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52-63
Théorie critique et utopie
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Lonitz, Henri

On perçoit la théorie critique et l’utopie comme d’inconciliables contraires. L’une s’attache exclusivement aux durs faits économiques, l’autre rompt avec la réalité sociale et se meut dans des « mondes intelligibles ». Dans cet article, on aimerait montrer que dans la tradition de la Théorie critique les motifs utopiques, bien que transformés, ont été conservés. Dans son étude sur le XIXe siècle, dont les parties tardives sont centrées sur la philosophie de l’histoire et la nécessité de garder toujours actuelle la transformation du monde, Benjamin a donné une forme particulière à ces motifs.

« Toute réification est un oubli [1] »

Dans le monde stabilisé du mode de production capitaliste, la liberté de regard sur sa genèse, son présent et son avenir n’a pas droit de cité. Ce mode-là ne connaît que lui-même, aucun passé sauf celui dont il se croit le but et la fin, aucun avenir qui ne lui ressemblerait pas. L’horizon de ses représentations est celui, étroit, du taux de croissance annuel. Ce qu’il se permet encore d’imagination, c’est l’imagination infiniment limitée d’une fuite hors du monde vers d’autres planètes ; soi-disant, afin de les ouvrir à la vie humaine, en vérité pour les livrer, comme la terre, à la destruction. Mais il y a une tradition du regard sur le monde qui allie la critique de la société à l’« imagination exacte » demandée par Adorno, laquelle s’oriente vers le concret libéré de sa déterminité au sein du monde présent : c’est l’utopie de Charles Fourier.

Quelques lecteurs crieront au rêve, au visionnaire. Patience ! sous peu nous les éveillerons eux-mêmes d’un rêve bien affreux, le rêve de la civilisation. Aveugles savants, voyez vos villes pavées de mendiants, vos citoyens luttant contre la faim, vos champs de bataille et toutes vos infamies sociales. Croirez-vous, après cela, que la civilisation soit la destinée du genre humain ? [2]

Pour l’expérience intellectuelle, le monde du régime de production capitaliste, qui a beaucoup de traits communs avec la « civilisation » que condamne Fourier, ne peut se distinguer, en sa clôture offensive, de l’idéalisme absolu de Hegel, qui trouve son expression la plus nette dans la concordance de la raison et de la réalité [3]. La modernité apparaît ici comme la totalité devenue réalité du système philosophique, s’autonomisant de ses présupposés propres [4]. Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, écrit ainsi :

La conscience de soi est non seulement pour soi, mais aussi en soi toute la réalité à partir du moment où elle devient cette réalité ou plutôt se révèle comme telle […] la conscience qui est cette vérité a ce devenir, ce cheminement derrière son dos et elle l’oublie pour autant qu’elle surgit comme raison sans médiation, ou alors cette raison surgissant immédiatement se présente uniquement comme la certitude de ladite vérité. Elle assure donc seulement être toute la réalité, mais sans le comprendre elle-même, car c’est ce cheminement oublié qui permet la compréhension de cette affirmation exprimée sans médiation. [5]

La compréhension de la vérité est donc liée au souvenir de ses présupposés historiques. La vérité est elle-même un devenir ou, comme le formule Benjamin, elle a un noyau temporel. De ce fait s’ouvre à l’histoire une grand’porte par laquelle s’engouffrer dans l’autonomie absolue de la raison, et cette dernière est obligée alors de reconnaître qu’elle ne peut se fonder rien qu’en elle-même, mais qu’elle comporte des conditions qui n’ont pas été produites par elle. La vérité de la raison qui veut être toute la réalité conduit ainsi à la réflexion qu’elle ne peut être toute la réalité, mais que cette sienne assurance constitue elle-même un moment de l’expérience intellectuelle qui ne se connaît pas comme absolument séparé de la nature — de la nature objective aussi bien que subjective. L’idéalisme absolu est déjà en soi cette instruction menant à sa critique. « L’énergie de la conscience égale sa propre tromperie. [6] »

Mais la critique du système idéaliste ne peut atteindre immédiatement son but ; elle est juste en mesure de l’indiquer formellement, cette idée d’une concordance non violente entre la pensée et ce qu’elle n’est pas : comme sauvetage du non-identique. Adorno l’a bien compris et s’est en quelque sorte lui-même averti : « le tournant vers le non-identique fait ses preuves dans l’exécution ; s’il restait simple déclaration, il se rétracterait [7]. » Ce n’est pas par hasard que Adorno choisit ici le concept d’« exécution », qui est prioritairement à ses yeux de sens musical, comme une part de la forme sonate où les thèmes posés vont se mouvoir en un processus d’attraction et de répulsion, et acquérir, en tant que moments de ce processus précisément, un certain degré d’indépendance les uns par rapport aux autres et vis-à-vis de la totalité harmonieuse. Les tendances dynamiques de la part d’exécution transcendent leur fonction — qui est de légitimer les thèmes mis en place dans l’exposition — et récusent la concordance de la forme et de la teneur. Ce seront elles qui, par la suite, briseront la primauté de la forme harmonienne et s’efforceront de battre en brèche sa domination dans tous les paramètres musicaux. La figure la plus évidente, la plus précoce de cette émancipation est la dissonance non résolue, expression de la souffrance et la rébellion provoquées par la primauté de la forme en tant que système. Dans son manifeste « Vers une musique informelle », Adorno prolonge cette tendance de l’exécution — tendance critique, à la fois dissolvante et constructive — en exhortant l’avant-garde musicale à s’en remettre à la liberté, qui n’aurait plus besoin d’unité formelle :

Essentiel à l’idéal d’une musique informelle que cela devienne une expérience de composition ; que l’oreille spontanée consciente de soi se fasse rétive non seulement à la symétrie tonale mais aussi à ses très sublimes dérivés, à la prédominance du temps compté, soutenu abstraitement de bout en bout, de la bonne partie cadencée et de sa conservation négative dans la syncope. La musique informelle pourrait y gagner en flexibilité rythmique comme on n’en a pas encore rêvé jusqu’alors. En cela ainsi que dans toutes les dimensions, elle serait une image de liberté. […] la figure de toute utopie artistique, aujourd’hui, c’est de faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont. [8]

Utopie — émancipation par rapport à la domination de la forme, à l’unité du système et aussi à la résistance contre elle encore dominée par elle, au point de porter les stigmates de la domination.

Fourier s’attaque au “système” civilisé (répressif), il demande une liberté intégrale […] ; on s’attendrait donc à une philosophie spontanéiste, mais c’est tout le contraire qu’on a : un système éperdu, dont l’excès même, la tension fantastique, dépasse le système et accomplit le systématique, c’est-à-dire l’écriture : la liberté n’est jamais le contraire de l’ordre, c’est l’ordre paragrammatisé  : l’écriture doit mobiliser en même temps une image et son contraire. [9]

En tant que modèle d’autocritique et de transcendement, la musique devance la réflexion parce que, malgré toute sa ressemblance avec un processus intellectuel, elle accomplit par rapport à lui l’extension temporelle des figures particulières et de leur « histoire » commune. Au sens littéral du mot essai, ce dernier n’est autre que la tentative de sauver la logique musicale pour le mode de présentation langagier :

Là encore, l’essai frôle la logique musicale, cet art de la transition, concluant et néanmoins sans concept, pour allouer au langage parlé quelque chose qu’il perdrait sous la domination de la logique discursive, laquelle toutefois ne saurait être ignorée, mais se voit seulement trompée au sein de ses propres formes par la force d’une expression subjective pénétrante. Car l’essai ne se trouve pas en opposition pure et simple avec la démarche discursive. Il n’est pas illogique ; mais obéit lui-même à des critères logiques dans la mesure où l’ensemble de ses énoncés doit absolument s’articuler en un tout convenant […] il coordonne les éléments au lieu de les subordonner ; et c’est uniquement la quintessence de sa teneur, non pas le mode de sa présentation, qui répond à des critères logiques. [10] L’utopie serait […] un être-ensemble du différent. [11]

C’est ainsi que l’on pourra comprendre les efforts de Fourier pour critiquer avec un haut degré de systématisation l’unité de la civilisation et pour citer comme la vérité de l’histoire le différent qui est opprimé. « L’aspect de ces belles manœuvres passionnelles, où l’on utilise toutes les passions sans en réprimer aucune, couvrira de honte les théories philosophiques, tellement ignorantes sur les emplois des discords et des contrastes, qu’elles veulent rendre les hommes tous frères, tous républicains, tous unis d’opinion. [12] »

Mémorable également la communication entre Adorno et Fourier dans un passage d’une conférence du premier, L’éducation après Auschwitz, où la critique sociale se tourne vers le plus immédiat, la vie en commun des hommes :

Ce fut l’une des grandes impulsions du christianisme, non immédiatement identique au dogme, que d’éliminer la froideur qui tout pénètre. Mais cette tentative se solda par un échec ; sans doute parce qu’elle ne touchait pas à l’ordre social qui produit et reproduit la froideur. Selon toute vraisemblance, cette chaleur entre les humains à laquelle tous aspirent, n’a jamais existé encore jusqu’à maintenant, sauf durant de brèves périodes et au sein de tout petits groupes, possiblement aussi chez maints sauvages d’esprit pacifique — les utopistes tant méprisés ont bien vu cela. Ainsi Charles Fourier a-t-il défini l’attraction comme devant être instaurée d’abord par un ordre social digne de l’humain ; il savait également qu’un tel état n’était possible qu’à la condition de ne pas opprimer plus longtemps les instincts des hommes, mais de les accomplir et de les libérer. [13]
« Il faut en finir ! [14] »

W. Benjamin a lu très attentivement Quarante-huit de Jean Cassou, et il ne fait aucun doute que l’importance historique de la répression de l’insurrection de Juin lui ait sauté à l’œil. Avec l’échec de cette révolution et avec la stabilisation politique ayant suivi le coup d’Etat de Louis Bonaparte, se trouvait brisée la lutte des travailleurs pour leur liberté et leur autonomie face au Capital. Se révoltant contre la « subsumption réelle du Travail sous le Capital », ils voulaient rester maîtres de leurs outils et des ateliers, au lieu de se laisser « libérer » à titre de salariés. L’« organisation du travail » autodéterminée, cœur de tous les projets sociaux des décennies précédentes et noyau du passage envisagé de la république démocratique à la république sociale, fut abolie avec la dissolution des « ateliers nationaux », et les ouvriers entre 18 et 20 ans se virent placés devant l’alternative de partir soit à l’armée soit dans les colonies d’outremer. « Cette alternative les indigna, persuadés qu’on voulait détruire la République. L’existence loin de la capitale les affligeait comme un exil ; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans ces régions farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à des travaux délicats, l’agriculture semblait un avilissement ; c’était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses. S’ils résistaient, on emploierait la force ; ils n’en doutaient pas et se disposaient à la prévenir. [15] » Peu d’années après, ils furent bannis dans les banlieues, et W. Benjamin compare le regard sur Paris des proscrits de la ville avec celui de l’exilé qu’il était. « C’est une expérience très spécifique que le prolétariat fait avec la grande ville. L’émigrant, au sein de celle-ci, en fait à maints égards une semblable. » [16]]

Ce n’est pas par hasard que Marx, moins d’une décennie après Quarante-huit examine la relation du Capital et de son évolution historique. « Ce qui permet à la fortune en argent de devenir Capital, c’est d’une part l’existence préalable de travailleurs libres ; et deuxièmement l’existence préalable des denrées et des matériaux, etc. — qui autrement, d’une manière ou d’une autre étaient la propriété des masses désormais privées d’objectifs — comme également libres et vendables. [17] » Mais aussitôt que le procès de mise en valeur du capital est produit et se reproduit, cette relation prend un tout autre aspect :

Les conditions et présuppositions du devenir du Capital, de sa naissance, impliquent précisément qu’il n’existe pas encore, mais devient seulement ; elles disparaissent donc avec le Capital réel, avec ce Capital qui lui-même, parlant de sa réalité, pose les conditions de sa réalisation. […] Ces présupposés, qui apparurent à l’origine comme les conditions de son devenir — et par là pouvaient encore surgir de son action en tant que Capital — apparaissent maintenant comme les résultats de sa propre réalisation, de sa propre réalité, en tant qu’ils sont posés par lui — non en tant que conditions de sa naissance, mais en tant que résultats de son existence. [18]

La figure idéaliste de la genèse est nécessaire uniquement du point de vue du procès de production capitaliste ; historiquement, la construction téléologique de l’histoire, disant que le résultat, en tant que but du processus, précède également celui-ci dans le temps, cette construction, donc est une apparence. « Le procès historique n’est pas le résultat du Capital, mais le présupposé de celui-ci. [19] »

Pour l’historien matérialiste, cela entraîne la critique de la conception de l’histoire téléologico-bourgeoise, ce qui inclut la figure social-démocrate du progrès, laquelle a très précisément son essence dans la prolongation du processus bourgeois en direction d’un avenir indéfini. Ce malentendu, sa croyance que le mode de production plus évolué amène de lui-même la forme d’organisation politiquement supérieure, ne pouvait que succomber à la critique, parce que la social-démocratie avait renoncé à intervenir dans le processus dont tout dépendait. Le revers : la chute du capitalisme en proie à ses contradictions internes, atteste encore plus ouvertement le manque total d’une conception de l’histoire dont le sens aurait dû être l’émancipation de la coopération et de la division du travail par rapport à leur forme capitaliste. L’une comme l’autre ont pour cause la capitulation sans condition devant les rapports de production, auxquels les représentants des travailleurs n’avaient plus rien à opposer que l’héroïsation de la fonction sociale du travail tel quel, production et société en tant que réserve pour les travailleurs, pour ainsi dire. L’héroïsation du travail et sa définition purement fonctionnelle étaient les deux aspects de la déclaration d’insolvabilité des représentants syndicaux et politiques du prolétariat. Ceux-ci étaient devenus de secs doctrinaires qui s’étaient détournés non seulement des slogans des révolutionnaires du XIXe siècle, mais encore de leurs conceptions politiques.

« La théorie social-démocrate, et encore plus la praxis furent déterminées par un concept de progrès qui ne se tenait pas à la réalité, mais avait une prétention dogmatique. [20] » La social-démocratie considérait le prolétariat tel le garant d’une transformation de la société, parce que le « travail », comme il est dit dans le programme de Gotha du Parti ouvrier allemand, serait « la source de toute richesse et de toute culture ». Dans ses « gloses en marge » de ce document, Marx écrit : « le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (et elles constituent bien la richesse objective !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force de la nature, la force de travail humaine. [21] » La social-démocratie, avec cette conviction, se place complètement au point de vue du Capital, auquel la nature apparaît comme le présupposé donné et à exploiter. Toutefois, « même une société, une nation entière, voire toutes les sociétés contemporaines prises ensemble, ne sont en rien les propriétaires de la terre. Elles sont tout au plus ses possédants, ses exploitants, et ont à la léguer aux générations suivantes en l’améliorant tels de boni patres familias. [22] » Dans cette considération, c’est une pensée oubliée de Fourier qui, selon W. Benjamin, se voit reconnaître son droit.

La caractérisation du processus de travail d’après sa relation à la nature est marquée par la constitution sociale de celui-ci. Si en effet ce n’était pas à proprement parler l’homme qui était exploité, on pourrait s’épargner le discours impropre de l’exploitation de la nature. Un tel discours consolide l’apparence de “valeur” que les matières premières reçoivent uniquement par le régime de production reposant sur l’exploitation du travail humain. Ce régime cesse-t-il, le travail de son côté perdra son caractère d’exploitation de la nature par les hommes. Il s’accomplira dès lors sur le modèle du jeu enfantin, qui chez Fourier est à la base du travail passionné des harmoniens. Avoir érigé le jeu en canon d’un travail qui n’est plus exploité, c’est là un des grands mérites de Fourier. Un tel travail animé par le jeu n’est pas dirigé vers la production de valeur, mais vers une nature améliorée. Pour elle aussi, l’utopie fouriériste dresse un modèle (leitbild), comme on le trouve effectivement réalisé dans les jeux d’enfants. C’est l’image d’une terre, sur laquelle tous les lieux se sont mués en économies (wirtschaften). Le double sens du mot s’épanouit là : tous les lieux sont travaillés par l’homme, rendus par lui utilisables et beaux ; mais tous sont, telle une auberge sur le bord du chemin, ouverts à tous. Une terre cultivée selon une telle image cesserait d’être une partie “d’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve.” Sur elle, donc, l’action serait apparentée au rêve. [23]

Encore plus dévastatrice que la froideur bourgeoise envers les vaincus des combats historiques, était l’impassibilité des organisations ouvrières tant à l’égard de la souffrance des opprimés eux-mêmes que de l’impératif parlant à travers elle : mettre fin sans délai à la souffrance. Aux exploités, il était demandé l’infinie patience d’attendre la survenue des conditions objectives de la révolution. Cette attente a confirmé une chose : parmi les conditions régissant le mode de production capitaliste, où l’existence des travailleurs est enchaînée à la réussite du processus de mise en valeur du Capital, il y a qu’ils sont toujours obligés aussi de sacrifier une partie de leur propre classe, celle qui ne peut vendre sa force de travail. Aussi attendaient-ils toujours et attendent-ils encore le fonctionnement sans crise du marché du travail aussi bien que la révolution. « Mais pour le véritable révolutionnaire, les temps sont toujours déjà mûrs. »

C’est pourquoi, aux yeux de l’historien matérialiste, l’histoire est

l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas fait du temps homogène ou du temps vide, mais de celui empli de l’à-présent. Ainsi la Rome antique était-elle pour Robespierre un passé chargé d’à-présent qu’il extrayait par explosion du continuum de l’histoire. L’histoire française se comprenait comme une Rome revenue. Elle citait la Rome antique exactement comme la mode cite un costume ancien. La mode a le flair pour l’actuel, où qu’il se meuve dans les fourrés de l’Autrefois. Elle est le saut de tigre dans le passé. Sauf qu’il a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Ce même saut sous le ciel libre de l’histoire est celui, dialectique, que Marx a conçu être la révolution. [24]

Au-delà de la dichotomie entre actualité intemporelle et déclin continuel de tout ce qui est temporel, dont l’unité irréfléchie devint dans la modernité le signe de l’époque, W. Benjamin vise une actualité historiquement déterminée qui se trouve en harmonie avec la volonté de mettre fin à la souffrance et à l’exploitation. Telle est l’actualité des luttes de classe du XIXe siècle. A elles et à l’expression qu’elles ont trouvée s’applique ce qui suit : « Quintessence de la connaissance historique : le regard le plus précoce sur les commencements [25] ». Or ce regard ne peut être autre que celui des combattants eux-mêmes, ce n’est pas le regard du reporter. Ainsi la présentation historique devient-elle prise de parti. Pour le révolutionnaire, il n’y a qu’un seul but : la fin victorieuse des luttes. Chacune de ces luttes est censée être la dernière. D’où l’exigence : « le dépassement du concept de “progrès” et celui du concept “de la décadence” ne sont que les deux côtés d’une seule et même chose. [26]] » Le présent enivré de l’insurrection, faisant abstraction du passé et de l’avenir, est une figure de la transmission du but utopique et en cela ce présent ressemble à « l’immobilisation de l’histoire, autrement dit à une chance révolutionnaire dans la lutte pour le passé opprimé. [27] » La pensée semblant paradoxale que n’importe pas en premier lieu aux révolutionnaires l’avenir, mais au contraire, dans un présent déterminé, le sauvetage d’un passé déterminé, cette pensée donc perd son visage énigmatique à partir du moment où la solidarité de l’historien matérialiste avec les révolutionnaires se matérialise dans le souhait d’arrêter l’histoire, qui ne peut s’éprouver que comme catastrophe. Le sauvetage ne vaut pas pour les grandes choses mais pour les petites, celles qui sont intimement liées à l’existence et à l’expérience des hommes. Elles constituent dans la société bourgeoise le tas de déchets de l’histoire et c’est de leur côté que se tourne l’historien, se faisant par là le chiffonnier pour lequel tout ce qu’il prend en main, délivré de son utilité antérieure, devient l’élément d’un monde. Cela relie le chiffonnier au collectionneur infatigable et à l’historien matérialiste, dont les sources témoignent des tourments passés et présents. Mais témoignent aussi des éléments dispersés d’un monde auquel il a juste manqué un peu d’imagination pour devenir réel.

Le décisif dans la collection, c’est que l’objet se trouve délié de toutes ses fonctions originaires pour entrer avec ses semblables dans le rapport le plus étroit qui se puisse concevoir. Il se range alors, diamétralement opposé à l’utilité, dans l’étrange catégorie de la complétude […]. C’est là une grandiose tentative pour surmonter l’irrationalité totale de sa simple présence par son intégration dans un nouveau système historique créé à cette fin propre, la collection. Et aux yeux du vrai collectionneur, chaque chose particulière devient dans ce système une encyclopédie de toute la science de l’époque, du paysage, de l’industrie, du possédant dont il provient. [28]]

Les notes de W. Benjamin découlent d’une telle activité de collectionneur. A un stade avancé, lorsqu’il cherchait à se demander raison de l’« armature » que ces notes devaient avoir dans la présentation, il eût été tentant de se remémorer la réflexion entreprise par Marx pour se trouver en mesure de présenter le système de l’économie politique. « Le travail dont il s’agit d’abord, c’est la critique des catégories économiques ou, if you like it, le système de l’économie bourgeoise décrit de façon critique. C’est à la fois la présentation du système et par cette présentation la critique de celui-ci. [29] » Les progrès de la barbarie, la menace pesant sur la vie du fait de la montée du fascisme auquel ne barraient pas le chemin des forces conjointes, et la volonté des démocraties et de l’internationale devenue serve de laisser tomber le combat de la République espagnole, ne semblaient pas moins demander un déplacement d’accent que l’importance révélée des partis révolutionnaires, auxquels même l’avenir avait échappé. Ils partagent le destin des bourgeois du XIXe siècle :

Vers le milieu du siècle, la classe bourgeoise cesse de s’occuper de l’avenir des forces productives qu’elle a déchaînées. […] Même le rêve d’une “humanité meilleure” où les enfants seront “mieux lotis” n’est qu’une rumination à la Spitzweg, où il n’est pas identique sur le fond avec celui de la nature meilleure dans laquelle ces enfants doivent vivre (là réside le droit imprescriptible de l’utopie fouriériste que Marx avait reconnu [et la Russie commencé à imposer]). [30]

Les rêves des hommes tombent comme la rosée — non pas sur la verdure de la nature, mais sur ce qui reste d’elle et l’histoire. C’est pourquoi : « Méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Juste à montrer. Je ne détournerai rien de précieux ni me m’approprierai d’intelligentes formulations. Mais les guenilles, le rebut : je ne veux aucunement les inventorier, mais leur faire droit de la seule façon possible : en les utilisant. [31]] » Impossible de ne pas entendre, dans cette maxime, le ton résigné d’où monte toutefois le geste du sauvetage, « tenir ferme » le passé « seulement comme l’image qui fulgure sans retour à l’instant de sa connaissabilité. [32] »

« Ce n’est qu’au milieu estival du dix-neuvième siècle, sous son soleil,
que l’on peut se figurer l’imagination de Fourier réalisée [33] »

Les vaincus du XIXe siècle n’ont pas seulement perdu corps et vie ; avec eux furent détruites aussi les images et représentations dont la présence fortifiait leur volonté de ne pas se soumettre. « Seule l’image représentée nourrit de vivante manière la volonté. Celle-ci en revanche ne peut tout au plus que s’allumer à la simple parole, pour ensuite couver avec une odeur de roussi. Pas de volonté saine sans l’exacte figuration en image. [34] » C’étaient les images du passé qui saisissaient dans ce qui avait sombré ce qui ne peut se réaliser, elles furent les dépositaires de l’aspiration inassouvie à la grande fête de la beauté, à la réconciliation de la nature et de l’histoire. Sans ces représentations collectives de souhait, pas d’utopie, sans utopie pas de transformation du monde qui soit digne de l’homme.

Des beautés de l’agriculture chez les harmoniens, Fourier donne une présentation qui se lit comme la description des images en couleurs des livres d’enfant : “L’état sociétaire saura, jusque dans les fonctions les plus malpropres, établir le luxe d’espèce. Les sarraus gris d’un groupe de laboureurs, les sarraus bleutés d’un groupe de faucheurs, seront rehaussés par des bordures, ceintures et panaches d’uniformes, par des chariots vernissés, des attelages à parures peu coûteuses, le tout disposé de manière que les ornemens soient à l’abri des souillures de travail. Si nous voyions, dans un beau vallon distribué en mode ambigu dit anglais, tous ces groupes en activité, bien abrités par des tentes colorées, travaillant par masses disséminées, circulant avec drapeaux et instruments, chantant dans leur marche des hymnes en chœur ; puis le canton parsemé de castels et de belvédères à colonnades et flèches, au lieu de cabanes en chaume, nous croirions que le paysage est enchanté, que c’est une féerie, un séjour olympique.” Même le groupe des ravistes, qui pour Fourier ne se situe pas haut, prend part à la magnificence et on le trouve “à l’ouvrage sur les hauteurs, hissant ses pavillons sur trente belvédères surmontés de raves dorées. [35]

Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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