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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

117-122
Yona Friedman à la lumière de Fourier
Yona Friedman under Fourierist Light
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 avril 2010

par Guillaume, Chantal

En 1972, Yona Friedman écrit un livre dont le titre ne peut que retenir notre attention : Utopies réalisables (Paris, UGE), livre étrange écrit par un architecte né en 1923 et qui vit encore à Paris, livre émaillé de dessins ou croquis destinés à appuyer et à expliciter les démonstrations. Livre qu’on peut placer à la lumière des études fouriéristes car il fait le pari de théoriser l’utopie réalisable, l’utopie à appliquer. Ce qui le rend si intéressant, c’est son inactualité ou, selon l’expression de Nietzsche, son caractère intempestif, car il a traversé les époques en posant des questions et des problèmes qui n’ont pas perdu de leur pertinence.

1972-2009, 37 ans, c’est très peu au regard de l’histoire et pourtant on mesure que ces années ont été porteuses de changements rapides, d’enterrement aussi des utopies. La chute du communisme, la gauche au pouvoir ont confiné la pensée politique dans la réforme qui passe par l’initiative d’en haut, en préservant l’Etat et l’organisation administrative centralisés. L’intérêt des propositions utopistes concrètes de Friedman, c’est qu’elles valorisent l’initiative d’en bas et partent de petites communautés susceptibles d’assurer leur survie. En période de crise économique (plus grave probablement que ne disent les experts dont la fonction est de maintenir la confiance...) qui trouve ses origines dans l’ouverture à un espace mondial, - espace de la démesure incontrôlable et ingouvernable -, l’utopie théorisée de Friedman va à contre-courant en proposant de s’appliquer à des communautés de taille réduite. Il formule une proposition qui pourrait être jugée prémonitoire : « Quand la foule des gouvernés, se sentant abandonnée, commence à organiser sa survie en petites communautés capables de se suffire et d’assurer elles-mêmes leurs services publics, alors que les gouvernements, plus soucieux de théâtre et de ‘faire semblant’ que d’assurer le bon fonctionnement des services publics défaillants, étiquettent comme ‘mouvements marginaux’ ces tentatives » (p. 10) Pourtant, affirme l’auteur, les mouvements marginaux pourraient représenter les solutions du futur et démontrer que les utopies réalisables n’appartiennent plus à la futurologie mais à la présentologie. Selon l’auteur même si l’utopie est appelée à être déformée et dépassée, elle devient urgente comme médication de la société. Friedman retrouve le chemin des expérimentations car elles sont essayées, appliquées à l’échelle de petits groupes, de communautés restreintes qui seules peuvent résoudre leurs problèmes de survie sans expert et dirigeant.

Avant de pénétrer plus avant dans la présentation prétendument rationnelle de cette utopie réalisable, il faut mesurer combien il est difficile d’imaginer des solutions politiques à contre-courant, à contre-marche et en écart absolu comme le proposait Fourier, L’auteur introduit son exposé par un constat : l’analyse des utopies sociales implique un acte d’accusation et la critique de deux méchants de son époque : l’Etat mafia et la mafia des médias (ces deux méchants, notons le n’ont pas disparu, loin de là !) ; ces deux méchants ont mis au point une attitude moins brutale et plus adroite que les régimes totalitaires : « ils essaient de nous convaincre que c’est nous qui voulons ce qu’ils veulent ». La pensée utopiste doit s’extraire de ce qui conditionne nos représentations du possible. Elle devient alors outil de contre-propagande. Pour faire de l’utopie une réalité, affirme l’auteur, il faut commencer par ne pas craindre la théorie et même accepter d’établir une axiomatique pour la construire. Le premier axiome se formule par cette proposition : l’utopie naît d’une insatisfaction collective. Le deuxième axiome postule que l’utopie ne peut naître qu’à la condition qu’il y ait un remède ou une technique susceptible de mettre un terme à cette situation. Enfin, selon le troisième axiome, une utopie ne devient réalisable que si elle obtient un consentement collectif. Entre le deuxième et le troisième axiome, s’en insère un autre : il y a un décalage ou freinage entre la conscience du remède et le consentement à le prendre. Il importe à Friedman de poser cet axiome. L’utopie ne peut être imposée mais consentie. Il ajoute que l’invention utopique ne peut être le fait d’un seul homme mais plutôt une création collective faite de multiples apports individuels, proposition en désaccord avec la posture solitaire de Fourier. Ainsi Friedman peut-il distinguer l’utopie proprement dite, création intellectuelle d’un seul, et l’utopie réalisable qui ne peut être que le résultat d’une chaîne d’individus consentants.

Friedman poursuit ses distinctions en différenciant l’utopie négative qui consiste à savoir apprécier une situation pour finir par l’accepter et la tenir comme désirable, et l’utopie positive qui consiste à éliminer la source d’insatisfaction. Enfin, il oppose l’utopie paternaliste dans laquelle un individu ou un groupe bienveillant impose une voie à une collectivité considérée comme malheureuse, à l’utopie non paternaliste. Le communisme, remarque-t-il, a fini par devenir une inquisition paternaliste. Les utopies religieuses comme l’utopie colonialiste témoignent d’un projet philanthropique hypocrite et contraire à l’autodétermination. L’utopie non paternaliste est moins connue, réalisable et réalisée même si elle ne laisse pas de trace dans l’histoire. Friedman s’insurge également contre l’idée selon laquelle il suffirait d’un examen historique pour traiter de l’utopie. Il ne craint pas, lui, la théorie sous la forme d’une axiomatique même si elle doit paradoxalement être applicable et déboucher sur une pratique. Architecte de formation, il se plaît à appuyer sa théorie sur des graphes par lesquels il tente de construire une organisation sociale réinventée. Il considère que toute société est un ensemble d’individus en relations et qu’il faut tracer des flèches qui prendraient en compte les influences que les individus exercent les uns sur les autres, en sachant que les différences d’influences expriment des différences de pouvoir et de puissance. Chez Fourier, l’influence deviendrait la passion ou l’attraction passionnée. Dans une société à forte structure hiérarchique, les influences se transmettent et par là même se dégradent. Ainsi, Yona Friedman distingue la société égalitaire et la société hiérarchique. Dans la première il y a équilibre entre influences exercées et influences reçues. Cela signifie que cette société ne requiert pas de notable et que la dépendance de chaque membre est la même. Et l’auteur d’ajouter que ces deux sociétés, égalitaire et hiérarchique, ne se trouvent jamais à l’état pur.

Les influences ne concernent pas seulement les relations humaines mais aussi les relations aux objets, au sens générique : objets naturels et artificiels. L’objet environnement devient déterminant, ce qui rend identique et superposable la problématique de la société et celle de l’environnement. L’écologie sociale est à même de construire l’organisation sociale idéale. A la lumière de cette exigence, on comprend mieux cet axiome fondamental : il faut admettre l’idée du groupe critique, le plus grand ensemble d’individus, d’objets et de liens mais limité quantitativement. L’utopie réalisable de Friedman ne peut dépasser un certain seuil critique. Il condamne ce qu’il appelle l’utopie universaliste qu’il juge impossible comme peut l’être la justice sociale, la paix mondiale ou la croissance zéro. Il faut admettre que l’on ne peut résoudre des problèmes à une échelle démesurée, qui dépasserait une certaine grandeur fonctionnelle du groupe. Ainsi ne faut-il pas chercher des causes anthropologiques (la nature humaine) mais penser les limites biologiques de l’homme ; ses capacités de communication, de création de liens sont inhérentes à ses capacités naturelles. Nous cohabitons avec plus d’hommes que nous ne le pouvons et avec plus d’objets que nous pouvons commander. Sur ce point constatons que Friedman n’a pas été entendu car depuis quarante ans nos sociétés ont choisi la mondialisation et ont aboli toutes limites naturelles de l’échange, de la communication et des ressources. L’imaginaire contemporain s’est laissé porter par la performance technique qui abolit les limites physiques de l’espace et du temps. Ainsi notre auteur ne croit pas au projet de communication généralisée sur le modèle de la tour de Babel qui témoigne du dépassement du seuil critique. Si on le suit dans sa pensée du groupe critique, l’utopie la plus actuelle de la communication généralisée, du réseau mondial, ne pourrait trouver grâce à ses yeux. Il plaide non pour un gouvernement mondial mais pour la multiplication de petits groupes, dans lesquels l’organisation sociale peut être régulée, les projets peuvent faire l’objet d’une communication réciproque. Il préfère même prendre pour modèles des sociétés capables de pratiquer l’auto-ségrégation comme en Inde, où les 500 000 villages sont indépendants, les multiples castes sont compartimentées, parce qu’il ne faut rien attendre de l’Etat central et en cela il rejoint Fourier. Friedman ne pense pas les solutions politiques dans le cadre de l’Etat-Nation centralisé ; les groupes isolés mais reliés peuvent régler leurs problèmes bien mieux que l’Etat mondial ou les organisations internationales. Pour preuve, dit-il, les Etats créent des clubs qui fonctionnent car ils sont sans rapport avec la réalité et ils masquent la fragilité des Etats qui les ont fondés. Les G 8, G 20 et autres sommets montrent que l’auteur a raison : ces instances n’ont de réalité que parce qu’elles ne sont pas en prise avec les réalités.

L’auteur peut même affirmer que la communication de masse tue les idées nouvelles. L’effet de saturation des réseaux de communication ne rend plus visibles les idées nouvelles. L’utopie réalisable se contentera d’une communication directe, le face à face, plus efficace que toutes les médiations. Les petits groupes sont plus performants pour gérer la crise environnementale, en équilibrant les relations entre production, propriété et échanges. Les petites communautés sont seules capables de réguler leurs besoins et limiter leurs activités. André Gorz plaidait pour ce qui serait une auto-limitation et une autonomie de production, ce qu’il nomme l’auto-production communale coopérative (Ecologica, Paris, Galilée, 2008). Déjà en 1972, l’auteur préconise de tenir compte d’un seuil critique de déchets qui serait en corrélation avec un seuil critique du groupe. L’idée de limiter la dimension des groupes est un axiome de cette théorie. Rappelons que le phalanstère lui aussi est limité à 1620 personnes. Seul le groupe restreint est susceptible de favoriser une gestion raisonnée et limitée des ressources et des échanges. Il est aussi capable via la communication directe d’obtenir le consentement à l’expérience et de conserver la cohésion du groupe.

Friedman poursuit son analyse des structures sociales en mettant l’accent sur ce que la pensée politico-économique ignore et occulte, le rapport à l’autre. L’attention que nous portons aux objets est fonction de l’attention que les autres portent à ces mêmes objets (René Girard analyse cette conduite par le mimétisme). Dans cette utopie réalisable, l’auteur intègre la dimension des relations sociales et le cortège des effets qu’elles produisent sur la dynamique des groupes. Fourier mettait l’accent sur les attractions passionnées qui se redistribuent en passions d’unité, d’harmonie mais aussi en passions cabalistes, et d’émulation.

L’utopie réalisable est en rupture avec les mécanismes sociaux qui génèrent de l’insatisfaction et contribuent à la société de compétition. Pour comprendre le ressort de la compétition, il faut en comprendre la cause : dans une société d’abondance, la rareté artificielle ou fictive maintient une fausse lutte pour la survie. La société de compétition met en place un goulot dans la distribution qui maintient l’inégalité et le conflit. D’autre part, Friedman penseur du groupe dans son fonctionnement égalitaire et harmonieux conçoit le feed-back permanent comme ce qui contribue à l’autopréservation du groupe. Cette exigence est conforme à l’idée de seuil critique du groupe ; l’unité du groupe n’est conservée que si le consentement collectif repose sur des échanges et des accords réciproques. Il note également que l’autocritique permanente des communistes n’est qu’un simulacre de communication et plutôt une forme de paternalisme extrême.

Tout au long de son ouvrage, Friedman tente de mettre à jour ce qui fait fonctionner le mécanisme social des groupes : la notion d’influence, la communication, la non compétition. Il théorise un sentiment qui agit sur le groupe, sa cohésion et son unité, ce qu’il nomme l’importance et plus encore l’importance de l’importance. Dans un langage philosophique, on peut traduire cette idée d’importance par celle de reconnaissance. L’importance, c’est être reconnu par les autres ; et seuls les autres peuvent vous donner de l’importance. Robinson sur son île est privé d’importance puisqu’il est sans rapport avec d’autres. L’utopie réalisable a pour finalité de donner de l’importance aux individus contre une société de l’anonymat qui ne valorise pas l’effort de chacun pour se rendre important. Ici encore le parallèle avec Fourier est possible qui a imaginé cette passion qui nous fait nous comparer, nous dépasser : la cabaliste, passion d’émulation. L’association ne peut ignorer les liens, les relations qui construisent le collectif. Les échecs des utopies peuvent probablement être expliqués par cette non prise en compte des passions, des sentiments sociaux. Friedman traduit l’importance par le paramètre de la situation sociale ou le rôle de chacun dans la société. La notion d’importance doit être couplée avec celle d’influence. L’auteur reconnaît qu’il est difficile même dans une société égalitaire de mesurer objectivement l’importance. La situation sociale peut être vécue subjectivement inégalitaire sans l’être. Eternel problème que Rousseau traite dans Discours sur l’origine de l’inégalité  : la société, en mettant en relation les hommes, les fait se comparer, entrer en rivalité, exacerbe leur amour-propre. Il est certain que dans la visée d’une société utopiste sans insatisfaction, l’importance individuelle est satisfaite. Friedman mesure ce sentiment de l’importance à l’aune du choix. L’individu le plus satisfait de son importance a choisi sa situation. Nous aurions tendance à oublier cette évidence, parce que notre société a pris l’habitude de détruire l’autonomie, donc de favoriser l’insatisfaction.

La position de Friedman sur la propriété mérite un détour car elle intègre l’écologie sociale. Il prétend que l’on peut faire une analyse rationnelle et objective de la propriété. Il y a des objets que nous avons en propriété exclusive ; ils sont stockés, conservés pour un usage limité et génèrent une perte de temps et d’espace. Il y a des objets qui sont la propriété de tous (le métro, le réseau électrique, la façade du Jardin des Plantes...) ; cette propriété collective exige différents réglages car les objets ne peuvent être utilisés simultanément par tous. Dans le cas de la propriété exclusive, l’objet attend, dans le cas de la propriété partagée on attend l’objet. Ainsi Friedman fait une liste des organisations possibles de la propriété sur le mode stockage/réglage. Pour traiter de la propriété il se détache du débat traditionnel idéologique pour conclure que le système de réglage, donc de propriété collective, est plus avantageux qu’un système de stockage, tant du point de vue de l’encombrement dans l’espace et dans le temps. L’attente, dit Friedman, est un temps utilisable : l’avion nous transporte plus vite mais le train fait perdre moins de temps car il est utilisé et utilisable. Ivan Illich a lui aussi fait ce type de calcul pour montrer que la pensée intègre mal les coûts en temps de nos moyens de déplacement modernes censés nous faire gagner du temps. Il faut bien sûr relier cette pensée de la propriété à celle de l’écologie sociale.

Pour finir, certains aspects de cette pensée ne doivent pas être négligés pour ne pas l’enfermer dans une représentation réactionnaire de la vie des communautés et des Etats. Friedman récuse l’Etat mondial et l’utopie universaliste mais attribue à cet Etat mondial un rôle non négligeable : il arbitrera en matière de territoires et de migrations, d’accès aux ressources et de distribution des richesses inégalement réparties. Il pratiquera le troc pour rétablir une certaine justice des échanges au niveau international, en suggérant que le troc pourrait aussi être une pratique d’échanges entre petits groupes. La migration peut être pour l’auteur un facteur d’auto-régulation des groupes et surtout une protestation légitime lorsque la survie est en jeu. L’auteur se montre aussi visionnaire dans son écologie sociale : il propose par exemple de concentrer l’habitat dans le sud. On y éviterait les problèmes d’habitat, de surconsommation d’énergie, on y produirait des fruits. Au nord serait développée la culture des céréales ! L’utopie est toujours entre rêve et nécessité, imaginaire et possible.

En 1982, Friedman fait paraître un nouvel ouvrage : Alternatives énergétiques ou la civilisation paysanne modernisée, Pour une réelle économie des ressources : comment désindustrialiser l’énergie (Paris, Dangles) dans lequel il propose une réelle économie des ressources et surtout une désindustrialisation de l’énergie comme l’indique le sous-titre. Il se montre préoccupé avant l’heure des problèmes d’énergie et propose des alternatives écologiques basées sur des petites communautés de survie qui réapprendraient l’autosubsistance et développeraient des activités artisanales qui les rendraient indépendantes de la grande industrie. Fourier quant à lui valorisait le développement rural en privilégiant l’agriculture reliée à la manufacture, Friedman renoue avec la ruralité mais la repense, la refonde, dans ce qu’il appelle la civilisation paysanne modernisée. Une nouvelle organisation communautaire pourrait réaliser économie d’énergie et de ressources en re-localisant les activités, en assurant la fabrication et production de ce qui est nécessaire. Certes l’utopie fouriériste est plus globalisante, plus radicale mais ce qui les rapproche, c’est cette même volonté de penser de nouvelles associations et de s’intéresser à la préservation de l’unité de ces communautés.