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Bernard (surnommé Bernard le clubiste), Simon-François
Article mis en ligne le 22 janvier 2012
dernière modification le 14 avril 2023

par Sosnowski, Jean-Claude

Né à Carcassonne (Aude) le 28 janvier 1817. Décédé le 25 novembre 1862 à Londres (Angleterre). Chirurgien de marine, médecin, journaliste puis professeur de français à Londres. Propagandiste phalanstérien dans le Sud-Ouest de la France et en Espagne en 1846-1848. Rédacteur à L’Indépendant des Pyrénées-Orientales en 1846. Fondateur et animateur de clubs à Paris en 1848-1849. L’un des fondateur de l’Association générale pour la propagande parlée et écrite des principes de la démocratie sociale dite Propagande socialiste ou sociale à Paris en novembre 1848. Probablement membre du conseil de la Solidarité républicaine. Exilé volontaire en Belgique en mai (?) 1849. Expulsé vers l’Allemagne puis établi à Londres en 1851. Accusé, poursuivi et acquitté à Londres pour complicité dans l’attentat dit d’Orsini contre Napoléon III en 1858. Membre de l’Association internationale. Franc-maçon, membre de la Grande loge des Philadelphes (Ordre maçonnique réformé de Memphis, Orient de Londres).

Médecin pour servir ses semblables

Simon-François Bernard naît dans une famille de la « petite bourgeoisie » [1] de Carcassonne. Selon son acte de naissance, son père Pierre Bernard, âgé de 46 ans, est qualifié de maître de langues à Carcassonne. Sa famille, « attachée au parti libéral » [2], proche du parti démocratique avancé [3], lui offre une solide éducation qui le conduit à suivre des études de médecine à la faculté de Montpellier [4]. Ce choix répond à sa philosophie et à son souci d’être au service de ses semblables. Un frère cadet est professeur de mathématiques [5]. « Endetté » [6], Simon-François Bernard débute sa carrière dans la marine comme chirurgien aide-major et est affecté sur un des vaisseaux de l’escadre de l’amiral Baudin envoyée au Mexique indépendant en raison des exactions subies par des ressortissants français. Ainsi, il participe en novembre 1838 à la « guerre des pâtisseries » [7] lors de l’expédition de Veracruz qui conduit à la prise de la citadelle de San Juan de Ulúa, combat durant lequel il s’illustre tant en soignant les blessés qu’en entrant parmi les premiers dans la place. Il est nommé chirurgien. Il prend part également à l’expédition du Rio de la Plata et devient premier chirurgien dans la flotte d’Uruguay. Son séjour se termine lors de la paix conclue avec le dictateur Juan Manuel de Rosas en octobre 1840 [8].

Simon-François Bernard (1817-1962)
Source : Bibliothèque nationale de France, 8-LB56-3248, Lancet (pseud.), Life of Dr Bernard, with portrait, and judgment of the press on his trial, London, Holyoake, [1858], portrait, 24 p., 8°.

Homme de presse pour vivre

De retour en France, il quitte la marine. En 1842, il prend pour une courte période la rédaction-gérance ou bien écrit simplement dans un journal démocratique de Castres (Tarn) [9]. Il abandonne rapidement ses fonctions et effectue une tournée de propagande dans le Sud-Ouest de la France au cours de laquelle il donne « des discours sur l’économie politique et les diverses théories sociales qui divisaient alors l’opinion publique » [10]. Simon-François Bernard s’installe à Perpignan. Au printemps 1847, et annoncé sans doute depuis décembre 1846, il devient co-rédacteur de L’Indépendant des Pyrénées-Orientales [11] aux côtés de son ami franc-comtois Pierre Lefranc [12]. Ce journal fondé le 1er janvier 1846, qualifié alors de « carlo-républicain » [13], soutien de François Arago lors de la campagne législative de 1846, veut élargir son audience mais surtout, les actionnaires souhaitent limiter le caractère rebelle de Pierre Lefranc. « Pour suffire au journal il a fallu lui adjoindre M. Bernard qui a moins de talent certainement mais qui plus sage, plus laborieux, plaira fort ici » [14]. A partir du 6 mars 1847, Bernard représente à plusieurs reprises Lefranc lors des multiples procès qui touchent le journal. Le 17 mai 1847, devant la Cour d’assises de l’Aveyron où est renvoyée l’affaire de la « circulaire électorale » d’Arago, circulaire qui aurait conduit à des troubles dans le département, Bernard « dans une courte improvisation » [15], dépeint la situation électorale en août 1846 dans les Pyrénées-Orientales. Il poursuit en décrivant l’acharnement contre Lefranc, énumérant les différents acquittements qui ont précédé. Le jury suit sa plaidoirie, s’étonnant par ailleurs du renvoi effectué, seul le jury du lieu où les évènements avaient eu lieu étant à même de statuer.

Propagandiste phalanstérien et réalisateur garantiste

C’est durant ses études de médecine que Simon-François Bernard s’est intéressé plus particulièrement à la pensée de Charles Fourier. Cependant, « Bernard semble avoir pris ce qu’il a trouvé de meilleur dans les idées de toutes [les] subdivisions [socialisantes], sans s’identifier à aucune d’elles » [16]. Néanmoins, il se rattache pleinement à l’Ecole sociétaire qui le reconnaît comme un des siens.

Il assiste Jean Journet à Carcassonne en 1844 lors d’une de ses conférences. En février 1846, il initie une série de conférences à Toulouse [17]. L’une d’elle, suivie et applaudie par le maire et conseiller général conservateur Cabanis qui trouve un intérêt pour les propositions sociales développées, déclenche les foudres des cléricaux de La Gazette du Languedoc, et des opposants de L’Emancipation. Simon-François profite de la volonté municipale pour proposer une réalisation garantiste. En avril 1846, après une conférence donnée à l’Athénée de Toulouse, il initie une souscription destinée à la réalisation d’une crèche-modèle dans la ville, dont le projet est alors débattu au conseil municipal. Il publie, suite à une collecte qui a rapporté plus de 100 francs lors de sa conférence, une brochure dont la vente doit susciter des dons à signaler dans un premier temps chez le libraire toulousain Delboy. Le fruit de la vente de cette brochure éditée à mille exemplaires, vendue à 50 centimes, est également reversé au « profit de la propagation des crèches ». Si Bernard place son initiative sous les auspices du modèle initié par Marbeau à Paris en 1844, il s’inspire en premier lieu de Jules Delbruck [18]. En exergue de son développement sur l’utilité des crèches et salles d’asile, il place une citation de Delbruck : « l’enfant, si tendrement aimé du Christ, l’enfant ne doit pas souffrir ». Comme chez Jules Delbruck, si Fourier n’est pas cité directement, sa pensée est largement présente.

La crèche-modèle [pp. 7-10] est un établissement de 32 sur 18 m composé d’une cour et d’un jardin (32 sur 4 m) distribué de part et d’autre de la longueur d’un bâtiment dont les angles comportent, « en équerre » des maisonnettes à base triangulaire de 4 sur 4 m accueillant, logement de la berceuse, serre et décharge, buanderie, latrines et bûcher. Le bâtiment comprend une grande salle de 20 sur 10 m accueillant 60 nattes (ou petites hamacs en osier) suspendues à 1 m du sol, disposées en trois séries. Chaque série comprend cinq groupes composés « par 4-4-5-4-3 » nattes. Des espaces sont prévus entre chaque groupe et les murs. Une petite salle à 20 nattes, de 10 sur 4,5 m, accueille deux séries ou rangées « distribuées par 2-2-3-2-1 ». Une cuisine de 4 sur 3,5 m éclairée par une croisée sur le jardin et séparée par une baie vitrée d’un parloir de 7 sur 2 m accueille une chaudière et un calorifère qui, grâce à un système de tuyauterie, chauffent la crèche de « manière constante et uniforme » et fournissent « l’eau chaude dans tous les points ». La cuisine permet de préparer les aliments destinés aux enfants sevrés. Un étendoir et un magasin de 6 sur 3,5 m jouxtent cette cuisine, quatre-vingt cases correspondant à quatre-vingt bambins permettent de ranger les effets vestimentaires de chacun. Enfin pharmacie et infirmerie de 3 sur 2 m prolongent le parloir. L’infirmerie permet d’isoler les enfants atteints d’une affection quelconque et limite ainsi les épidémies.

Plan du projet de crèche-modèle à fonder à Toulouse en 1846
Source : Bibliothèque nationale de France, RP-8110, Projet d’une crèche-modèle à Toulouse, par S.-F. Bernard, Toulouse, impr. de J.-P. Froment, [1846], 16 p., plan.

Au delà du vocabulaire de séries et de groupes apparenté au vocabulaire de Fourier, au delà de la réflexion architecturale (Fourier proposait six salles distinctes) et technique (les hamacs suspendus, équipés de tringles qui permettent un bercement collectif) [19], Simon-François Bernard met en avant le caractère particulier de sa proposition. La distribution des différentes salles de la crèche-modèle s’appuie sur une étude des caractères des enfants :

Sur un nombre considérable d’enfants, l’expérience démontre que le quart se compose de lutins [20], braillards éternels, tandis que les autres sont de caractères doux, et ne pleurent que très rarement : de plus, les nourrissons jusqu’à l’âge de six à huit mois sont plus bruyants [...]. La petite salle a pour but d’isoler de la masse les nourrissons les plus jeunes et les plus difficiles, afin que le repos des nourrissons les plus calmes ne soit pas troublé par les cris des premiers, et que les berceuses aient moins de peine pour soigner leurs jeunes élèves [...] [21].

L’étude de la nature même des individus contingente l’aménagement et l’utilisation de l’espace de la grande salle :

La rangée médiane reçoit ceux qui ont le plus souvent besoin des soins de la berceuse. Dans chaque rangée, le groupe du milieu reçoit les enfants les plus âgés, par conséquent les plus tranquilles, et qui savent demander ce dont ils sentent le besoin. Des deux côtés, par gradation conforme à l’âge, se distribuent les nourrissons jusqu’au dernier groupe de droite et de gauche, où se trouvent les plus jeunes, près du siège de la berceuse de garde. Les nourrissons ainsi groupés par caractères et par âges, élevés uniformément sentent aux mêmes heures, le besoin de repos. Les groupes étant balancés par la tringle à mouvoir les nattes [...], les surveillantes les isolent en détachant le crochet de la tringle dès que chaque groupe est endormi [22].

Selon Simon-François Bernard le fait de regrouper « les enfants braillards » s’appuie sur l’observation « des hommes querelleurs dont le ton et les manières s’humanisent en présence d’hommes de leur trempe » et conduit donc à « l’amélioration du caractère des lutins, amélioration que les berceuses souffre-douleurs de la petite salle apprécieront promptement ». Charles Fourier écrivait :

Le vacarme des petits enfans si désolans [sic] aujourd’hui, se réduira à peu de chose ; ils seront très-radoucis dans les séristères, et il en est une raison bien connue, c’est que les caractères querelleurs s’humanisent avec leur semblable : ne voyons-nous pas chaque jour les férailleurs [sic] et pourfendeurs devenir fort doux, et renoncer à l’humeur massacrante quand ils se trouvent en compagnie de leurs égaux. Il en sera de même des marmots élevés dans un séristère d’harmonie et distribués en plusieurs salles de caractères [23].

Si le sort des enfants est central, - le calorifère extérieur aux salles, l’isolement en infirmerie, sont pensés en raison de la sécurité et de l’hygiène -, les préoccupations sur les conditions de travail des berceuses, que Fourier nomme « les bonnes », sont patentes dans la réflexion de Bernard, d’autant que selon son projet, seules huit berceuses, responsable comprise, sont nécessaires au lieu de douze traditionnellement. Mais la principale singularité du modèle projeté concerne, selon Simon-François Bernard, la musique :

Un grand écrivain l’a dit “celui qui sent vivement la musique ne saurait être un malhonnête homme”. Dans tous les actes de la vie, le rhythme [sic] exerce une influence marquée... Or des expériences qu’il serait trop long de citer, démontrent que l’éducation du sens de l’ouïe doit commencer dès le bas âge, de six mois à deux ans. Nous voudrions, en conséquence, que chaque Crèche [sic] eut son orgue-harmonium, dont la douce harmonie accompagnerait les principales manoeuvres de la journée, telles que distribution d’aliments, etc. etc. etc. [24].

Fourier complétait son argumentation sur l’utilisation de l’orgue dans les séristères en indiquant :

On croit en civilisation que les doigts de pied sont inutiles : les harmoniens s’en serviront comme des doigts de main : par exemple une orgue harmonienne aura des claviers pour les doigts de pieds ; et l’organiste enfourché sur une selle, travaillera des doigts de pied presqu’autant que ceux de la main. Il fera du talon le service des pédales que nous faisons du pied [25].

Le projet est étayé par un budget. Simon-François Bernard repousse l’idée d’un financement communal, le projet étant soumis à des lenteurs - il a été initié depuis 1845 - et fait appel tant à la contribution des usagers qu’à la bienfaisance publique. Son initiative, sans qu’elle recueille la totale adhésion du Journal de Toulouse, obtient néanmoins un soutien [26]. Lors du banquet du 7 avril 1847 tenu à Toulouse pour célébrer la naissance de Charles Fourier, une collecte « au profit des salles d’asile » rapporte plus de 100 francs [27]. Mais aucune mention n’est faite du projet de crèche-modèle de Simon-François Bernard. Un toast général est cependant porté « à la fondation de la première salle d’asile phalanstérienne » qu’initie cette même année le docteur Savardan.

Toulouse est une étape dans une tournée de propagande pour la cause phalanstérienne que Simon-François Bernard effectue au cours de l’année 1846. Ses expositions ont débuté à Castres, à partir du journal dans lequel il écrit ; La Démocratie pacifique signale dans son édition du 10 septembre une exposition à Béziers :

Un de nos amis, un jeune médecin, à la parole facile et souple, au débit plein de chaleur et d’entrain, M. Bernard parcourt en ce moment les villes du Midi pour y exposer la science sociale [...] M. Bernard n’a pas attendu que l’impulsion lui vint du centre ; du jour [où] il a compris, il est allé partout semant la doctrine de l’association, employant tour à tour la parole ou la plume, l’exposition du professeur ou la discussion publique, publiant ici une brochure, là un journal autour duquel se rallie bientôt la presse environnante, et prêchant non pas seulement la théorie mais poussant avec un courage qui ne dément jamais, à la création des établissements où le principe sociétaire trouve un commencement d’application, les crèches, les salles d’asile.

Les cours qu’il professe, selon Le Journal de Béziers que reprend La Démocratie pacifique s’articulent comme pour nombre d’orateurs phalanstériens en plusieurs expositions. Après avoir décrit les différents âges traversés par l’humanité pour aboutir à la Civilisation, qui laisse libre-cours « à l’anarchie dans le commerce, et aboutit [...] à la féodalité industrielle sous les apparences d’une association mensongère », la supériorité de la science sociale est présentée aux auditeurs. Bernard est efficace dans ses démonstrations même s’il ne convainc pas totalement Le Journal de Béziers. La Démocratie pacifique se félicite de l’hospitalité des communes qu’il parcourt, montrant « leur confiance dans le caractère pacifique » de la doctrine sociétaire. A cette date, Bernard poursuit ses expositions à Perpignan. Il est, selon le Bulletin phalanstérien du 14 septembre 1846 attendu à Barcelone. En février 1847, l’Ecole sociétaire souhaite des détails de cette « première tentative » [28]. Au printemps 1847, avec Girard (d’Alger), il organise pour la première fois un banquet de célébration de l’anniversaire de la naissance de Fourier à Perpignan [29].

Lorsque la Révolution de 1848 éclate, Simon-François Bernard est établi à Barcelone depuis la fin de l’année 1847 et a laissé sa place de correspondant perpignanais de La Démocratie pacifique à Girard [30]. Il est représentant d’une société anonyme d’assurances de Paris [31]. Il se fait remarquer par son exaltation, par des discours fouriéristes auprès de la jeunesse universitaire et il est finalement incarcéré le 31 mars [32]. Selon La Démocratie pacifique qui relate l’évènement dans son édition du 13 juin 1848, Bernard avait défendu la République calomniée. L’intervention du consul de Lesseps permet de mettre fin à l’arbitraire du gouverneur-militaire Pavia. Bernard gagne Paris où il n’avait jusqu’alors séjourné que quelques jours.

« Bernard le clubiste »

C’est par ce surnom que ses amis ou ennemis le qualifient à partir de la Seconde République. Dès son arrivée à Paris, il s’investit dans les clubs et utilise son charisme et ses talents d’orateur. Sans être un dandy, Bernard est élégant. Il est toujours vêtu d’un froc noir, fume continuellement des cigarettes qu’il roule lui-même [33]. « [...] Bernard, malgré l’accent gascon dont il est affligé, est doué d’une certaine éloquence [...]. Il arrive à des mouvements très capables de fanatiser les masses ; il connaît du reste parfaitement toutes les ficelles propres à faire vibrer la fibre populaire » [34]. Chaque jour, il attirait 4 000 à 5 000 personnes note son biographe [35], multipliant parfois les réunions dans une même journée [36]. En juin 1848, il est parmi les fondateurs du club de la Révolution démocratique qui revendique son attachement à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 [37]. Il « enseigne la théorie de l’association » [38].

Débute pour Simon-François Bernard une interminable série de procès qu’énumère en 1858 L’Ami de la Religion [39]. Simon-François Bernard, « homme de lettres » est tout d’abord poursuivi devant le tribunal correctionnel « pour une double infraction au décret du 28 juillet [...] ». La poursuite est infondée. Cette réunion tenue le 15 septembre s’inscrivait dans la campagne de soutien aux candidats à la députation Cabet, Raspail et Thoré [40]. Le décret du 28 juillet 1848 s’il autorise la réunion des clubs politiques et associations ouvrières, interdit leur fréquentation aux femmes et enfants, impose déclaration, même simple, et publicité des séances. Suite aux événements de juin 1848, le gouvernement provisoire puis ceux du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte, en particulier avec le ministre de l’Intérieur Faucher, tentent de restreindre ce droit de réunion affirmé par la Constitution du 4 novembre 1848. Si Simon-François Bernard est acquitté le 21 septembre 1848 pour ces faits, lors des séances du Club Bonne-Nouvelle des 8, 10, 13 et 14 septembre, il a prononcé des discours tendant à exciter « le mépris ou la haine des citoyens les uns contre les autres, et toléré des propositions tendant à provoquer des actes déclarés crimes ou délits » [41]. Le Club du Bazar Bonne-nouvelle, précise le procureur de la République « se recommande, [comme cinq des sept autres déclarés depuis juillet] à la vigilante surveillance de l’autorité, et par l’exaltation politique bien connue de leurs fondateurs, et par leur tendances socialistes, et par certains précédents » [42]. Néanmoins le procureur général hésite à fermer le Club Bonne-Nouvelle, le rapport de police étant bien « vague et incomplet ». Le décret du 28 juillet lui permet certes d’appliquer d’autorité cette mesure de fermeture, mais « par sa gravité, [cette mesure] mérite[e] l’examen du gouvernement » [43]. Afin de contourner les interdictions et en attente des décisions judiciaires, les clubs se reconstituent sous une autre appellation. Ainsi dans son rapport du 30 septembre 1848, le procureur de la République signale que « le club du marché Saint-Laurent, n’[est] autre que le club du boulevard Bonne-Nouvelle » [44]. Le propriétaire de la salle des Concerts-spectacles du Bazar Bonne-Nouvelle, c’est à dire l’administration de l’Opéra-national [45], a en fait donné congé aux clubistes [46]. A nouveau, le 6 octobre, Simon-François Bernard « comparaissait devant le tribunal de la Seine comme président du club Chabrol, pour avoir établi une perception de 10 centimes par personne à l’entrée de ce club. Il était, pour ce fait, condamné à 100 fr. d’amende » [47]. « Dans l’intervalle, et malgré le jugement du tribunal, il était traduit de nouveau, sous la même inculpation, pour le club du Château des Brouillards » [48], et renvoyé de la poursuite, parce que, disait le jugement, « il avait laissé un quart de la salle au public non payant ». Le 24 novembre, la cour d’appel infirmait ce jugement et condamnait Bernard à une nouvelle amende de 100 francs [49]. C’est Hector Gamet qui assure sa défense pour ces nouvelles poursuites [50]. Mais les procès s’enchaînent :

Le 30 novembre 1848, Bernard était cité devant la cour d’assises de la Seine pour des discours tenus au club Chabrol, et il était condamné par défaut à six mois de prison et 1,000 francs d’amende. Sur son opposition à l’arrêt, et après un débat contradictoire, la peine était réduite, le 9 janvier 1849, à un mois de prison et 100 francs d’amende [51].

La peine initiale comportait également la perte « des droits civiques, civils et de famille » [52]. Il entraîne à cette occasion son avocat et condisciple Hector Gamet devant les tribunaux au sujet de ces deux affaires dirigées contre plusieurs membres des Clubs du Bazar Bonne-nouvelle et de la rue de Chabrol [53]. Le 30 septembre 1848, Simon-François Bernard commentant la séance du jour à l’Assemblée nationale avait en effet déclaré :

La patrie est en danger, on a osé déclarer à l’Assemblée nationale la guerre à la République qu’ils appellent rouge [...]. Nous aussi nous sommes de la République rouge, nous la voulons, la couleur ne nous fait pas peur [...]. Le peuple triomphant ne sait que pardonner, et c’est encore ce que je vous demanderai de faire le jour où la République sociale sera proclamée. Nous avons un manifeste qui sera signé et expédié demain pour Toulouse, où se rend un de nos amis afin de pousser le peuple à des manifestations socialistes [54].

Le procureur complète son analyse par un « rapport [...] qui n’a ni la régularité, ni l’authenticité du procès-verbal [...], le président Bernard aurait dit à propos du banquet de Toulouse : on dit qu’on a crié : A bas l’Assemblée nationale ! A bas Cavaignac ! Eh ! qu’importe, moi-même !... ici l’orateur s’est arrêté laissant aux auditeurs le soin de deviner sa réticence ». Le club est fermé sur le fondement de ce simple rapport de police, avant que Bernard ne soit entendu et poursuivi [55]. Un autre rapport de police concernant une séance tenue le 25 octobre 1848 au Club du Château des Brouillards d’hiver (ou Club de la chaussée des Martyrs) confirme la virulence des propos :

[...] Le citoyen Bernard, président, [...] a proclamé les principes les plus subversifs de l’ordre social, il déclame d’un bout à l’autre contre ce qu’il appelle l’aristocratie, l’aristocratie du capital et celle de l’intelligence, attaque les bourgeois et les gens à souliers vernis et à gants jaunes qui n’ont pas de cœur mais des écus à la place. Fait l’éloge de Barbès et déclare que les prisonniers de Vincennes ont toutes ses sympathies, beaucoup mieux que bien des représentants (ici, applaudissements et bravos) déclare encore avoir bu à la sainte Montagne, à la sainte République sociale. Veut que la terre n’appartienne à personne, s’écrie “C’est vous qui, depuis des milliers d’années, faites l’aumône à ceux qui ne font rien” (applaudissements). Parle longuement contre le C. Grandin, contre Louis-Napoléon, qu’il dit entouré de misérables, dit que pour lui les insurrections de mai et de juin sont des faits, que cette dernière n’est pas un crime, mais l’erreur de gens qui avaient faim et qui croyaient avoir le droit de manger. Attaque les défenseurs de l’ordre, il dit que beaucoup d’entre eux ont commis d’atroces vengeances, et que le sang qu’ils avaient répandu leur avait donné le goût du sang. Il termine en disant qu’il n’y a plus de princes, ni de Dieu en France, excepté le duc de Transnonain [56].

Suivent entre autres interventions, celles de Jean Macé et d’Arthur de Bonnard. Simon-François Bernard intervient également pour souligner la respectabilité de la réunion comparée à l’Assemblée nationale qui n’est plus souveraine et conclut en attaquant « encore la bourgeoisie, les généraux Lamoricière et Cavaignac ». Dès la première séance les autorités ferment le club et poursuivent les membres du bureau [57]. Simon-François Bernard était alors qualifié de journaliste résidant 17 rue des Trois-Frères à Paris. Ceci ne freine pas son prosélytisme. Il fonde une réunion électorale au grand salon de la Barrière Poissonnière, réunion qui ouvre le mercredi 8 novembre 1848 [58]. Mais les poursuites se multiplient et s’entremêlent :

Le 6 décembre 1848, condamnation de Bernard en police correctionnelle pour perception d’un droit d’entrée au club Lévis. Le 30 du même mois, il comparaissait devant la cour d’assises pour des discours prononcés au club du Château des Brouillards. A cette audience, il souleva un incident, posa des conclusions exceptionnelles, sur lesquelles il fut invité par M. le président à s’expliquer. Je laisse à mon avocat, dit-il, le soin de développer le point de droit, et je me réserve... - En ce cas, lui dit M. le président, je vous retire la parole. - Et moi, répondit Bernard, je vous retire ma présence. Et il quitta l’audience. Il fut condamné à cinq ans de prison et à 6,000 fr. d’amende par défaut [59].

Il était cité « sous la prévention de divers délits d’excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres et du gouvernement, d’attaques contre la religion, etc., commis dans des discours prononcés aux clubs de Belleville et des Batignolles » [60]. « Le 24 janvier 1849, par suite de l’opposition à cet arrêt, la condamnation est réduite à une année d’emprisonnement et 100 fr. d’amende » [61]. Aucune sanction ou menace de sanction ne l’empêche de poursuivre sa propagande. Un nouveau club, le « Club Valentino » ouvre le 5 janvier 1849. Bernard veut reprendre son « compte-rendu des séances de l’Assemblée nationale » [62]. Après trois séances, le club est également fermé le 13 janvier [63]. Bernard est déféré « [...] devant le jury le 9 février 1849, comme prévenu d’une longue suite de délits commis dans des discours prononcés aux clubs de Belleville et au comité de la Jeune-France (Batignolles) [64] [et est] condamné contradictoirement à cinq années d’emprisonnement et à 2,000 fr. d’amende » [65]. Simon-François Bernard, défendu par Charles Dainen appel devant la Cour d’assises, est en fait accusé de propos tenus lors de réunions électorales. Il est seulement blanchi des outrages portés à la religion [66].

L’une des figures de la mouvance démoc-soc

En septembre 1848, lors des élections législatives complémentaires, Simon-François Bernard a soutenu Raspail [67]. C’est d’ailleurs dans la salle du Club Bonne-Nouvelle qu’il a été décidé de reconduire les trois candidats non élus en juin : Raspail, Cabet et Thoré [68]. Son action semble avoir grandement contribué à cette élection. Lors de l’élection présidentielle, Bernard est désigné par le 3e arrondissement de Paris comme délégué devant siéger au Congrès central électoral pour la désignation du candidat démocrate-socialiste aux élections présidentielles. Lors du Congrès national électoral qui a lieu le 5 décembre, seuls trois délégués prennent le parti de Raspail. Simon-François Bernard prône-t-il la candidature de Raspail, comme Hector Gamet [69] ?

Son activisme et la reconnaissance acquise lui confèrent une légitimité au sein du mouvement démoc-soc, ce qui lui permet de prendre la parole lors des banquets. C’est sans doute lui qui, en octobre à Passy, lors du banquet de la République démocratique et sociale, lance un toast « aux opprimés de tous les temps, à l’enfance et aux femmes ! » [70]. Le 19 novembre, il est annoncé comme l’un des présidents du banquet démocratique et social des femmes aux côtés de Pierre Leroux [71]. Il s’adresse « aux Martyrs de l’humanité ! aux Femmes ! à celles qui déjà sont mortes à la peine ! A tous les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant ! » [72]. Le 3 décembre, il se trouve à celui organisé à Puteaux. Sous une tente, devant l’église, plus de mille travailleurs « couvrent d’unanimes applaudissements » [73] les toasts de Pierre Leroux, Joly, Bernard et Gamet. Il est aussi présent au banquet de Noël des femmes socialistes où il porte un toast « au christ vivant des nations, - au peuple de France » [74]. Il intervient le 22 janvier avec virulence lors du banquet des démocrates socialistes du 6e arrondissement, salle Vatentino, banquet présidé par Pierre Leroux et auquel il participe avec Hector Gamet ; il s’insurge contre la Haute Cour chargée de juger les accusés du 15 mai 1848 :

M. Bernard, [...] s’est élevé avec vivacité contre le vote de l’Assemblée Nationale d’aujourd’hui : nos amis, a-t-il dit, doivent être, de par les 478 voix obtenues là-bas au bout du pont de la Concorde, jugés devant ce qu’ils appellent la haute Cour : je dis, moi, que ce sera la basse-cour ! (Ce mot a été beaucoup applaudi). L’orateur a fait ensuite des comparaisons et des rapprochements : il s’est élevé avec force contre ce qu’il appelle les aristocrates, contre lesquels, s’ils tentaient un mouvement réactionnaire, il faudrait mettre le pistolet et le poignard à la main, et rejeter loin derrière soi la clémence et la générosité qu’on a montrées en Février [75].

Simon-François Bernard oeuvre à l’association des différents courants socialistes. En novembre 1848, il participe avec Jean Macé et Hector Gamet à la fondation de la Propagande socialiste (ou sociale), dont les locaux avaient été perquisitionnés dès le 12 novembre dans le cadre des affaires du Bazar Bonne nouvelle et de la Rue de Chabrol [76]. L’objectif premier est de propager et diffuser gratuitement en province, « tous les ouvrages, toutes les brochures, tous les journaux indistinctement qui traitent du socialisme » [77]. L’Association pour la propagande socialiste souhaite également former les travailleurs désignés membres des jurys. Elle propose d’allouer « 3 francs par jour à ceux qui seront désignés par le sort [...] » [78]. Bernard est parmi les 19 membres du comité provisoire [79]. C’est probablement lui qui est également cité comme « homme de lettres » membre du conseil général de la Solidarité républicaine, association pour le développement des droits et des intérêts de la démocratie fondée le 4 novembre 1848 [80]. Le 28 janvier 1849, il signe avec Gamet, au nom des clubs, la pétition dénonçant le projet de loi Faucher préparant les restrictions au droit de réunion [81]. Lorsque le 24 février suivant, La Démocratie pacifique publie l’appel au peuple des représentants de la Montagne soutenus par la presse et les organisations républicaines et démoc-socs, le nom de Bernard a disparu des signataires des Clubs, comme celui de Gamet. La Propagande socialiste est représentée par Jean Macé. Néanmoins, Bernard ne reste pas inactif.

Le pamphlétaire

Faucher applique strictement le loi du 28 juillet 1848 et fait fermer les clubs les uns après les autres. Muselé comme orateur, Simon-François Bernard édite une série de cinq pamphlets, intitulés Tais-toi, Rodin ! Réponse aux calomniateurs du socialisme. « Ils m’ont réduit au silence... Ils ne m’empêcheront pas d’écrire ! Vous veniez m’entendre, vous me lirez ! » proclame-t-il dans sa première brochure [82]. Un interrogation s’impose : pourquoi Rodin ? On peut supposer qu’il s’agit d’une référence au jésuite du Juif errant d’Eugène Sue chargé de capter l’héritage des Rennepont, jésuite qui joue des passions humaines pour arriver à ses fins. Ces brochures sont un moyen de contourner la loi de juillet qui interdit la presse sans cautionnement. Cinq pamphlets sont annoncés et doivent paraître « de trois en trois jours » [83]. Le tirage est prévu uniquement par souscription et la vente s’effectue à la Propagande démocratique et sociale de Gabriel Mortillet. Ces pamphlets sont la seule réponse à la propagande du ministre Faucher présentant les clubistes comme de dangereux anarchistes assoiffés de sang [84]. Le 4 mars doit donc paraître « le premier pamphlet du citoyen Bernard le clubiste : Tais-toi Rodin ! Fermons les clubs ! ». L’éloignement de l’auteur, - il doit se cacher [85] afin d’éviter l’emprisonnement pour cinq ans [86] sans doute suite à la condamnation du 9 février -, a seul empêché sa publication qui était alors fixée du 18 au 20 février [87]. Simon-François Bernard y dénonce la manipulation des mouchards fréquentant les clubs et les campagnes de presse basées sur leurs rapports, campagnes destinées à entretenir la peur. Le second pamphlet, Nous les vaincrons !, annoncé pour le 22 mars [88], paraît finalement, pour les mêmes raisons, le 5 avril [89]. Simon-François Bernard appelle à une mobilisation électorale de tous les démocrates socialistes, « les 72 000 fidèles de septembre » ayant élu Cabet, Raspail et Thoré contre le parti de l’ordre. Il annonce plus de 200 000 voix socialistes lors des prochaines élections de mai 1849, les ouvriers égarés et la petite bourgeoisie comprenant leur intérêt rejoignant les rangs socialistes. Deux camps s’affrontent selon Bernard, « les républicains démocrates d’un côté,... de l’autre les monarchiens ». Seule la propagande de chacun et l’unité apporteront la victoire. Les femmes jouent un rôle essentiel pour cette réussite, car « la femme a compris que la démocratie socialiste lui rendrait sa dignité de personne humaine ». En réponse aux calomnies d’enrichissement des futurs élus et d’abandon programmé des travailleurs une fois élus, Simon-François Bernard reprend la proposition de Gamet :

que tous les candidats démocrates prennent l’engagement de verser, sur les neuf mille francs de traitement, ce qui ne leur sera pas indispensable pour vivre avec leur famille, et même la totalité du traitement s’ils ont des ressources suffisantes. Un comité central permanent, siégeant à Paris pour la propagande orale et écrite, touchera cette partie du traitement des représentants [...].

Désigné candidat par un comité de travailleurs du département de la Seine, Simon-François Bernard s’en remet à leur jugement afin de savoir s’il « peut être encore utile au peuple », mais souligne que « l’inviolabilité du représentant peut seule suspendre l’exécution des arrêts qui [le] condamnent à la prison pour cinq ans ». Une campagne ! est une profession de foi. Bernard retrace son rôle au sein des clubs, - défense de la République et mise en accusation des ministres -, clubs que la réaction ne cesse d’attaquer car « les clubs sont la planche de salut de la République. Sans les clubs, Louis XVI eût tranquillement étouffé la révolution de 89... ». Bernard souligne son attachement aux positions de Raspail, privilégiant le bulletin de vote à la barricade, revendique le droit souverain du peuple de destituer les élus ne respectant pas leur mandat et développe ses positions sociales :

J’ai protesté hautement contre le prolétariat, cette dernière forme de l’esclavage... J’ai propagé de toutes mes forces la doctrine de l’association qui doit délivrer le travailleur et l’affranchir de la tyrannie du capital [...] J’ai commis d’autres crimes encore [...]. Je demandais l’affranchissement de la femme et de l’enfant, ces opprimés de toutes les époques, montrant par les développements historiques la vérité de ces belles paroles de Fourier : “le degré de liberté des femmes est toujours la mesure de la liberté des peuples...” J’exaltais l’amour du travail, en le proclamant non-seulement comme un droit, mais comme un plaisir. [...] une réforme radicale par l’organisation du travail et du crédit pouvait seule nous sauver de la ruine universelle.
Simon-François Bernard, pamphlétaire
Source : Bibliothèque nationale de France, 3-FOL-LB55-420, Tais-toi, Rodin ! Réponse aux calomniateurs du socialisme. Une campagne, Paris, à la Propagande démocratique et sociale, rue des Bons-Enfants, [1849].

Le pamphlet suivant est publié le 20 avril ; Bernard postule à la candidature à la députation [90]. Mais son cas comme celui de Proudhon est problématique :

La réaction [...] sème perfidement le bruit et accrédite l’opinion que, dans le cas de nomination, Proudhon et Bernard ne pourraient pas siéger à la législative, à cause de la condamnation qui les frappe [...]. Proudhon, pas plus que Bernard, n’a été privé de ses droits civiques [...]. Nommés par le Peuple [sic], ils ont deux devoirs à remplir : d’abord celui de mandataire du Souverain [sic], devoir immédiat qui ne souffre pas de délai ; puis le devoir de payer à geôle la dette de trois ou cinq ans de prison [...] Cette dette, ils la paieront après que le mandat sera expiré [91].

Bernard promet par ailleurs de démissionner si jamais il ne pouvait siéger. L’Union fait la force, exergue repris du projet d’Union démocratique et sociale de Victor Meunier [92], prône la fin des dissensions entre les écoles socialistes, et demande d’oublier, une fois la liste commune établie, le choix initial de chacun. Sans préjuger du choix définitif qui sera fait, Bernard appelle à désigner ses deux condisciples de la Propagande socialiste, Edouard Hervé, insurgé de 1839, rédacteur de la République, - « je croirais vous faire insulte de supposer que son nom ne figurera pas sur votre liste » écrit-il -, et Hector Gamet, « qui déjà, en mars 1848, voyait juste comme Blanqui et Raspail, qui prédisait à Louis Blanc, dans une lettre que celui-ci doit avoir conservé, tous les évènements qui ont entravé la révolution et lui proposait des mesures de salut. Gamet, [...] infatigable dans les clubs, à Paris et dans la province, lutte depuis plus de vingt ans, pour le socialisme ». Le cinquième et dernier pamphlet Tous ou aucun ! est accompagné de la liste établie par le Comité central électoral. C’est, selon Wallon, un appel « aux commerçants, industriels, bourgeois » afin que ceux-ci portent à l’Assemblée législative les 28 candidats du comité socialiste parisien afin de contrecarrer l’esprit contre-révolutionnaire et monarchiste des « hobereaux » qui seraient portés par les départements. Ceux-ci porteurs de la guerre civile n’oseront ainsi « pas violer la Constitution, affronter le soulèvement de deux cent mille citoyens proclamant avec une imposante unité l’opinion démocratique de la population parisienne » [93]. Bernard est conscient que les bourgeois devront alors faire le sacrifice de leurs opinions mais la victoire des « Malthusiens » [94] impliquerait un retour à la Monarchie. Non retenu parmi les candidats, vivant caché depuis le mois de février, Simon-François Bernard n’a d’autre choix que de se soustraire à l’exécution des condamnations.

L’exilé

Il se rend « d’abord en Belgique, puis à Cologne, puis en Angleterre. On a constaté sa présence à Dresde au mois d’août 1855 ; enfin, il parait s’être fixé à Londres depuis plusieurs années », sans doute depuis 1851 [95]. D’autres le voient également en Espagne où il aurait fait un « court voyage » [96].

Dès son arrivée en Belgique en mai 1849, Simon-François Bernard est déféré devant la justice pour avoir porté un nom autre que son patronyme de naissance. Muni de faux papiers et dénommé « Salière », il a enfreint la loi du 6 Fructidor an II. L’ordonnance de non-lieu prononcée le 7 juin 1849 par la Chambre du conseil du Tribunal de première instance de Bruxelles est annulée et Bernard est renvoyé le 20 juin devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Celui-ci statue le 1er juillet et prononce son acquittement. Le pourvoi qui suit confirme la sentence, la loi de Fructidor an II étant considérée comme loi d’exception [97]. Libéré, il réside durant dix mois au Café des Trois Suisses à Bruxelles café alors tenu par De Giorgi [98]. Il entame une tournée de propagande en Belgique. A Liège, lors d’une conférence portant sur l’éducation de la jeunesse, il s’attaque aux Jésuites et au parti clérical. Durant cette période de son exil, il reste en contact avec la France. Fin 1849 ou courant 1850, paraît au Bureau de la Propagande démocratique et sociale, Rome à la France, révélations sur la question romaine par un constituant de Rome, recueillies et publiées par S.-F. Bernard, - [il en est sans doute le traducteur] -, écrit du médecin, constituant de la République romaine, Rinaldo Andreini [99]. Andreini analyse l’histoire de la Révolution italienne depuis 1848, dénonce les responsabilités, trahisons de la Papauté et de la France du Prince-président, et prend la défense de Mazzini et des Républicains romains. Bernard est finalement expulsé du territoire belge pour des attaques antireligieuses [100]. Il voyage en Allemagne, s’établit à Cologne où il fréquente Moritz Rittinghausen, théoricien de la démocratie directe [101]. Lors d’un meeting donné en l’honneur de Robert Blum, exécuté lors de l’insurrection viennoise d’octobre 1848, Simon-François Bernard est sommé de quitter le territoire allemand. Il se rend alors à Londres [102].

En juillet 1851, d’après l’espion Edgar Bauer, il participe au Congrès de Londres de la Ligue communiste. Il serait l’auteur avec Andreas Scherzer de la rédaction des Revendications du Peuple au déclenchement de la Révolution (Forderungen des Volkes im Augenblicke der Revolution) [103], prônant l’élection par le peuple armé de comités révolutionnaires désignant un Comité central aux pleins pouvoirs, la confiscation des moyens de communication et des entreprises n’assurant pas le plein emploi, l’annulation pure et simple de la dette de l’Etat. Lors du Coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, son nom est apposé, sans son accord, à un appel aux armes adressé au peuple de Paris par des réfugiés à Londres. Il adresse un démenti au Times, refusant de s’associer à un appel à une action à laquelle il ne peut participer. Pour survivre, Simon-François Bernard pratique la médecine « avec beaucoup de succès [...]. Partout où il se présenta, son mode de traitement fixa l’attention, et donna lieu à discussion » [104]. Spécialiste des maladies de l’élocution et du bégaiement, il exerce à partir de 1851 à Londres [105] pendant deux ans. Son habileté lui a déjà apporté une grande renommée en Belgique. En décembre 1853, il se rend à nouveau en Allemagne et prend contact avec différents dirigeants démocrates du nord du pays. Bien que n’ayant rien à lui reprocher, la police lui ordonne de quitter le territoire. Il retourne à Londres. Faute de ressources, il donne des cours de langues étrangères. On le dit « excellent linguiste » [106]. « Comme homme privé, il est aimé et respecté » [107]. George Jacob Holyoake le décrit comme un homme simple, authentique, et courageux. Sa générosité le conduit à fréquenter tous les cercles d’exilés de Londres. Il est un des principaux orateurs du « café Discussion Forum » [108]. La question à l’ordre du jour de ce café en novembre 1857 est de savoir si « le régicide est [...] permis dans certaines circonstances ? » [109]. Il est aussi l’« un des habitués les plus assidus du café Suisse de Londres » [110]. Il appartiendrait au Comité central révolutionnaire de Ledru-Rollin [111]. Il fréquente Charles Bradlaugh [112], héritier spirituel de Thomas Paine et de Robert Owen, ami de Karl Marx, accueilli durant sa jeunesse par Richard Carlile, lorsque sa famille le rejeta. Bradlaugh, républicain et libre-penseur, est un des principaux défenseurs du mouvement de sécularisme en Angleterre, dont il préside la société londonienne en 1858 à la suite de Holyoake. Carlile a inspiré George Jacob Holyoake, oweniste et promoteur du mouvement coopératif anglais, éditeur avec son frère Austin de Life of Dr. Bernard, with portrait, and judgment of the press on his trial en 1858.

L’attentat dit d’Orsini

Le 14 Janvier 1858, alors que Napoléon III et son épouse se rendent au théâtre, Felice Orsini et trois complices jettent des bombes sur la voiture impériale. Si l’Empereur et l’Impératrice sont sains et saufs, plusieurs individus sont tués ou blessés. Pour le procureur Chaix d’Est-Ange, Bernard est le cerveau de l’attentat :

Simon Bernard a aussi ses états de service dans l’armée du désordre ; ce n’est pas à vous de le juger, Messieurs les jurés, c’est à la Cour ; j’aurai donc peu de choses à vous en dire, mais cependant vous verrez qu’il est l’âme du complot, que c’est lui qui a tout préparé, lui qui a fourni les faux passe ports [sic], lui qui a donné les bombes incendiaires, lui qui a fait parvenir à Outrequin, les pistolets achetés par Pieri à Birmingham, à Outrequin, dont l’aveuglement dans cette affaire a été si étrange qu’il ressemble presque à de la complicité ; c’est encore Bernard, Bernard le clubiste, le conspirateur en permanence, Bernard l’expulsé, qui a fourni l’argent à ceux qui manquaient, qui aplanissait tous les obstacles, poussant ses complices sur la France, et leur marquant le but vers lequel ils devaient marcher [113].

Les propos que Bernard tient en public renforcent les convictions des autorités françaises :

Quelque temps après l’attentat du 14 janvier 1858, le 9 février, il assista à une séance du club français, réuni dans Wylde-Reader-Rooms, dans laquelle il prit la parole et déclara que l’empereur, les ministres, M. de Persigny, tous les hauts fonctionnaires français, étaient hors la loi ; puis il invita tous ceux qui l’écoutaient à leur courir sus par tous les moyens en leur pouvoir [114].

Simon-François Bernard est arrêté à Londres le 15 février et inculpé de conspiration. Bien que n’ayant pas participé à l’attentat, il est accusé d’avoir fourni les bombes d’Orsini. Mais rien ne prouve que les grenades aient été celles que Bernard a remises aux acteurs de l’attentat. Si son avocat reconnaît que des bombes et des armes ont transité par les mains de Bernard, il semble que cet armement devait servir à une action de soulèvement sur le territoire italien. L’accusation fondée sur des témoignages contradictoires s’appuie également sur l’interprétation d’une correspondance avec Allsop de la fin de 1856. Un autre proche de Robert Owen et ami de Simon-François Bernard est cité dans l’affaire de l’attentat du 14 février 1858, Thomas Allsop (1795-1880). C’est sous ce nom d’emprunt qu’Orsini s’est rendu à Paris. Bernard entretient par ailleurs des relations d’amitié avec Felice Orsini qui renforcent la présomption de complicité. Cette relation est sans doute à relier à celle de Bernard et Andreini, qui comme Orsini avait été membre de la Légion Bignami et élu à la Constituante romaine [115]. Bernard et Orsini ont une vue identique sur l’essoufflement de Joseph Mazzini en Italie et sur la complicité de Louis-Napoléon Bonaparte dans le maintien de l’asservissement de la nation italienne. La presse considère d’ailleurs qu’Orsini suivait Bernard dans les cours de langue qu’il donnait. Bernard comparait finalement le 9 avril pour complicité d’assassinat mais refuse de se déclarer coupable ou non, refuse la possibilité d’un jury mixte anglais et étranger comme la loi le prévoit, flattant le sentiment national britannique. Après une brillante plaidoirie de son avocat, Erdwin John James, le jury rend son verdict en moins de deux heures. Simon-François Bernard est déclaré non coupable des faits qui lui sont reprochés. Les charges restantes sont abandonnées. Sous la pression du régime impérial, le ministère Palmerston a bien proposé de réviser la loi considérée trop clémente pour les exilés suspectés de conspiration, mais tombe sous la pression radicale qui exploite un sentiment national exacerbé par l’ingérence impériale dans les affaires britanniques. Le procès Bernard est un véritable « Waterloo juridique » pour reprendre les propos de Herzen.

Libéré, Simon-François Bernard profite de sa notoriété pour donner des conférences sur la situation politique de la France [116]. Il devient le héros des réfugiés et préside à plusieurs reprises les sessions de l’Association internationale [117]. Il est en contact avec Marx. Il intervient au CABV (Communistischer Arbeiter-Bildungsverein ou Communist Workers’ Educational Society) et prône au printemps 1858 une association de tous les révolutionnaires. Suite à l’arrestation de Blanqui à Paris le 10 mars 1861, tombé dans un véritable guet-apens, Marx apprenant les mauvais traitements qui lui sont infligés, prend contact le 11 mai avec Bernard, qui sait « des détails sur la chose » [118], afin d’organiser un meeting de soutien, voire l’évasion de « l’enfermé ».

Le franc-maçon

Les liens entre Bradlaugh, ami de Marx, et Simon-François Bernard semblent si forts que ce dernier le conduit à la Grande Loge des Philadelphes (Ordre maçonnique réformé de Memphis, Orient de Londres). Si aucun élément n’est connu au sujet de l’initiation de Bernard, Bradlaugh est fait maçon le 9 mars 1859 [119]. Depuis 1857, l’atelier travaille dans la continuité des statuts adoptés par le Grand Orient de France en 1849 et qu’avait supprimé le prince Murat, mais s’en démarque en abolissant totalement l’obligation de croyance en un dieu et en l’immortalité de l’âme. Son article second précise également que « la Franc-Maçonnerie se compose d’êtres libres et égaux qui, se soumettant aux lois conformes à leur conscience, travaillent par l’instruction à la réforme de celles qui la blessent [...] » [120]. Simon-François Bernard est un des membres influents ce l’atelier. Celui-ci est fréquenté par un grand nombre d’exilés français, dont Louis Blanc, Félix Pyat. Si Bradlaugh est devenu secrétaire du Comité de défense de Simon-François Bernard et a organisé des réunions publiques afin de prendre sa défense, Félix Pyat a publié au nom de la « Commune révolutionnaire » un pamphlet, Lettre au Parlement et à la presse, considéré comme un manifeste de l’assassinat.

De toutes les vertus, écrit Holyoake, seule manquait la prudence à Simon-François Bernard. « Le 25 avril 1862, le docteur Bernard, amené au poste de police de Dorking, comme atteint d’aliénation mentale, fut conduit à l’asile des aliénés de Wandsworth. Il en sortit, au mois de novembre, sur l’engagement pris par ses amis de le garder à vue ; mais il mourut à la fin de ce mois à Londres » [121]. George Jacob Holyoake explique que les confidences que Simon-François Bernard aurait faites sur ses amis à une envoutante et angélique espionne l’aurait mené à cette folie lorsqu’il comprit la traîtrise involontaire. Assistent à ses obsèques, Alexandre Herzen, avec lequel il entretenait de cordiales relations et qu’il avait convaincu d’imprimer une édition française du journal de langue russe, Kolokol [122], Schapper et Bakounine ; le fouriériste et fédéraliste espagnol Fernando Garrido s’excuse de ne pouvoir y assister. Mais, seuls les membres des Philadelphes prononcent son oraison funèbre : Adolphe Talandier, Gustave Jourdain, Austin Holyoake, et Félix Pyat [123]. Ainsi prend fin le combat d’un « soldat dans le camp du peuple » [124].


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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