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23-40
Le philosophe du Phalanstère
Retouches au portrait d’Arthur Young (1810-1895)
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 13 octobre 2016

par Fornasiero, Jean

En dépit du nombre et de la qualité des études qui ont été consacrées à Arthur Young ces derniers temps, il reste d’importantes zones d’ombre dans la vie de cette grande figure du fouriérisme, surtout connu pour ses rôles de mécène et de gérant de la colonie de Cîteaux. En puisant dans des sources jusqu’ici peu exploitées, dont les écrits d’Arthur Young lui-même, nous étudions ici ses origines écossaises, ses liens avec le milieu fouriériste anglais, son ambition de fonder une colonie en Australie, sa carrière tardive de philosophe. Young est un fidèle de la cause du phalanstère. Mais c’est en élaborant son propre œuvre qu’il dépasse le rôle de simple disciple et renoue enfin avec son destin : être écrivain et penseur.

Si Arthur Young était, par bien des côtés, le mécène qu’attendait Fourier, [1] ce philanthrope acquis à la cause fouriériste s’était toujours considéré comme un théoricien de la réforme sociale et non pas le serviteur d’un maître penseur ou le simple bailleur de fonds d’une école de pensée. Dès le début de son association avec l’École sociétaire, il avait annoncé la couleur : il s’abonnait aux publications du groupe parce qu’il avait trouvé chez Fourier l’écho des réflexions « socio-industrielles » qu’il développait depuis un certain temps. [2] Ce gentleman écossais avait donc ses propres idées, notamment sur la création du phalanstère, cause à laquelle il se donna corps et âme. Au départ, tout semblait garantir de l’échec cet homme d’affaires richissime, né dans un milieu privilégié et soutenu par des frères fidèles, associés dans les affaires comme dans les idées. Et pourtant ce citoyen du monde, familier des complexités du négoce international, ne paraissait pas mieux placé que d’autres quand il s’agissait de mener une grande action sociale. Plusieurs fois malheureux dans ses tentatives pour concevoir, puis gérer la vie au phalanstère, Arthur Young finit par abandonner la voie de la réalisation. Ces échecs à répétition semblent avoir porté un coup fatal à ses ambitions, car il est entré alors dans un quasi anonymat. Or, même pendant ces années de retraite, le phalanstérien convaincu qu’était Arthur Young n’aurait su renoncer aux idées qui avaient dicté jusque-là sa conduite et ses actions : la colonie de Cîteaux, à laquelle son nom reste inextricablement associé, ne représentait, après tout, qu’un court épisode dans une vie longue et bien remplie. Pour s’en assurer, il suffit de rouvir le dossier d’Arthur Young et de suivre les diverses étapes de son parcours.

Commençons par rappeler les éléments les plus connus de sa vie. A vrai dire, l’histoire commence par un point d’interrogation. Arthur Young serait-il d’origine anglaise ou écossaise ? Les avis sont partagés, car ses contemporains ne semblaient pas s’être souciés de cette distinction. C’était son argent, et non sa personne, qui lui valait l’attention de l’École et cet argent-là – d’origine commerciale et industrielle – avait l’air plutôt anglais. [3] Quant au portrait personnel du philanthrope, les traits en sont restés longtemps flous. Les premiers biographes de Fourier et de Considerant reconnaissaient bien l’importance de Young, mais la principale source de documentation dont ils disposaient était sa correspondance – importante, certes, mais souvent conflictuelle – avec Considerant et d’autres dirigeants de l’École. [4] Sous la plume d’Hubert Bourgin, Young se présentait donc comme un homme d’affaires autoritaire et interventionniste qui se permettait à l’occasion de faire la morale à Considerant. [5] D’autre part, l’histoire qui ressort de ces premiers portraits est celle de son mécénat et de ses tentatives de réalisation, que ce fût à Condé, aux Etats-Unis ou, surtout, à Cîteaux. [6] C’est aux Etats-Unis, en 1856, que sa correspondance avec l’École cesse abruptement. [7] Sa fortune personnelle épuisée, il fausse compagnie avec ses anciens camarades, américains et français, comme si ses convictions s’étaient évaporées en même temps que ses rêves. Et pourtant, cette version des faits, quoique exacte dans ses grandes lignes, risque de donner une fausse impression de celui qui n’avait que 46 ans lorsque la grande phase de son action sociale prit fin.

Ce sont les historiens de Cîteaux, notamment Patrick Henrard, qui ont progressivement ajouté d’autres touches au portrait, d’abord en racontant par le menu les problèmes administratifs auquel il se heurtait jour après jour, [8] et ensuite en évoquant la détresse qui l’accablait lors du naufrage des colonies américaines. [9] Thomas Voet, pour sa part, aborde les étapes méconnues de l’itinéraire de Young, tout en approfondissant notre connaissance de l’homme. [10] Dans son indispensable étude sur Cîteaux, l’auteur présente Arthur Young comme un homme de pensée doté d’un fort sens critique et de courage intellectuel, qualités qui lui permettaient à la fois de s’éloigner de Fourier sur certaines questions et de se rapprocher de lui sur d’autres ; par exemple, à la différence de nombreux disciples, Young n’hésita pas à faire siennes les thèses controversées du maître sur les relations amoureuses. [11] Selon le portrait que dessine Voet, Young n’avait donc rien d’un dévot [12] ni d’un homme fruste. Il voulait réaliser tout de suite la pensée de Fourier sur le plan du luxe et du bien-être ; d’où la joyeuse ambiance de fête qui régnait à Cîteaux. [13] D’ailleurs, avec le temps, Young pensait réaliser un vrai phalanstère, c’est-à-dire arriver jusqu’à l’Harmonie. [14] Obligé enfin de vendre le domaine, il n’entendait nullement abandonner l’idéal communautaire ; il sillonna le monde à la recherche d’une nouvelle colonie qui lui apporterait enfin la preuve du bien-fondé de la doctrine fouriériste. [15] Malheureusement, après son passage en Australie, Young arriva aux Etats-Unis trop tard et avec trop peu de moyens pour apporter un soutien efficace aux colonies fouriéristes de Réunion ou de la North American Phalanx. [16] Tout semblait déjà joué.

Or, si Young n’avait plus les moyens de créer ni de soutenir des colonies modèles, il finit par trouver le moyen de refaire sa propre vie et de repenser son engagement. C’est Richard Pankhurst qui a été le premier à indiquer l’étape suivante – la dernière – dans la vie de ce militant du phalanstère : celle de l’œuvre philosophique. [17] Voilà Arthur Young devenu Anglais, habitant de Worthing, et confirmé dans le statut d’écrivain et d’homme de pensée qu’il réclamait depuis toujours. Cependant, il manquait encore des éléments au tableau. De fil en aiguille, nous avons pu remonter la piste qui menait du phalanstère à la retraite contemplative de Worthing. Des pans entiers de la vie d’Arthur Young se dévoilaient alors et son itinéraire se précisait. C’est en suivant cette piste en Grande Bretagne et en Australie, zones encore peu parcourues encore par les historiens du fouriérisme, que nous avons pu retrouver les traces les plus importantes de son passage. Celles-ci relèvent des épisodes les moins connus de son existence – ses premières années ; ses relations dans le milieu progressiste de Londres ; la crise de 1845-1847 ; son étape australienne ; ses dernières années en Angleterre. Nous nous pencherons donc sur ces épisodes dans le but de mieux faire connaître un homme dont la vie ne se résume pas tout entier en l’expérience de Cîteaux et dont les actions ne se comprennent parfaitement que dans le contexte de ses ambitions intellectuelles.

Le milieu familial : d’Aberdeen à Rotterdam

Grâce aux archives privées des descendants de la sœur d’Arthur Young, [18] nous apprenons que l’histoire de ce militant a commencé à Aberdeen, détail important qui nous permet d’affirmer, si l’on en doutait encore, que cet homme n’était ni un Anglais, ni le fils de l’agronome célèbre, comme certains l’ont prétendu. [19] Young est donc né le 9 janvier 1810 à Aberdeen, [20] dans un milieu et dans un pays où la réforme sociale est la grande question du jour. [21] Son père, James Young, avait exercé la fonction de « Provost », ou chef de conseil, office qui indiquait clairement son appartenance à une famille de notables d’Aberdeen. De l’union de James Young et son épouse, Patience, furent issus seize enfants. Arthur est le deuxième enfant du couple, et les archives familiales des Young révèlent aussi qu’il a été admis, bébé, avec son frère aîné, à l’association des enfants marchands de la ville d’Aberdeen, le 25 septembre 1810. Tout le prédestinait donc à une vie tranquille de notable écossais. C’était sans compter sur les suites de la Révolution de 1789, qui avaient fortement perturbé les activités professionnelles de son père. Après la signature de la paix en 1814, ce dernier, qui était fabricant de gants, quitta Aberdeen pour s’installer aux Pays-Bas. [22] À Rotterdam, James Young a poursuivi pendant vingt ans une belle carrière de marchand. [23] Les frères cadets d’Arthur Young sont tous nés à Rotterdam où la famille possédait une belle demeure : William en 1815, James Hadden en 1816, George en 1822 et Gavin David en 1825. [24]

Bien que fortunée, la famille a connu ses heures de tragédie. Trois fils, dont le fils aîné, et quatre filles sont morts en bas âge ; deux filles sont mortes de noyade à l’âge adulte. Sans doute ces tristes événements ont-ils soudé les enfants survivants, car ils semblent très proches les uns des autres, partageant souvent le même domicile. Arthur, le second fils, devenu l’aîné après la mort de son frère, et James, George et William sont restés longtemps associés dans les affaires. Ils avaient la même adresse, tantôt à Lille, tantôt à Anvers, domiciles que confirment les archives familiales – ans lesquelles le frère aîné est qualifié d’Arthur d’Anvers –, puis la correspondance de l’École sociétaire. [25] Malheureusement, nous possédons peu d’éléments sur les affaires menées par Arthur et ses frères – si nous savons que son frère James Hadden Young était marchand de soie à Lille, [26] nous avons peu de renseignements sur le rôle que jouait Arthur dans la gestion quotidienne des affaires de la famille. En tout cas, il est incontestable que les frères Young disposaient d’immenses capitaux.

Peut-être l’habitude d’une vie communautaire harmonieuse et luxueuse leur avait-elle donné un avant-goût de la vie phalanstérienne, car les frères Young étaient tous fermement acquis à cette cause. George et William ont aidé Arthur dans la gestion de la colonie de Cîteaux, tandis que James Hadden Young s’est montré très actif dans le mouvement fouriériste anglais et semble avoir eu des relations très étroites avec Hugh Doherty, le chef du groupe britannique. Nous savions déjà, d’après la correspondance de l’École sociétaire, que c’est James qui tente de retrouver Hugh Doherty pour renouer des relations avec l’École après son retour d’Australie en 1850. [27] Faut-il en conclure que c’est à Doherty qu’incombe le rôle d’initiateur d’Arthur Young et de ses frères, comme l’affirment plusieurs historiens du mouvement coopératif, dont W.H.G. Armytage et Henri Desroche ? [28] Arthur Young lui-même avait déclaré qu’il s’était intéressé à Fourier après avoir lu des notices consacrées au philosophe dans la presse française suivant sa mort en 1837. Constatant la similarité entre ses propres idées et les théories de Fourier, il entra, dit-il, « en correspondance avec les éditeurs de La Phalange ». [29] Or, s’il avait déjà commencé ses réflexions sociales avant 1837, c’est que, entre autres, Arthur Young avait d’importantes relations dans le milieu progressiste de Londres, avant de s’associer avec l’École de Paris.

Le milieu fouriériste anglais : machines, colonies et phalanstères

En effet, les hommes d’affaires internationaux et anglophones qu’étaient les Young ont entretenu toute leur vie des relations commerciales et sociales en Grande Bretagne. James y résida longtemps et Arthur s’y rendait souvent. [30] Mais c’est James qui semble avoir travaillé de près avec le groupe fouriériste de Londres, pour des raisons qui touchaient autant à sa vie professionnelle qu’à ses convictions. Non seulement James faisait partie des gérants du journal du groupe, le London Phalanx, mais en 1843, il est devenu le président d’une société pour la publication de tracts phalanstériens, société qu’il avait fondée avec Hugh Doherty. [31] James ne semble pas avoir été propagandiste lui-même, mais il était très actif dans la promotion de deux grandes idées : celle du travail attrayant et celle de la colonisation. En 1843, il s’associe avec Doherty pour réclamer au Parlement des fonds pour établir une communauté dans laquelle seraient mis à l’épreuve et comparés les principes associatifs d’Owen, d’Etzler et de Fourier. [32] Il assiste d’ailleurs aux essais des inventions de John A. Etzler, l’auteur d’un ouvrage qui prônait la mécanisation et l’association comme moyens d’alléger les souffrances des classes laborieuses, [33] et futur fondateur d’une communauté au Venezuela. [34] En compagnie de Doherty, James vit l’automaton d’Etzler – engin propulsé par la force motrice des vagues et des vents – couler dans les eaux de la Tamise. [35] En 1844, en France, il est le témoin d’un essai de prototype de voiture dont le dénouement est plus heureux. [36] Passionné, comme Etzler, par le lien entre les progrès technologiques et sociaux, James Young était inventeur lui-même, s’étant associé avec Adrien Delcambre, de Lille, et le futur magnat Henry Bessemer, pour construire une machine typographique qui, en facilitant grandement le travail de la composition, rendait la production de l’imprimerie plus rapide et moins chère. Les pages du London Phalanx étaient composées à l’aide de cette machine, brevetée en 1841 sous le nom de pianotype, et présentée de façon élogieuse dans le Times de Londres, comme dans La Phalange. [37] Les Fouriéristes voyaient « avec plaisir un grand nombre de Phalanstériens se distinguer par des travaux et des inventions de cette nature. En outre, le succès de plusieurs de nos amis dans de pareilles entreprises montre au public que ces prétendus utopistes sont vraiment remarquables comme hommes pratiques. » [38]

Malheureusement, le public allait bientôt être conforté dans sa piètre opinion des utopistes, car le pianotype n’apporta pas les bienfaits attendus. Selon le témoignage privilégié de James Smith, l’un des rédacteurs du London Phalanx, l’échec serait imputable, non pas à la machine elle-même, mais aux interventions intempestives de Hugh Doherty [39] ; selon Henry Bessemer, toutefois, c’est le refus des ouvriers typographes de se faire remplacer par des femmes, plus habiles à manier le clavier et moins bien payées, qui scella le destin du pianotype en Angleterre. [40] Témoignage crucial, que retiendra l’histoire. [41]

Entre-temps, le frère aîné de James poursuivait à ses côtés le projet de fonder une colonie. Avant sa prise de contact avec l’École sociétaire, et avant d’avoir songé à la colonie de Cîteaux, Arthur Young avait investi dans un projet de colonisation lancé par un groupe d’Anglais à Londres, groupe qui était fortement intéressé par la réforme sociale, et qui avait des idées sur l’association très proches de celles des fouriéristes. [42] Le projet consistait à développer la colonie modèle qui avait été fondée en 1836 à Adélaïde en Australie du Sud et qui eut des échos favorables dans la presse française progressiste, [43] mais aussi dans l’organe des fouriéristes à Londres, le London Phalanx. [44] Quoique les fouriéristes britanniques fussent hostiles en général aux projets de colonisation mis en place par leur gouvernement, [45] ils trouvaient que le système conçu par Edward Gibbon Wakefield pour la distribution des terres en Australie du Sud était “la moins mauvaise” de toutes celles proposées jusque-là, [46] car il était entendu que les bénéfices réalisés sur la vente des terrains paieraient le passage des colons aux revenus modestes. Doherty devait nuancer son opinion et développer ses propres idées sur la meilleure forme de colonisation à entreprendre, mais les Young approuvaient déjà le principe énoncé par Wakefield et ses partisans, puisqu’ils avaient investi des fonds dans la colonie d’Adélaïde.

A la différence des colonies pénitentiaires établies à l’est du continent australien, la colonie d’Adélaïde était l’œuvre d’un groupe de protestants « non-conformistes » ou dissidents qui se préoccupaient non seulement des problèmes du paupérisme en Angleterre, mais aussi des libertés religieuses et politiques. [47] Pour les fondateurs d’Adélaïde, il s’agissait de créer une société peuplée par des citoyens de bon caractère, et où l’on veillerait aux intérêts économiques de tous : par l’association de la Propriété, du Travail et du Capital. Parmi les partisans du projet, qui se réunissaient dans les salons de l’Association pour la colonisation de l’Australie du Sud, au quartier d’Adelphi, à Londres, l’on comptait bon nombre de jeunes penseurs qu’on nommait les « Adelphi Youngmen ». On y note, par exemple, la présence de Richard Hanson, devenu plus tard président de la cour suprême à Adélaïde, et qui était connu pour ses convictions fouriéristes [48] ; de John Morphett, qui est nommé par Arthur Young en 1847 comme son agent à Adélaïde ; et de Nathaniel Hailes, qui semble avoir été le premier agent d’Arthur Young. [49] Or, il est intéressant de relever les proches liens – de parenté et d’affaires – entre John Morphett et son cousin John Gliddon, lui aussi agent pour la vente des terres en Australie du Sud, car justement Gliddon était membre d’un phalanstère à Bayswater entre 1844 et 1849. [50] Le phalanstère, ou plutôt une association domestique, était l’œuvre d’un certain Thornton Leigh Hunt, fils de l’écrivain célèbre, Leigh Hunt. Thornton Leigh Hunt, qui était le beau-frère de John Gliddon, était un journaliste bien connu pour ses idées avancées ; il écrivit une série d’articles sur les théories françaises de l’association en 1846 et accueillait dans les salons de Bayswater « Owenites, Chartistes, Socialistes, Communistes, Insurgents, Régicides ». [51] Hunt était aussi l’un des grands défenseurs de la colonie d’Adélaïde. [52] Sans connaître l’exacte nature des relations d’Arthur Young avec John Morphett, nous pouvons constater que les associés de Young étaient des membres à part entière de ce milieu progressiste et que les théories de l’utopie qui y circulaient étaient très proches des siennes. La décision prise par Young d’investir dans la colonie d’Adélaïde, elle-même qualifiée de projet utopique, n’est nullement le fruit du hasard. Comme il le dira plus tard, il avait la ferme intention d’établir une « communauté coopérative » à Adélaïde. [53]

Une autre source vient confirmer le fait que Young était au courant des intentions réformatrices des fondateurs d’Adélaïde et qu’il avait la ferme intention d’y apporter sa contribution. Les archives sud-australiennes nous apprennent que c’est effectivement par l’intermédiaire d’un des « Adelphi Youngmen », John Morphett, qu’Arthur Young fait l’achat de 4 000 acres de terrain dans la colonie australienne le 22 octobre 1839. [54] Il semblait avoir bénéficié d’un traitement de faveur, puisque les terres en question étaient bonnes et que le gouverneur estimait la parcelle trop importante. Appréciation sans doute très juste, car la parcelle en question était située dans la vallée de la rivière Wakefield, au sud est de l’actuelle ville de Clare, aujourd’hui le centre d’une grande région viticole. [55] En 1840, grâce à l’intervention efficace de Morphett, devenu un homme influent dans la colonie, Young entra enfin en possession de ses terres. Entre-temps, cependant, Arthur Young avait décidé de différer son projet. Il s’estima lésé par le gouvernement colonial, qui, en raison de son déficit budgétaire, reniait désormais son engagement de transporter dans la colonie, à ses frais, un couple marié pour chaque achat de 80 acres (50 couples dans le cas de Young). [56] Déçu, Young abandonna pour le moment le projet d’établir une communauté sur ses terres australiennes et se mit à la recherche d’un autre projet communautaire.

Young porta alors son regard sur l’École sociétaire de Paris et sur les efforts de certains de ses membres pour assurer la réalisation de la théorie phalanstérienne. Il fit donc sa contribution au capital de la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie de Charles Fourier, avant de s’impliquer dans l’expérience de Condé et surtout dans la colonie phalanstérienne de Cîteaux.

La crise de 1845-1847

Sans revenir sur les épisodes de Condé et de Cîteaux, qui sont bien documentés, rappelons que l’aventure phalanstérienne de Cîteaux fut un échec financier. Manifestement, Young y perdit la plus belle partie de sa fortune, [57] mais la faute en incombe-t-elle à son inexpérience en matière d’agriculture ou au projet associatif en tant que tel ? Il est difficile d’en déterminer l’exacte combinaison de causes, d’autant plus que Young lui-même s’oppose à ce type d’explications. Sans nier les difficultés financières qui l’obligèrent à se séparer du domaine de Cîteaux, il attribue sa faillite en grande partie aux investissements malencontreux qu’il avait faits avec son frère James dans la société du grand inventeur anglais Henry Bessemer. Ces investissements se firent à la suite de l’association entre James et Bessemer pour le développement du pianotype, détail que confirment les descendants de la famille Young. Selon la tradition familiale, l’invention de James a été la source des ennuis financiers de ses associés, dont ses frères en premier lieu. [58] Arthur Young lui-même est plus nuancé ou plus compatissant à l’égard de son frère. Même si ces investissements s’avèrent mauvais dans le court terme, dit-il, il se félicite de s’être associé à de grands progrès industriels dans les domaines de l’imprimerie et de la manufacture de l’acier. [59]

Ces paroles sont confirmées par ce que nous savons de l’étape suivante dans la vie de Young après la perte du domaine de Cîteaux. Tentant de rentabiliser l’invention de son frère, le philanthrope dont le capital avait autrefois soutenu la publication de La Phalange se lance ensuite dans l’achat d’une imprimerie destinée à publier les ouvrages et les journaux de l’École sociétaire. Bien que les allusions à ce projet soient disséminées un peu partout dans les lettres d’Arthur Young, y compris dans la correspondance des Archives Nationales, ce sont les lettres conservées à Besançon qui donnent les détails financiers complexes du marché que propose Arthur Young à l’École et qui révèlent aussi l’état d’esprit de cet homme aux abois. Malgré l’énergie qu’il déploie pour avancer sa cause et celle de son frère, il semble intimidé à l’avance à l’idée de convaincre Considerant, désormais sur ses gardes contre un mécène sans moyens. Young monte un peu trop vite à l’attaque, accusant le chef de l’École d’un « simplisme […] qui vous tue et qui me tue ». [60] Il se plaint amèrement de l’indifférence de Considerant : « Depuis deux ans je suis à deux doigts de ma perte et cependant une main amie pesant tant soit peu dans la balance pouvait toujours faire changer l’infortune en fortune. Et m’avez-vous aidé ? » [61]

Cette affaire met bien en évidence le caractère passionné d’Arthur Young, qui espère un peu naïvement que sa propre générosité sera récompensée par celle de ses camarades. « Les propositions que je vous ai faites de temps en temps, admet-il dans une lettre à Considerant, n’étaient pas toujours bonnes », [62] ce dont Considerant semblait pleinement conscient, puisqu’il persistait dans son refus de venir au secours du pianotype. Arthur Young, qui avait déjà signalé qu’un refus de la part de Considerant signifierait que leurs relations « ne pourraient plus être vraies », [63] décide d’en tirer les conclusions. Le 7 janvier 1847, il écrit de Londres à Considerant : « nous partons définitivement tous les cinq pour l’Australie du Sud la semaine prochaine ». [64] Or, la rupture ne saurait être définitive pour ce phalanstérien convaincu. Non seulement il s’en va dans une colonie conçue dans un milieu utopiste, mais il ne coupe nullement ses liens avec le mouvement fouriériste : dans une lettre à Considerant datée du 17 janvier 1847, Arthur Young demande que La Démocratie Pacifique et La Phalange lui soient envoyées chez M. John Morphett, Adélaïde, Australie. [65] Young confirmera plus tard que son départ n’avait rien d’une rupture avec l’École [66] et qu’il est resté en bons termes avec Considerant. [67]

L’étape australienne

En 1847, la position où Young se trouve est très différente de sa situation de 1839, financièrement et moralement. Déçu dans ses espérances, déçu par ses camarades, il compte prendre un nouveau départ, mais cherche-t-il à s’installer dans sa grande propriété australienne pour se rétablir dans les affaires ? ou dans le phalanstère autrefois rêvé ? Les deux possibilités lui sont encore ouvertes dans cette colonie modèle. D’ailleurs, lorsque les Young quittent l’Angleterre en 1847, [68] Adélaïde est en pleine expansion et les affaires vont bon train. [69] Nous n’avons pas de renseignements sur les affaires d’Arthur Young à Adélaïde, mais nous savons que James y a obtenu un brevet daté du 18 juin 1855, pour une invention relative aux chemins de fer. [70] C’est à partir de la prise de possession de ses terres que nous perdons momentanément la trace d’Arthur ; nous ne la retrouvons qu’en 1850 quand il est sur le point de quitter l’Australie. À la différence des autres membres de la famille, Arthur, William et James Young ne semblent pas avoir trouvé le bonheur en Australie. Leur jeune frère, Gavin Young, s’y plaît : il s’installe définitivement à Adélaïde, où il fait fortune, comme l’indiquent son poste de gérant d’une grande fonderie et l’acquisition d’une belle demeure située dans les collines d’Adélaïde, qu’il nomma « Arthur’s Seat ». [71] Philanthrope et libre penseur, il laisse son nom à une série de conférences publiques sur les grandes questions philosophiques qui se tient encore régulièrement à l’Université d’Adélaïde. Sa sœur, Elizabeth, arrive plus tard à Adélaïde que ses frères et décide d’y rester : elle y est morte en 1896, après avoir assuré à la famille une descendance australienne nombreuse. [72] En revanche, Arthur et James, las d’une vie de pionniers ou ayant tout simplement reconstitué un capital, abandonnent la colonie après moins de trois ans. Quand James arriva à Londres, il tenta tout de suite d’entrer en contact avec Hugh Doherty, évoquant le retour imminent d’Arthur et l’intérêt qu’ils portaient encore à la cause phalanstérienne. [73]

Ce sont donc James et Arthur Young, les fouriéristes purs et durs de la famille, qui quittent Adélaïde – et pour ne plus y revenir, selon toute apparence. [74] Arthur encouragea ses frères à tout vendre pour investir dans les phalanstères américains [75], appel auquel ils semblent avoir résisté. Peut-être Arthur était-il arrivé trop tard dans la colonie sud-australienne pour influer sur le cours des événements ; peut-être son expérience de la vie coloniale ne correspondait-elle point à son rêve d’une vraie vie associative ni à son idéal du travail attrayant. En tout cas, il quitta l’Australie pour se rendre, non pas à Londres, mais en Amérique du Nord, où il déploya de grands efforts pour empêcher le naufrage des colonies phalanstériennes en difficulté, dont Réunion et la North American Phalanx. Malheureusement, atteint par une grave maladie, Arthur Young arrive trop tard. [76] Quand il écrivit sa dernière lettre à l’École le 19 janvier 1856, la cause était déjà perdue. Sa propre situation semblait tout aussi désespérée. Sa famille n’ayant pas voulu, ou pu, lui envoyer à temps les fonds qu’il lui fallait pour s’embarquer dans une nouvelle aventure phalanstérienne, il demande l’aide de l’École. Dans sa lettre, il emploie exhortations et menaces, comme dans les lettres datant de la fin de l’épisode de Cîteaux. Sa lettre constitue, dit-il, « un dernier appel au nom de la Foi qui nous unit. » Il ajoute : « Il est inconcevable que vous puissiez m’abandonner. Si vous le faites, vous le regretterez pour toujours. » [77] On n’en sait pas plus sur la fin de l’aventure américaine d’Arthur Young.

Comment a-t-il pu rejoindre l’Angleterre, et surtout, comment arrive-t-il à s’assurer des revenus jusqu’à sa mort en 1897 ? Les seules hypothèses restent celle de l’héritage, car nous savons que tous les frères et sœurs de la famille Young ont été nommés dans une affaire très complexe qui traîna longtemps devant les tribunaux ; [78] ou encore celle de l’aide familiale apportée par les frères australiens d’Arthur Young. En tout cas, il est redevenu prospère avant 1861, l’année où le recensement le désigne comme rentier, vivant de placements à l’étranger, et où il commence à écrire ses ouvrages sous le nom d’Arthur Young de Worthing.

Les dernières années : le retour aux sources

L’une des ironies dans l’histoire d’Arthur Young, c’est que ce militant qui dilapida ses fonds en parcourant le monde entier à la quête de la terre promise, renonça ainsi à un mode d’action pour lequel il sentait une grande affinité : la propagande. Il s’intéressait vivement à la publication de la bonne parole, comme l’indiquent son financement de La Phalange, ses diverses propositions visant à établir une presse fouriériste à l’étranger [79] et le projet d’établir sa propre imprimerie. D’ailleurs, il souscrivait pleinement aux deux buts de la Société pour la propagation et la réalisation de la théorie de Charles Fourier, même si son penchant prononcé pour la réalisation le lui faisait parfois oublier. Il ne faisait pas de doute pour Considerant que l’argent de Young avait mieux servi la cause de la propagande que la cause de la réalisation, position somme toute justifiée car la réputation du mouvement fouriériste devait certainement beaucoup à la qualité des œuvres que Young avait financées, et à La Phalange en particulier. Il est vrai que l’œuvre écrite de l’École, qui jouissait d’un rayonnement intellectuel au niveau européen et même mondial, constitue l’un des monuments durables du fouriérisme et donc de la passion associative de son mécène. C’est incontestablement la conclusion qu’en tira Arthur Young. D’abord, il avoue sa fierté d’être associé à la « campagne de près de trois années (1840-1843), pendant laquelle La Phalange paraissait trois fois par semaine », car elle « était la plus brillante » de toutes celles entreprises par l’École. [80] Ensuite, après être rentré en Angleterre, il consacra le reste de sa longue vie à la réflexion sociale et à la publication de ses propres théories. Ainsi poursuivait-il toujours le même but : explorer les idées qu’il avait tenté de réaliser d’abord à Cîteaux. [81]

Young publia de nombreux ouvrages, dont The Fractional Family (1864), Axial Polarity or Man’s Word-Embodied Ideas (1887) et Sociology Diagrammatically Systematized (1890). Ces ouvrages, et bien d’autres encore signés du même auteur, se trouvent soit à la British Library, où l’auteur est désigné comme Arthur Young of Worthing, soit à la Library of Congress, où l’auteur, pour qui on indique l’année de naissance de 1810, se nomme Arthur Young tout court. Il s’agit indiscutablement d’un seul et même auteur, car certains titres sont communs aux deux catalogues. Un seul livre de ce même auteur, livre tout en images où l’auteur explique la condition humaine grâce à la symbolique de la croix, se trouve à la Bibliothèque de France : The Disentanglement of Ideas or the Mistery of the Cross, London, S. Low, son, and Marston [1868]. On peut avoir confiance en l’attribution de ces ouvrages au phalanstérien de Cîteaux, car des sources biographiques et bibliographiques britanniques [82] indiquent que l’auteur de cet œuvre philosophique est né à Aberdeen en 1810, ce qui correspond à ses date et lieu de naissance. En outre, nous retrouvons sous sa plume la terminologie fouriériste sur l’harmonie et les passions, [83] et il fait une large place au luxe et aux séries dans les schémas qu’il présente comme fournissant l’illustration de sa méthode et la base de ses arguments. [84] Mais c’est la lecture d’un des tomes attribués à Arthur Young of Worthing qui fournit la preuve définitive que l’homme d’affaires, le phalanstérien, le citoyen d’Adélaïde et le philosophe sont le même homme. C’est dans Axial Polarity or Man’s Word-Embodied Ideas de 1887 que Young livre des renseignements sur ses expériences à Adélaïde et à Cîteaux. C’est ce document pivotal que nous avons cité tout au long de cette étude et que nous reproduisons en annexe, car il livre un témoignage essentiel sur les grands événements qui avaient marqué son existence et celle de ses camarades.

C’est grâce à cet ouvrage et à tous ceux qu’il rédigea entre 1864 et 1894 que nous constatons aussi que le philosophe que Young portait toujours en lui a finalement pris le pas sur le réformateur. Pendant trois décennies, Arthur Young élabora une œuvre ambitieuse sur l’Esprit, la Mathématique et la Matière. Il n’oublia pas la science sociale, car ses titres reflètent un grand intérêt pour l’anthropologie et la sociologie, mais il publia aussi des poésies et des livres consacrés entièrement à des schémas – dont des commentateurs contemporains se moquèrent, tout en soulignant leur complexité. [85] Bref, dès la parution de son premier ouvrage en 1864, Arthur Young subit le sort habituel réservé aux partisans de l’utopie. C’est à notre siècle de revoir cette œuvre avant de tirer des conclusions définitives sur la contribution d’Arthur Young à la pensée sociale, ainsi qu’au mouvement fouriériste. Ce champ de réflexions est désormais ouvert.

Bilan provisoire

Dans son ensemble, la vie d’Arthur Young révèle un homme animé par la passion associative. S’il existait en lui un redoutable homme d’affaires, il est difficile de l’apercevoir à travers ses justificatifs et ses calculs, [86] son inépuisable optimisme et son discours exalté, qui répondent plutôt au comportement et aux traits du parfait utopiste, ce qui n’a rien de déshonorant pour un militant de l’utopie et n’indique nullement que ses efforts fussent vains. Et puis, dans un aspect de sa vie associative du moins, il a pleinement réussi.

Cet homme chaleureux a toujours vécu en association, soutenu par ses frères, qui encourageaient leur aîné dans ses enthousiasmes et ses grands projets, travaillant de concert avec lui et acceptant de le suivre jusqu’au bout du monde. Leur situation collective ne répondait nullement au modèle de l’héritier prodigue qui mène tous ses proches à leur perte. Acquis aux idées d’Arthur, les cadets acceptaient volontiers de travailler sous sa direction tandis que lui, le génie de la famille, concevait ses grands projets. Les frères australiens ne mirent fin à cette association que quand ils trouvèrent le bonheur dans le nouveau monde, pendant qu’Arthur cherchait encore son monde nouveau. Mais avaient-ils vraiment abandonné leur frère aîné ? Il est permis d’en douter. D’après ce que nous savons des dernières années d’Arthur, James et William, la solidarité familiale restait sans faille. Même pendant les pires moments où la colonie de Cîteaux se désintégrait, Arthur faisait cause commune avec James, dont les machines typographiques qui les ruinaient tous inspiraient encore sa confiance, tandis que William s’occupa du pianotype jusqu’à la fin de ses jours. [87] Comme l’un de leurs camarades du London Phalanx le faisait remarquer, ils menaient ensemble une vie exemplaire, à la différence des autres jeunes gens de leur classe sociale. En dépit des grosses sommes qu’ils investissaient dans leur projet utopique, ce commentateur trouvait somme toute honorable qu’ils aient choisi la voie de la réforme sociale plutôt que celle de la débauche. [88]

Puisque les Young ont fini par retomber, collectivement, sur leurs pieds, tout en s’entr’aidant, est-il vraiment utile de nous interroger soit sur les aptitudes financières et commerciales d’Arthur Young soit sur ses choix, et notamment sur ses essais infructueux en matière d’expérimentation sociale ? De toute évidence, il ne s’agit ni d’un homme d’affaires ni d’un idéologue, mais plutôt d’un homme qui s’intéresse au travail intellectuel sous toutes ses formes. C’est en devenant écrivain qu’il trouve sa voie, renouant ainsi avec sa vocation première d’homme de pensée. Vue sous cet angle, son histoire représente un cheminement intellectuel et non pas une chute ; un renouvellement de son engagement social et non pas un reniement de son passé de phalanstérien. Ne dit-il pas lui-même que la colonie de Cîteaux (son « entreprise utopio-civilisée ») ne s’était soldée que par un semblant d’échec, « du genre d’échec ou de sacrifice auquel consent le gland en mourant pour produire le chêne » ? [89] À la fin de sa vie, comme lors de l’effondrement de Cîteaux, il garde la foi. Comme le dit un fouriériste britannique qui lui rend visite en 1845 : Mr Young maintient également sa foi en la vérité du système de Fourier, et donne une explication plausible de l’échec récent. La théorie qui a produit la locomotive à vapeur n’en reste pas moins valable si un forgeron de village échoue dans sa tentative pour en construire un exemplaire. [90] Bel exemple qui résume en tous points l’attitude d’Arthur Young.