parti de cette immense aperception de la série, puisqu’il n’avait pas su la faire servir de forme de raisonnement en la substituant au syllogisme aristotélique ? [43]

Alors que, par contre, la division du travail à l’infini dans le phalanstère est une source d’inégalité fonctionnelle, la « totalisation » de l’œuvre, dans le vocabulaire de Proudhon, est un moyen d’équilibrer les travaux de chaque producteur à travers l’encouragement d’une certaine polyvalence des compétences au sein de la spécialisation des ouvriers. Bien indépendamment des plaisirs qu’il pourrait donner aux travailleurs, la « papillonnage » des fouriéristes, ou travail à courtes séances, présente des inconvénients pour la production dans le sens que trop de variété sans continuité dissipe le travailleur et tue la personnalité. C’est un effet de la nature humaine : la division du travail, c’est l’extension des lumières synonyme du progrès de l’intelligence qui est sa cause nécessaire. Son principe est fondé dans la spécialité encore plus que sur l’avantage économique de la spécialisation qui en résulte pour la production. Les fouriéristes, trop mécanistes dans leur conception de la société, étaient aussi trop fonctionnalistes. Hostiles aux vertus de la spécialité et à la responsabilité spécialisée de chaque producteur qu’implique une véritable division du travail, ils ont méconnu ce « fait corrélatif et parallèle au fait d’association » qui est la personnalité humaine. [44]

Pis encore, les disciples de Fourier ont voulu motiver les travailleurs du phalanstère par les effets de la rivalité dans les groupes sériés. Encore une fois, il s’agit d’une méconnaissance de la nature humaine :

L’erreur est ici, non d’avoir constaté l’essor passionnel d’émulation et sa manifestation à quelque degré chez tous les hommes, mais d’avoir prétendu l’emprisonner dans une seule manifestation. Autre est le mode suivant lequel paraît la cabaliste chez l’enfant, et autre chez le vieillard. Autre encore le mode et le principe de rivalité selon les états, professions, sexes, etc. [45]

Si les enfants cherchent à briller, Proudhon constate que les hommes murs ne cherchent plus la rivalité pour le plaisir seul de la victoire mais veulent triompher par motif d’intérêt ; ils n’ont pas besoin d’être en présence des rivaux lorsque le succès de leurs efforts va être mesuré par le produit de leurs œuvres : « [...] Quel grand écrivain consentirait à écrire ses livres comme les écoliers font leurs compositions ? dans une bibliothèque, en présence permanente de 20 rivaux ? »

De même :

Pour l’agriculteur, la rivalité des groupes est au moins ridicule : que lui importe d’avoir fait plus tôt ou plus tard ? L’essentiel n’est pas là : c’est à la récolte, c’est sur 10 années d’exploitation qu’on jugera le bon cultivateur. Lorsque la rivalité se produit à de tels intervalles, il est souverainement ridicule de prétendre rivaliser des groupes. Si l’esprit de l’enfant se passionne pour une croix d’honneur, que 2 heures de travail suffisent à mériter ou à perdre, l’homme de 30 ans s’impatienterait à l’idée de recommencer dix fois par jour une lutte, qui doit se produire pour lui sur une plus large échelle. - Et quelles rivalités ! bon Dieu ! A qui cueillera le plus de grappes en une heure, etc. fera le plus vite certaine parcelle de travail ? Ce n’est point ici que joutent les êtres doués de raison. [46]

La solitude, le calme, la méditation est beaucoup plus nécessaire à l’homme que la variété ; c’est même un besoin qui augmente avec l’âge, l’intelligence, la spécialisation et la personnalité. Pour méconnaître cela, il fallait avoir une opinion très basse de l’importance de la liberté, de l’indépendance et de l’autonomie humaine pour la vie des hommes. Bien que très différent en apparence du système communiste de Cabet dans lequel tout le monde fait toujours le même tâche tous les jours dans une division absolument figée et rigide du travail, le système de Fourier arrive au même résultat : « La papillonne est essentiellement communiste : car elle ne permet pas à l’individu de penser et d’agir par lui-même : elle lui ôte jusqu’à la jouissance de ses propres réflexions et le transforme en un véritable ressort de mécanique. ».  [47] En dépit de leurs prétentions de faire le contraire avec le « travail attrayant », Fourier et ses disciples n’ont point cherché comment établir un équilibre entre la personnalité de l’homme et l’association avec d’autres hommes nécessaire pour lui de réaliser sa personnalité en société. Au contraire, ils ont préféré subsumer celle-ci dans celle-là. Encore une fois, ils ont confondu la réalité sociale moderne de la division du travail avec les assertions imaginaires de leur système cosmologique :

La rivalité est un essor, Fourier a eu tort de dire passion, animale, puérile, barbare. - C’est le sentiment du joueur, de l’écolier, du chevalier, qui luttent par gageure et pour obtenir éloge, décoration, estime, ou récompense. - Ce sentiment est rétrograde aujourd’hui. Il n’y a pas un homme, pour peu qu’il soit arrivé à jouir de sa raison, qui ne sourie de pitié, à l’idée de travailler comme s’il était à un concours. L’émulation est un sentiment qui s’affaiblit en raison directe de l’âge et de l’intelligence : aussi est-il remarquable que Fourier a totalement négligé cette partie de l’homme. [48]

Faite au nom de la personnalité humaine du producteur, cette critique du travail varié et stimulé par la concurrence rejoint aussi la critique proudhonienne du fouriérisme faite au nom de l’égalité des salaires ; ici, encore, le problème revient à celui du critère à établir pour la distribution des récompenses. Selon Proudhon, en diversifiant le travail fait par chacun (et donc en faisant obstacle à la coordination des tâches spécialisées dans la division du travail), l’Ecole sociétaire ne fait que créer des inégalités là où elles ne devraient pas exister. En effet, même le « grand écart » ne va pas changer grande chose par rapport au système propriétaire actuel de la monarchie de Juillet. Il suffit, à cet égard, d’examiner les raisons pour lesquelles les hommes travaillent dans les deux systèmes sociaux différents. Dans le système fouriériste, chacun fait tout pour tous, bien que la rémunération pour le travail varié ne soit pas accordée équitablement mais en fonction échelonnée des inégalités naturelles. Dans le système propriétaire post-révolutionnaire, chacun fait tout pour soi - bref, c’est de l’égoïsme pur qui implique aussi une redistribution inégale. Le résultat, malgré l’absence de propriété immobilière et la non-appropriation du fonds commun dans le phalanstère, est essentiellement le même pour les deux. Entre ces extrêmes (qui au fond se touchent), Proudhon cherche un milieu dans lequel chacun ferait quelque chose pour tout le monde afin d’en recevoir en échange, non pas un salaire arbitraire, mais une portion intégrale du tout - la répartition devrant être faite en fonction de la richesse collective et à des portions égales. Le phalanstère fouriériste, au contraire, reproduit les mêmes défauts dont souffre la société égoïste de la monarchie de Juillet, car, même en variant les séances de travail, il continue de donner des récompenses aux plus forts producteurs, ce qui est une manière d’aggraver le mal par le remède. Ou comme Proudhon a écrit dans son deuxième mémoire : « il y aura au phalanstère comme dans la France de 1841 des pauvres et des riches. » [49] Cette critique est constante chez Proudhon. Voici la réaction de Proudhon dans ses cahiers inédits à l’affirmation de Considerant que « [l]a puissance de travail et de talents de chaque membre, dans le groupe, se contente par le grade ou par des nombres proportionnels » :

L’organisation de Fourier, loin d’être basée sur le principe de l’inégalité, principe faux d’ailleurs, la fait naître, quand elle devrait ne point paraître, et voici comment : Le travail étant parcellaire, et les séances d’une durée fixe et déterminée, il est clair, par exemple, que le plus fort à sarcler, par exemple, usant du droit de sa force, fait, dans une séance de 2 heures, un tiers d’ouvrage de plus que le faible. - Et comme le travail parcellaire n’exige aucune complication de facultés, il arrivera fréquemment que, malgré la variété des travaux, le plus fort dans un genre semble le plus fort dans un autre, et que peu à peu il se formera une aristocratie du travail et du talent, qui dépassera de beaucoup le reste.

Or, cet effet résultera non, comme on le prétend, de l’inégalité naturelle des hommes entr’eux, mais de ce que le travail parcellaire étant purement mécanique, et ayant pour effet d’isoler les facultés au lieu de les faire manœuvrer simultanément, l’équilibre qui résulte de leur accord ne peut se produire. C’est la fable du faisceau de verges, prise à rebours : et c’est encore ici une des plus belles catégories d’idées. Comme un corps d’armée vainc des forces supérieures, s’il parvient à les isoler ; comme un géant exterminera une tribu, s’il l’attaque en détail ; de même l’homme prime son semblable, s’il isole ses facultés. - Mais faites-les opérer tous dans la plénitude de leurs puissances, à coup sûr, ils ne s’équilibreront pas, ou du moins rarement dans le même rôle ; mais ils s’équivaudront dans deux parties différentes : comme deux chanteurs faut-il mettre Lablanche au-dessus de Rubini ? Absurde : on a besoin de tous deux.

Fourier crée l’inégalité à l’aide du travail parcellaire, là où elle n’existerait pas : puis il dit ; voyez, l’inégalité est dans la nature. [50]

Considérant, comme Fourier, parle de la « théorie stupide du nivellement égalitaire ». En lisant cette expression, Proudhon devient plus menaçant dans ses cahiers : « Tu t’en souviendras ! » Puis, il conclut que « l’organisation de Fourier est essentiellement injuste, puisqu’elle a pour but de faire naître une inégalité de travail, qui sans cela n’existerait pas. » [51] Il termine ses notes sur La Destinée sociale en écrivant : « Fourier a vu que les facultés, par leur diversité s’équilibrent, mais cette équipollence a une loi, ou condition : c’est celle de la totalisation. » [52]

Liée à la réfutation de l’inégalité des conditions parmi les hommes, cette loi de spécialisation dans la division du travail permet à Proudhon de revenir autrement que les Fouriéristes sur la question : comment valoriser le travail, infuser le sentiment de « création personnelle » ? comment développer une « idée générale et accessoire » ou « philosophie » pour l’ouvrier dans sa fonction productive ? Pour faire tout cela il faut que l’ouvrier soit plus qu’un simple salarié ou un domestique, voire même un ouvrier qualifié. Il faut qu’il participe aussi d’une manière plus intégrale et valorisante à la production. La vraie association industrielle nécessite la participation de tous les ouvriers d’une manière égale à la production et aux bénéfices, chaque ouvrier ayant droit, en tant qu’associé, de contrôler le travail et les récompenses de ses acolytes. Une telle forme d’organisation générerait spontanément chez ses associés l’intérêt à la chose générale, au travail collectif. Cette forme est tout autre que celle du phalanstère où les parcelles du travail sont tellement hétérogènes qu’il n’est pas possible de les unir au nom d’un projet commun auquel tout le monde serait également intéressé (car suffisamment spécialisé dans la coordination des tâches différentes qui constituent la production). Ainsi, de l’égalité des salaires sortirait l’équivalent de l’élan de production chez les ouvriers que les Fouriéristes identifiait avec le « travail attrayant » : tous également intéressés à la réussite de leur entreprise, les ouvriers sentiraient mieux chacun leur valeur particulière dans l’ensemble des forces productives :

Un remède à la continuité du travail résultera de l’association industrielle, ou de la participation aux bénéfices. Quand des ouvriers en manufacture seront devenus tous égaux et associés, chacun d’eux restant dans sa spécialité aura droit de contrôler le travail de ses acolytes ; le compositeur, l’ouvrage du pressier et du fondeur, etc. Cet intérêt à la chose générale, au produit collectif, forcera l’ouvrier d’[...] en lui-même le travail social, chose qui n’a point lieu au phalanstère, où les parcelles de travail sont tellement hétérogènes, qu’il n’est pas possible de les unir. Je sais bien qu’on répondra que chaque phalanstérien fera sur tout le phalanstère ce que chaque ouvrier de fabrique fera sur ses collègues : mais ici la différence est grande. Plus l’homme se place à une grande distance de la totalisation, moins elle lui est facile, moins elle l’intéresse. Le philosophe seul, dans ses spéculations, saisit par la pensée, la hiérarchie de tant de genres et espèces industrielles : mais il faut autre chose pour le travailleur  ; c’est-à-dire que la pratique embrasse beaucoup moins que la théorie. Cette théorie est même la philosophie industrielle qu’il faut enseigner à chaque travailleur ; mais ceci n’est que dans un intérêt privé : socialement, le fonctionnaire seul est considéré, c’est lui qu’il faut coordonner, totaliser, et spécialiser. Si son travail se réduit à une opération mécanique simple, ou à une succession d’opérations mécaniques simples, c’est toujours un ouvrier-machine, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche ; horizontalement, ou perpendiculairement. - Ainsi, pour revenir à mon exemple : le travail du compositeur varie sans cesse selon le format, l’ouvrage, le caractère, la confection des lignes, la mise en page, les tableaux, etc. etc. - Mais le vrai compositeur connaîtra aussi les qualités qui font un bon tirage, une belle impression, un bon papier, une belle reliure, etc. etc. Dîtes le même de l’imprimeur et des autres. Voilà le praticien.

Si maintenant ce même compositeur étend ses réflexions, il aura quelque idée de la tenue des livres, de la comptabilité, de l’Économie politique, des rapports de toutes les industries ; etc. - Fonctionnaire public, il travaille pour vivre, accomplit une tâche, et cette tâche exige de sa part, zèle, intelligence, combinaison. Homme, il doit savoir, autant que ses facultés le [comportent], ce qui a rapport à lui, à son travail, en instruments et matériaux de son travail ; ce qui va à l’infini. Joignez à cela les devoirs du citoyen, du père, du mari, du chrétien ; et vous verrez. [53]

On revient ainsi au premier aspect de la critique proudhonienne - les bienfaits de l’égalité des conditions par la répartition des richesses ; le renforcement providentiel des sentiments d’égalité et de justice par la division du travail dans les sociétés modernes - et la boucle de notre résumé est, en quelque sorte, bouclée.

Conclusion

Malgré ces critiques, le jugement de Proudhon sur Fourier dans ses cahiers manuscrits montre également une certaine dette envers le philosophe qui a inspiré l’Ecole sociétaire :

A quoi donc aura-t-il [Fourier] servi, et quelle part de gloire peut revendiquer l’école ? - Le fouriérisme aura accoutumé les esprits aux idées d’association, d’organisation du travail : il aura jeté dans le public les problèmes de réforme, de répartition, d’organisation du travail : sa gloire sera d’avoir propagé cette grande idée que l’organisation de la société peut et doit être l’objet d’une science, comme celle de son auteur sera d’avoir entrevu la grande loi des universaux et catégories, autrement dite loi sériaire. - Son utilité pratique sera d’avoir fourni une hypothèse à la discussion. [54]

Penser la société à travers l’organisation de ses inégalités dans la division du travail, voilà un titre de gloire. Mais cette « hypothèse » dont parle Proudhon, fondement de toute science sociale, réside moins dans sa capacité réelle de réformer concrètement la société à travers l’organisation des phalanstères, que dans sa métaphysique et dans son épistémologie suggestive de la série. Comme il écrivait à Considerant, le 10 juin 1842, en réponse aux articles qui ont critiqué son Avertissement dans les pages de La Phalange :

Les faits sont les matériaux de la science, qui consiste uniquement à analyser, comparer, classer et définir : or, des analyses, des comparaisons, des classifications, des définitions, qu’est-ce que tout cela, sinon des opérations métaphysiques, exécutées sur des faits ? Ce qui nous manque maintenant, ce n’est point certes, la connaissance des faits : les faits nous assaillent partout, sur la place publique, dans nos ménages, nos ateliers, nos assemblées. Nous n’avons plus besoin que de méthodes et de lois, sous lesquelles nous puissions ranger, comme sous des étiquettes de cadres, cette masse de faits et d’idées. [55]

Fourier a voulu organiser par séries industrielles tout le genre humain dans une vaste métaphysique de la nature, mais il n’a jamais donné une théorie de la loi sériaire qui pourrait expliquer les raisons intellectuelles nécessitant le groupement de ces séries. Malgré ce lapsus, Fourier, en voulant que chaque travailleur puisse « primer » au moins dans une seule fonction, n’a jamais confondu l’inégalité des fonctions avec l’inégalité des travailleurs dans une même fonction. On ne pourrait pas dire la même chose des disciples de Fourier qui, ne reconnaissant point les bienfaits de la spécialisation des responsabilités dans la division du travail, par exemple, ont voulu faire du mélange des capacités inégales dans une même fonction la condition nécessaire de la formation des groupes et des séries industrielles.  [56] A cet égard, l’ouvrage de Proudhon, De la Création de l’ordre pourrait même être lu comme une tentative de rétablir ce qui était vrai dans la pensée de Fourier avant qu’elle ait été détournée par ses disciples, et de bâtir, à partir d’une réhabilitation métaphysique de la méthode sérielle, une théorie qui dépasserait les lubies de son inspiration et les dévoiements ensuite provoqués par ses disciples.

Cependant, si De la Création est une œuvre « fouriériste », au moins dans son inspiration, elle reste l’exception à la règle et ne représente véritablement qu’une étape dans l’évolution de la pensée de Proudhon dans les années 1840. Dans une lettre inédite du 15 avril 1844 adressée au directeur de la Revue Indépendante, intitulée « Les Economistes de l’Institut, apôtres de l’Egalité », Proudhon revient à la charge, expliquant que les économistes, et non point les socialistes inégalitaires, sont la vraie avant-garde de la pensée. Les Fouriéristes ne sont point épargnés à cet égard :

Les fouriéristes, - en reste-t-il ? qu’on me les montre ! - sont des casse-cous, qui, déblatérant sans cesse contre l’Economie politique, qu’ils ne comprennent pas ; récusant la civilisation, à laquelle ils n’entendent rien, abandonnant, par grand écart, la ligne des traditions, qu’ils ne peuvent continuer ; et méconnaissant les faits, quand les faits les embarrassent, se trouvent à tout moment acculés, sans l’avoir prévu, devant des impossibilités dont ils sont les seuls qui s’étonnent. Ne demandez pas à ces missionnaires d’une théorie prétendue mathématique de vous résoudre seulement une des mille contradictions de l’Economie sociale : ils ne sauraient de quoi vous parler ; ils n’ont pas aperçu ce caractère essentiel, si frappant, de la Science. Toutefois il faut leur rendre justice : après quinze ans d’impertinences, que le monde réjoui leur a pardonnées, ils sont venus au bout de comprendre qu’il fallait compter avec les faits ; et par un dernier trait de génie, ne voulant passer pour radicaux, ils sont devenus.... jésuites. [57]

De même, la méthode sérielle tant admirée entre l’automne 1841 et l’été 1843, n’a guère plus la même place dans le Systèmes des contradictions économiques de 1846, et les références à Fourier et le mouvement qu’il a inspiré sont entièrement négatives. Dans une lettre du 26 mars 1847, Proudhon remarque que le fouriérisme apparaît « comme une grande mystification, avec laquelle on tire de l’argent aux niais, sous couleur de préparer l’émancipation du peuple ». Puis il conclut : « Ces gens-là sont du ressort de la police correctionnelle ; heureusement pour eux que MM. les gens du roi ne comprennent rien à l’Économie politique. » [58] Et dans un manuscrit inédit sur lequel Proudhon travaillait au moment de l’interruption inattendue de la Révolution de 1848, La Propriété vaincue, ou Théorie de l’association universelle, Proudhon revenait à sa critique habituelle de l’inégalitarisme du fouriérisme :

[...] L’inégalité de nature ayant été le point de départ de la plupart des socialistes, il n’est venu à l’idée de personne que cette inégalité fût combattue par le progrès de la Justice ; ils auraient regardé comme absurde de mettre la Société en opposition avec la Nature.

Aussi voit-on que le développement égal de l’Intelligence par l’éducation n’est nulle part impliqué dans les projets de réforme ; loin de là il apparaît toujours comme incompatible avec le programme des utopistes.

Ainsi la fameuse formule St-Simonienne, À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres ; la division des fonctions en trois catégories, de l’Industrie, de l’Art, et de la Science, division correspondante à la Triade de P. Leroux, Sensation-Sentiment-Connaissance  ; tout cela suppose évidemment une hiérarchie de castes, fondée sur les inégalités naturelles, et augmentée par un système d’éducation conforme. Ainsi encore, la triple base de répartition de Fourier, Capital, Travail, et Talent ; et les séances courtes et variées, mais non pas enchaînées, et conçues comme encyclopédiques, prouvent que cet utopiste n’avait point du tout conçu l’essence du progrès social, dans lequel l’égalité nous apparaît comme loi, et l’inégalité comme moyen. Fourier n’a opposé au Travail parcellaire que la papillonne : c’était dans la sphère intellectuelle, donner l’anarchie pour correctif à la misère. Aussi son système est-il positivement fondé sur l’inégalité des intelligences, et non pas, comme le supposent certains fouriéristes d’humeur libérale, sur l’équivalence des fonctions, deux principes essentiellement contraires. Qu’on se donne la peine d’analyser les séries passionnelles et les groupes contrastés, et l’on demeurera convaincu, comme je le suis, que le système de Fourier est impossible avec des tendances égalitaires.

Mais la tendance à l’égalité est irrésistible : donc le système de Fourier est radicalement faux. [59]

Seule innovation véritable par rapport aux écrits précédents de Proudhon, la critique de l’Ecole sociétaire privilégierait désormais la méconnaissance des Fouriéristes de l’importance pour la société d’une bonne circulation des richesses gouvernée par les principes de l’égalité dans l’échange des produits, question qui remplace celle prédominante avant la publication du Système des contradictions économiques de l’égalité des salaires. En effet, la constitution du phalanstère demeure aussi problématique pour Proudhon. A la base du phalanstère, il constate qu’il y a la division du travail, le changement à l’infini d’occupation est son moyen, et sa force motrice est dans les attractions et répulsions passionnelles. Pourtant, les Fouriéristes ne parlent point assez de la valeur et de sa propre constitution dans les prix des produits, ni de l’égalité dans l’échange, ni même des rapports des deux avec l’abolition de l’agiotage, ni de la conséquence qu’une telle abolition aurait pour la circulation des richesses. Ils n’imaginent même pas avec quelles sociétés exactement le phalanstère pourrait échanger ses produits, ni comment ses échanges pourraient être influencés par la spéculation, les monopoles, les accapareurs, et la persistance de l’aubaine propriétaire sur le marché où s’échangeraient ses produits.

Pourtant, malgré ces critiques, Proudhon tend la main aux fouriéristes en 1848, en demandant leur adhésion à sa banque d’échange.  [60] Puis, attaqué par La Démocratie pacifique, il abandonne toute position conciliatrice. Le fouriérisme est rejeté d’une manière si catégorique dans les pages du journal de Proudhon, Le Peuple, qu’on ne peut pas résister à citer sa prose enflammée :

[...] Tout le monde a entendu parler de la prétendue théorie de Fourier, de la science découverte par Fourier, du système de Fourier. C’est, je le répète, la plus grande mystification de notre époque. Malgré le fatras énorme qui nous reste de cet halluciné, il n’y a ni science, ni théorie, ni système de Fourier ; et je mets au défi M. Considérant et toute son école, de citer, de cette science tant prônée, trois propositions qui se suivent et s’enchaînent, trois observations, trois formules. Je le défie de me citer le commencement de cette science, à laquelle tant de gens croient sur parole, et dont le premier mot n’a été dit à personne. Je le défie d’apporter la preuve qu’il existe en tout Fourier rien qui mérite le nom de théorie, science ou système ; de fournir un fait psychologique ou social, ,de quelque importance, que Fourier ait le premier observé, analysé ou expliqué ; une seule loi qu’il ait démontrée, un seul principe dont il ait enrichi la connaissance humaine.

Ce n’est pas seulement, comme on voit, la théorie agricole-industrielle, soi-disant enseignée par Fourier, et propagée à si grands frais par M. Considérant, dont je révoque en doute l’existence ; c’est la valeur scientifique de tous les travaux de Fourier, de quelque façon qu’on les envisage, que je nie. Fourier, comme économiste, métaphysicien, réformateur, inventeur, savant enfin, n’existe pas. J’ai connu l’individu ; j’ai lu tous ses bouquins : je suis encore à chercher l’homme de science, l’homme d’intelligence. Si M. Considérant en a quelque nouvelle, je le somme d’en faire part à ses lecteurs ; car il y a trop longtemps que cette mystification dure, et que le public est dupe.

Mais n’ayez peur que ni M. Considérant, ni pas un des acolytes, réponde à la sommation ; n’ayez peur qu’ils vous disent, une fois, ce que c’est que la théorie de Fourier, l’organisation du travail par Fourier. Ils vous renverront à leurs brochures ; ils vous offriront un abonnement, ou vous parleront argot ; de science, rien ! M. Considérant, en qui je me plais à reconnaître autant de savoir qu’il me reproche d’ignorance, ne sait de positif que ce qu’il a appris au collège et à l’École polytechnique. De Fourier, son vénéré maître, il n’a hérité que le galimatias et les barbarismes. Plus qu’aucun des sectateurs ou exploiteurs du fouriérisme, M. Considérant a contribué à répandre dans le monde cette plaisante opinion qu’il existe une doctrine phalanstérienne. Aujourd’hui qu’il calomnie les socialistes sérieux, dont la concurrence énergique menace d’engloutir son commerce de rogatons, je le défie, pour la cinquième fois, de publier dans son journal et de livrer à la discussion le premier élément d’une science sociale d’après Fourier !

Certes, il faut que je sois sûr de mes paroles, quand je viens dire aux abonnés de la Démocratie pacifique  : Il n’y a point de théorie de Fourier, point de science sociale d’après Fourier ; par conséquent point d’école issue de ce prétendu réformateur, point de socialisme phalanstérien. Il n’y a qu’une coalition de charlatans dont vous n’êtes tous que les misérables dupes !... Eh bien ! que M. Considérant produise ses raisons ; qu’on entame une critique ; qu’on fasse le tamisage des élucubrations de Fourier. Jamais occasion plus solennelle, plus décisive, ne s’est offerte de faire sortir victorieuse l’idée du maître, si tant est que jamais idée ait été conçue sous ce crâne éburné. Le socialisme de Fourier a suffisamment agité le monde : qu’on sache enfin si l’homme-idole de la Démocratie pacifique fut le plus merveilleux des génies, ou le plus colossal des fous. [61]

On est loin de l’admiration de la série de jadis. La fissure entre le socialisme « sérieux » et la « coalition des charlatans » semble totale, voire même définitive. En ce qui concerne les manuscrits, dans la partie des carnets inédits de Proudhon qui datent du Second Empire, on trouve, comme dans les ouvrages de Proudhon publiés pendant la même période, très peu de références à Considerant et à Fourier. Le premier est associé désormais, comme le fouriérisme en général, à l’ambiance culturelle dégénérée des tables tournantes et du spiritisme. Pourtant, au moment où Proudhon a croisé par hasard Considerant pendant son exil en Belgique, on sent une certaine nostalgie pour la belle époque des conflits intra-socialistes. Ainsi, le 21 juillet 1858, il note dans son journal :

V. Considérant. J’ai omis de rapporter qu’hier sur la place du Grand théâtre, au moment où j’étais à la pissotière, un individu est venu me frapper sur l’épaule : c’était V. Considérant. Je ne l’ai pas d’abord reconnu, tant il était défait et changé ; il a fallu qu’il se nommât. Je le croyais presque mort dans sa colonie, comme Cabet. Je n’ai osé l’interroger. Il partait, m’a-t-il dit, aujourd’hui, pour Paris et Besançon, et je l’ai prié de serrer la main de ma part à Just Muiron. Quelle rencontre ! Les deux socialistes tant caricaturés, se rejoignant sur la terre d’exil. C’est lamentable. Bonaparte nous aura donc fait fuir tous : mais peut-être puis-je dire comme Danton : je tire après moi Bonaparte !... [62]

Dans une lettre à Chaudey de mai 1859, on retrouve aussi le même attendrissement - cette fois-ci à l’égard du maître de l’école sociétaire :

J’aurais honte de la bêtise française si je ne la voyais égalée partout. Qu’est-ce donc qu’une civilisation ainsi menée ! O Fourier, mon digne compatriote, que tu avais raison de la maudire, et combien ton petit doigt en savait plus que ces gens-là de tout leur corps !... [63]

Notons pour conclure qu’on est obligé tout de même de reconnaître que le fouriérisme a été certes un point de départ parmi plusieurs autres dans l’évolution de la pensée de Proudhon sur beaucoup de choses - qu’il s’agisse de la division du travail et son organisation, des questions de répartition, ou de la raison dialectique. Citons en dernier lieu un autre extrait inédit, bien antérieur à ces dernières réflexions et beaucoup plus métaphysique. On trouve un passage dans ses cahiers des lectures inédits, de janvier 1840, dans lequel, se juxtaposant par rapport aux philosophes éclectiques, Proudhon annonce déjà la séparation radicale et irréparable entre l’homme et Dieu qui se manifeste dans sa conception de la philosophie :

Toutes les philosophies aujourd’hui donnent dans le même défaut ; elles ne savent plus si Dieu est un être, une substance, ou si ce n’est qu’un rapport, une idée, une loi, une abstraction. La philosophie que je nommerai dorénavant Bisontine, pour m’entendre avec moi-même, et ne pas dire moi, distinguera entre la substance éternelle, l’intelligence infinie, et l’harmonie universelle, ou la philosophie ; en un mot, entre Dieu et la science de Dieu. [64]

L’intelligence infinie, la substance éternelle, bref Dieu, est sans importance en ce qui concerne la philosophie de la ville des esprits forts, Besançon, qui se préoccupe exclusivement de l’« harmonie universelle », un sujet pour les créatures plus bornées de cette terre. Pourtant, il est difficile de ne pas être frappé, géographie franc-comtoise à part, par l’expression fouriériste. Plus tard, l’« harmonie » serait progressivement remplacée (ou effacée, si l’on préfère) par le mot « équilibre », comme l’« attraction » par la « force » dans le vocabulaire de Proudhon. Cela ne veut pas dire pour autant que l’empreinte « bisontine » de Fourier ne demeurait pas moins. La cosmologie et la théodicée des deux penseurs sont certes différentes. Lorsque Proudhon a écrit ces lignes, Dieu, isolé dans une altérité radicale fort différente du crypto-panthéisme fouriériste, était déjà sur le chemin qui, dans six ans, le transformerait dans la personnification même du mal : être absolu, immense supercherie qui fait continuellement obstacle au progrès intellectuel de l’humanité. Mais en ce qui concerne ce bas-monde, la problématique du comment créer des rapports sociaux harmoniques, comme le vocabulaire de ce sujet de prédilection de la philosophie, l’« harmonie universelle », était pour l’instant au moins fouriériste. Proudhon a sans doute trouvé une inspiration réelle dans les idées fouriéristes, bien que cette inspiration ait conduit très vite vers une critique acerbe de ces mêmes idées. Son point de départ était, en quelque sorte, le même que celui de l’école sociétaire : l’inégalité naturelle des aptitudes, talents et capacités due à la variété et diversité des êtres humains. Pour les deux philosophes, harmoniser les passions, c’est organiser la société sauf que pour Proudhon, l’harmonie était l’équilibre dans la diversité et non point la fille de l’inégalité comme chez Fourier.  [65] Enfin, il demeure aussi cette ironie que même si Proudhon a critiqué l’emploi de l’analogie chez les fouriéristes, il faisait, lui aussi, une analogie, essentielle pour comprendre sa pensée jusqu’en 1843 au moins, entre les processus mentaux de sériation partagés par tous les membres du genre humain et la division du travail résultant spontanément, voire même providentiellement, de la spécialisation des tâches. Il va sans dire que Proudhon était plus modeste en établissant ce parallèle : ces processus intellectuels, comme leur perfectibilité et progrès, étaient exclusivement la propriété de l’humanité, Proudhon n’ayant guère eu les prétentions cosmologiques plus universelles de Fourier. Constatation qui pourrait toujours faire sourire les sympathisants de l’école sociétaire, et leur faire même dire que sa « philosophie bisontine » est restée, malgré tout, humaine, trop humaine.