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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

28-39
Jeudi 22 décembre 1854
Les premiers fouriéristes foulent le sol du Texas
Article mis en ligne le 30 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par Pratt, James

Les fouriéristes qui arrivèrent au Texas en 1854 y trouvèrent une situation différente de celle que Considerant avait laissée derrière lui en repartant 15 mois auparavant. Le Parti nativiste avait exprimé ses sentiments anti-immigrés, et les passions s’enflammaient sur la question de l’esclavage. C’est dans ce contexte, marqué par la spéculation et le début d’une période de sécheresse, que François Cantagrel pénétra au Texas en compagnie de John Allen, un révérend yankee, réformiste, fouriériste et abolitionniste.

« …what do we behold ? Reform written upon
every old theory, custom, and department of human
affairs… And all are changing … Journey’s that but
a few years ago were many hardly accomplished in 15 days
of toil are now performed in as many hours. The old
world and the new are brought in immediate
contact ; distance is annihilated, and the blue concave
above seems but a whispering gallery to convey
intelligence lo the other side of the globe ».

John Allen, 1842.

Ils sont debout à la proue du navire qui fend les flots épais, rougeâtres et gonflés. Les ombres grandissent à partir de la droite et s’allongent à mesure que le ferry avance en direction du sud-ouest vers la ligne brisée de la rive qui leur fait face. Il est quatre heures de l’après-midi, et derrière eux se trouve le Territoire Indien. Un Français, un Belge, un jeune New Yorkais et quatre chevaux écoutent le Révérend John Allen improviser un discours sur cette journée consacrée à honorer les ancêtres alors qu’il se trouve au milieu de la Red River [1]. Le 22 décembre est une journée que l’on continue de fêter en Nouvelle-Angleterre, 234 ans après l’arrivée des Pères Pèlerins à Plymouth. Mais au lieu d’une côte rocheuse de granite gris, c’est d’un rivage bas, parsemé de dunes rougeâtres couronnées de saules dépouillés à la pointe fauve, espacés en lisière de futaies effeuillées, dont la silhouette légèrement floue se dessine dans le soleil doux et attirant de cette fin de journée, qu’approchent ces nouveaux pionniers. C’est la rive texane.

Allen est ému par le parallèle qu’il vient de faire avec les Pères Fondateurs, car il y pense souvent : si le Révérend Allen « ne montre pas la noirceur et le caractère intolérable des vrais maux de la Société actuelle, et la clarté et le caractère attrayant des joies imaginables de l’Association à venir, ce ne sera pas faute de savoir-faire et de zèle... [2]. » Né dans le Massachusetts, mais installé dans l’Indiana, il est en route avec les trois autres pour préparer l’endroit appelé à recevoir de nouveaux Pèlerins venus d’Europe, dans le but d’échapper non seulement à la tyrannie de la religion, mais à celle de la « civilisation ». Adeptes de la philosophie de Charles Fourier, trois de ces hommes sont convaincus que la société devra être entièrement reconstituée pour en éradiquer le mal. Ils parlent de manière désobligeante de la civilisation corrompue et des soi-disant civilisés. Grâce à la pensée de Fourier, tous les défauts individuels disparaîtront. Après de nombreux faux départs, l’arrivée au Texas de la Société de colonisation européo-américaine va finalement prouver le bien-fondé de la théorie de Fourier. Au printemps prochain, Victor Considerant, un socialiste utopique français et un orateur flamboyant qui a sarclé les théories de Fourier jusqu’à en tirer une dialectique cohérente, se mettra à leur tête pour les guider dans la construction d’un phalanstère. Cette avant-garde traversant la rivière part pour ouvrir la voie [3].

Tout comme les Pèlerins fondateurs avaient vu leurs espoirs se matérialiser en apercevant à l’Ouest ce rivage grisâtre et cette terre apparemment inhabitée, les quatre hommes dans le bateau sont en route pour une autre contrée inhabitée pour y fonder une société différente. Les voyageurs espèrent y trouver des terres gratuites, et peut-être pouvoir utiliser les bâtiments vides d’un fort en rondins abandonné pour en faire un point d’accueil pour les colons. L’endroit s’appelle Fort Worth, et a été désaffecté il y a de cela 15 mois, après que les Indiens des plaines ont été forcés de fuir plus à l’Ouest par des dragons de l’armée fédérale effectuant des patrouilles à partir d’un ensemble de points défensifs échelonnes en direction du Sud depuis la Red River.

John Allen respire l’espoir. Bien que n’étant pas un homme de grande taille, ce Ministre du culte Universaliste âgé de 44 ans a « un front noble » et une énergie prodigieuse. « Il est très enthousiaste ». Ceci empêche l’observateur de remarquer ses autres traits de caractères, tout à fait ordinaires, et sa chevelure sombre et désordonnée, « qui affirme ses droits nonobstant le peigne et la brosse, ne veut pas se laisser plaquer gracieusement sur son front, ajoutant à la détermination qui transparaît dans la contenance du petit homme à travers les lignes de son visage et ses muscles rigides quoique minces, une apparence "accrocheuse" en totale harmonie avec son caractère [4]. » Il s’est préparé à sa mission depuis qu’il a rencontré Victor Considerant dix-huit mois plus tôt – ou plutôt depuis sept ans, depuis ce jour maudit de l’année 1847 où il a quitté Brook Farm, la communauté transcendentaliste de Nouvelle-Angleterre convertie en phalanstère. Toujours prompt à faire confiance, voyant en chaque homme le bien, cette qualité n’a jamais varié depuis le jour où le préposé à l’enregistrement des actes de la Société universaliste de Newton et Watertown laissa transparaître son incrédulité en ponctuant de trois points d’exclamation l’offre du jeune Allen de prêcher durant deux sabbats sans « contrepartie, sinon la viande et le vin [5] ».

Il semble habité d’un zèle magnifié et perpétuel pour la Réforme. Quand bien même les conservateurs pourraient penser que ses prêches, dans lesquels fouriérisme et christianisme se mêlent, sont à la limite du blasphème, ils ne peuvent mettre en doute sa détermination. Elle le pousse vers le Texas, un État membre de l’Union depuis moins de 10 ans ayant de vastes étendues inhabitées, mais qui autorise des pratiques que sa conscience réprouve. Cette conscience est l’héritage particulier de son mentor, le Révérend Sylvanus Cobb [6]. Ce dernier a abandonné son enseignement et sa chaire pour lancer un journal abolitionniste alors que la question de l’esclavage commençait tout juste à agiter les consciences en Nouvelle-Angleterre. Allen a lui aussi abandonné sa chaire au bout d’un an et demi en tant que Ministre de sa première Église : dix jours après que ses ouailles ont accepté de l’autoriser à faire quatre prêches annuels seulement sur la question très impopulaire de l’esclavage, ils font marche arrière. Allen déclarera plus tard qu’il a été renvoyé [7]. En 1841, trois ans après cet acte en conscience, un journal du Mississippi le qualifiera de « traître de l’espèce la plus noire [8] » en réaction à la publication à Boston de son Occasional Sermon sur l’abolition [9].

Les improvisations d’Allen sur la Journée des Ancêtres sont le fruit d’une longue expérience. Il était devenu Ministre du culte en 1837 juste après la crise économique, influencé par cet événement qui avait mis en évidence la nécessité d’une vaste réforme sociale, politique et économique dans la jeune République. Il a desservi cinq Églises Universalistes de Nouvelle-Angleterre, mais le caractère fondamentalement idéaliste de l’homme l’a amené progressivement à rejeter le statu quo. Dès 1843, on trouve son nom en tête de ceux qui, sous les auspices d’une Union protectrice des Travailleurs [10], réclament la fixation de la durée maximum de la journée de travail à 10 heures. Paradoxalement, il est désormais en route vers le Texas pour y accomplir lui-même des journées de travail bien plus longues.

Dans cet après-midi sec et frais de décembre, tandis que John traverse la Red River, sa seconde épouse, Ellen, attend à Patriot (Indiana) avec un bébé de six semaines et deux enfants plus âgés de pouvoir le rejoindre « dans l’Association ». Le voyage au Texas n’est que la dernière en date de ses tentatives pour retrouver l’éthique de Brook Farm, où il a passé 26 mois, vivant « dans l’Association » après avoir renoncé à prêcher dans des congrégations conservatrices. Neuf années auparavant, alors que Brook Farm était à l’évidence en train de sombrer, il a été l’un des membres du groupe des jeunes qui se sont portés volontaires pour collecter de l’argent. Au cours de fréquentes tournées en Nouvelle Angleterre et dans la partie septentrionale de l’État de New York, il est parti à la recherche d’abonnés pour le Harbinger publié à Brook Farm et a donné des conférences sur la doctrine fouriériste. Quand un incendie à Brook Farm a réduit à néant tout espoir de survie de ce phalanstère, Allen a écrit à un de ses compagnons de communauté : « Je ne suis bon à rien en dehors de l’Association [11]. » Après avoir quitté Brook Farm, il reçoit la bénédiction de W.H. Channing et de la Religious Union of Associationists pour aller évangéliser le Middle West [12]. Sans doute en partie par nostalgie de ce qu’ils ont connu ensemble à Brook Farm, Allen épouse un an plus tard Ellen Lazarus. Son épouse et lui sont tellement subjugués par les écrits de Considerant sur Fourier qu’ils donnent son nom à leur premier enfant.

Du Maine à l’Indiana, de la fin des années 1830 à 1854, son itinéraire se confond avec les principaux mouvements de Réforme : tempérance, abolition, protection ouvrière et fouriérisme. Cet homme a été membre de dizaines d’organisations réformistes.

« Dès que vous aurez trouvé l’endroit, je vendrai tout et je serai prêt à vous suivre dans les huit jours », telle avait été l’assurance donnée à Victor Considerant 18 mois avant cette Journée des Ancêtres [13]. Considerant était alors assis sous le porche de la maison d’Allen à Patriot, un village situé sur la berge du fleuve Ohio et entouré des terres de culture disposées en demi-cercle et isolées par de vertes collines arrondies. En regardant le vapeur à aubes qui avait amené les visiteurs disparaître sur les eaux de la rivière gonflées par les crues de printemps, Allen avait su que Brisbane escortait Considerant vers un endroit où il pourrait construire sa communauté utopique. Cette nouvelle chance de se retrouver « dans l’Association » avait poussé Allen à proposer de reprendre ses tournées de conférences pour trouver des participants et des investisseurs pour l’entreprise. Cette offre avait soudain pris une dimension beaucoup plus crédible aux yeux de Considerant lorsque Ellen avait présenté au Français son petit Victor Considerant Allen, alors âgé de 4 ans [14].

Le long du fleuve, Allen montra à Considérant les vignobles qu’il avait lui-même plantés. En quoi exactement l’expérience de Brook Farm avait-elle modifié les valeurs de John Allen par rapport à l’époque où, ministre de l’Église Universaliste, il avait fondé une société de tempérance à Rockport [15], voilà qui n’était probablement guère évident pour le Français.

Allen ne put pas tenir la promesse faite à Considerant de collecter des capitaux. Les conférences qu’il fit en Indiana et dans l’Ohio sur la future colonie ne rapportèrent presque rien. En dépit du fait qu’il était « bien connu [...] en tant que conférencier sur "l’Association" [16] », il fut presque totalement ignoré par les journaux. Les habitants du Middle-West ne mordirent pas aux idées fouriéristes, qui ne faisaient plus vibrer l’imagination des Américains. Il parvint à obtenir des fonds d’un seul investisseur, son propre beau-frère [17], et il dut en fait emprunter de l’argent à titre personnel pour faire le voyage [18]. Avant de partir toutefois, il prit des dispositions pour que cinq cents greffes issues de sa vigne lui soient envoyées sous emballage. Assistant au départ des quatre hommes par la vapeur Highflyer, Fred, le fils d’Allen âgé de 12 ans, les regarda sans doute depuis la jetée. Fred devait convoyer et surveiller les greffes, qui feraient le voyage au printemps pour constituer l’apport personnel de John Allen à la colonie de Réunion.

Présentement, Allen se trouve dans un ferry, prêt à s’aventurer à l’intérieur d’un État esclavagiste pour y contribuer à fonder une nouvelle communauté, et ceci au moment même où les passions sudistes se durcissent.

Parti à la recherche de l’Utopie, Allen voyage en tant qu’émissaire de Considerant. Le dirigeant français qui se tient debout sur le pont tandis qu’Allen parle est François-Jean Cantagrel. L’anglais américain étant quelque chose de nouveau pour lui, il réfléchit probablement à la nature du terrain, aux potentialités de la rivière pour transporter des marchandises destinées à être vendues, se demandant jusqu’où ils pourront aller ce soir. Dans une lettre adressée à l’École sociétaire à Paris depuis Patriot, il avait dit : « J’espère faire œuvre de pionnier dans la prairie durant les dix premiers jours de janvier ». D’autres pensées lui causent du souci. Que se passera-t-il si les voies ferrées n’ont pas atteint le Texas septentrional lorsque la colonie sera prête à commercialiser sa production ? Il y aura trois semaines de voyage en char-a-bœufs pour se rendre au port fluvial le plus proche. Un grand poids pèse sur ses épaules. Comment Joséphine se porte-t-elle ?

Cantagrel avait fait montre d’optimisme alors que sa femme voyageait en fin de grossesse. Un départ début août leur aurait laissé largement assez de temps pour s’installer à New York dans l’attente de la naissance de son second enfant [19]. Mais tout dépendait de Considerant, et Victor avait soudain été jeté en prison en août par la police belge, qui avait conçu quelques soupçons au sujet d’une commande de fusils, Les dispositions légales concernant la colonie du Texas n’étaient pas achevées ; il fallut attendre le 26 septembre pour que tout le monde arrive à Bruxelles et que les documents soient signés. À cette date, il était déjà bien tard pour qu’elle se mette en route. Ce furent sans doute les pressions exercées par Godin et Considerant qui le persuadèrent de partir le 3 octobre. L’argent arrivait en masse à l’Ecole et il y avait des rumeurs de colonisation frénétique au Texas. Mais des 22 jours de mer, le dernier fut de trop. Joséphine ne réussit pas à attendre l’arrivée, et mit au monde son enfant la veille d’accoster à New York [20].

Les dernières feuilles jaunies pendaient encore aux arbres de Brooklyn Heights lorsque Cantagrel aperçut pour la première fois le port du Nouveau Monde dans l’air piquant d’octobre et aida Joséphine, son fils Simon et le bébé à débarquer du navire à vapeur. Cantagrel était un homme organisé, qui savait faire des plans pour l’avenir. Cette naissance avait tout désorganisé, le forçant à rester à New York aux côtés de Joséphine plus longtemps que prévu, avant de pouvoir contacter les investisseurs américains potentiels pour la nouvelle société de colonisation.

A l’origine, son plan était de suivre le même itinéraire que Considerant en 1853 : se rendre au plus vite à Cincinnati, demander à John Allen de l’y rejoindre, installer un correspondant en charge des affaires, commander une scierie et des provisions et trouver quelques hommes pour constituer une première équipe afin de construire les bâtiments. Puis prendre le bateau pour descendre la rivière Ohio, voyager à travers le Mississippi et l’Arkansas pour atteindre Fort Smith, et traverser le Territoire Indien avant de pénétrer au Texas. Un arrêt forcé de cinq heures sur le Mississippi une semaine auparavant avait été un signe du Destin. Non seulement le niveau du Mississippi était bas, mais il n’y avait pas assez d’eau dans la Red River pour permettre aux bateaux de remonter jusqu’à Fort Smith, en suivant la route que Considerant avait prise. Allen fit comprendre à Cantagrel qu’ils devraient quitter le Norma à Memphis, acheter des chevaux, et couvrir à cheval les 600 miles qui les séparaient de Fort Worth.

Durant plus d’une semaine, alors qu’ils traversaient l’Arkansas, ils avaient observé un flot continu de chariots et de cavaliers en route pour le Texas [21]. Cela l’avait à coup sûr rendu nerveux. Au nom de tous ces émigrants qui s’apprêtaient à quitter l’Europe pour le rejoindre, il souhaitait que le Nord du Texas soit vide d’habitants. Considerant avait l’intention de demander au gouvernement de l’État du Texas un don de terre gratuit ; cela ne pouvait concerner que des terres encore disponibles. Cantagrel était aux États-Unis depuis deux mois, et il n’avait toujours pas atteint le site choisi pour y trouver des terres et préparer les logements. Telle était sa responsabilité.

Les villages et les gens tout juste dégrossis, la nourriture abominable, l’absence d’habitants et les distances, tout cela était nouveau pour ce rejeton d’une riche famille française. Les fermes, les maisons, les sols – tout était si mal tenu. Traverser cet immense pays chaotique lui donna à comprendre de manière viscérale ce que serait le défi qu’il aurait à relever pour instaurer l’ordre requis par la fondation d’un phalanstère dans cette contrée sauvage. Bien qu’il ait été averti par Considerant, il fut peut-être choqué par la dure réalité qui l’obligea à coucher sur le sol.

Il avait parcouru un long chemin depuis l’époque où il n’était qu’un réformateur en chambre. En tant qu’auteurs d’ouvrages fouriéristes, Considerant et lui avaient fréquenté les salons intellectuels parisiens des années 1840. Ils figurent sur un tableau au moins aux côtés de Récamier, Tocqueville, Stendhal et Tourgueniev. Passionné de fouriérisme, co-fondateur d’un journal quotidien exclusivement centré sur cette question [22], il s’était fait un nom après la Révolution de février 1848 en tant que membre républicain-socialiste de la Chambre des Représentants. Il avait été au nombre des insurgés du 13 juin 1849 pour protester contre l’envoi de troupes à Rome par le gouvernement. La bourgeoisie n’étant pas descendue dans la rue derrière les chefs républicains pour renverser l’ambitieux Louis-Napoléon Bonaparte, Cantagrel, Considerant et d’autres avaient dû fuir en Belgique. Jugé par contumace par la Haute Cour de Versailles, Cantagrel avait été condamné à la déportation. À cause de la barbe, qu’il vient peut-être de laisser pousser au cours de la semaine écoulée, rien n’indique en lui l’architecte-ingénieur-avocat. Mais il sait se tenir à cheval, comme tout gentilhomme né à l’époque de la chute du grand Napoléon, et il est suffisamment endurci pour supporter la vie de la frontière américaine.

De quatre années plus âgé qu’Allen, François Cantagrel a en commun deux choses avec ce dernier, le fouriérisme et la famille. Joséphine et le bébé seront-ils suffisamment forts pour que Victor et sa femme emmènent toute la famille avec eux au Texas lorsqu’ils passeront à New York d’ici un mois ? Ou bien Ellen Allen voyagera-t-elle en sa compagnie jusqu’à un port fluvial du Texas où il faudra aller à leur rencontre. Cantagrel est forcé d’imaginer différentes solutions de rechange. Il a fait la connaissance d’Ellen Allen en passant prendre John à Patriot. Les deux femmes s’entendront-elles ? Victor semblait penser que les femmes américaines accueilleraient à bras ouverts les femmes françaises. Mais rien n’est encore décidé concernant la date de la venue d’Ellen au Texas.

Victor a orchestré la présence conjointe de ces deux hommes sur le bateau. Pourquoi diable un Ministre protestant dans la colonie ? peut penser Cantagrel. Allen est un réformateur radical, désargenté, tolérant, mais qui se défie des différences sociales, vit pour ses idées, a été formé et ordonné Ministre américain du culte protestant, tandis que Cantagrel est un intellectuel réformiste français, conscient d’appartenir à une certaine classe sociale, et qui a de solides ressources financières. Les dirigeants fouriéristes européens sont souvent anticléricaux, ou font pour le moins montre de tiédeur envers les religions constituées [23]. Quant à savoir si Cantagrel perçoit les différences entre les religions protestantes américaines et s’il peut comprendre ce qui fait l’essence de la personnalité d’Allen et de son Universalisme libéral, voire radical – les Universalistes, en tant que secte, n’ont jamais prospéré dans le Sud –, cela est douteux. Aurait-il même saisi ce que pouvait révéler du caractère d’Allen son mariage avec la fille émancipée d’une vieille famille juive et conservatrice de la Caroline du Nord ? Pourquoi n’aurait-il pas quelques doutes au sujet de cet homme enthousiaste, ami de Brisbane ? Il n’a pas trouvé d’investisseurs et a été recommandé par Brisbane, ce qui, en soi, est suspect. Cantagrel nourrit des doutes sur la personnalité de Brisbane [24]. Pourtant ce dernier a promis 20 000 dollars pour financer l’entreprise au Texas...

Le troisième homme qui écoute Allen improviser durant la traversée de la rivière s’appelle Edmond Roger. Il a été membre d’un Club fouriériste en Belgique et, outre le français, il connaît quelques mots d’anglais. Son rôle au sein de l’expédition est de servir d’interprète au Français, mais en dehors de cela, cet homme petit, plutôt sale et négligé [25], n’a pas grand talent à mettre au service du groupe, à moins que ses membres ne tombent malade. Et encore ne sait-on pas exactement quelles connaissances ce jeune Belge a réellement assimilées au cours de ses études de médecine. D’aucuns devaient plus tard exprimer des doutes sur son aptitude à guérir ses patients [26].

Ce n’est pas le Français qui a choisi le Belge comme compagnon de voyage. Tous deux sont aux ordres de Considerant, qui les a dépêchés dans cette partie de la planète. Considerant est venu dans la « région des trois fourches », est retourné en Belgique sur sa terre d’exil pour s’y faire le chantre de la colonisation au Texas. Il a écrit un ouvrage, Au Texas, qui a été publié en avril dernier. Le livre a inspiré la création de la Société de colonisation européo-américaine au Texas, une compagnie par action fondée en Belgique [27]. En octobre, à la date du départ de Cantagrel et Roger d’Ostende pour rejoindre l’Amérique, ce livre a déjà suscité des souscriptions pour la compagnie à hauteur de 650 000 francs [28]. Cela représente l’équivalent de 130 000 dollars américains destinés à l’achat de terrains pour matérialiser le rêve des fouriéristes, et dont Cantagrel peut faire état pour attirer les investisseurs. Les socialistes français sont gens sérieux. Dès la fin de l’année il y aura sans aucun doute davantage d’argent à ajouter à ce que le Français apporte au Texas en monnaie-or ou sous forme de lettres de crédit.

Après avoir parlé pendant plus de vingt ans de réorganiser la société en France, en Belgique et en Suisse, après trois tentatives manquées de fonder des phalanstères en France, une autre près d’Oran en Algérie, une autre encore sur la côte du Brésil, et quelques quarante expériences en Amérique, ces hommes partent pour une contrée sauvage afin d’y produire le dernier grand effort visant à reconstituer toute une société. Contrairement à Allen, qui rêve de recréer la réalité de la vie à Brook Farm telle qu’il l’a aimée, le Français Cantagrel est venu ici en partie parce qu’il veut désespérément matérialiser le rêve intellectuel auquel il croit depuis vingt ans, et en partie pour tromper l’ennui de son exil hors de France [29].

Pour le Belge Roger, le voyage est sans doute une occasion romantique de voir le monde, et aussi d’être aux côtés de celui qui a été son idole lorsqu’il était encore à l’école, le grand Victor Considerant.

On ne sait pas si Allen était à même de converser avec ses deux compagnons européens dans leur langue. Il est toutefois certain que le Français ne pouvait pas apprécier les nuances de l’anglais d’Allen. Cantagrel n’est aux États-Unis que depuis peu, et n’est pas disposé à abandonner l’usage du français. Dix jours plus tôt seulement, alors qu’ils étaient bloqués du fait de l’échouage de leur vapeur sur un banc de sable, le Français, frustré, a sermonné leur quatrième compagnon en disant à ce jeune homme qu’il pourrait – sans doute faut-il comprendre devrait – apprendre le français en l’écoutant [30].

Arthur Lawrie, embauché par Cantagrel pour servir de factotum et de garde là-bas, au milieu de l’Amérique [31], est le quatrième homme sur le bateau, C’était lui le New Yorkais âgé de 22 ans qui a répondu à Cantagrel qu’il « n’était pas agréable d’entendre principalement du français [32] ». Il a été durant quelques temps fermier en Indiana septentrional, mais ce n’est pas par pur chauvinisme qu’il a fait cette remarque à Cantagrel. Avant de quitter son foyer pour partir vers l’Ouest, il a pris la peine d’apprendre un peu d’allemand. Il est ainsi capable de converser un peu dans une autre langue que la sienne avec le Belge Roger.

Finalement le ferry touche le sable rougeâtre, et des esclaves déroulent des cordages pour attacher le navire à des arbres de la falaise basse. À chaque fois qu’Allen a fait connaître à ceux qui l’entouraient son opinion sur l’esclavage, Cantagrel s’est peut être interrogé sur la prudence de cet homme. Le fait de contempler la réalité de l’esclavage dans le Mississippi et l’Arkansas a sans doute influencé les deux hommes de manière différente. Cantagrel a probablement réalisé à quel point l’existence de l’esclavage est un sujet sensible pour Allen, tandis que lui, l’Européen, est prêt à temporiser sur cette question qui ne le concerne pas directement.

Arrivé aux États-Unis en tant qu’étranger à la fin de cette année 1854, Cantagrel est sans doute circonspect et de moins en moins à l’aise de devoir voyager dans le Sud en compagnie d’un Révérend abolitionniste. Sans doute quelqu’un l’a-t-il renseigné à New York sur les Nativistes. Les sentiments anti-immigrés, que rien ne laissait deviner 18 mois auparavant lorsque Victor était aux États-Unis, ont soudain fleuri à cause du trop grand nombre d’immigrants arrivés au début des années 1850. Il y a désormais un parti politique qui a fait de ces sentiments son fonds de commerce.

Les quatre hommes tirent leurs chevaux vers un sol plus ferme. Ils ont désormais pris pied au Texas. Ils se mettent en selle et parcourent six miles au milieu des futaies denses et des clairières marquées par le feu, sautant des rangées d’ornières de chariots dans la clarté du soleil couchant, jusqu’à ce qu’ils tombent sur la maison d’une certaine Mme Epperson, située à 3 miles au nord de Clarksville, où ils sont autorisés à s’installer pour la nuit.

A mesure qu’ils chevauchent vers l’Ouest au cours des trois jours suivants, la forêt s’ouvre par intermittence pour faire place à la prairie. Les arbres deviennent plus petits, ce qui fait paraître le ciel encore plus immense. Le sol change, passant d’un mélange d’argile sablonneuse rougeâtre, de terreau sablonneux et de sable, à un sol noir et jaunâtre. Les cours d’eau se réduisent à un filet ou sont à sec. Seuls des petits rus courent sur la roche calcaire tout au fond des lits. Les gués sont minuscules. Le Français est forcé de se poser des questions au sujet de ce qu’a écrit Considerant : où est la végétation censée aller avec le climat tropical qu’il a promis dans son livre ? Les chênes verts sont de moins en moins nombreux à mesure qu’ils avancent vers l’Ouest. Puis ils laissent définitivement derrière eux les pinèdes. Pourtant Cantagrel est sans doute encouragé par la vue de cette belle herbe dorée de la prairie qui lui rappelle la grande plaine autour de Chartres. La nuit, dans l’air sec de l’hiver, le ciel semble presque coupé en deux par la voie lactée ; les étoiles dansent véritablement, brillant beaucoup plus que celles que laissent voir les cieux humides de Paris. Mais ce village lugubre, aux rues boueuses, presqu’entièrement construit en rondins et baptisé Paris ? Mon Dieu !

Arrivés à 80 miles de Fort Worth, leur but, Cantagrel et Roger spéculent probablement sur le fait de savoir si des colons ont d’ores et déjà pris la mer depuis la Belgique ou la France. Ils ne le savent pas encore, mais alors qu’ils atteignent Paris, Texas, en ce jour de Noël, douze hommes ont embarqué à Anvers sur le Lexington, profitant de la marée pour quitter le chenal et regardent les voiles se gonfler en route pour La Nouvelle-Orléans. Six Français et six Belges sont les premiers pionniers à partir après eux pour rejoindre le rêve fouriériste, Réunion. Comment ces immigrants fouriéristes s’acclimateront-ils à la culture de la frontière ?

Les colons anglo-saxons qui ont déjà envahi cette province auparavant livrée aux bisons et aux Indiens sont là depuis dix ans au plus. Il s’agit essentiellement de fermiers venus de la vallée de l’Ohio, qui ont traversé les Appalaches pour gagner le Tennessee ou le Kentucky, avant de descendre en radeau la Cumberland River, une ou deux générations plus tard, pour atteindre l’Indiana ou l’Illinois. Sans cesse à la recherche de sols meilleurs, ils ont vu que leurs semences de froment poussaient bien dans les prairies vierges du Nord-Texas. Nombre d’entre eux ont été élevés dans la connaissance très particulière de ce qu’est la frontière, en lieu et place d’une éducation plus formelle. Ils ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes. Contre leurs riches récoltes emmenées par charrettes jusqu’au port de Jefferson, le plus proche marché à partir duquel on puisse accéder aux moyens de transports, ils reçoivent l’argent frais qui leur permet d’acheter des planches pour reconstruire les murs de rondins de leurs cabanes, puis d’acheter une esclave et son enfant. Ce faisant, ils commencent à s’élever dans l’échelle sociale. Et ils ne sont pas disposés à renoncer à cette voie qui les mènera droit à la fortune, dût-elle froisser la conscience des prédicateurs, des Yankees, ou des étrangers.

(Texte traduit de l’anglais par Michel Cordillot)