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Lechevalier, Jules (André, Louis). Lechevalier Saint-André à partir de 1855
Article mis en ligne le 5 octobre 2010
dernière modification le 9 octobre 2010

par Chaïbi, Olivier

Né le 21 avril 1806 (Saint-Pierre-le-Mouillage, Martinique) - mort le 10 juin 1862 (Paris). Avocat et publiciste, il participe à de nombreux journaux et occupe plusieurs fonctions publiques ou associatives. Il contribue notamment au lancement du Phalanstère en 1832.

L’oubli dans lequel a sombré Jules Lechevalier contraste avec la notoriété qu’il connaît de son vivant. « La France intellectuelle vient de faire une perte sensible [1], » peut-on lire dans L’Esprit Public du 13 juin 1862, tandis que son rédacteur en chef salue « l’un des plus infatigables lutteurs que nous ayons rencontrés sur le champ de bataille des idées [2]. » Ancien élève de Cousin puis de Hegel, Lechevalier a été proche d’Enfantin, de Fourier et de Proudhon. Il a aussi connu Sainte-Beuve, George Sand, Guizot, de Broglie, Michelet, Victor Hugo, Lamartine et tant d’autres figures intellectuelles incontournables du XIXe siècle. « Brillant d’intelligence et doté d’une réelle profondeur de caractère [3], » Jules Lechevalier est selon les mots de Pierre Leroux « un homme que l’idée pousse » mais aussi un « génie trop mobile [4]. »
Des lectures des premières notices biographiques de Jules Lechevalier émane un sentiment de versatilité dans le singulier parcours de ce personnage [5] : ancien apôtre saint-simonien, il quitte Enfantin pour rejoindre Charles Fourier et contribuer à sa vulgarisation. Sous Guizot, il devient dans la presse le chantre de la monarchie de Juillet pour laquelle il réalise de nombreuses études sur l’esclavage dans les colonies antillaises. Proche du « Juste milieu », il devient sous la Seconde République un défenseur du socialisme, collaborant avec Proudhon. Condamné à l’exil, il développe en Angleterre de nombreuses coopératives aux côtés des Christian Socialists. Revenu au catholicisme en fin de vie, il se rallie à l’empire de Napoléon III. Dans ses derniers écrits, il admet la nécessité économique du libéralisme alors que son immense œuvre en science sociale a eu pour but d’y trouver une alternative. Il y a pourtant une grande cohérence dans l’œuvre de Jules Lechevalier, composée de milliers de pages de brochures, d’études, d’articles et autres travaux allant de la profession de foi la plus sincère à la déclaration la plus polémique, en passant par la constitution juridique de sociétés commerciales.
Habile théoricien et courageux exécuteur pratique des systèmes qui font passer certaines utopies dans la réalité concrète de l’économie sociale, la vie de Jules Lechevalier, malgré les nombreux échecs qui la ponctuent, épouse les grands tournants de son époque. Tantôt acteur, tantôt spectateur des évènements, il reste un témoin privilégié de son temps. Son épopée peut s’articuler autour de trois grandes phases : une première centrée sur les expériences saint-simoniennes et fouriéristes au début des années 1830. Une deuxième qui correspond aux années stables de la monarchie de Juillet, durant laquelle Jules Lechevalier développe ses propres théories d’économie sociale tout en créant des journaux puis une société de colonisation de la Guyane pour abolir l’esclavage. Enfin une troisième période après 1848 durant laquelle Lechevalier tente et parfois même réussit à mettre en place des institutions pionnières de l’économie sociale.

A la recherche d’un nouveau dogme social, du saint-simonisme au fouriérisme : une jeunesse bien mouvementée (1806-1833)

Arraché très tôt à sa Martinique natale, Jules Lechevalier fait de brillantes études dans les années 1820. Avide d’une connaissance encyclopédique, il se passionne pour l’hégélianisme. Sa recherche d’une loi pour l’humanité le conduit vers le saint-simonisme. Il joue alors un grand rôle au sein de la nouvelle Eglise dont il est un des prédicateurs les plus ardents. Soucieux de promouvoir « l’association » conformément au dogme de Saint-Simon, il se rallie à Charles Fourier espérant faire du phalanstère la clef de voûte du nouvel ordre social.

Soif de connaissances et errances intellectuelles

Né d’un père négociant d’origine bordelaise et d’une mère créole, Jules Lechevalier vit ses premières années à Saint-Pierre [6]. La famille a acquis une fortune importante au cours du second XVIIe siècle [7], mais les nombreux troubles qui marquent les Antilles au XIXème siècle fragilisent son patrimoine et ses revenus. Jules Lechevalier est encore un enfant quand il est envoyé étudier en métropole au collège de Pontlevoye. Il y fait une scolarité brillante couronnée par de nombreux prix d’excellence [8]. En 1824, il entame des études de droit dont il sort licencié. Les années suivantes sont marquées par une errance intellectuelle qui témoigne d’une grande curiosité, de la volonté d’un savoir encyclopédique, mais aussi d’incertitudes. Lechevalier fréquente les bancs des facultés de Lettres et de Médecine avant de se passionner pour la philosophie [9]. En 1833, il professe dans Paris des leçons sur « la Science de l’Humanité » qui témoignent de ses nombreuses connaissances scientifiques, philosophiques et économiques. Bien qu’il condamne par la suite l’éclectisme [10], Victor Cousin exerce un rôle important dans sa formation [11]. C’est sans doute par l’intermédiaire de ce dernier qu’il découvre Hegel. Lechevalier se passionne alors pour la philosophie allemande. En 1829, il entreprend une tournée des universités outre-Rhin avec pour destination finale Berlin afin d’assister aux cours du grand dialecticien allemand. De ses théories, Lechevalier conserve essentiellement l’idée de progrès, un goût prononcé pour la dialectique, mais aussi une justification parfois exagérée de tout contexte historique.

La révélation saint-simonienne

Lecteur du Producteur saint-simonien dès 1826 [12], Jules Lechevalier est introduit au sein de la première école par Charles Duveyrier. Certes, la transformation de l’école en Eglise sous le patriarcat des « Pères suprêmes » Enfantin et Bazard semble gêner le rationalisme du jeune hégélien. Mais sa volonté de trouver le dogme de l’humanité finit par lui faire professer sa foi « dans la religion nouvelle. » Par cet « acte de soumission » il entend se consacrer à « l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre [13]. »
Lechevalier ne ménage pas ses efforts pour la doctrine. Il commence par racheter le journal saint-simonien l’Organisateur et doit consacrer des sommes importantes pour la première communauté [14].

Première page de L’Organisateur, 27 août 1830.

Il vit alors rue Monsigny en compagnie d’Enfantin, Bazard, Michel Chevalier et du polytechnicien Abel Transon avec lequel il noue une amitié très intense. Très vite, Lechevalier se distingue par son éloquence et sa grande capacité à expliquer et convaincre. Ses « pères » en font un « prêtre [15] » et il progresse au sein de la hiérarchie saint-simonienne qui calque en fin de compte la hiérarchie catholique. Lechevalier reste néanmoins métaphysicien et son « enseignement central [16] » durant l’hiver 1830-1831 présente devant des milliers d’étudiants parisiens une synthèse très claire de sa conception du saint-simonisme. Tout en encourageant le progrès par le biais de l’industrie, des sciences et des arts, Lechevalier promet l’émancipation des travailleurs et la pacification du globe, à condition toutefois de se lier à l’association saint-simonienne dirigée par les capacités selon le célèbre credo : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres. »
Si l’apôtre saint-simonien rédige plusieurs brochures et articles d’explications de la doctrine, c’est essentiellement en tant que brillant orateur qu’il s’impose. Au nom de Saint-Simon, Lechevalier sillonne la France pour y tenir des conférences et développer le nouveau dogme. Que ce soit à Bordeaux, Toulouse, Rouen, Dieppe, Dijon, Mulhouse, Strasbourg, Nancy ou Metz, son passage est très remarqué, certes en raison du tumulte qu’il provoque souvent, mais aussi en raison de l’influence qu’il a sur ses auditoires et des conversions qu’il accomplit. Un frère de Lacordaire compare l’émotion qu’il suscite aux prêches de Saint-Bernard soulevant la jeunesse pour de nouvelles croisades [17].
Tout en prêchant pour « l’émancipation de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », Lechevalier est particulièrement soucieux de nouer des liens avec les notables locaux, essentiellement les ingénieurs, les administrateurs et surtout les journalistes. Chacun de ses passages en province ont un écho dans la presse locale. Aussi Lechevalier contribue-t-il après la révolution de Juillet 1830 à faire passer le prestigieux journal Le Globe dans le camp saint-simonien, notamment grâce à Pierre Leroux [18].
Mais Jules Lechevalier semble toujours avoir une foi limitée dans le dogme saint-simonien. S’il admet comme finalité historique le programme, la construction d’une nouvelle Eglise n’est pas pour lui le moyen le plus adéquat d’associer les hommes. A la fin de l’année 1831, la division de la diarchie Enfantin-Bazard finit de l’en dissuader. Il prend partie contre les nouvelles théories enfantiniennes [19] et quitte avec fracas l’Eglise qu’il avait en grande partie bâtie, entraînant avec lui une partie du naufrage saint-simonien.

Jules Lechevalier, Lettre sur la division survenue dans l’Association saint-simonienne (page de titre)

Le théoricien du Phalanstère (1832-1834)

Aux cours de ses prédications saint-simoniennes, Jules Lechevalier est démarché par les premiers fouriéristes. Il rencontre Gabet à Dijon, Just Muiron et Clarisse Vigoureux à Besançon et Victor Considérant à Metz. Ces derniers finissent par le convaincre de lire l’œuvre de Charles Fourier. Lechevalier voit alors dans le système du phalanstère le moyen de réaliser l’association promise par les saint-simoniens [20].
Lechevalier assimile très vite les théories fouriéristes dont il ne conserve que le projet économique et social, excluant les théories qu’il juge trop fantaisistes. Il s’entretient au début de l’année 1832 avec Fourier et met en place des leçons sur sa pensée, essentiellement destinées aux saint-simoniens. Ainsi contribue-t-il au passage d’un grand nombre de ces derniers au fouriérisme, notamment Abel Transon et le docteur Charles Pellarin [21].

La silhouette de Lechevalier en 1832. Procession saint-simonienne interrompue par Jules Lechevalier (à cheval), 30 juillet 1832 (jour de l’enterrement de Bazard). Source : Ars, 14410/17

Le 1e juin 1832 parait le premier numéro de La Réforme industrielle ou Phalanstère, « journal pour la fondation d’une phalange agricole et manufacturière associée en travaux et en ménage. » Avec Victor Considérant, Abel Transon et Just Muiron, Lechevalier participe activement à la diffusion de cette feuille ayant pour but de mettre en œuvre un phalanstère. Laissant aux ingénieurs le soin d’exécuter les travaux de développement de la première colonie sociétaire à Condé-sur-Vesgre près de Rambouillet, Jules Lechevalier contribue essentiellement à la recherche de partenaires financiers et à l’explication des théories fouriéristes. Il consacre alors de nombreux articles pour montrer le caractère scientifique de l’école fouriériste et son rôle dans le développement d’une « économie sociétaire. »
Jules Lechevalier loue dans le projet fouriériste la volonté de créer une science sociale qui s’oppose à l’ « économisme » libéral. Le phalanstère se veut dans son esprit un modèle associatif qui prend le contre-pied de l’individualisme prôné par les partisans du « laisser faire ». En effet, il associe librement les travailleurs et les capitalistes au sein d’une structure capable de développer de manière plaisante les moyens de subsistance. De plus, il ne prône pas l’abolition du capital comme le souhaite au départ le saint-simonisme, puisqu’au sein du phalanstère, le travail, le talent et le capital doivent être rémunérés. Par cette association des travailleurs et des capitalistes, cette forme de cogestion et la volonté de ne pas faire du profit une fin en soi, le phalanstère devient sous la plume de Jules Lechevalier une étape constitutive de l’économie sociale.

L’« orléanisme social » : Du « Parti social » au « Juste milieu »

Jules Lechevalier, Etudes sur la science sociale - Année 1832 (Paris, Everat, 1834)

Presse et colonialisme (1833-1847)

Pour Jules Lechevalier, la volonté de prendre en compte la dimension sociale pour pallier les conséquences néfastes du capitalisme libéral n’implique pas un ordre politique particulier. Au contraire, il se méfie des révolutionnaires et il prend la défense de la monarchie de Juillet, espérant que ce nouveau régime mette en place une politique économique favorable aux associations et au progrès industriel. Il défend ses idées dans la presse et tente de les mettre en pratique en Guyane par le biais d’un vaste plan de colonisation. Toutefois, l’orléanisme ne fut jamais une doctrine officielle et la monarchie constitutionnelle subit sans cesse les attaques des légitimistes, des libéraux ou des républicains. Lechevalier se trouve alors à défendre une position centriste bien étroite qualifiée de « Juste milieu ». Aussi cet « entrepreneur social » devient par ses projets dépendant des intrigues financières et politiques, sans renier pour autant ses convictions d’économie sociale.

Un polémiste du social (1833-1838) : des théories d’économie sociale à l’engagement politique

En travaillant avec les fouriéristes, Jules Lechevalier a été amené à clarifier ses conceptions en sciences sociales. En 1833, il propose des leçons sur la « Science de l’Humanité » et il concoure à la chaire d’Economie politique du Collège de France laissée vacante par la mort de J.-B. Say [22]. Il échoue sans doute en raison de son jeune âge et de ses opinions trop subversives pour l’époque. Cependant, les cours qu’il se propose de développer supposent une très bonne connaissance de l’économie et de la philosophie politique de son temps. Il en propose une synthèse exhaustive à laquelle il ajoute l’étude d’Owen, Saint-Simon et Charles Fourier. Sur ce plan, il anticipe Michel Chevalier ou Charles Gide qui occuperont ultérieurement la chaire.
Lechevalier développe ses opinions économiques dans la presse avec un certain goût pour la polémique qui tranche avec le caractère plus impartial de ses cours. Il est éditorialiste à l’Europe littéraire où ses articles d’économie sociale détonent de la prose plus romantique des autres écrivains. Cela le conduit néanmoins à attirer de brillantes plumes en faveur de ses opinions, notamment Sainte-Beuve, Lamartine, Ballanche, George Sand et Victor Hugo. Il sollicite par la suite ces derniers en faveur de sa Revue du Progrès social éditée mensuellement durant l’année 1834, puis pour son projet de parti social. Ses projets jouissent de la bienveillance de Guizot, mais manquent de soutiens financiers.
Suite à des déboires commerciaux, Jules Lechevalier doit associer sa Revue du Progrès social au Moniteur du Commerce. Il développe alors dans ce journal un vaste programme de soutien à la monarchie de Louis-Philippe [23]. En 1837, il espère que ses positions orléanistes et sociales soient défendues par le chef de fil du « Juste milieu », le descendant d’un Girondin nommé Henri Fonfrède. Lechevalier rachète alors le Journal de Paris, qu’il se propose de lui offrir comme tribune. Il veut également concurrencer Emile de Girardin en faisant passer l’abonnement de ce quotidien à 40 francs l’année, mais sans utiliser la réclame [24] ! Audacieux, le projet est néanmoins viable et le journal fait des recettes plusieurs mois d’affilés [25]. Mais Jules Lechevalier s’est endetté pour assurer le capital fixe de l’entreprise (près de 300 000 francs) et en voulant aller trop vite, il se retrouve piégé par ses créanciers et de bien piètres collaborateurs. A cela s’ajoute la volonté de faire participer des parlementaires et des membres du gouvernement au projet. L’entrepreneur de presse est abandonné de tous et fait faillite [26]. Il en résulte des dettes auxquelles il consacre le restant de sa vie au remboursement.

Un colonialiste abolitionniste (1838-1848) : Réformer les colonies par l’abolition de l’esclavage

Malgré ses déboires financiers (ou peut-être pour s’en sortir), Jules Lechevalier entreprend avec l’aide du ministère de la Marine et des Colonies un vaste voyage dans les Antilles en 1838-1839. Il y mène une enquête sur l’esclavage dans les colonies européennes. En tant que fils et frère de colons, il n’est pas totalement désintéressé par l’outre-mer. Tout en menant un vaste travail d’enquêtes et de documentation sur le sujet, Lechevalier développe rapidement la conviction qu’il faut abolir l’esclavage. En même temps, il encourage la France à relancer une politique coloniale active par la mise en valeur des territoires [27].
Au cours de son périple sous les Tropiques, Jules Lechevalier visite la Guyane où ses idées séduisent Goyriéna, le plus grand propriétaire foncier de la colonie. Ce dernier lui cède un immense territoire côtier à condition qu’il le mette en valeur [28]. De retour en métropole, Jules Lechavalier se met à la recherche de financements pour son projet. Il veut développer l’agriculture et l’industrie en Guyane en émancipant les esclaves et en relançant la colonisation. Son projet doit servir de modèle pour les autres territoires d’outre-mer français où est pratiqué l’esclavage.
Plusieurs projets de colonisation de la Guyane sont développés de 1839 à 1845

Jules Lechevalier, Note sur la fondation d’une nouvelle colonie dans la Guyane française (...), 1844 (page de titre)

 [29]. Ils reviennent à la constitution d’une vaste société mixte capable de fournir le capital nécessaire à la mise en œuvre des opérations. La société dans un premier temps doit racheter les propriétés et les esclaves. Les propriétaires reçoivent en échange des titres de la société. Les esclaves deviennent des salariés de la société qui doit entreprendre des travaux de culture, d’irrigation et d’industries tropicales. L’organisation du travail et la répartition des bénéfices étaient conformes aux théories d’économie sociale de Jules Lechevalier (caisses d’assurances, logements sociaux, instruction gratuite, etc.) avec toutefois une forte dimension paternaliste. Dans un premier temps, la métropole doit garantir le monopole aux produits de la colonie afin de lui permettre son développement. En théorie, les calculs de Lechevalier, basés sur des sources et des études économiques fiables, tiennent la route. En réalité, le projet rencontre de nombreux obstacles.
D’abord, le capital de la société est fixé à 50 millions de francs. Lechevalier estime la valeur des propriétés guyanaises à 30 millions et souhaite investir 20 millions pour le développement de la colonie. Il faut que l’Etat et les banques s’unissent pour former ce capital. Des banquiers lui font des propositions, mais à condition que des parlementaires s’engagent. Réciproquement, l’Etat ne veut pas investir sans garanties financières. Or les chambres du commerce se montrent particulièrement hostiles à ce projet, estimant que les colonies ne sont pas viables économiquement [30]. La colonie est ensuite divisée autour du projet de Lechevalier. La plupart des grands propriétaires sont favorables aux opérations, mais la majorité des petits sont plus hostiles à l’abolition de l’esclavage et moins confiants dans les titres financiers proposés. Enfin, le projet finit par attirer le refus même des abolitionnistes, dont Schoelcher [31]. Les anti-esclavagistes craignent qu’il s’agisse en fait d’une ruse des propriétaires d’esclaves pour conserver leurs privilèges. Le projet finit par échouer et les dettes de Lechevalier s’agrandissent encore.
Entre plusieurs séjours en prison, le piètre entrepreneur colonial achète une propriété lui permettant de se porter en 1846 candidat à Bordeaux à la Chambre [32]. Son programme est jugé trop progressiste et il connait un nouvel échec. Lechevalier se rend la même année à Berlin où il tient des cours d’économie sociale [33]. Après une période obscure, il peut se tirer d’affaire grâce à la Compagnie des Indes occidentales, présidée par Charles Laffitte, qui l’embauche comme secrétaire avec un salaire très confortable [34]. Peu de temps après surgit la révolution de Février 1848 et l’esclavage est aboli. Sur ce plan, l’œuvre théorique de Lechevalier connait au moins un aboutissement.

L’économie sociale appliquée : des expériences socialistes au bonapartisme (1848-1862)

La révolution de 1848 semble donner raison aux théories sociales développées par Jules Lechevalier. Il retrouve sous la république un prestige et une influence notoire. Mais la réaction anti-socialiste provoque son exil en 1849. Il se réfugie en Grande-Bretagne où il participe avec les socialistes chrétiens au formidable essor des coopératives ouvrières. A partir du milieu des années 1850, Lechevalier se rallie à l’Empire. Il finit sa vie en traitant toujours d’économie dans la presse, mais avec une moindre notoriété.

Lechevalier « quarante-huitard » (1848-1849)

« Républicain du lendemain », Lechevalier est en revanche un « socialiste de l’avant-veille ». Surpris par la réussite de l’insurrection, il est enthousiasmé par les perspectives ouvertes pour les théories socialistes. Il est même un des premiers à interpréter la révolution de Février comme une révolution sociale [35].
Le citoyen Lechevalier ouvre un Club de l’Organisation du travail où il est entendu par de nombreux socialistes dont Pierre-Joseph Proudhon [36]. Poussé par son auditoire, il se présente à la Constituante [37], mais sans doute trop tardivement pour être élu. Cela ne l’empêche pas de développer dans la presse ses théories socialistes, notamment dans La République de Bareste ou Le Représentant du Peuple de Proudhon.
Lié à ce dernier, Lechevalier s’engage activement dans le mouvement des associations ouvrières et plus particulièrement dans la Banque du Peuple. Après la répression des émeutes de juin, le mouvement ouvrier a besoin d’un nouveau centre. Le projet proudhonien sert de ralliement aux anciens de la Commission du travail qui a siégé au palais du Luxembourg, aux associations et aux corporations. Lechevalier est au centre de ce mouvement et il est le principal organisateur de la Banque du Peuple. Il ajoute à cette dernière des syndicats de la production et de la consommation. Il s’agit d’un vaste projet mutualiste et coopératif qui a pour but de fédérer les associations autour de l’organe de crédit qu’offre le projet initial de Proudhon. Au cours du premier trimestre 1849, plus d’une cinquantaine d’associations sont créées et plus de 15 000 personnes adhèrent à la Banque du Peuple. Mais Proudhon est condamné à la prison pour délit de presse en raison de son opposition à Bonaparte. Il en profite alors pour liquider la banque. En réalité, cette dernière n’a plus grand chose à voir avec le projet originel, notamment en raison de l’influence de Lechevalier à sa tête [38].
Au cours du printemps 1849, Lechevalier tente de poursuivre l’œuvre de la Banque du Peuple en la substituant à la Mutualité des Travailleurs [39]. Mais en tant que membre du comité de la presse démocrate et socialiste, son engagement politique et journaliste prend le dessus. Il appelle et participe à la manifestation du 13 juin 1849 contre l’intervention des troupes françaises face à la république romaine. La manifestation est sévèrement réprimée, la plupart des organes socialistes liquidés par la force et Jules Lechevalier doit s’exiler abandonnant sa femme et son foyer.

Jules Lechevalier « christian socialist » : le développement des associations coopératives en Angleterre (1849-1855)

A peine arrivé en Angleterre, Lechevalier est introduit dans le cercle des socialistes chrétiens par une ancienne connaissance, le juriste John Malcolm Ludlow [40]. Ce dernier le présente aux révérends anglicans Frederick Denison Maurice et Charles Kingsley [41]. Le petit groupe qui cherche à trouver une alternative à l’échec du mouvement chartiste pour sortir les ouvriers de la misère s’intéresse aux expériences de Lechevalier. Sous son influence, ils mettent en place une société pour la promotion des associations de travailleurs [42].
Dès le début de l’année 1850, plusieurs associations voient le jour et un journal est créé : The Christian Socialist. Le but est d’unir les travailleurs pour leur permettre d’améliorer leurs conditions de vie. La voie coopérative est privilégiée. Un magasin coopératif ouvre à Londres. Pour encourager les associations à en développer d’autres, il se crée une Agence centrale coopérative. Dans ce projet, Lechevalier renoue avec ses théories fouriéristes de lutte contre les intermédiaires afin d’obtenir des produits meilleurs marchés. Il est nommé premier manager de l’agence et développe de nombreux liens commerciaux dans le pays. Il s’associe à cette fin avec des trade-unionistes comme Georges J. Holyoake [43].
Mais des divergences apparaissent au sein du groupe. On reproche à Lechevalier son manque de convictions religieuses. Bien qu’il soit créé à la fin de l’année 1852 près d’une centaine de magasins coopératifs, le projet ne semble pas assez ambitieux pour le Français. L’idéal coopératif est à ses yeux réduits à un petit commerce d’épicerie. Pour aller plus loin, il veut étendre le système coopératif à tout le système économique, à savoir la consommation, mais aussi la production et le crédit. Dans ce but, il s’allie au tractarien Charles Marriott pour créer le Pourvoyeur universel, sorte de grande société par commandite destinée à développer des réseaux coopératifs [44]. Pour cela, est institué un bureau de l’offre et de la demande qui doit centraliser les productions et les besoins. De nouveaux contacts s’établissent avec d’autres associations. Mais le projet nécessite de nouveaux fonds et l’aventurisme de Jules Lechevalier ne séduit plus. Il doit alors chercher de nouveaux soutiens en France, en se tournant, sans succès, vers les anciens saint-simoniens. Jules Lechevalier est à nouveau isolé et doit alors renoncer à son projet. Par ailleurs, il lui faut solder des affaires en France. En même temps, le rapprochement entre la France et l’Angleterre, ainsi que la présence d’anciennes connaissances dans les ministères lui permettent un retour outre-Manche.
Si le bilan du Christian Socialism en Grande-Bretagne est incontestablement louable, l’attitude de Jules Lechevalier semble plus énigmatique. Il change de nom et se convertit à l’anglicanisme avant de rejoindre le giron de l’Eglise catholique. Par ailleurs, il est accusé d’espionnage au service de l’empire [45].

Lechevalier au service de l’Empire. Résignation ou maturation ?

La fin du parcours de Jules Lechevalier est assez déconcertante et laisse planer encore quelques zones d’ombre. Après sa mort, le séculariste G.J. Holyoake avec lequel il travaillait en Angleterre l’accuse d’avoir toujours été un espion à la solde du régime bonapartiste. En réalité, J. L. Saint-André, comme il se fait appeler alors, se rallie d’abord à l’Empire afin d’être gracié [46]. Par contre, il collabore quelques années plus tard de manière officieuse à la propagande impériale à l’étranger [47]. Loin d’être un grand espion, les tâches qui incombent à Lechevalier, en plus d’être peu glorieuses, ne sont pas des plus palpitantes. Il tente en 1857 et 1858 d’infiltrer la presse anglaise dans le but d’y diffuser des articles favorables à Napoléon III. Lechevalier devient alors en France et en Grande-Bretagne le chantre d’une propagande trop zélée au point même qu’on pourrait se demandait si les panégyriques consacrés à l’empereur ne risquaient pas de le desservir [48] !
Dans les dernières années de sa vie, Lechevalier réalise tout de même plusieurs études économiques originales et novatrices. Il s’intéresse notamment aux banques et au crédit, prônant l’introduction en France des chèques, le développement du crédit à la consommation et l’accès aux services bancaires des ménages plus modestes [49]. Moins hostile à la bourse et au libre-échange, il cherche encore à limiter les méfaits du capitalisme libéral en proposant le développement d’une forme de co-gestion, la création d’un « fonds commun d’assurance et de garantie » contre le chômage et les faillites, et bien évidemment la diffusion la plus large possible des associations, des mutuelles et des coopératives [50].
A 56 ans, Lechevalier décède d’une rupture d’anévrisme. Il laisse alors sa veuve, issue d’un milieu prolétaire, dans des conditions matérielles très modestes, d’autant plus que leur enfant est mort en bas âge [51]. Dans ses derniers mois, Lechevalier est journaliste dans un quotidien national au tirage limité. Revenu au catholicisme, il a aussi renoué avec les saint-simoniens et plus particulièrement Enfantin qu’il nomme de nouveau son « père ». Son cortège funèbre vers le cimetière des Batignolles est suivi par les frères Pereire, Enfantin, Barrault, Félicien David, Ad. Guéroult, Cazeaux, Fournel et d’autres notabilités.

Force est de constater que Jules Lechevalier n’est pas passé à la postérité. Malgré son épopée digne d’un personnage balzacien, les républicains et les socialistes ne lui pardonnèrent jamais son rapprochement excessif avec l’empire. Il fut ainsi exclu de la mémoire collective. Pourtant, c’est en partie grâce à Jules Lechevalier que les pensées de Saint-Simon ou de Fourier devinrent connues en France et même à l’étranger. Il fut aussi un ardent défenseur de l’association dont le rôle est essentiel dans l’histoire sociale de la République française. Sous la deuxième République, son action dans la Banque du Peuple est précurseur du vaste mouvement mutualiste et coopératif qui se développa en France pendant un siècle. Il concrétisa ces projets en Grande-Bretagne où il fut un des pères spirituels de la centaine de magasins coopératifs créés en quelques années. Trop ambitieux, Jules Lechevalier manqua d’argent pour parvenir à ses fins et les soubresauts politiques lui furent parfois défavorables. S’il avait bénéficié de meilleures conditions politiques ou matérielles, ses œuvres pratiques auraient sans doute pu être réalisées. De même, s’il avait été jugé moins subversif, il aurait pu développer une carrière professorale et développer davantage ses théories économiques. A mi-chemin entre la théorie et la pratique, l’œuvre de Jules Lechevalier se propose de réconcilier l’idéal politique issu de la Révolution française avec la réalité économique contemporaine. Bien avant Jaurès, notre pionnier de l’économie sociale déplore que « le citoyen, libre pour voter l’impôt, est esclave du salaire sur lequel il prélève sa part d’impôt. Souverain dans le collège électoral, et serf dans la ferme ou dans l’atelier, voilà bien la plus mauvaise des républiques [52]. »


Documents
DBF-Lechevalier1.pdf Première page de L’Organisateur, 27 août 1830. 533.1 kio / PDF

DBF-Lechevalier2.pdf Jules Lechevalier, Lettre sur la division survenue dans l’Association saint-simonienne (page de titre) 24.2 kio / PDF

DBF-Lechevalier3.pdf La silhouette de Lechevalier en 1832. Procession saint-simonienne interrompue par Jules Lechevalier (à cheval), 30 juillet 1832 (jour de l’enterrement de Bazard). Source : Ars, 14410/17 233.3 kio / PDF

DBF-Lechevalier4.pdf Jules Lechevalier, Etudes sur la science sociale - Année 1832 (Paris, Everat, 1834) 32.2 kio / PDF

DBF-Lechevalier6.pdf Jules Lechevalier, Note sur la fondation d’une nouvelle colonie dans la Guyane française (...), 1844 (page de titre) 44.7 kio / PDF