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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

90-94
BEECHER Jonathan : Fourier. Le visionnaire et son monde (1993)

Traduit par H. Perrin et P.-Y. Pétillon, Paris, Fayard, 1993, 624 p.

Article mis en ligne le décembre 1995
dernière modification le 4 avril 2007

par Ucciani, Louis

S’il est une œuvre qui exige plus que toute autre une grille d’approche, c’est bien celle de Fourier. Si d’autre part il en est une qui nécessite une vue récapitulative, c’est encore bien elle. Le livre de Jonathan Beecher fonctionne avec clarté et brio sur ces deux axes de la mise en forme et de la mise au point. Il nous offre plus qu’une simple biographie, une vision globale et minutieuse du “ système ” de Fourier. Ce sont en quelque sorte trois lacunes qui sont ici comblées, celle de la biographie (“ Il n’existait de Fourier aucune biographie critique en aucune langue lorsque j’entrepris ce travail ”, cf p. 20) ; celle de la mise en forme (exposition claire, dans toute la deuxième partie de la théorie de Fourier) ; et celle de la mise au point, puisque tous les travaux récents sur Fourier sont pris en compte, comme en témoigne l’abondante et précieuse bibliographie (pp. 591-608).

Montrer comment œuvre et vie s’enchaînent est certes l’enjeu de toute biographie. Chez Fourier cela prend une ampleur particulière tant la nature de l’œuvre est singulière. Jonathan Beecher expose comment la tâche du biographe est en la circonstance ardue. Si la correspondance régulière entretenue à partir de 1816 avec Just Muiron donne suffisamment d’éléments, pour ce qui précède c’est le vide : “ Sur toute la Révolution française, période cruciale pour la formation de sa pensée, nous ne disposons que d’une poignée de documents. Que Fourier ait passé sa jeunesse comme employé subalterne chez un drapier de province ne me facilita pas la tâche. Il faisait alors partie d’un monde étranger à celui que fréquentaient la plupart des intellectuels de l’époque. Il me fallut donc passer beaucoup de temps à m’assurer des faits, mais aussi à reconstituer les différents cadres de vie de Fourier : celui d’un soldat de l’an III de la République, d’un commis voyageur, d’un courtier sans brevet, d’un journaliste provincial sous Napoléon, d’un agent de publicité à Paris durant la Restauration. ” (p. 20). C’est en s’appuyant principalement sur les manuscrits de Fourier que Beecher trace son portrait (“ Malgré leur valeur inégale, les manuscrits de Fourier restent une source primordiale. Les notes, les brouillons et la correspondance fourmillent de détails sur les dernières années. ”, cf p. 21). C’est de même à partir de ces sources qu’il peut compléter, au grand intérêt de l’historien des idées, les données générales sur le système : “ les fascinants cahiers du Grand Traité donnent une idée de la véritable dimension de la théorie fouriériste, tout en apportant une multitude de réponses aux questions de détail. ”

L’homme Fourier, dont “l’ambition intellectuelle est tellement démesurée ” (p. 15), qui ne pouvait ni ne savait s’en tenir à des demi-mesures (p. 108), qui “ n’ignorait pas qui il était. Il savait son génie unique, et tellement étranger à la sagesse conventionnelle de son époque ” (p. 103), apparaît à travers ses impulsions, ses engouements, ses espoirs et ses lassitudes. Transparaît le personnage que nous connaissions déjà, en attente de son fameux commanditaire ; mais il se précise dans la tonalité d’une aigreur, ou d’une déception, celle de n’avoir pas pu “percer”, de n’avoir pas été reconnu à travers ses textes. Ce qui provoque une situation paradoxale où le penseur individuel est conduit à s’inscrire dans une pensée de groupe ; on voit comment, en 1812, il s’engage dans la publication de libelles contre les agioteurs (“ces lettres et pétitions constituent une des rares occasions dans la carrière de Fourier où on le voit prendre la plume non pas en théoricien ou critique social indépendant, mais comme porte-parole d’un groupe, pour la défense de ses intérêts : à la consternation de ses collègues devant sa fougue et son incapacité de faire les choses à moitié, on mesure à quel point Fourier était peu taillé pour un tel rôle.”, cf p. 109). C’est pourtant ce dernier rôle que ses plus proches disciples le poussent à jouer. Non reconnu par l’intelligentsia, ni par les instances décidantes, Fourier est conduit à devenir chef d’école, à composer et discuter avec les autres courants. Il regarde avec méfiance ses proches collaborateurs et va jusqu’à se plaindre de ces “avortons maladroits à qui notre journal servirait de marchepied pour se former à nos dépens” (p. 455), tant il digère mal les contrôles exercés par ses collaborateurs. Il faut dire que ceux-ci, dont on connaît les censures après la disparition du maître, ne le ménageaient guère de son vivant. Ainsi après une sévère critique contre les saint-simoniens, Lechevalier et Transon publient “un démenti catégorique de sa position : (...) comme jugement sur les hommes et sur leurs intentions, nous affirmons que M.Fourier est dans le plus grande erreur.” (p. 454). Fourier était-il si aveugle dans le jugement des hommes, cela n’est point sûr. S’est-il illusionné, sans doute. On le voit par exemple courtiser Owen (ce dernier pourrait-il “l’employer comme consultant en technique d’association”, cf p. 387), avant de rompre bruyamment ; ou les saint-simoniens par le biais d’Enfantin (“il n’en résulta qu’un échange de lettres où le pape répondit qu’il trouvait sa doctrine sublime et qu’il y persistait”, p. 434). Ces divers jalons n’aboutiront qu’à une impasse, que Fourier formule par et dans un pamphlet vengeur intitulé Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen, qui promettent l’association et le progrès. Ce sera avec méfiance que Fourier notera la “conversion” à ses théories de Jules Lechevalier (“Fourier se méfie de Lechevalier. Il craint un “baiser de Judas””, p. 441). Si le mouvement fouriériste gagne en ampleur et en persuasion avec ce dernier ralliement, c’est au détriment de l’enthousiasme du fondateur et au prix de sa “peur grandissante d’être piégé ou “réduit en esclavage” par ses propres disciples” (p. 459). De même, il semble mal vivre son état de dépendance pécuniaire (“Depuis plus de douze ans, il accumule les dettes à l’égard de Just Muiron et Clarisse Vigoureux. En 1832, ceux-ci ne sont pas loin de le faire vivre, fait que Fourier ne supporte pas toujours très bien”, p. 459).

Le livre de Beecher dessine ainsi le personnage de Fourier entre espoirs et désillusions, jusqu’à ce jour du 10 octobre 1837 où il est retrouvé “ mort, agenouillé et appuyé au bord de son lit, vêtu de sa vieille redingote ” (p. 510). Après lui viendra le temps du fouriérisme et de son essaimage. À l’homme survit l’œuvre, et ce n’est pas le moindre des intérêts du livre de Beecher que de la restituer dans un cadre clair et rigoureux. En cela il réalise, vingt ans après, une construction en pendant de celle de Desroche. Ce que dernier élaborait autour du fouriérisme, Beecher le fait à partir de l’homme Fourier. Deux sources se dégagent, celle de l’influence intellectuelle et celle de l’environnement. De la première, on a certes peu de traces, si ce n’est les multiples références dans ses propres écrits ; sans doute la légende - revendiquée - d’illetrisme est-elle à reconsidérer : “ En réalité, des indices multiples prouvent que Fourier était un grand dévoreur de livres et, s’il a cessé un jour de lire, ce n’est pas en 1787, mais plus tard, en 1808, avec l’échec de son premier ouvrage publié. ” (p. 84). Sans doute alors Rousseau est-il l’écrivain qu’il a le plus fréquenté ; ses différentes constructions intellectuelles sont souvent alimentées de lectures préparatoires : “ Dans son exposé sur les passions, par exemple, il s’inspire de l’article “passions” de l’Encyclopédie de Diderot, mais aussi de la très populaire Encyclopédie méthodique de Panckoucke. En matière de sexualité même, il va chercher un complément d’information à ce qu’il connaît par expérience personnelle, ou par des conversations, dans des traités comme L’Onanisme de Tissot ou le De Matrimonio du Jésuite du XVIe siècle Thomas Sanchez.” (p. 84). Pour le reste, hormis l’aspect informatif, la lecture semble consister essentiellement à rechercher un interlocuteur (qu’il trouve avec Rousseau ou Newton), mais qu’il ne saura croiser que trop rarement. Les utopistes comme Morely ou Mercier et son L’an 2440, voire Restif de la Bretonne, ne sont pas cités ; comme quoi il attribuait plus de force au mode physique, avec Newton, qu’au modèle purement spéculatif ou littéraire pour construire le nouvel ordre social.

Sur l’autre versant, celui de l’environnement, Beecher remarque combien les goûts classiques de Fourier, tournés vers la poésie du XVIIe, se retrouvent dans sa perception même des paysages (“ Il n’a que mépris pour les “savants” qui veulent habituer leur contemporains à des “points de vue hideux” comme “les montagnes pelées de Provence, la fontaine de Vaucluse, qui est une horreur à reculer d’effroi, et les plaines sablonneuses de Champagne, qu’on vante sous le nom de belle France”. ”, cf p. 86). Cependant, plus qu’un rejet du nom connu, au profit du modèle imprimé dès l’enfance qui lui ferait préférer les sols de Franche-Comté, l’attitude de Fourier est significative de son rapport à la nature et à l’architecture. Ce n’est pas le moindre des mérites de Beecher que d’insister sur ce point (“ son rêve architectural est de remplacer les “cabanes entassées” et les “mares infectes” de la France rurale par des “constructions régulières”. ”, p. 86). C’est d’une révélation de nature architecturale ou urbanistique - Fourier associe les deux termes - que naît l’impulsion vers l’unitéisme “ à la fin 1789, lorsque “parcourant pour la première fois les boulevards de Paris”, il commença à méditer sur un nouveau type d’ “architecture unitaire”. ” (p. 51). L’architecture de Paris, plutôt que le mouvement révolutionnaire, semble avoir été déclenchant. Et, note Beecher, “ lorsqu’il commence à formuler sa critique économique, cela fait déjà quatre ans, écrit-il, qu’il s’occupe d’une “étude des bévues de la distribution matérielle des édifices civilisés”. ” (p. 75). Dès 1796 on le voit envoyer au gouvernement municipal de Bordeaux un projet de plan urbanistique, ce qui, comme le signale Beecher, “ marque les débuts de la carrière d’utopiste de Fourier. ” (p. 75) Ce sont, bien sûr, ces préoccupations qui prendront une place centrale lorsqu’il s’agira de dessiner les contours de la cité idéale, car “ un nouvel ordre social suppose une architecture nouvelle. ” (p. 263). Se pose le problème du rapport à Ledoux, dont Fourier appréciait l’hôtel de Thélusson (Paris), et dont il connaissait le théâtre de Besançon. Mais, comme le souligne Beecher, les plans de la cité idéale d’Arc-et-Senans supposent de la part de leur auteur un respect de l’autorité et un moralisme totalement étrangers à Fourier. Reste qu’il aurait sans doute été fasciné, s’il les avait connus, par l’Oikéma ou temple de l’amour en forme de phallus que conçut Ledoux. ” (p. 266). Et s’il n’y a pas eu influence directe, on peut néanmoins penser avec Beecher, que “ Fourier a pu se sentir proche de l’intérêt que porte Ledoux à la valeur symbolique des formes géométriques. ” (p. 266).

Beecher consacre toute la seconde partie de son livre à la théorie (pp. 217-372). Il montre bien comment celle-ci, critique de la civilisation, naît dans la marginalité de Fourier, théorisée dans l’écart absolu. Ce principe, associé à celui du doute absolu, l’amène “ à rejeter les enseignements de tous les philosophes de la civilisation, à rester “constamment en opposition” avec toutes les pratiques établies de la civilisation. ” La critique de la civilisation se tourne vers trois cibles centrales. Tout d’abord le capitalisme commercial. Il est responsable de la pauvreté, et contre ses défenseurs qui “ ont tort (...) d’en faire une industrie, car il ne produit rien ”, Fourier préconise une utilisation autre du capital détourné de l’industrie et de l’agriculture. Le marchand devient le symbole d’une nouvelle classe qui, alors qu’elle devrait être subalterne et purement utilitaire “ dirige et entrave à son gré tous les ressorts de la circulation. ” Et Fourier d’énumérer et de dénoncer les trente-six crimes du commerce, dont les trois premiers, le monopole, l’accumulation qui en découle, et l’agiotage, viennent percuter l’esprit du temps “ où le principe du libre commerce est érigé en dogme, en fondement incontesté de la richesse des nations. ” Ce sera, note Beecher, à partir de sa critique économique que Marx et Engels le reconnaîtront : “ Engels a mis le doigt sur l’une des caractéristiques les plus remarquables des écrits de Fourier : sa faculté de percer à jour la rhétorique de l’économie politique libérale et de faire apparaître entre les promesses politiciennes et la réalité de la civilisation bourgeoise au début du XIXe siècle une scandaleuse disparité. ”

Les mœurs civilisées, centrées autour d’une dénégation de la sexualité et la centralité du mariage monogame constituent la seconde cible. Ici encore Marx et Engels applaudiront à la formule de Fourier qui énonce que “ les progrès sociaux et changements de Périodes s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes. ” Beecher relève comment ces quelques lignes, “ véritable cri de ralliement du féminisme radical des années 1840, citées et considérées comme “magistrales” par Marx et Engels, (...) serviront d’épigraphe à L’Émancipation de la femme de Flora Tristan, qui connut Fourier dans son vieil âge. ” (230)

La troisième cible est la philosophie. Qu’elle soit abordée sous son aspect de morale, de méthode ou d’idéal, la critique est toujours radicale et absolue. L’Égarement de la raison, texte manuscrit, écrit en 1803 et non publié, sert de trame et, ici encore, la théorie est profondément marquée par le personnage. “ Fourier ne cherche pas à cacher la rancœur personnelle qui anime sa haine des philosophes. Condamné à l’obscurité, il les déteste avec toute l’amertume de l’exclu dont les adversaires refusent même de discuter. ”

Beecher poursuit son investigation en montrant comment la critique se transmue en une construction théorique des plus riches. L’ordre passionnel, par exemple (p. 246 sq), où il arrive à tracer une ligne de cohérence qui, des sens au douze passions fondamentales et au caractère, aboutit à la Phalange et à la conception de la société qu’elle décline à travers l’éducation, la cuisine et la culture des manies...

Ressort de cet ouvrage exemplaire tout d’abord le portrait vivant, qui restitue l’homme au génie théorique inventif, pris entre ses propres lassitudes, ses vanités, ses incompréhensions. Ensuite l’œuvre, au sein de laquelle Beecher sait distinguer les quelques axes fondamentaux à partir desquels les études fouriéristes devraient immanquablement rebondir.