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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

40-79
Une utopie manquée au Texas
Victor Considerant et Reunion
Article mis en ligne le 30 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par Beecher, Jonathan

La tentative menée par des fouriéristes venus d’Europe de fonder une communauté près de Dallas, Texas, vers le milieu des années 1850, fut dès le départ handicapée par un désaccord fondamental entre Considerant et as base. En réalisant des investissements fonciers au Texas, il espérait pour sa part créer un « champ d’asile » ouvert à diverses expérimentations sociales. Eux voulaient s’attacher aussi vite que possible à construire une association fouriériste. L’échec de la communauté eut des causes multiples, mais le désaccord au niveau des conceptions entre Considerant et de sa base fut la raison cruciale et fondamentale à la fois du caractère unique de Réunion et de son échec final.

La liste est longue des tentatives des adeptes de Charles Fourier d’édifier des communautés basées sur ses théories, depuis la première colonie sociétaire fondée à Condé-sur-Vesgre en 1832, jusqu’aux communautés coopératives créées dans les années 1870 et 1880 par Jean-Baptiste Godin à Guise et Ernest de Boissière au Kansas. Au cours de cette longue histoire un rôle de premier plan fut joué par les adeptes américains de Fourier. Plus de vingt-cinq communautés furent fondées aux États-Unis avant la guerre de Sécession ; mais tandis que la plupart d’entre elles n’eurent qu’une vie éphémère, la North American Phalanx à Red Bank, New Jersey dura douze années et, à son apogée, la communauté de Brook Farm à West Roxbury, Massachusetts, attira un groupe brillant et très diversifié d’intellectuels durant les années 1840. La tentative avortée d’un groupe de fouriéristes français, belges et suisses, de fonder au cours des années 1850 une communauté sur les berges de la Trinity River, près de Dallas, Texas, fut plus ambitieuse mais moins réussie que ces deux dernières [1].

L’histoire de Réunion, puisque tel fut son nom de baptême, vaut toutefois la peine d’être étudiée pour de nombreuses raisons. Ce fut en premier lieu la plus ambitieuse des tentatives américaines de fouriérisme pratiqué : de toutes, ce fut celle qui impliqua le plus de gens et coûta le plus d’argent. En outre son échec marqua la fin d’une époque, Vers 1856, le fouriérisme ne constituait plus en France une force sociale significative ; et rétrospectivement, l’appel lancé par Victor Considerant à ses contemporains pour qu’ils se joignent à lui afin de semer « la liberté, la science et l’amour » dans « la terre immaculée du Texas » peut être considéré comme la dernière grande épopée de l’ère du socialisme romantique français dans laquelle Considérant et les fouriéristes aient joué un rôle important. Dans un tout autre contexte, celui de l’histoire du Texas, Réunion fut aussi importante parce qu’à terme, cette utopie manquée eut un impact sur la vie culturelle de Dallas et du Texas septentrional que les historiens commencent seulement à évaluer [2].

Dans l’histoire du fouriérisme français, Réunion est également importante parce que mis à part l’aventure de Condé – que Fourier lui-même désavoua –, ce fut la seule tentative de donner une application pratique aux idées du Phalanstérien qui reçut un appui total et sans réserve de la direction du mouvement. Des efforts communautaires d’une certaine envergure avaient certes été tentés par les adeptes de Fourier dans les années 1840, notamment par Arthur Young à Cîteaux en Bourgogne, et par François Barrier, Jules Duval et autres à Saint-Denis du Sig en Algérie. Mais ces efforts reçurent au mieux un soutien du bout des lèvres de la part des dirigeants du mouvement. Dans les armées 1840, la position de Considerant était qu’après Condé, l’échec d’un nouvel effort communautaire d’envergure pourrait compromettre définitivement l’ensemble du mouvement. Aussi pensait-il qu’il ne fallait pas investir toutes les ressources de l’Ecole sociétaire dans une autre tentative avant que toutes les conditions ne soient réunies.

A plusieurs reprises durant les années 1840, quand on lui demanda d’examiner des propositions de mise en pratique du fouriérisme, Considerant répondit en invoquant les leçons de Condé sur-Vesgre – « la faute heureuse de Condé » – qui avait servi, selon lui, « à ouvrir les yeux » des fouriéristes, à les rendre conscients de « toutes les questions pratiques de la réalisation » et à transformer leur « fougue aveugle » en « fougue réfléchie ». Après Condé, selon lui, il était clair que certaines conditions devraient être remplies avant que la direction de l’Ecole sociétaire ne se sente justifiée à engager ses ressources dans un grand « effort de réalisation ». Des plans devraient être soigneusement établis et mûrement réfléchis ; le capital nécessaire devrait être réuni à l’avance ; un groupe de dirigeants compétents et fiables devrait être formé. Enfin, et encore plus important, rien ne devrait être entrepris avant que l’Ecole ne se soit assuré une position inattaquable dans les milieux intellectuels – une position suffisamment forte pour la protéger, ainsi que la doctrine, contre les critiques que tout essai fouriériste ne manquerait pas de susciter [3].

La grande préoccupation de Considerant durant les années 1840 fut d’aider l’École à acquérir cette position inattaquable. Durant toute la Monarchie de juillet, il se consacra principalement au journalisme, s’efforçant de consolider les bases du mouvement fouriériste par la publication d’une série de journaux et de périodiques, y compris, à partir de 1843, d’un quotidien, La Démocratie pacifique. Il entama également une carrière politique, se faisant élire en l843 conseiller général du département de la Seine. À la suite de la Révolution de février 1848, il fut totalement absorbé par la politique. Élu à l’Assemblée nationale en avril 1848, Considerant s’imposa bientôt comme l’un des principaux membres du parti démoc-soc. Mais sa participation à la vie politique française prit subitement fin, du fait de sa participation à l’insurrection avortée du 13 juin 1849. Il fut alors forcé de quitter la France pour un exil qui devait durer vingt ans.

*

Durant ses deux premières années d’exil, Considerant continua de penser que la meilleure façon de servir la cause fouriériste était d’aider la gauche démocratique et socialiste à conquérir le pouvoir en France, et il adopta un ton caustique pour parler de ceux qui suggéraient de jeter les ressources de l’Ecole sociétaire dans une tentative de fouriérisme pratique. Ainsi, lorsque les fouriéristes parisiens lui soumirent en décembre 1849 L’idée de lancer un appel en vue de recueillir des fonds pour un phalanstère d’essai, sa réponse fut brutale : « Mais ne craignez-vous pas que cet appel n’ait l’air en ce moment d’une plaisanterie ? » Et quand Just Muiron lui fit une proposition similaire en 1850, Considerant dissimula mal son dédain : « Il se croit parfaitement capable, sourd et vieux comme il est, de faire un phalanstère comme d’avaler un œuf [4]. »

Plutôt que le fait d’être en exil, ce qui fit au bout du compte évoluer l’attitude de Considerant par rapport à ces propositions de marcher vers « la réalisation » fut le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. En renversant la Deuxième République et en s’assurant ensuite un appui populaire massif par voie plébiscitaire, Louis-Napoléon balaya les illusions entretenues par maints républicains et socialistes quant à la volonté du peuple et l’efficacité du suffrage universel. Pour Considerant, la principale conséquence du Deux Décembre ne fut pas de remettre en question son optimisme foncier concernant le triomphe final de « l’idée démocratique », car il semble en effet ne jamais avoir perdu cette foi ; ce fut de l’amener à reconsidérer la question de la voie par laquelle ce triomphe pourrait être obtenu. L’effet du coup d’État fut en un mot d’anéantir ses espérances concernant l’utilité d’une coalition politique avec la gauche républicaine et de le ramener à l’idée d’une expérience communautaire fouriériste. Comme il l’écrivait dans une lettre adressée à Allyre Bureau en mars 1852 : « Je pense comme vous que nous sommes désormais en face de notre objet capital et que nous devons entrer par un commencement pratique et préparatoire dans l’œuvre de la réalisation [5]. »

En 1852, depuis son exil belge, Considerant commença à envisager de tenter un essai fouriériste sous une forme ou sous une autre en Suisse, où il avait de nombreux amis et adeptes. Puis en novembre 1852, à l’invitation du fouriériste américain Albert Brisbane, il partit pour l’Amérique afin d’explorer les possibilités de lancer une expérience communautaire dans le Nouveau Monde. Il entreprit son voyage d’une manière désinvolte, sans en attendre grand-chose, Mais dans ses écrits, cela faisait déjà quelque temps qu’il opposait à la décadence et à la corruption de l’Europe des images de jeunesse, d’énergie et de vitalité identifiées à la démocratie. Il n’est donc pas vraiment surprenant qu’il ait été rapidement séduit par l’Amérique. Une semaine après son arrivée, très excité, il écrivit à Bureau pour lui parler des « ressources énormes » qu’offrait « ce beau, grand, magnifique et libre pays » à quiconque serait intéressé par une expérimentation sociale. Puis il partit avec Brisbane pour un voyage extraordinaire à travers l’Amérique, de New York au Texas, en train, bateau à vapeur, puis pour finir à cheval. Lors de la traversée du Territoire indien (aujourd’hui l’Oklahoma), il fut conquis par la beauté et la fertilité du paysage.

Nous avons été émerveillés de la richesse de ces immenses solitudes, écrivit-il à des amis parisiens. C’est un nature magnifique, toute prête à recevoir l’homme, fertile, saine, amie [...] C’est superbe. C’est un Eden sauvage réservé pour être transformé sans peine, sans difficulté, en Eden harmonique, et le Texas, nous a-t-on dit tout le long du chemin, est beaucoup plus riche et plus fécond encore.

Il n’est pas étonnant qu’en visitant la région située autour de Fort Worth, qui était alors un petit avant-poste militaire, Considerant se soit aisément convaincu qu’il avait trouvé l’endroit idéal pour tenter une expérience d’association [6].

Lors de son retour en Belgique en septembre 1853, il entreprit immédiatement la rédaction d’un compte rendu de son voyage, qui fut publié au printemps suivant sous le titre Au Texas. Rapport à mes amis. Ce livre, qui ne fut pas mis en vente mais envoyé gratuitement à tous les sympathisants du mouvement fouriériste, avait en fait plusieurs dimensions. C’était en premier lieu le récit d’une odyssée spirituelle, le récit d’un voyage vers la Terre promise dans lequel Considerant se peignait dans le rôle de Moïse. Dans le même temps, ce livre offrait un plan détaillé pour l’établissement d’une colonie au Texas, et il se terminait par un appel pour trouver des fonds et des immigrants. Dans cette perspective, Au Texas peut être lu comme un exemple de littérature publicitaire, bien dans la veine d’une promotion à l’américaine alors en plein essor. Car il présentait une vision excessivement optimiste des possibilités offertes aux colons et aux investisseurs par le Texas, qui était présenté comme « la perle des trente-deux États de l’Union », une contrée au sol riche, aux hivers agréables et aux récoltes abondantes. Se basant sur ses observations personnelles, ses conversations, ses lectures, et semblerait-il, son imagination, Considerant prétendait qu’aucune autre partie de l’Amérique n’avait des précipitations aussi fiables, et que le Texas était encore plus propice que la Hollande à l’utilisation de l’énergie éolienne. Même la pauvreté avait au Texas un caractère autre que dans la vieille Europe. « La pauvreté, au Texas, n’est pas une vieille pauvreté, écrivait-il, une pauvreté résignée et stationnaire, un état normal. » Il s’agissait plutôt d’une « transition, d’un moment, un début, un point de départ. L’aisance et la richesse galopent après elle [7]. »

Les réactions à la publication d’Au Texas furent presqu’unanimement enthousiastes. Just Muiron, le doyen de l’Ecole sociétaire, écrivit à Allyre Bureau le 11 mai 1854 qu’il avait trouvé Considérant « plus élégant, éloquent, solide, séduisant écrivain [dans Au Texas] que dans ses ouvrages précédents. J’en suis on ne peut plus content ; mon espérance et ma foi [...] y puisent encore un redoublement d’énergie. » Deux jours plus tard, le fabricant de fourneaux Jean-Baptiste Godin, qui devait plus tard fonder le Familistère de Guise, écrivit à Considerant :

Mes doutes et mes craintes sur le climat, la salubrité et la sécurité de cette contrée se sont évanouis en présence des renseignements que votre exploration vous à mis à même de nous donner. » Oscar Kœchlin de Mulhouse fut encore plus enthousiaste : « J’ai reçu et lu avec grand plaisir le rapport de Considérant, écrivit-il. Quelle chaleur de style, justesse et grandeur d’idées et de conception ! Quelle foi ! Quel entraînement ! C’est sublime. Voilà du pratique. Considérant, cette fois vous avez mis l’œuf sur la pointe. Vous avez découvert le vrai chemin de l’avenir.

Ce que suggèrent ces lettres – et tant d’autres – c’est que dans le paysage politique sinistré des premières années du Second Empire, la foi fouriériste poursuivait son cheminement souterrain, et que le « rapport » de Considerant l’avait revivifiée. En proposant à ses amis et adeptes un objectif vers lequel tendre leurs énergies, Considerant avait ravivé les espérances que ces derniers avaient depuis longtemps placées en lui et en leur cause [8].

Quelques semaines après la parution de Au Texas, il devint clair que les réactions allaient bien au-delà de toutes les espérances de Considerant. Le bureau fouriériste parisien de la rue de Beaune fut assailli de lettres de soutien et de promesses de contributions financières s’élevant au total à des centaines de milliers de francs. Début juin, une centaine d’offres de participation avaient été reçues, chiffre qui passa à deux cents en août. Elles ne venaient pas seulement de France, mais aussi de Belgique et de Suisse, et émanaient de jeunes et de vieux, et pas seulement d’artisans et d’ouvriers qualifiés, mais aussi – et en très grand nombre – de fonctionnaires et de membres des professions libérales, incluant aussi bien des employés aimant le jardinage, que des veuves ou des professeurs de musique en retraite [9].

De fait, les efforts de Considerant pour susciter de l’intérêt pour le Texas furent un énorme succès. Mais il était tout aussi clair qu’il existait un désaccord fondamental entre Considerant et la majorité de ses amis concernant le type de communauté qui devrait être établie au Texas. Ce que souhaitaient la majorité des fouriéristes, c’était tout simplement se voir offrir l’occasion de participer à la création d’une association fouriériste, d’un phalanstère. Ils voulaient avoir l’occasion d’aider à la construction d’une communauté au sein de laquelle le travail serait organisé en vertu des principes fouriéristes, dans laquelle les bénéfices seraient redistribués au travail, au capital et au talent suivant les indications données par Fourier, et au sein de laquelle tous les participants se verraient garantir un minimum en matière de nourriture, de vêtement et de logement.

Or, ceci n’avait rien à voir avec ce que Considerant avait proposé. En vérité, ce qui est frappant au sujet du plan proposé par Considerant, c’est à quel point il s’inspirait peu des idées de Fourier. Nulle part dans son livre Considerant n’avait utilisé les termes fouriéristes de « phalange » ou « phalanstère » pour caractériser le type d’organisation qu’il souhaitait créer initialement. Au contraire, il mettait en garde ses adeptes contre toute tentative prématurée de créer un phalanstère au Texas. « Quoique le but ultérieur [...] des phalanstériens soit bien l’expérimentation de leur procédé social, écrivait-il, [ils] doivent bien se garder de vouloir employer d’emblée [...] le moyen social qui est leur but comme moyen de colonisation. » Il serait plus sage de commencer par employer « les meilleurs moyens pratiques », ce qui impliquait « l’éloignement de tout système préconçu [10]. »

Ce que proposait Considerant, c’était la création d’une « agence de colonisation » qui mettrait en route et superviserait les phases initiales d’un effort d’implantation. Elle serait gérée comme une société par actions dont le capital s’élèverait à 5 millions de francs. Sa tâche principale serait d’acquérir des terres dans le nord du Texas, puis de recruter et d’embaucher une avant-garde d’environ 150 pionniers (essentiellement des Américains) afin de défricher les champs, de les ensemencer et de construire des logements provisoires. Pendant ce temps, en Europe, l’agence de colonisation entamerait des négociations avec un groupe de candidats au départ. Ces candidats achèteraient leurs terrains défrichés à la compagnie, et l’agence s’occuperait d’organiser leur voyage jusqu’au Texas. Une fois arrivés, ils seraient libres d’organiser leur vie collective à leur guise. Tandis que certains se conformeraient aux principes fouriéristes, il était important que d’autres méthodes d’organisation communautaire soient également représentées. Car le but de Considerant était la création en Amérique d’un « grand champ d’asile librement ouvert à la pensée progressive de l’humanité vivante, sous toutes ses formes [11]. »

Pourquoi Considérant était-il si réticent à lancer un appel à un effort immédiat pour édifier une communauté fouriériste au Texas ? C’est sans doute qu’il pensait que cela ne marcherait pas dans les conditions qui étaient celles de la frontière et dans un pays étranger. C’est du moins ce que l’on pouvait en conclure quand il critiquait dans son texte les « illusions » de ceux qui souhaitaient passer immédiatement au stade de « la réalisation ». Dans les meilleures circonstances, disait-il, la création d’une communauté fouriériste expérimentale ne serait pas chose facile. Cela ne serait pas une bonne chose d’ajouter aux problèmes de la réalisation ceux que poseraient la réinstallation de centaines d’Européens dans les contrées inhabitées de l’Amérique. Il serait de beaucoup préférable de séparer les tâches du pionnier et celles du bâtisseur de communauté. La création d’un « champ d’asile » ouvert à tous les progressistes faciliterait une telle séparation des tâches, et aurait en outre l’avantage de pouvoir rassembler bien d’autres talents et énergies que ceux qui pourraient être mobilisés par un appel adressé aux seuls fouriéristes [12].

Sur ce dernier point, Considerant était dans l’erreur. Dans leur grande majorité, ceux que la lecture d’Au Texas incita à investir de l’argent ou à envisager d’émigrer étaient des fouriéristes qui souhaitaient voir promptement mises en application les idées de Fourier et étaient peu ou pas intéressés par la proposition de Considérant d’établir un « champ d’asile ». Le problème était que ce dernier avait décrit de manière si éloquente (pour ne pas dire excessive) les opportunités offertes aux colons arrivant au Texas, que ses avertissements concernant les difficultés de la tâche et la nécessité d’éviter « les illusions en facilité de réalisation phalanstérienne » ne furent tout simplement pas entendus. Néanmoins. Considérant et son compagnon d’exil François Cantagrel passèrent l’essentiel de l’été 1854 à rédiger des statuts afin que le projet esquisse dans Au Texas prenne forme. Finalement, le 26 septembre 1854, les documents qui avalisaient la création officielle de la Société de colonisation européo-américaine au Texas furent signés à Bruxelles.

Le but de la Société, tel qu’il était spécifié dans les statuts, était de « réunir les moyens nécessaires à la réalisation du plan proposé et décrit » dans Au Texas. Plus précisément, la société devait entreprendre l’achat de terres, les défricher en vue de la colonisation, acheter du bétail et des outils, et fournir des moyens de transport en Amérique au groupe de colons avec lequel elle était en tractation. Les arrangements financiers et nombre de détails d’ordre administratif seraient pris en charge par une Agence centrale (ou Gérance) ayant ses bureaux 2, rue de Beaune, à Paris. Godin, Allyre Bureau et Ferdinand Guillon étaient nommés gérants ; ils assumeraient les obligations financières des sociétés fouriéristes précédentes, et seraient désormais les dirigeants de fait de l’Ecole sociétaire en France. Il entrerait dans leurs responsabilités de publier un Bulletin traitant des activités de la Société, de convoquer des assemblées générales de ses actionnaires, et de superviser les activités de l’Agent exécutif depuis Paris.

Ce dernier était bien entendu Considerant. Il recevrait un salaire annuel ne pouvant pas être inférieur à 1200 dollars. Son rôle serait de diriger les opérations au Texas. Comme le disait Godin, il était « l’âme de l’entreprise », mais les gérants, plus attachés aux aspects pratiques, veilleraient aux détails. Il était également prévu d’instituer une Conseil de surveillance, dont les cinq membres seraient élus par l’Assemblée générale des actionnaires. De telles assemblées devraient se tenir à intervalle régulier, et seraient ouvertes à tous ceux des investisseurs qui auraient acquis des parts pour un montant égal ou supérieur à 125 dollars, soit 675 francs [13].

Dans les statuts, comme dans la brochure qui fut diffusée en même temps que ces derniers, Considérant insista de nouveau sur le fait que la tâche de la Société de colonisation était d’acheter des terres et d’aider au processus de colonisation, mais pas de s’engager dans une expérimentation sociale de quelque type que ce soit. Il en restait donc à sa conception basée sur la création au Texas d’un « champ d’asile » ouvert aux progressistes de toutes les écoles. Mais cette conception n’alla pas sans susciter une forte résistance ; et un des animateurs de cette résistance fut Auguste Savardan, un médecin d’un certain âge originaire de La Chapelle-Gaugain [14]. Vers la fin de la Monarchie de juillet, Savardan avait commencé à faire de la propagande en faveur de la création d’un orphelinat et d’une ferme modèle sur le site de la première tentative avortée de communauté fouriériste, à Condé-sur-Vesgre ; en 1852 encore, Savardan avait vainement tenté de persuader Considerant de lui apporter son soutien en vue de créer une phalange d’enfants sur le même site. En août 1852, Considerant lui expliqua avec tact et précaution pourquoi il ne pouvait pas soutenir un tel projet à ce moment précis. Considerant fut toutefois plus brutal dans une lettre adressée à Allyre Bureau, en qualifiant les efforts de Savardan d’« entreprise qui me parait un véritable enfantillage, sans calembour, dès son début [15]. »

Quand bien même Savardan avait à l’occasion pesté contre « le caractère tranchant et dominateur » de Considerant, il fut, comme beaucoup d’autres, captivé et inspiré par l’éloquence de Au Texas. Il devait plus tard le dire en ces termes :

[Considerant] avait, par son style entraînant, par la précision de ses affirmations sur la beauté du climat la fécondité miraculeuse et l’extrême bas prix du sol, soulevé dans mon esprit comme dans tant d’autres, le mirage de la fondation rapide de la ville de nos rêves, de la magnifique cité phalanstérienne [16].

Comme le laisse penser cette déclaration, ce ne fut pas la proposition de fonder « un champ d’asile » qui séduisit Savardan, mais plutôt la description du Texas comme un site magnifiquement adapté à l’établissement d’un phalanstère fouriériste. Il écrivit donc à Considerant pour le pousser à « la constitution immédiate » sinon d’un véritable phalanstère, du moins d’un « centre administratif vivant sociétairement » [17].

A la fin du mois d’août 1854, Savardan se rendit à Bruxelles tout spécialement pour défendre ses vues auprès de Considerant. Convaincu que l’heure approchait de « la fondation rapide [...] de la magnifique cité phalanstérienne », Savardan se présenta comme quelqu’un qui pouvait aider à diriger la première cohorte d’immigrants. Son groupe s’acquitterait des tâches dévolues aux pionniers : il préparerait les terres et accueillerait les nouveaux arrivants. Mais dans le même temps, il créerait les bases d’une vie communautaire rudimentaire en construisant et en faisant fonctionner selon des principes vaguement fouriéristes un réfectoire et une cuisine communs, une bibliothèque, une école, une infirmerie, un lavoir et un magasin général. Selon Savardan, une fois acquise cette réalisation partielle des principes fouriéristes, la société de colonisation pourrait s’occuper d’acheter des terres et de remplir les autres fonctions définies par Considerant [18].

La réaction initiale de ce dernier aux propositions de Savardan ne fut pas enthousiaste. Il répondit à Savardan de manière évasive, et il ne fut point fait écho à ses propositions dans les statuts adoptés en septembre. Mais les réactions à la publication des statuts fut si unanimement favorable à une expérience d’association que Considerant fut forcé de reconsidérer sa position sur la question générale du rôle que pourrait jouer une association fouriériste durant la phase initiale de la colonisation. Vers la fin du mois d’octobre, Considerant s’entretint avec les gérants (Bureau, Godin et Guillon) et quelques autres personnes à Bruxelles, se mettant verbalement d’accord sur les principes d’une « Convention provisoire » destinée à servir de charte à une « Société phalanstérienne » appelée à exister de manière autonome sur les terres acquises par la Société de colonisation. Ladite Société phalanstérienne, qui accueillerait et logerait provisoirement les groupes suivants de colons, serait gérée, au moins dans une certaine mesure, comme une association fouriériste [19].

Ce fut seulement fin décembre, à l’occasion d’une réunion qui rassembla à Bruxelles Considerant, Cantagrel, Bureau, Godin, Savardan et le Suisse Charles Burkly, qu’un accord fut finalement conclu au sujet de la Société phalanstérienne. Selon les termes de la « Convention provisoire » rendue publique à l’occasion d’une nouvelle édition de Au Texas, la nouvelle association aurait une double fonction. D’abord, elle contribuerait à l’effort de colonisation en offrant « un premier centre où les colons ultérieurs devront trouver, à leur arrivée, un gîte provisoire, des renseignements de toutes sortes, des approvisionnements, une population amie, et tous les éléments propres à faciliter leur établissement définitif, quel qu’il doive être. [20] » En deuxième lieu, les éléments d’organisation collective qu’elle comprenait en feraient « un premier jalon sur la route qui mène à l’Association intégrale ». En commentant cette proposition en janvier 1855, Considerant notait qu’il avait lui-même partagé ce désir général de créer au Texas une association authentique :

Le nombre des personnes qui [...] expriment l’intention de faire partie d’une association étant relativement considérable, nous avons dû aviser au moyen de préparer la satisfaction et l’accomplissement de ce désir que nous partageons d’ailleurs nous-même [21].

Il est possible qu’en écrivant cela, Considerant se soit en fait convaincu que la « Convention provisoire » répondait bien à ce qu’il avait souhaité dès le début. Mais pour l’observateur extérieur, il apparaît que cette tentative de créer une association phalanstérienne était exactement ce contre quoi il avait mis ses amis en garde dans la première édition de Au Texas.

Un autre point discuté lors de la réunion de Bruxelles concernait la date des départs et la composition des groupes de partants. Dans les différentes éditions de Au Texas et leurs additifs, Considerant avait été inflexible sur le danger qui pourrait résulter de l’impatience. Il avait mis en garde ses lecteurs contre la croyance dans la « réalisation immédiate », et avait insisté sur la nécessité d’éviter tout départ précipité de candidats à l’installation. Sa proposition initiale prévoyait ainsi qu’une avant-garde d’environ 150 pionniers passeraient jusqu’à une année à préparer les lieux avant l’arrivée des groupes de colons. En accord avec ce plan, Cantagrel était parti en Amérique en octobre pour se rendre dans le nord du Texas afin d’y sélectionner un site et de recruter des ouvriers. Mais cela fut très largement remis en question par suite de l’adoption de la Convention provisoire, qui suggérait qu’un groupe de fouriéristes européens prendrait en charge le gros des fonctions dévolues à l’avant-garde. La situation se trouva encore compliquée par le fait que quelques Européens, en particulier un groupe de Louvain, étaient décidés à partir dès que possible pour le Texas, sans tenir compte des instructions de Considerant et des gérants. Considerant fit de son mieux pour les en dissuader et insista sur la question du calendrier de l’émigration auprès de ses collègues lors de la réunion de Bruxelles fin décembre [22].

A cette occasion étaient présents plusieurs de ceux à qui avait été confiée la responsabilité d’organiser et de diriger des groupes d’émigrants, en particulier Savardan et Burkli. On ne sait pas exactement ce qui y fut décidé. Considerant prétendit seulement par la suite qu’il avait fait « quelques choix parmi les postulants à l’émigration », tout en insistant sur le fait qu’aucun d’entre eux ne devait partir tant que lui-même n’avait pas donné le signal du départ [23]. Selon Savardan toutefois, chacun des chefs de groupe montra à Considerant la liste des noms des candidats appartenant à son groupe, et ces listes furent « attentivement examinées, discutées et arrêtées par lui et par nous ». Savardan, dont le récit ne dit rien au sujet du calendrier de l’émigration, admit qu’« au moment des départs, ces listes furent quelque peu dépassées », tout en insistant sur le fait que tous les nouveaux partants avaient été agréés par les gérants. Pour finir, près de 150 émigrants français, suisses et belges allaient partir durant l’hiver 1855. S’il est difficile de répondre à la question de savoir qui autorisa ces départs, une chose au moins est claire : l’intention qui avait été celle de Considerant à L’origine, à savoir séparer les tâches de pionniers et celles de bâtisseurs de communauté, était désormais lettre morte. C’est ce qu’avait bien compris Jean-Baptiste Godin, lorsqu’il écrivit le 3 février à Cantagrel : « Les données sont changées, ce n’est plus avec des pionniers américains que la préparation du premier champ d’opération va se faire. Le flot colonisateur nous pousse ici, et l’Europe va fournir les premiers colons nécessaires aux débuts [24]. »

Le grand exode fouriériste vers l’Amérique allait donc se dérouler dans les conditions mêmes qui avaient fait l’objet de mises en garde de la part de Considerant. Mais durant les premiers jours de janvier, alors qu’il s’adressait à ses camarades pour la dernière fois avant son départ, ce dernier ne semblait plus avoir de doutes ou de réserves à exprimer :

L’heure me presse, écrivait-il. Les uns ont atteint le Texas et d’autres sont en mer. L’année 1855 commence et nous commençons la première campagne avec elle. L’esprit vivant de l’humanité est en nous. Dieu protègera notre œuvre ! Je pars, amis, et vais vous attendre sur la terre immaculée où nous avons à semer la liberté, la science et l’amour [25].

*

Au soir du 15 janvier 1855, Considerant et son épouse Julie quittèrent Ostende pour New York [26]. Ils étaient accompagnés par la mère de Julie, Clarisse Vigoureux. Lorsqu’ils atteignirent New York le 4 février, le moral était au plus haut. Mais rapidement, Considerant eut connaissance d’une série de mauvaises nouvelles qui le laisseront malade et démoralisé. La première de ces mauvaises nouvelles fut que la législature de l’État du Texas avait récemment fermé à la colonisation et au développement une vaste portion de son territoire. Une ligne de chemin de fer était en projet dans le nord du Texas, et jusqu’à son achèvement une large bande de terre était mise en réserve. Résultat, la région située aux alentours de Fort Worth qu’il avait explorée en 1853 et qu’il avait sélectionnée comme constituant un site idéal pour la communauté se trouvait, temporairement du moins, fermée à la colonisation. Bien sûr des rumeurs couraient, selon lesquelles les réserves seraient rapidement levées. Mais le principal effet de cette rumeur fut de rendre plus difficile l’achat de terres. Car des colons se rendaient sur place et s’installaient sur les terres réservées, et les terres situées en dehors de la zone réservée étaient rapidement acquises par des pionniers et des spéculateurs.

Autre déception pour Considérant, l’échec du projet à susciter un soutien significatif de la part des Américains. Lors de son voyage dans l’Ouest en 1853, il avait été grisé par l’intérêt dont avaient fait montre individuellement les fouriéristes américains, et ce aussi bien à la North American Phalanx qu’à Boston, New York, ou Cincinnati. Il s’avéra toutefois que le mouvement fouriériste, si vigoureux durant les années 1840, s’était éteint. Il y eut certes des gestes individuels de sympathie et de soutien. James T. Fisher de Boston et Benjamin Urner de Cincinnati jouèrent le rôle d’agents américains du projet, collectant de l’argent en vendant des brochures fouriéristes. John Allen, un vétéran de Brook Farm, fut d’accord pour aider à recruter des ouvriers américains et superviser leur travail. Brisbane, Urner, Marx Lazarus, Thomas Durant et Nicholas P. Trist achetèrent des actions ou versèrent de l’argent pour financer l’entreprise. En octobre 1854, Brisbane publia une traduction très abrégée de Au Texas sous le titre The Great West. Enfin, en août 1855, un groupe de fouriéristes américains originaires de New York et de Pennsylvanie constituèrent une Texas Emigration Union pour faire de la publicité autour du projet et recruter des colons. Mais au total, tous ces efforts n’eurent pratiquement aucun effet. Apparemment, guère plus de vingt-cinq Américains rejoignirent effectivement la communauté, et les tentatives de collecter de l’argent auprès des fouriéristes américains furent un échec sans appel. Brisbane lui-même ne donna pour finir que 7 000 des 20 000 dollars qu’il avait initialement promis. Et dès juin 1855, il commença de faire circuler un plan de fondation d’une communauté fouriériste rivale composée exclusivement d’Américains fortunés [27].
L’hostilité dont fit montre la presse texane à l’encontre de ses plans, dès lors qu’ils furent connus dans leurs grandes lignes, fut une ultime cause de découragement pour Considérant. Au moment de sa première visite au Texas, Considerant avait été conquis par la chaleur et l’hospitalité des Texans qu’il avait rencontrés et par leur intérêt plein de sympathie pour son projet. Mais lorsqu’il retourna aux États-Unis un an et demi plus tard, les conditions avaient changé. Suite au rapide accroissement de l’immigration au Texas, un puissant mouvement nativiste s’était organisé dans cet État. Ce mouvement avait en fait une ampleur nationale, et ses origines se trouvaient dans les mouvements et partis anti-étrangers qui s’étaient développés à New York et Boston durant les années 1840. Mais la haine des catholiques et la méfiance vis-à-vis des révolutionnaires étrangers qui avaient caractérisé les premiers mouvements nativistes urbains trouvèrent un écho dans les régions rurales du Sud et du Sud-Ouest vers le milieu des années 1850, où ces sentiments furent renforcés par la crainte que les étrangers – et en particulier les révolutionnaires – puissent être pro-abolitionnistes [28].

Le mouvement nativiste n’exerça une influence dans la vie politique américaine que durant une brève période. Mais l’arrivée de Considerant se trouva à coïncider avec la phase maximum de popularité de ce mouvement. Il n’est pas surprenant que ses plans, expliqués au public américain par la traduction abrégée de Au Texas publiée par Brisbane, aient suscité une opposition très forte de la part des nativistes et de leurs sympathisants. Tout juste deux semaines après l’arrivée de Considerant, la Texas State Gazette de Austin publia un long éditorial déplorant le plan de Considerant visant à établir une « colonie de socialistes » au Texas :

Nous avons toujours du plaisir à compter parmi nous des immigrants laborieux. Il y a beaucoup de travail pour des artisans et des ouvriers, et il y a de la place dans toutes nos villes pour les marchands et les hommes d’affaires les plus entreprenants. Il est toutefois une classe à laquelle nous sommes opposés, et à laquelle nous n’avons pas l’intention de prodiguer des encouragements à venir s’installer parmi nous. Cette classe est celle de l’école des Propagandistes qui, en France et dans certaines parties des États-Unis, a sapé ou essaye de saper les fondations de la société. Les socialistes veulent détruire le droit de propriété des individus ; et s’il n’est pas un homme intelligent et moral – chose rare – nous pourrions avoir en lui un voisin qui nous volera et nous pillera dès qu’il en aura la possibilité ; car c’est là un des principes cardinaux de sa foi qu’aucun individu n’a le droit d’accumuler des biens pour lui-même, et tout ce qui vient en sus de ce qui est nécessaire pour subvenir à ses besoins appartient au reste de la société [...] De plus, le socialiste est partout un abolitionniste. Il ne serait pas moins opposé à l’esclavage du fait qu’il vivrait au Texas plutôt qu’en France ou dans l’Ohio. Cela fait partie de sa foi. Maintenant, on nous dit que John Allen, de l’Ohio, et Mons. Victor Considerant se proposent d’importer de France au Texas occidental une colonie de socialistes. Cette décision, visant à construire une secte opposée à nos institutions politiques, pourrait bien être considérée avec amertume, et les fondateurs devraient bien escompter que l’on ne supportera pas qu’ils interfèrent avec nos institutions [...] Nous notons cette arrivée des socialistes au Texas comme ne présageant rien de bon pour nous ; et nous souhaitons qu’ils comprennent bien, avant d’atteindre notre sol, qu’en tant que secte politique nos citoyens sont tous opposés à eux [29].

Cet éditorial, très diffusé, fut applaudi non seulement par de nombreuses lettres de lecteurs de la Texas State Gazette, mais aussi par des éditoriaux publiés dans d’autres journaux, allant du Texas State Times au Washington Sentinel.

Tous les journaux texans ne se montrèrent pas hostiles au projet de Considérant. Le Dallas Herald, le Northern Standard et le Galveston News firent tous montre de plus ou moins de sympathie. Pourtant, avant de quitter New York, Considerant se sentit obligé d’écrire une brochure de 38 pages intitulée European Colonization in Texas : An Address to the American People, dans laquelle il décrivait les bienfaits d’une installation des Européens au Texas dans des termes qui, espérait-il, désarmeraient les critiques nativistes et attireraient des investisseurs américains. Malheureusement, sa brochure ne contribua que peu à désamorcer les critiques et resta largement ignorée des investisseurs.

Considérant écrivit plus tard que ces revers n’avaient pas en eux-mêmes miné sa confiance. Ce ne fut que plus tard, lorsqu’il apprit que deux groupes d’émigrants emmenés par Savardan et Burkly et comptant dans leurs rangs des femmes, des enfants et des vieillards, s’étaient mis en route pour l’Amérique sans attendre son autorisation, qu’il fut effondré, « broyé, écrasé, cadavre respirant [30]. » Il tomba malade peu après son arrivée, et il sombra apparemment dans un état dépressif qui ne l’immobilisa pas initialement, mais le laissa avec le sentiment que le ciel lui était tombé sur la tête [31]. Convaincu que le succès ou la réussite de son plan dépendait désormais de lui seul, Considerant resta sur la côte Est durant les mois de février et mars 1855, rédigeant son Adresse au peuple américain et faisant tout ce qui était en son pouvoir pour trouver des appuis pour son projet. Il discuta des perspectives ouvertes, de l’emplacement, et des stratégies en vue de collecter des financements avec des membres de la North American Phalanx, avec des fouriéristes de Boston comme James T. Fisher, avec le jeune journaliste et futur architecte urbain Frederick Law Olmsted, et même avec un personnage appartenant déjà à l’histoire du fouriérisme, le philanthrope Arthur Young, qu’il rencontra à New York le 12 février. Puis le 19 du même mois, il se rendit à Washington pour rechercher l’aide des Représentants du Texas afin d’obtenir une concession foncière, ou au moins de contourner les récentes restrictions à la colonisation. Il y fut rejoint par un de ses amis, L’architecte César Daly, qui parlait anglais couramment et qui était venu en Amérique pour aider au lancement de la colonie. À Washington, Daly et Considerant reçurent un accueil courtois de la part de plusieurs législateurs (y compris un ancien gouverneur du Texas), mais ils ne purent obtenir que de vagues promesses quant à la levée prochaine des réserves et l’assurance que des sites intéressants pouvaient être trouvés ailleurs au Texas [32].

Dans l’incapacité d’obtenir les terrains souhaités dans le nord du Texas, Considerant commença en mars à réfléchir à une installation dans le sud de cet État. À cette date, et sans qu’il le sache, son collaborateur François Cantagrel avait commencé à acheter des terres désormais libres d’accès dans le nord du Texas, quoiqu’à un prix sensiblement plus élevé que ce que Considerant avait pensé payer [33]. Cantagrel, qui avait embarqué pour New York le 3 octobre 1854, en compagnie d’un jeune étudiant en médecine belge nommé Roger, avait voyagé par vapeur et à cheval jusqu’au Texas, en suivant en gros le même itinéraire que Considerant et Brisbane dix-huit mois plus tôt. À Patriot, Indiana, Cantagrel avait été rejoint par l’ami de Considerant, l’ardent fouriériste américain John Allen et par un petit groupe de travailleurs américains, parmi lesquels Arthur Lawrie [34]. Arrivés à Dallas le 29 décembre, Cantagrel découvrit bien vite que la zone située autour de Fort Worth était interdite d’accès, mais aussi que les terres non réservées du comté de Cooke au nord de Fort Worth, dont Considerant avait dit le plus grand bien, avait été préemptées par des colons et des spéculateurs [35]. Après quelques investigations le long du bras ouest de la rivière Trinity au-dessus de Fort Worth et le long de la Clear Fork du Brazos, Cantagrel se rendit à Austin pour consulter les registres cadastraux. Puis il retourna vers la mi-février à Dallas, où il avait repéré des terres intéressantes. Peu après, tandis que Considerant se trouvait à Washington pour discuter avec des Représentants du Texas, Cantagrel se porta acquéreur de 2436 arpents de terre (986 ha) situés le long des falaises surplombant le bras ouest de la rivière Trinity, à seulement trois miles au sud-ouest de Dallas [36].

C’est ainsi qu’un site destiné à la Colonie sociétaire fut finalement choisi aux environs immédiats de Dallas. Établissant leur quartier général dans une cabane située près de la rivière, Cantagrel, Roger et John Allen achetèrent plusieurs attelages de bœufs et commencèrent à embaucher des ouvriers et des charpentiers dans la région afin de sortir des arbres de la forêt de cèdres qui se trouvait sur la propriété et commencer le travail de construction. Vers la mi-avril, alors que Considerant venait tout juste d’embarquer à New York sur le vapeur qui devait le conduire à La Nouvelle-Orléans, Cantagrel avait rassemblé un groupe d’une vingtaine de travailleurs, et ils travaillaient avec une énergie et à une vitesse qui devaient plus tard impressionner de nouveaux arrivés comme Alexandre Raisant et l’ingénieur polonais Kalikst Wolski [37].

Le site retenu se trouvait près du sommet d’une falaise surplombant la rivière Trinity. Un peu partout affleuraient des blocs de pierre à chaux ; et en dépit de la maigre fertilité du sol, des arbrisseaux, des vignes et de l’herbe à bisons poussaient en abondance, créant une illusion de fertilité. Les premiers bâtiments furent de simples cabanes de rondins. Mais Cantagrel lança également la construction d’un grand bâtiment central fait de rondins de cèdre grossièrement équarris et de blocs de craie taillés à la main, destiné à abriter des dortoirs, les cuisines et le réfectoire de la communauté. Des plans furent faits pour une maison réservée au directeur et pour des chambrées séparées ; de vastes emplacements à flanc de coteau furent préparés pour être transformés en vignobles et en vergers ; et les terrains de la vallée furent divisés en champs séparés. La colonie fut baptisée Réunion [38].

Ce ne fut que quelques semaines avant son départ de New York que Considerant apprit la nouvelle de l’acquisition des terrains par la Société de colonisation. La même nouvelle ne fut connue à Paris que le 20 avril 1855 (il fallait au moins six semaines pour qu’une lettre partie de Réunion parvienne à Paris, et trois mois pour qu’une réponse arrive). À cette date, et sans savoir précisément quelle était leur destination ultime, plus de cent candidats à la colonisation s’étaient mis en route pour le Texas. Deux groupes, comprenant au total près de cinquante personnes, avaient embarqué juste avant Considerant. Puis, le 28 février, 43 colons quittèrent Le Havre pour La Nouvelle-Orléans sous la direction du Dr Savardan ; et le 12 avril, un nouveau groupe de 27 Suisses, emmenés par Charles Burkli, embarqua à Brême. Bien que parfaitement conscients des dangers résultant d’une émigration prématurée, les gérants parisiens autorisèrent pourtant ces deux derniers départs sans hésitation, et en mai ils parlaient même avec optimisme dans une lettre de toute une série de nouveaux départs prévus pour l’automne [39].

Le 14 avril, Considerant quitta finalement New York par vapeur, en direction de La Nouvelle-Orléans. Voyageaient avec lui son épouse, la mère de cette dernière, Clarisse Vigoureux, la femme de Cantagrel et sa fille âgée de quelques mois, l’architecte César Daly et deux autres Français, Magnet et Willemet, dont Considerant avait fait la connaissance à la North American Phalanx dans le New Jersey. Lorsqu’ils arrivèrent à La Nouvelle-Orléans le 28 avril, le Dr Savardan et son groupe étaient déjà là. Savardan trouva Considerant « préoccupé, soucieux, triste », montrant encore des séquelles de la maladie qui l’avait abattu à New York, et hors d’état de discuter de questions d’ordre pratique [40].

Deux ans plus tard, alors que Savardan rédigeait sa propre version du « naufrage » de la communauté à Réunion, il réfléchissait à la responsabilité de celui qu’il avait qualifié de « nouveau Moïse ». Considerant avait à ses yeux fait preuve d’une « grande faiblesse » depuis le moment de son arrivée à New York.

Oubliant les conditions de temps et de nombre qu’il avait lui-même fixées, et perdant la tête à la première crainte d’un mécompte, il s’abandonne à la prostration du plus pauvre découragement, et nous ne l’avons jamais, ni nous ni d’autres, trouvé depuis sans ses symptômes plus ou moins marqués de cette maladie, dont il se plaisait, comme quelques malades, à raconter les effets à beaucoup trop de monde.

Savardan poursuivait en notant qu’il avait peu vu Considerant durant la semaine où ils avaient été ensemble à La Nouvelle-Orléans. Considerant paraissait l’éviter, lui et son groupe ; et lorsqu’ils partirent pour Galveston, Considerant prit un billet sur un autre bateau.

Nous remarquions en lui, sans pouvoir nous l’expliquer alors, un dédain, une répugnance prononcée contre la plus grande partie des émigrants qui étaient venus à lui avec tant de confiance, qui comptaient si fermement sur sa haute direction [41].

En réalité, outre qu’il était malade et fatigué, la froideur de Considérant est parfaitement explicable par le fait qu’il voulait passer son séjour à La Nouvelle-Orléans en compagnie de son hôte, Jules Juif, lequel était un cousin de Julie et un vieil ami. Il est exact toutefois que Considérant finit effectivement par ressentir un dégoût presque viscéral pour la plupart des colons. De prime abord, le principal objet de son inimitié fut apparemment Savardan lui-même, qui apparaît à la lecture de son propre livre comme suffisant, pointilleux, atrabilaire, une véritable mouche du coche en somme, et qui finit clairement par symboliser aux yeux de Considerant une certaine étroitesse d’esprit et un côté conventionnel que ce dernier espérait bien avoir laissés derrière lui en partant pour les États-Unis.

Le groupe de Considerant atteignit Galveston le 8 mai, quelques jours après Savardan et ses amis. À son arrivée, Considerant fut interviewé par un journaliste du Galveston Civilian, et il eut l’occasion de répéter le message contenu dans la brochure qu’il avait fait paraître avant de quitter New York. Le principal but du projet français de colonisation, affirmait-il, n’était pas de saper les institutions mais de faire la démonstration à l’intention des ouvriers européens des résultats qui pourraient être obtenus par « le travail pacifique [...] sous le régime d’institutions libres et démocratiques. » Considerant poursuivait en décrivant en termes élogieux le type de contribution que son groupe pourrait apporter à la vie du Texas. Leur but n’était pas seulement de pratiquer, mais de « perfectionner l’agriculture », « d’établir des manufactures », de « collaborer à l’amélioration des routes et des rivières [...] et à la construction des chemins de fer qui doivent un jour sillonner tout le pays. » Dans un proche futur, prédisait-il, ses compatriotes établiraient une université au Texas, « où la littérature anglaise et française, les arts, la physique, la mécanique, et les sciences seraient enseignés par des hommes d’un savoir reconnu [42]. »

Après plusieurs jours passés à Galveston, les groupes de Considerant et Savardan poursuivirent leur chemin – en empruntant de nouveau des bateaux différents – en remontant le bayou Buffalo jusqu’à Houston, où une petite ferme fut achetée pour servir de gîte d’étape pour les émigrants et de pépinière pour les plantes amenées d’Europe. À Houston, les deux groupes durent effectuer une pause d’une semaine en vue de se préparer pour le difficile voyage de 250 miles jusqu’à Dallas.

Dans Au Texas, Considerant avait affirmé que l’eau était abondante au Texas et que ses grandes rivières étaient navigables durant la plus grande partie de l’année. En réalité, la rivière Trinity était déjà presque à sec. De ce fait, toutes les marchandises et provisions apportées de France ou achetées à La Nouvelle-Orléans durent être chargées sur des charrettes louées et des chariots bâches. Il fut nécessaire d’acquérir du bétail – des bœufs pour tirer les chariots et des chevaux pour rassembler les bœufs chaque matin – et des conducteurs d’attelages durent être embauchés pour mener les bœufs. Savardan nota plus tard avec amertume que, comme chef d’un groupe important, il avait eu à prendre en charge tous ces arrangements, tandis que Considerant, qui n’était responsable que de sa famille et de quelques amis, s’était essentiellement préoccupé d’acheter à Houston un cheval de selle et deux belles juments grises pour tirer « un joli char-à-bancs » qui avait été acheté pour lui à Cincinnati. Retournant un peu plus le couteau dans la plaie, Considerant et son groupe partirent purement et simplement dès qu’ils furent prêts, sans même offrir d’accompagner ou d’aider le groupe de Savardan [43].

Savardan a décrit dans son livre un incident qui se déroula à Houston et qui paraît révélateur de l’antagonisme croissant entre Considerant et lui. Tous deux avaient été invités chez un riche Texan, et Considerant s’assit à table sans sa veste et avec son chapeau. Savardan se crut obligé de le chapitrer sur les bonnes manières à observer à table en Amérique, ce qui amena Considerant à lui rétorquer : « C’était bien la peine de venir sur cette terre de liberté pour y subir de pareilles contraintes. » Ce ne fut pas la seule occasion où Savardan trouva à redire sur l’attitude à table de Considerant, puisqu’il devait se plaindre qu’à Réunion, Considerant ait paru préférer la compagnie de quelques-uns des colons les plus grossiers et les moins bien éduqués, ses manières et son langage étant encore pire que les leurs : « A Réunion, nous avons vu [...] tous les jours, M. Considerant s’asseoir et faire asseoir ses dames à table, côte à côte avec des gens à bras nus, les coudes sur la table, le chapeau sur la tête et la pipe à la bouche [44]. »

Le groupe de Considerant arriva à Réunion le 30 mai, deux semaines avant celui de Savardan. Considerant trouva que le moral y était bon, et que les ouvriers travaillant sous la direction de Cantagrel avaient commencé à construire des logements pour la communauté. Ils n’étaient toutefois pas prêts à offrir autre chose qu’un abri des plus sommaires aux soixante-dix autres colons qui étaient en route pour Réunion. Trois grandes chambrées de rondins et de pierres étaient maintenant édifiées, chacune ayant quelques chambres à l’arrière pour les couples et les femmes seules, et un dortoir pour les hommes dans la partie avant. Ils avaient de longs toits pentus couverts de shingles, et l’auvent de chacun des bâtiments servait d’endroit pour prendre les repas. Considerant, qui ne les aimait pas, les appelait les « mastodontes » [45].

Considerant et Savardan furent tous deux d’accord sur le fait que, puisqu’au début les colons devraient vivre des provisions et de la nourriture achetées à Houston ou Dallas, il serait sage de manger aussi frugalement que possible. En conséquence, durant les deux premières semaines, les colons se nourrirent avec une régularité qui touchait à la monotonie de café, de pain et parfois de crêpes de maïs le matin, d’un déjeuner comprenant un bouillon léger et du bœuf bouilli (dont Savardan devait plus tard dire qu’il était le plus souvent rance), et d’un souper constitué des restes du déjeuner. Ils ne mangèrent que rarement des légumes, et les seules fantaisies étaient une tasse de thé occasionnelle et un petit verre de whisky, cérémonieusement versé à chaque adulte le soir. Vers le milieu de l’été toutefois, le menu devint un peu plus varié, lorsque les chasseurs commencèrent à rapporter du gibier des bois et des champs situés en contrebas du site. Dans le même temps, l’achat de vaches, de cochons et de chèvres permit aux colons de jouir de ce que l’un d’eux décrivit comme « une foule de petites douceurs qui manquaient au début, telles que beurre, fromage, etc. [46] »

Durant la première partie de l’été, les colons s’attachèrent à construire des bâtiments, à semer des légumes et à constituer un petit cheptel. Mais ils comprirent vite qu’en l’absence de villes, de marchés, voire de routes, il ne servirait à rien d’essayer de monter le type d’ateliers ou d’industries avec lesquels la plupart d’entre eux étaient familiarisés. Il n’y avait pas de marché, même pour les produits manufacturés les plus élémentaires. La ville de Dallas était encore petite, et n’était guère plus qu’un point sur la carte : en 1855, sa population n’avait pas encore passé le cap des 400 habitants, et elle ne fut officiellement constituée que l’année suivante. Compte tenu des circonstances, le tannage et la distillation étaient les seules industries pouvant offrir quelque intérêt [47].

Il était clair qu’une fois des routes construites et une ligne de chemin de fer ouverte à travers la partie nord du Texas, la croissance économique serait rapide (c’est pour cette raison que la plupart des terres disponibles dans la région avaient déjà été achetées par des spéculateurs). En attendant, les seules formes de production agricole rentables paraissaient être l’élevage et les cultures maraîchères. Ces dernières étaient toutefois difficiles car, comme le disait Kalikst Wolski, « le soleil, si bienfaisant dans les autres pays, brûl[ait] sans pitié au Texas. » La seule manière de faire pousser de nombreux légumes semblait être de les planter entre deux rangées de maïs, qui leur fourniraient de l’ombre et aideraient le sol à retenir l’humidité. De ce fait, une grande partie du capital des colons fut dépensée à acquérir du bétail, et presque tout le monde se vit demander de donner un coup de main dans les champs ou dans le jardin, ou d’aider à la construction des bâtiments. Ceux qui, tels les Belges Roger et Cousin, ne pouvaient travailler ni comme charpentiers ni comme fermiers, servaient à table et aidaient à la préparation des repas [48].

La journée de travail était longue. Puisqu’il était impossible de travailler à l’extérieur durant les heures chaudes de la journée en été, les colons étaient contraints de se lever avant l’aube et de travailler jusqu’à sept heures le soir, avec une sieste de trois ou quatre heures vers la mi-journée. Mais jusqu’à l’arrivée du groupe de Savardan, le moral resta élevé et la plupart des colons acceptèrent cette routine sans se plaindre.

Ici, chacun s’occupe selon qu’il est requis, écrivit un jeune Belge à ses parents. Un professeur de musique (Mr Steere) scie la pierre avec ses amis MM. Danton. Johnson, etc. Un ancien pasteur anglican (universaliste) M. Allen va dès quatre heures du matin, courir après les bœufs, planter des patates douces, des pois, des fèves, avec moi. Ce même Allen tue le bœuf à manger, ôte la peau, etc. Roger porte des bois (tuiles, shingles) par-dessus un pont en cordes (Mexican bridge) sur son dos, au West- fork, va acheter des provisions chez les fermiers des environs, et rapporte à cheval jusqu’à 6 ou 10 douzaines d’œufs non emballés, sans foin ni quoi que ce soit, sauf le panier, au grand trot, l’espace de trois miles, sans en casser un. Cousin cuit le pain, verse deux fois la goutte à chacun, etc. (métier d’épicier). Il faut faire de tout. Quant à moi, j’ai déjà été mis en aide à la cuisine, au jardin. J’ai conduit 3 jours la charrue dans un champ de maïs, et j’arrose beaucoup les patates douces que je bine après avoir aidé à les planter [49].

D’autres colons n’étaient pas aussi enchantés par l’organisation du travail à Réunion. Il y eut des plaintes concernant le gâchis et la mauvaise gestion, concernant également l’incompétence des révérends, musiciens et étudiants en médecine dans l’accomplissement des tâches qui leur avaient été assignées. Mais malgré ces plaintes, il y eut au cours des premiers mois des moments durant lesquels la communauté toute entière se rassembla dans la joie et l’harmonie. Telle est du moins l’impression que l’on peut avoir à la lecture des lettres publiées dans le Bulletin de la Société de colonisation des lettres décrivant les festivités à l’occasion des 4 et 14 juillet, et les bals du dimanche, après le souper, dans un amphithéâtre décoré de bouquets et de guirlandes de fleurs [50].

Ce fut Julie Considerant qui arrangea cet amphithéâtre, décrit par Wolski dans ses souvenirs comme un « salon improvisé » :

Pas très loin des bâtiments de la communauté de la colonie de Réunion se trouvait un petit bois, dominé par des cèdres dont les branches vertes formaient un contraste curieusement agréable avec le jaune dû au soleil qui dominait partout autour. Ce petit endroit fut transformé par Mme Considerant en salon, et là elle recevait tous les colons qui, après l’épuisant labeur de la journée, souhaitaient s’évader et aimaient échanger entre eux des idées captivantes.

Bien des années après, Wolski se remémorait avec plaisir la fraîcheur de cet endroit, son « tapis de verdure naturel », la musique des oiseaux, et la lumière fournie par la lune et les étoiles. « À la place de sofas et de fauteuils, écrivait-il, des hamacs étaient tendus entre les arbres », ce qui épargnait aux colons « la désagréable visite des serpents, grouillant toujours en grand nombre dans cette région ». Là écrivait Wolski, « une compagnie choisie de colons de Réunion » s’assemblait après neuf heures du soir. La longue sieste de la mi-journée « nous permettait le luxe de nous divertir dans la nuit merveilleusement belle sous le ciel du Texas, en une compagnie éclairée et agréable. » La conversation, parfois érudite, mais le plus souvent « d’un caractère léger et plein d’esprit », se poursuivait jusqu’à une ou deux heures du matin [51].

A la mi-juillet, avec l’arrivée des groupes dirigés par Savardan et Burkli, la population de Réunion atteignit 130 personnes. Dès lors, de sérieux problèmes commencèrent à apparaître au sein de la communauté. Un des problèmes principaux fut tout simplement que les nouveaux arrivants étaient épuisés et dans bien des cas amèrement déçus à peine arrivés. Au terme d’une traversée d’au moins six semaines et d’un voyage éprouvant à l’intérieur des terres de trois ou quatre semaines en chariots bâchés à travers des cours d’eaux asséchés, des forêts brûlées et des prairies sans eau, ils arrivaient à Réunion pour y trouver des logements sommaires, une nourriture infecte, une chaleur oppressante, des sources en voie d’assèchement et des serpents à sonnettes.

L’été 1855 fut en fait un des plus chauds et un des plus secs de mémoire d’homme. Le résultat fut que les rivières et les sources s’asséchèrent prématurément, que les récoltes ne réussirent pas à mûrir et que les prix montèrent. Du fait que l’ensemencement avait débuté tardivement à Réunion, et que les colons avaient dans de nombreux cas plantés des espèces qui n’étaient pas acclimatées dans la région, la colonie fut particulièrement touchée par la sécheresse. « Le jardin est tout à fait manqué, écrivit un des colons début juillet, parce qu’on a tout semé deux mois trop tard, et qu’il y a une année de sécheresse dont on ne connaît pas d’exemple [52] » Un peu de blé avait été récolté, et il restait quelque espoir concernant les semis tardifs de maïs et de patates douces. Mais le reste fut perdu ; et à l’automne, ces semis tardifs furent également en grande partie détruits lorsque des hordes de chenilles et de sauterelles s’abattirent sur Réunion, dévorant tout sur leur passage.

Au mois d’août, tout alla mal. D’abord, la principale source dont dépendaient les colons s’assécha, et il devint nécessaire de transporter de l’eau sur des distances importantes. Ensuite, le commerçant de Dallas qui avait été le principal fournisseur des colons les avertit qu’il n’aurait bientôt plus ni sucre ni sel. Il y avait si peu d’eau dans les prairies que les chars-à-bœufs qui apportaient en temps ordinaires les provisions de Houston à Dallas ne pouvaient plus faire le voyage. La nourriture et l’eau commençant à manquer, et avec les nouveaux arrivants épuisés par les rigueurs du voyage, il n’est guère surprenant qu’un certain nombre de colons soient tombés malades. Début août, deux d’entre eux moururent : Vézian, un ancien officier âgé de 25 ans, et Rupert, un journaliste d’origine suisse. Durant les deux dernières semaines d’août, il y eut encore d’autres décès ; et Kalikst Wolski nota dans son journal qu’un tailleur nommé Maget « était très affairé à remonter les colons contre le Dr Savardan, prétendant qu’il était le principal responsable de [leurs] malheurs, qu’il ne savait pas soigner les maladies [53]. »

Face à toutes ces difficultés, nombre de colons perdirent courage. En juillet, les Belges et quelques-uns des Français commencèrent à se quereller ; il y eut également des conflits entre différents groupes d’immigrants. Les 43 membres du groupe du Dr Savardan commencèrent dès leur arrivée à la mi-juin à se plaindre bruyamment de la nourriture, de la qualité du logement et de l’organisation chaotique du travail au sein de la communauté. D’après Savardan lui-même, son groupe tomba « presque complètement en disgrâce », servant de cible « au feu roulant des sarcasmes calomnieux » des Belges. Par ailleurs, le groupe plus restreint de Suisses emmené par Burkli et arrivé le 5 juillet, suscita certes le respect du reste de la communauté, mais fut si insatisfait de la direction exercée par Considerant, qu’en l’espace de six mois presque tous ses membres avaient quitté la colonie [54].

Durant tout ce temps, le principal problème auquel Considerant dut faire face fut que, loin de subvenir à ses besoins, la communauté vivait sur son capital. En août, un troupeau substantiel avait été constitué – 80 bœufs, 30 vaches laitières, 20 porcs – et il devint des lors possible d’ouvrir une boucherie, alors que le village de Dallas n’en avait pas. Les colons pouvaient aussi se vanter d’avoir mis en culture 400 arpents de terre, et d’avoir installé un système d’irrigation comprenant 300 mètres de tuyaux de zinc. Mais tout cela devint inutile dès lors que les sources s’asséchèrent ; et pour fruit de leurs efforts, ils n’obtinrent guère qu’un peu de grain et quelques assiettées de radis. Excepté la viande, ils étaient dans l’obligation de continuer à acheter presque toute leur nourriture à Dallas. Et même s’ils avaient désormais une scierie, il leur fallait toujours acheter du bois d’œuvre et autres matériaux à Dallas, ou les faire venir par charrette depuis Houston, à grands frais [55].

Considerant pensait qu’à terme, les investissements de capitaux déjà réalisés porteraient leurs fruits. En mettant les choses au pire, la valeur des terrains monterait spectaculairement une fois que Dallas serait relié par voie ferrée avec le reste du pays. Il serait certainement possible pour finir de réaliser un bénéfice sur l’argent investi à Réunion. Mais dans l’immédiat, Considerant savait que la communauté continuerait de consumer une grande quantité de capital. ll se trouvait donc confronté à un choix difficile. Soit il privait la colonie de tout soutien, soit il laissait son capital continuer de fondre.

Considerant se montra incapable de faire ce choix. Au lieu de cela, il resta silencieux et, de fait, il se refugia dans son hamac. Pendant les six mois qui suivirent son arrivée à Réunion, il n’adressa pas une seule lettre à la gérance à Paris, laissant Cantagrel et Savardan se charger de toutes les communications. Plus tard, il écrivit que la seule ligne d’action acceptable aurait été de renvoyer en Europe – aux frais de la Société si nécessaire – les neuf dixièmes des colons de Réunion, et de faire tout simplement une croix sur les pertes de la première année. Mais ceci n’aurait pu être fait, pensait-il, que s’il avait eu confiance dans ses propres capacités à « dominer l’effet désastreux qu’un coup pareil eût alors produit en Europe et sur les lieux [56]. » Or, tel n’était pas le cas.

Finalement, Considerant opta pour une solution de compromis. En tant qu’Agent exécutif de la Société de colonisation européo-américaine au Texas, et sans consulter les gérants à Paris, il élabora un plan qui limiterait le soutien apporté à Réunion par la Société. Créant une « Société des propriétaires de Réunion » autonome, il lui céda le domaine de Réunion, qui comprenait à cette date 12 286 arpents de terre. Pour 30 000 dollars, la Société de colonisation se porta acquéreuse de 400 parts de la Société de Réunion, s’assurant ainsi le droit à la moitié des bénéfices. L’autre moitié des parts devait être partagée entre les colons, lesquels recevraient également un salaire journalier allant de 4 fr 50 à 8 fr 25 (90¢ à $1.65) en fonction du travail effectué. Mais ils ne devaient en toucher qu’un tiers en jetons utilisables pour leurs achats au magasin de Réunion. Le reste serait retenu par la Société de Réunion et converti en capital actionnaire en vue d’être crédité au compte de chaque ouvrier [57].

La Société fut formellement constituée le 7 août 1855, avec Cantagrel comme directeur et un conseil d’administration choisi personnellement par Considerant. À cette date, il y avait à Réunion 128 colons, mais 95 d’entre eux seulement rejoignirent la nouvelle société. Les 33 autres optèrent pour ne pas accepter les termes fixés par Considerant. Une douzaine d’entre eux achetèrent des terres et se mirent au travail pour créer leur propre village, baptisé Mutuelle, à l’ouest de Dallas sur la route de Fort Worth. Quelques-uns des démissionnaires fut prompts à faire savoir aux gérants ce qu’ils pensaient de la sottise et de l’« incapacité incroyable » de Considerant en tant que dirigeant. Quant à ce dernier, toute cette affaire l’avait désormais rendu malade et aigri, conscient de ses responsabilités et en même temps incapable d’écrire aux gérants à Paris, tout comme de traiter avec les colons qu’il avait amenés au Texas. Plus tard, lorsque Savardan lui suggéra d’augmenter le salaire effectivement payé aux colons, Considerant aurait répondu : « Non vraiment, je n’accorderai pas cela, car j’ai fixé ce taux exprès pour les forcer à s’en aller s’ils ne savent pas en vivre [58] ».

La désillusion rapidement éprouvée par Considerant au sujet de toute cette aventure, son épuisement et son incapacité à exercer une véritable direction sont évidents à la lecture de la plupart des descriptions de Réunion durant sa première année d’existence. Mais la peinture la plus vivante est sans doute celle donné par son ennemi, le Dr Savardan, dont le Naufrage au Texas inclut la description suivante d’une réunion du Conseil d’administration :

Le directeur, M. Cantagrel, y apportait, élaborées d’avance, toutes les questions qui intéressaient la colonie, et demandait des solutions. M. Roger manquait rarement de soulever sur chaque question, avec des formes cauteleuses d’insinuation qui n’appartiennent qu’à certaines gens, des critiques personnelles et des difficultés interminables [...] M. Considerant, président du Conseil, était couché sur l’un de ses deux hamacs, autour desquels les conseillers siégeaient assis ou par terre ou sur des bûches, comme au conseil des Indiens. M. Cousin était couché dans l’autre hamac et passait de temps en temps à son maître l’allumette destinée à entretenir le feu éternel de la nicotine. On eut dit qu’ainsi nonchalamment étendus tous deux, ils tenaient à justifier de plus en plus le mot de fainéanstériens, qui, dans un moment d’humeur, avait été créé pour eux [59].

Dans d’autres récits concernant Réunion, Considerant n’apparaît pas sous un aussi mauvais jour. L’impression générale que l’on en retire est toutefois qu’il avait complètement perdu le contrôle de la situation et qu’il était tombé dans un état d’abattement moral et mental. C’est d’ailleurs ce qu’il a dit lui-même dans l’extraordinaire plaidoyer qu’il écrivit deux ans plus tard sous le titre Du Texas. Il s’y décrivit comme un spectateur passif et Réunion comme une espèce de monstre qui s’était développé en dépit de tous ses efforts :

Je me traînai jusqu’à l’automne, assistant au spectacle, navrant pour moi, de l’étrange colonisation qui remplaçait ce que j’avais cru avoir à faire au Texas ; ayant sous les yeux cet affreux bâtard, ce monstre sans père, ou plutôt fils de trop de pères, et auquel je devais le nom et les soins de mon enfant légitime [60].

*

En octobre 1855, Considérant quitta soudainement Réunion pour se rendre à Austin. Sans doute était-il principalement motivé par le désir de partir loin de « ce navrant spectacle ›› qu’il avait sous les yeux à Réunion. Mais officiellement, son objectif était d’aller rechercher des appuis au sein de la législature de l’État du Texas en vue d’obtenir l’attribution d’une concession domaniale pour sa Société de colonisation. Son anglais étant encore rudimentaire, il demanda à son ami Roger, l’étudiant en médecine belge, de l’accompagner pour lui servir d’interprète. Peu après son arrivée à Austin, Considerant fit la connaissance d’un sénateur texan d’origine française, qui s’était installé comme avocat à San Antonio. Il s’agissait d’A. Supervielle, que Victor décrivit à Julie comme « un brave et digne cœur [...] qui nous sera d’un grand secours s’il y a quelque chose à obtenir ici [61] ». Supervielle aida effectivement Considerant à entrer en contact avec d’autres membres de la législature ; et au bout du compte Considerant obtint l’expression d’un soutien verbal de la part de la majorité des membres de la commission des Terres publiques. Il restait pourtant assez pessimiste quant à la possibilité d’obtenir un vote favorable en séance plénière. Trop de concessions domaniales avaient déjà été consenties à des spéculateurs qui s’étaient avérés plus intéressés à réaliser un bénéfice rapide qu’à attirer des colons au Texas. En conséquence, la législature était devenue réticente à accorder des concessions à quiconque prétendait favoriser l’immigration. Et bien entendu, dans ce cas précis, le fait que les immigrants potentiels soient des socialistes et des abolitionnistes n’aidait en rien [62].

En décembre, Considerant fut rejoint au Texas par l’architecte César Daly et le comptable Amédée Simonin. Ce dernier avait été envoyé au Texas par les gérants pour surveiller Considérant et voir ce qui n’allait pas à Réunion. Durant toute cette période il tint un journal ; et l’image de Considerant qui s’en dégage est celle d’un homme maussade, incapable de communiquer et profondément déprimé. Par moment, Simonin eut l’impression que Considerant était comme un vieillard en train de devenir sénile sous ses yeux. « Son cerveau succombe sous le poids de la responsabilité, écrivait Simonin le 21 janvier 1856, et l’activité qu’il faudrait qu’il déployât pour faire aller la chose le paralyse d’épouvante. » À d’autres moments, Simonin essayait d’expliquer l’inertie et la tristesse de Considerant par l’influence qu’exerçaient sur lui ses amis belges, ces « deux glaçons » Cousin et Roger :

Cousin et Roger n’ont rien de ce qu’il aurait fallu à Considerant. Il a passé sa vie au milieu de gens pleins de sang, de cœur et d’affection, qu’ils lui ont témoigné sans cesse. Il aurait fallu qu’il fut tombé [...] ici avec de vrais amis et dévoués, pleins de chaleur et de générosité. Sa nature est si bonne et si délicate qu’il se laisse aller aux impressions qu’il reçoit des gens, choses et objets qui l’entourent. Il a besoin d’avoir autour de lui des natures chaudes, de l’affection et du dévouement desquelles il fut certain : car personne plus que lui, ne sent et n’est sensible aux témoignages et aux marques du vrai dévouement et de la vraie affection [63].

Parmi tous ceux qui rencontrèrent Considerant au Texas, d’autres firent montre de moins de compréhension. Aux yeux d’un Américain nommé Renshaw, dont le fils James était venu à Réunion après avoir quitté la North American Phalanx, Considerant était non seulement un chef incompétent ; il était également de mauvaise foi dans ses rapports avec ses associés en Europe. « Incapable de conduire une entreprise », il était en outre « malade moralement » [64].

César Daly et Amédée Simonin parlaient tous les deux anglais couramment, et ils furent à même d’élargir les contacts de Considerant avec les membres de la législature texane. Mais à cette date, Considerant n’espérait plus grand chose dans l’immédiat. Il commença à tourner ses regards vers d’autres horizons – en particulier vers la partie ouest du Texas. Son ami Supervielle, qui représentait le comté de Bexar au Sénat de l’État, lui parla en termes encourageants des grandes étendues de terre qui pourraient être acquises à un prix raisonnable dans la région vallonnée située à l’Ouest de San Antonio. La population y était ethniquement mélangée – « des Allemands, des Mexicains, et peu d’Américains de frontière » – et était susceptible d’être moins hostile à un groupe de « socialistes étrangers » que la population des environs de Dallas. Un de ces terrains, que Considerant jugea particulièrement intéressant, se trouvait le long de la rivière Sabinal dans ce qui était alors appelé le cañon d’Uvalde, à quelque 80 miles à l’ouest de San Antonio. C’est ainsi que début février, à la fin de la session de la législature, Considerant se mit en route avec Supervielle et Daly pour inspecter cette propriété et s’informer, d’une manière plus générale, sur les terres disponibles dans cette région [65].

Considerant passa environ six semaines à San Antonío – il y fut du début février jusqu’à la mi-mars. Durant ce temps son moral et sa santé s’améliorèrent. Le meilleur moment de son séjour fut ce qu’il décrivit comme « une petite expédition [...] bonne et fortifiante » menée à cheval dans le cañon d’Uvalde. Ce n’était qu’une reconnaissance, mais pratiquement tout ce qu’il vit et apprit au sujet du cañon fut pour lui un motif d’encouragement. Dès son retour à San Antonio, il en fit une description enthousiaste aux gérants à Paris, en parlant comme « une Alsace en miniature [...] une charmante vallée […] arrosée dans toute sa longueur par la Sabínal, [dont] les eaux sont les plus claires et les plus courantes que l’on puisse imaginer. » À son épouse, il écrivit qu’il serait probablement possible d’acquérir presque toute la vallée par le biais d’un ou deux achats rondement menés : « S’il était aussi facile de l’acheter en bloc qu’on me l’avait dit, ne fut-ce que comme beau placement des fonds de la société, il ne faudrait pas hésiter à l’acheter au prix dont on parlait. » Quelques mois plus tard, il le décrivait simplement à Julie comme « un vrai petit paradis » [66].

Considerant fut de retour le 24 mars à Réunion. Peu après, des rumeurs commencèrent à se répandre parmi les colons, comme quoi son plan était de dissoudre la Société de Réunion et de vendre les terres en parcelles [67]. Ces rumeurs n’étaient pas très éloignées de la vérité. Car le principal souci de Considerant était désormais de soulager la Société de colonisation du fardeau que représentait le maintien de la communauté à Réunion. Une fois ce but atteint, les ressources de la société mère pourraient être utilisées pour promouvoir ailleurs un nouvel effort de colonisation, sans doute dans le cañon d’Uvalde. Considerant était convaincu que cette fois, il ne serait pas question de jeter toutes les ressources de la Société de colonisation dans une tentative prématurée de créer une association fouriériste. Au lieu de cela, en achetant tout le cañon d’Uvalde, la Société de colonisation serait à même d’ouvrir de vastes espaces à différents essais. Ainsi, au printemps 1856, Considerant espérait toujours pouvoir donner corps à la conception qu’il avait développée dans Au Texas et dans les statuts d’origine : la création d’un espace ouvert à différents essais d’expérimentation sociale.

Un premier pas dans ce sens fut fait le 7 mai quand, à l’initiative de Considerant et en dépit des fortes objections du Dr Savardan et des réticences de Cantagrel, le Conseil d’administration de la Société de Réunion vota pour que la possibilité soit donnée aux actionnaires d’échanger leurs parts contre des terres. Bien entendu, ceci ouvrait la voie à l’établissement de fermes privées au sein de la communauté, tout en marquant clairement l’abandon de toute tentative de créer quelque chose ressemblant à une association fouriériste à Réunion. Ce fut d’ailleurs pour cette raison que Savardan s’opposa à cette décision :

Si, en vertu d’un coup d’État, on détruit actuellement la Société de Réunion, lança-il à Considerant en guise d’avertissement, on commettra un acte injuste et, de plus, une faute irréparable. Parmi les immigrants, il n’y en a pas dix sur cent qui veuillent le morcellement et moins encore qui puissent commencer et surtout continuer la vie des settlers. Vous ferez donc des salariés ou des congédiés [68].

Pour Savardan, Considerant n’était qu’un dictateur, prêt à saborder une expérience d’association fouriériste, dans le simple but de se livrer à la spéculation foncière.

Bien que Considerant ait tiré un trait sur Réunion en ce printemps 1856, la situation matérielle de la communauté était à certains égards plus prometteuse qu’à l’automne précédent. L’hiver avait été extrêmement froid, et beaucoup de temps avait été consacré à isoler les chambrées et les dortoirs hâtivement construits l’été précédent. De nouveaux bâtiments avaient également été construits – un fumoir, une boulangerie, de nouveaux ateliers et un entrepôt –, et un magasin général avait été ouvert ; le cheptel avait été accru ; et fin mars les labours et l’ensemencement étaient déjà bien avancés. Des chasseurs ramenaient du gibier qui, avec les quelques légumes d’hiver, faisait des soupes chaudes savoureuses, que certains colons gardèrent longtemps en mémoire. À mesure que les jours devenaient plus longs et plus chauds, les visites entre colons se faisaient plus nombreuses et le moral de la colonie remontait. Puis début mai une catastrophe s’abattit sur la communauté. Une bise glaciale causa des fortes gelées, qui anéantirent les récoltes en herbe et les jardins. Il fit si froid que la rivière Trinity fut prise durant trois jours dans les glaces – en mai ! Il fallut refaire les labours et les semailles. Mais presque rien de ce qui avait été planté en mai n’allait survivre au soleil, à la chaleur et aux sauterelles d’un nouvel été torride [69].

Pour compliquer encore un peu plus les choses, six nouveaux groupes de colons arrivèrent durant les six premiers mois de l’année 1856, faisant monter le total des membres de la communauté à près de 300. La plupart d’entre eux étaient des ouvriers spécialisés qui étaient venus avec l’aval des gérants parisiens. Mais d’autres vinrent de leur propre initiative, amenant parfois avec eux enfants et parents âgés. Et même les ouvriers qualifiés s’avérèrent parfois inefficaces. Le jardinier Guillier, par exemple, qui avait été directeur de la pépinière en Algérie, refusa de prendre en charge la pépinière de Houston par peur de la fièvre jaune. Expliquant qu’il n’était pas venu à Réunion pour travailler mais pour diriger le travail des autres, il passa l’essentiel des huit mois durant lesquels il séjourna à la colonie à jouer de l’accordéon. Quant à ceux qui n’avaient été ni annoncés ni invités, la plupart étaient des fouriéristes qui avaient été transportés par la lecture d’Au Texas, quelques autres étant apparemment des rescapés d’autres expériences utopiques avortées, telles les communautés d’Etierme Cabet à Nauvoo, Illinois, et dans le comté de Denton au Texas [70].

De toute évidence, Considerant lui-même avait une large part de responsabilité dans ces arrivées non désirées. Son incapacité à donner des directives claires aux gérants à Paris durant les six premiers mois passés à Réunion les avait placés dans une situation intenable. Mais en avril 1856, il comprit finalement qu’il fallait faire quelque chose pour stopper le flot des immigrants. Il écrivit donc à Alexandre Raisant, qui avait la responsabilité de la petite ferme des environs de Houston servant à la fois de pépinière pour les arbustes et les semis apportés de France et d’étape pour les immigrants, pour lui demander de faire tout son possible afin d’empêcher les nouveaux arrivants de poursuivre leur route vers Réunion. Il dépêcha également son jeune lieutenant Roger en France, pour expliquer aux gérants qu’aucun nouvel immigrant ne devrait désormais être accepté. En chemin, Roger rencontra plusieurs groupes de postulants à l’immigration -le premier d’entre eux au beau milieu de la prairie entre Dallas et Houston. Mais ceux-là étaient déjà allés trop loin pour faire demi-tour [71].

Ce qu’ils trouvèrent en arrivant à Réunion dut faire regretter à nombre d’entre eux de n’avoir pas fait demi-tour. La plupart avaient été avertis des difficultés matérielles qui les attendaient à Réunion. Mais rien n’aurait pu les préparer à l’absence de direction effective et au climat d’amertume et de découragement dans lequel la communauté se trouva plongée au lendemain du retour de Considérant. Le restaurant et le magasin étaient encore à peu près bien gérés, mais il n’y avait plus aucune discipline au sein des groupes de travail. Les bûcherons et les artisans passaient désormais leur journée à pêcher et à chasser pour compléter leurs repas ; certains groupes se querellaient sans fin au sujet de l’utilisation d’un attelage de chevaux ; outils, sacs et harnachements gisaient abandonnés au milieu des champs. La communauté était à présent divisée en factions, dont les membres passaient plus de temps à échanger des insultes qu’à accomplir les tâches qui leur étaient assignées. Considerant et le Dr Savardan étaient devenus des ennemis mortels. Cantagrel était accusé de mal gérer les fonds. Des bruits obscènes circulaient sur le compte de Julie Considérant. La plupart des membres fondateurs de la communauté se plaignaient du caractère capricieux et de l’incapacité de son mari en tant que chef. Et Amédée Simonin, dont le journal est une des principales sources d’information pour cette période, était convaincu que Considerant n’était plus désormais en possession de toutes ses facultés [72].

Le 7 avril 1856, un banquet fut organisé pour célébrer l’anniversaire de la naissance de Fourier. Des discours et des toasts furent prononcés, et Considerant retrouva un instant son éloquence, en appelant les colons à mettre de côté leurs différends. Il revendiqua également la responsabilité des fautes qui avaient été commises. À la fin de son discours, il fut acclamé par certains des colons. Mais d’autres restèrent silencieux. Et Simonin nota par la suite que Considerant ne semblait plus croire lui-même à ses propres paroles d’espoirs. Rien de surprenant donc s’il « ne pouvait plus électriser » une foule qui, une année seulement auparavant, « le considérait comme un demi-dieu [73]. »

Le véritable problème était que Considérant n’était plus capable d’agir en chef – voire même de prendre une décision. Simonin et Cantagrel notèrent tous les deux que son esprit devenait de plus en plus confus. Il passait le plus clair de son temps à rédiger des « prises de position » longues et inapplicables sur les problèmes auxquels la colonie devait faire face – pour les désavouer dès lors qu’il rencontrait la moindre opposition. Cantagrel et lui commencèrent à envisager une possible dissolution de la Société de Réunion et la privatisation de ses terres et de ses ressources. Mais quand Cantagrel parla de démissionner, la seule réaction de Considerant fut de menacer de se suicider [74]. Il résulta de tout cela que vers la fin avril, Considerant avait perdu la confiance de presque tous les membres de la communauté – y compris de ses plus fidèles alliés. Les colons commencèrent à partir en grand nombre. Ceux qui en avaient les moyens rentrèrent en France, d’autres partirent à Dallas pour y chercher du travail. Le comptable Simonin démissionna début juin ; Cantagrel continuait de parler de rentrer en France, Considérant de partir pour le Texas occidental.

Ce fut en juillet que la situation devint réellement critique. Cantagrel, qui avait été particulièrement piqué au vif par la réticence de Considérant à rémunérer les colons qui quittaient la communauté, finit par mettre à exécution sa menace de l’abandonner. Le 6 juillet, il démissionna de son poste de directeur, annonçant son intention de retourner en Europe. Le lendemain, Considérant prit en charge les négociations avec les colons insatisfaits, et un accord fut trouvé au terme duquel il leur serait versé la moitié des salaires précédemment retenus. Cet accord devait être rédigé et signé durant la matinée du 8 juillet 1856. Mais ce matin-là, impossible de mettre la main sur Considerant. Julie était toujours à Réunion, mais son époux, incapable de supporter plus longtemps la situation, était parti [75].

Dix-huit mois plus tard, en donnant sa propre version de l’histoire de Réunion, Savardan parla du départ de Considerant comme d’une « fuite » apportant « les preuves de son insuffisance », fuite qu’il attribuait « aux funestes influences des préparations opiacées, et [...] à l’énervation que produit un suprême abus du tabac. » L’accusation de toxicomanie n’était pas gratuite ; Considerant devait plus tard admettre qu’il prenait depuis un certain temps de la morphine comme sédatif [76]. Il est également très clair qu’il ne pouvait plus supporter la vue de ses compagnons à Réunion, et que son départ fut bien une fuite. Deux semaines plus tard, alors que des négociations étaient en cours pour envoyer quelqu’un d’autre de Paris prendre en charge Réunion, Considerant écrivit à son épouse depuis San Antonio : « Que Bureau ou Guillon vienne. J’espère bien n’avoir pas d’embarras spécial à l’un ou à l’autre. Je leur exposerai ma manière de voir et ils feront ce qu’ils voudront dans le comté de Dallas et lieux circumvoisins : je n’aurai plus à m’en mêler [77] » En fait, Considerant ne voulait plus rien avoir à faire avec Réunion. Des lors, dans ses commentaires au sujet de la communauté, il ne devait plus exprimer qu’un seul désir : la voir démantelée aussi vite que possible.

*

Un des aspects ironiques de l’histoire de Réunion est que ce fut seulement après le départ de Considerant que la déclaration ayant pour but d’enregistrer la Société de colonisation fut finalement votée par les deux chambres de l’État et signée par le gouverneur le 1er septembre 1856, acquérant ainsi force de loi [78]. Cette issue favorable, qui intervint au terme d’un débat marqué par de féroces attaques contre « la colonie française de communistes », ne donna lieu à aucune réjouissance parmi ceux qui se trouvaient encore à Réunion. Car la préoccupation de la plupart des colons en cet été 1856 était de trouver un moyen de quitter les lieux avec une compensation minimum pour le temps et les efforts qu’ils avaient consentis au profit de la communauté. Quelques-uns réussirent à partir ; ceux-là étaient, au dire de Simonin, « les meilleurs [...] les bons et les solides [79]. » Pour les autres, ce fut un nouvel été long et chaud, un été marqué par le total effondrement du moral et de la discipline de travail, par un usage irresponsable et déraisonnable des ressources de la communauté, par une atmosphère alourdie par les disputes et les récriminations constantes. À l’automne, un des gérants, Ferdinand Guillon, résumait la situation en ces termes :

Les tiraillements, les querelles de ménage vont toujours bon train. MM. Savardan, Doderet et Guillemet se trouvent en guerre croissante avec la direction intérimaire du pauvre Duthoya [qui avait pris la suite de Cantagrel en tant que directeur de Réunion]. Tous ces braves gens s’aigrissent de plus en plus et s’accusent réciproquement du mal dont ils souffrent sans pouvoir remonter, pas plus les uns que les autres, à la véritable cause qui est toute entière dans la vie collective quand même et dans l’exploitation aux frais de notre société [80].

Pour leur part, les gérants en étaient venus à partager le point de vue de Simonin et de quelques autres, selon lequel, au terme de deux autres années de vie en collectivité, les colons de Réunion auraient réussi à épuiser toutes les ressources de la Société de colonisation.

Ce fut pour mettre un terme à cette situation – pour superviser « la liquidation progressive de Réunion » et pour « opérer un retour aussi rapide et aussi radical que possible vers la mise en jeu de la responsabilité individuelle » – que les gérants décidèrent d’envoyer au Texas l’un d’entre eux, Allyre Bureau [81]. Après un voyage long et difficile, et une brève entrevue avec Considerant à San Antonio, Bureau arriva à Réunion le 17 janvier 1857. Il y trouva une situation si dégradée qu’il tomba malade en tentant d’y faire face. En colère contre Considerant, contre les gérants, et les uns contre les autres, beaucoup parmi les derniers colons exigeaient le règlement immédiat et en espèces des « parts réservées » – c’est-à-dire de tout l’argent qui avait été retenu sur leurs salaires par la Société de colonisation depuis la constitution formelle de la Société de Réunion en août 1855. Bureau était prêt à leur accorder quelque chose, mais il leur rappela que durant les dix-huit mois précédents ils avaient en fait été nourris et logés – mal certes – aux frais de la Société de colonisation [82].

Finalement, le 26 janvier 1857, ce fut un Bureau épuisé et ayant perdu le sommeil qui convoqua une assemblée générale de la communauté pour discuter de la question des « parts réservées ». Cette réunion dégénéra rapidement en foire d’empoigne. Bureau fut physiquement menacé et, si l’on en croit Savardan, « il se laissa impressionner et intimider au point de lever la séance au milieu des vociférations de quelques énergumènes et sans avoir pu leur faire l’exposé de ses intentions. » Deux jours plus tard, Bureau, qui était désormais prostré d’épuisement, annonça par voie d’affiche la dissolution de la Société de Réunion. Au bout du compte, il fut décidé qu’en compensation de son labeur, chaque colon recevrait des « bons de travail » pour une somme équivalente à la moitié de son salaire depuis août 1855. Lesquels « bons de travail » pourraient être utilisés au magasin général de Réunion afin d’acquérir des outils, du bétail ou des terres appartenant à la Société de colonisation [83].

Puisqu’Allyre Bureau n’était plus à même de gérer les affaires de la colonie et que Considerant ne voulait plus en entendre parler, on dut faire appel à quelqu’un d’autre pour surveiller la dissolution. Cette tâche échut à l’ami de Considerant, le Belge Vincent Cousin, qui arriva le 15 février pour remplacer Bureau au poste de directeur de Réunion. Durant le printemps et l’été 1857, Cousin se chargea de vendre les outils, le bétail et les terres de Réunion aux anciens colons et dans certains cas, à des fermiers ou à des colons américains. Dans le même temps, il échafaudait des plans grandioses pour une nouvelle ville de Réunion, qui serait constituée de bâtiments et de jardins privés qu’il espérait vendre à des nouveaux arrivants. Mais cette ville nouvelle ne vit jamais le jour. En 1860, environ la moitié des colons était retournée en Europe, les autres s’étant établis dans les environs de Dallas. Allyre Bureau revint à Réunion en janvier 1858 afin d’y bâtir une maison pour sa famille, et de reprendre la direction de ce qui n’était plus désormais qu’un groupe de maisons isolées et un magasin appartenant à des particuliers. Mais le retour de Bureau à Réunion fut de courte durée, car il mourut tragiquement de la fièvre jaune en octobre 1859. Pour finir, un seul des colons d’origine, François Santerre, s’installa définitivement avec sa famille sur le site de l’ancienne colonie [84].

Avec la dissolution de Réunion, les actionnaires de la Société de colonisation européo-américaine au Texas se retrouvèrent propriétaires de terres, soit quelque 10 000 arpents dans la région de Dallas, et environ 50 000 autres arpents de terrains pratiquement vierges dans le cañon d’Uvalde. Durant quinze années, ils gardèrent l’espoir que la croissance de la population texane et l’extension des lignes de chemin de fer ferait suffisamment monter le prix des terres pour compenser les pertes subies à Réunion entre 1855 et 1857. Mais ceci ne se produisit pas. En réalité, le chaos qui résulta de la guerre de Sécession, à laquelle le Texas avait participé dans le camp de la Confédération, déboucha sur l’effondrement de l’économie et le déclin du prix des terres, et retarda l’arrivée du train. Finalement, en 1875, la Société de colonisation fut elle-même dissoute, et ses avoirs furent mis en vente. La plus grande partie de ses terres fut rachetée par François Cantagrel au prix du marché, et les actionnaires ne purent finalement récupérer que 12% de leur investissement initial.

Aujourd’hui, il ne reste pratiquement plus rien de Réunion, Il y a une plaque sur Hampton Road à West Dallas, et on peut voir les tombes de quelques-uns des premiers colons dans le petit cimetière français de Fish Trap Road. En revanche, les falaises crayeuses sur lesquelles s’éleva la communauté de Réunion ont été creusées par une cimenterie ; à l’endroit où étaient le « salon improvisé » de Julie Considerant et le « grand jardin » avec ses allées sablées, ses canaux d’irrigation et ses « 300 mètres de tuyaux de zinc », on trouve maintenant les centres commerciaux, les lotissements et les parkings d’exposition des marchands de voitures d’occasion d’un faubourg de Dallas. Trois miles plus loin, sur l’autre rive de la rivière Trinity, s’élève la ville moderne de Dallas, fruit de l’argent du pétrole et d’un capitalisme d’entreprise qui eût été inimaginable pour les fondateurs de Réunion. Dominant la ligne des gratte-ciels du Dallas d’aujourd’hui, une tour d’observation de cinquante étages porte le nom de Réunion. Mais rares seraient les habitants de Dallas capables d’expliquer l’origine de ce nom. Car Réunion n’appartient plus à la mémoire vivante de cette ville.

Pour ceux d’entre nous qui s’intéressent encore à la tradition des expériences communautaires, Réunion continue bien sûr d’exercer une fascination durable – en partie, hélas !, du fait que son échec fut si spectaculaire. Les causes de son échec paraissent presque trop nombreuses. On se demande en fait comment Réunion aurait pu réussir, compte tenu du décalage énorme entre les espérances et les capacités des postulants à la colonisation, compte tenu des insuffisances intrinsèques du site, compte tenu de l’incapacité des gérants à contrôler le flot de l’émigration, et compte tenu par-dessus tout de la direction extraordinairement inepte exercée par Considerant. Mais la question de la raison de l’échec de Réunion n’est peut-être pas la question la plus importante que l’on puisse se poser au sujet de la communauté. Sans doute plus intéressante en soi est la question de la place occupée par Réunion dans l’histoire du communautarisme américain. Il est ici nécessaire d’insister sur le caractère fondamentalement ambigu – ou confus – de l’entreprise : Réunion fut à la fois une expérience sociale de caractère communautaire et un projet de développement foncier de caractère spéculatif. D’un côté, comme on l’a déjà souligné, Réunion fut la plus ambitieuse de toutes les tentatives menées par les disciples de Charles Fourier pour faire entrer au moins partiellement dans les faits sa vision d’un nouvel ordre social harmonieux basé sur la coopération plutôt que sur la concurrence. D’autre part, Réunion fut également une entreprise de type capitaliste. Ce que Considerant proposa effectivement dans Au Texas était la création d’une « agence de colonisation » devant être gérée par une société par actions. En effectuant des investissements fonciers au Texas – en achetant des terres, en les bonifiant, et en les vendant à des candidats à la colonisation – Considerant espérait à terme créer un « champ d’asile » ouvert à toutes les expériences sociales. Mais le rôle assigné à la Société de colonisation ne fut guère différent de celui que jouèrent les sociétés de développement foncier fondées par les entrepreneurs capitalistes à la même époque.

La tension entre ces deux conceptions – celle de Considerant et celles de la base fouriériste – est une des choses qui firent l’originalité de Réunion. Elle s’avéra également destructrice [85]. Ainsi que nous l’avons vu, la Société de colonisation créée par Considerant et ses associés en vint à jouer un rôle plus important que ce qui avait été prévu au départ. Si, pour sa part, Considerant voulait créer « une agence de colonisation », la plupart de ses collègues de l’Ecole sociétaire entendaient fonder une Association fouriériste – ou au moins, comme le disait Savardan, un « centre administratif vivant sociétairement. » Pour finir, avec l’adoption de la « Convention provisoire », ce fut Savardan qui l’emporta. Peut-être Considerant lui-même finit-il par se convaincre que la « Convention provisoire » était compatible avec le plan qu’il avait développe dans Au Texas. En fait en mêlant les tâches de pionniers et de bâtisseurs de communauté, elle transforma le projet de colonisation au Texas en tentative prématurée de « réaliser » les idées de Fourier, c’est-à-dire précisément ce contre quoi Considerant avait mis en garde ses amis. Rétrospectivement, il est évident qu’il aurait mieux fait de s’en tenir à son plan originel d’embaucher une avant-garde de travailleurs américains pour mettre en route le processus d’installation. Mais cela ne parut plus possible, dès lors que les lecteurs d’Au Texas avaient dans leur grande majorité exprimé leur préférence pour une expérience d’association immédiate. Le problème fut que Considerant était devenu prisonnier de sa propre éloquence. Il avait décrit de manière si convaincante les opportunités offertes aux colons par le Texas, que ses lecteurs refusèrent tout simplement d’entendre ses avertissements et ses réserves. Et lui-même finit par les oublier et ne plus en tenir compte alors qu’il se préparait à quitter Bruxelles en janvier 1855, pour aller « semer la liberté, la science et l’amour » dans la « terre immaculée du Texas ».

(Texte traduit de l’anglais par Michel Cordillot)