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37-51
Aller au-delà de la civilisation par le raffinement des goûts
Article mis en ligne le 20 juillet 2020
dernière modification le 20 juillet 2023

par Shinohara, Hiroharu

Introduction

L’association industrielle et la phalange conçues par Fourier ont été proposées en réponse à une série de désordres politiques après la Révolution française et comme une prescription contre la maladie de la « Civilisation », ou « la pauvreté [qui] naît en civilisation de l’abondance même » (VI, 35) [1]. En réalité, les concepts comme passion, attraction, goût, luxe, raffinement qui constituent le pivot de la théorie de l’Attraction passionnelle de Fourier sont clairement des concepts importants du dix-huitième siècle. Sa critique de la civilisation se développe dans le champ de la philosophie morale qui s’interroge sur la relation entre la nature humaine et les problèmes sociaux. Si nous pouvons parler ainsi, c’est que Fourier se battait en restant enfermé dans un cadre conceptuel du dix-huitième siècle afin de résoudre les problèmes sociaux du début du dix-neuvième siècle. En recourant exclusivement à « l’attraction passionnelle » pour comprendre le principe du lien social et en dénonçant la duperie morale à l’œuvre dans la « Civilisation », il a essayé de trouver un moyen de faire émerger l’« Harmonie », ère à venir, par la fondation de nouvelles relations humaines.

Au début de son premier ouvrage, la Théorie des quatre mouvements, Fourier décrète comme critère de ses recherches le « doute absolu » sur tous les préjugés et « l’écart absolu » avec toutes les théories existantes (I, 5). Mais a-t-il vraiment tenu un point de vue « absolument écarté » de la pensée de son époque ? Dans cet article, nous allons tenter de comparer deux problématiques : celle du savoir de la science économique naissante, qui est classée dans les sciences incertaines, non fondée sur l’observation, et celle de la théorie de « l’attraction passionnelle ». Ensuite, nous allons analyser la raison et la signification de la différence entre les deux. En parlant du savoir de la science économique naissante, il faut dire dès maintenant qu’il s’agira d’une comparaison très limitée : nous allons seulement mentionner Mandeville et Smith à propos de la libération du « luxe » dans un premier temps et invoquer Hume sur le concept de « raffinement » dans un deuxième temps.

1 La libération du luxe

1) Le luxe et le savoir de la science économique naissante

Au début du dix-huitième siècle, la publication de The Fable of the Bees, or Private Vices, Public Benefits [2] de Mandeville, qui rend gloire au luxe, a provoqué une Controverse sur le luxe très vive non seulement en Angleterre mais aussi dans d’autres pays comme la France et l’Allemagne. En ce temps-là, la plupart des gens pensaient que la force militaire et la prospérité de la Sparte antique étaient dues à sa manière de vivre austère qui excluait le luxe, et l’on considérait que la pauvreté et la modestie étaient précisément la source de l’esprit public. S’opposant à ce type d’opinion, Mandeville a affirmé que le luxe (ou l’avidité) en tant que vice privé pouvait paradoxalement contribuer au bien public. Il a considéré que la consommation par les riches hantés par le vice au nom du dénommé luxe apportait des emplois aux artisans dans la manufacture du luxe et que cela menait à la prospérité et à un État riche et fort. Cette proposition de Mandeville, en déplaçant la discussion du terrain moral à celui des biens publics en économie, a provoqué un glissement de la problématique vers la philosophie morale. Cette controverse sur le luxe a finalement ouvert le chemin à la naissance de la science économique.

Selon Hirschmann, au dix-huitième siècle naît l’idée d’une gestion passionnelle : au lieu de contrôler les mauvaises passions directement par la raison, il faut leur opposer d’autres passions pour contrer leur effet destructeur, comme on vainc le poison par le poison. Parmi les passions, il y en a une plutôt non nuisible, une passion qui calcule, à savoir « the interest  ». Smith annonce l’accomplissement de l’idéologie du libéralisme économique servi par le « self-love  » qui réalise l’harmonie sociale par l’intermédiaire du mécanisme du marché [3]. Ainsi, la proposition de Mandeville contenait un argument retors avec l’idée que les « vices privés » en tant que catégorie morale contribuent au « bien public », argument qui se transforme progressivement en un argument plus direct : des « biens privés » résulte le « bien public », les deux catégories relevant de l’économie. Cette évolution arrive à une conclusion à la fin du dix-huitième siècle [4].

Sans bien connaître ce développement de la Controverse sur le luxe, tout en restant dans la problématique de la philosophie morale, Fourier a élaboré à travers l’observation des passions humaines un plan pour instituer un nouvel ordre social. Fourier et Mandeville sont en effet contemporains. Alors que Fourier classe l’économie dans les sciences incertaines qui ne sont pas fondées sur l’observation, son attitude principale – « Pour découvrir la volonté de la nature, oublions ce qui doit être, ce qui est de devoir, et analysons ce qui est  » (I, 73) – se rattache à la généalogie de la pensée de Mandeville, en insistant sur le fait qu’il est impossible d’établir une théorie sociale efficace sans comprendre les humains en tant que tels. Pourtant, Fourier considère l’économie de la manière suivante : « Depuis que la civilisation sous la bannière des économistes a fait alliance avec les passions et capitule avec l’amour des richesses et trafique, il devient impossible de supposer Dieu ennemi des passions  » (VII, 449). Par contre « l’économiste se dit le protecteur (des passions). Mais quel rôle va jouer cette pauvre science qui conçut 3.000 ans l’idée de les asservir ?  » (VII, 450).

2) Le luxe et le travail

La pensée des économistes et celle de Fourier sont radicalement différentes.

Cela se manifeste clairement dans leurs manières de comprendre le travail. Smith considère le travail comme la seule source de la richesse. La force de travail est un capital qui apporte les produits nécessaires au quotidien. Smith considère que le travail a une valeur par le fait qu’il a une utilité négative (toil and trouble) et peut devenir une monnaie fondamentale qui sera échangeable sur le marché avec d’autres produits qui sont le résultat du travail des autres personnes [5]. Dans l’économie de marché, si l’on veut acquérir les produits nécessaires au quotidien, il faut réfréner son désir présent et se contenter de travailler [6]. La relation d’interdépendance inconsciente par l’intermédiaire du marché est un des fondements de la société civile moderne, comme Hegel l’a montré dans la Phénoménologie de l’esprit [7]. Le travail est devenu un devoir des citoyens modernes, travailler est considéré comme une culture de soi pour les individus et comme l’extension des Lumières pour la société. Être conscient de la division sociale du travail et accomplir le devoir du travail deviennent des conditions pour devenir des citoyens mûrs, ou éclairés. Sous l’aspect du désir, l’économie de marché est un système qui, en retardant la réalisation du désir, continue à créer de la motivation pour le travail et soutient la production. Dans l’économie du capitalisme, les désirs s’unifient dans le désir de la monnaie. D’autre part, la réalisation du désir est toujours reportée et ceux qui travaillent sont pris dans un mouvement infini entre la dette et le remboursement. C’est cette valeur (ou ce statut) du travail dans le système qui soutient la production dans le capitalisme. Dans l’« Harmonie », si l’on cherche un autre système que celui du marché, il s’agirait d’une institution qui ajuste les échanges des divers travaux et divertissements, « Bourse ou assemblée de négociations  ». Afin de permettre « la papillonne  », les harmoniens qui exercent différents services chaque heure et demie se dirigent vers la « Bourse » pour organiser le travail du lendemain : « On y traite des réunions de travail et de plaisir pour les jours suivants […]. Dans chaque canton il se négocie à la bourse tous les jours au moins huit cents assemblées de travail, de repas, de galanterie, de voyages et autres […] les luttes qui s’élèvent chaque jour à ce sujet entre les Séries, les Groupes et les individus, forment le jeu le plus piquant, l’intrigue la plus compliquée et la plus active qui puisse exister  » (I, 171-172). La « Bourse » est une institution centrale de « l’autogestion passionnelle  » (Debout) où le travail et le désir sont échangés [8]. Si le marché conçu par Smith est un système qui ajuste la division du travail et les relations de dépendance entre les personnes d’une manière harmonieuse, la « Bourse » de Fourier est un lieu où « l’attraction passionnelle » fait naître un ordre spontané à travers les échanges des divers plaisirs. C’est un marché où « le plaisir lui-même devient une valeur d’échange [9] ». Malgré cette différence de contenu et sa promesse de se venger tel Hannibal du commerce, le fait que Fourier ait choisi comme nom « la Bourse » témoigne qu’il était attiré par une sorte de dynamisme de la société de commerce.

Par ailleurs, même dans l’univers de Fourier, le désir du luxe est une motivation pour le travail. Il ne s’agit pas d’une compensation du travail en tant que douleur. Dans l’ « Harmonie », les divers travaux eux-mêmes sont des actes de jouissance par le plaisir, donc ce n’est pas le travail au sens général. Le travail n’est pas la « douleur » – le moyen – pour acheter le plaisir – le but. Comme dit Herbert Marcuse, c’est un acte autotélique, autrement dit une activité identique au « jeu » [10]. La motivation pour le travail est le « travail attrayant » lui-même. Fourier ne voit pas de différence au niveau du plaisir entre le travail qui produit un objet de luxe et la jouissance tirée de cet objet.

Le travail devenant plaisant, dans l’« Harmonie » la force de production est multipliée par quatre, puis par huit, à tel point que cela devient étonnamment un problème de traiter la surproduction : « puisqu’il est évident que l’industrie doit avoir le pas sur les plaisirs d’autant mieux que tout travail deviendra plaisir, dans un ordre social fondé sur l’attraction, il est de même certain que la haute politique devra s’exercer sur les moyens d’élever la consommation au niveau des immenses productions du nouvel ordre social  » (VII, 137). La science de l’économie basée sur la rareté des ressources ne pourra pas fonctionner. Le problème sur lequel réfléchit la science de l’économie est surmonté dès le début. En réalité nous devrions peut-être considérer la science de l’économie comme convaincante, mais dans ce texte c’est ce que Fourier pense qui nous importe. Dans l’« Harmonie », la question est celle de la consommation d’une énorme quantité de produits en recourant à de nouvelles techniques culinaires. Pour cela il faut trouver de nouvelles techniques culinaires raffinées qui répondent aux goûts, aux préférences et à la santé des individus. Autrement dit, il faut établir la Gastrosophie, science pour garder le luxe interne, c’est-à-dire la santé. Parmi les désirs du luxe (la satisfaction des cinq sens), la satisfaction du « goût » est à la base du bonheur humain. Il est essentiel que les personnes de tous les niveaux puissent bénéficier de ce luxe. Fourier critique sévèrement « les demi-répresseurs qu’on nomme économistes qui voulaient transiger à demi sur le développement et permettre l’amour du luxe sans en garantir la jouissance ; ils ont été honteusement déçus dans toutes leurs prétentions  » (VII, 411).

2 Du luxe au raffinement

1) Le raffinement dans l’artisanat

Il va sans dire que le luxe dont les économistes parlent est un produit de l’artisanat (la manufacture du luxe), il ne s’agit pas des produits agricoles [11]. Dans le contexte de la Controverse sur le luxe, David Hume fait preuve d’une vision particulière sur le monde civilisé du point de vue de la relation entre l’agriculture, l’industrie et le commerce. A son époque, dans une situation où les critiques du luxe tiennent une place majeure malgré la thèse de Mandeville qui soutient le luxe, Hume insiste fortement sur le développement de la manufacture du luxe. Dès que l’agriculture peut nourrir le surplus de population, le désir d’acquérir des produits de luxe, qui dépassent le nécessaire, peut devenir la motivation pour le travail. Inversement, s’il n’y a pas de manufacture du luxe, ceux qui s’occupent de l’agriculture perdent la motivation pour le travail, et par conséquent l’agriculture elle-même ne se développe pas. Le commerce sert d’intermédiaire dans la division de travail entre l’agriculture et l’industrie. Hume ne limite pas le bénéfice du luxe aux sujets de la classe aisée. Si Mandeville discute du luxe en considérant la société divisée entre classe aisée et classe ouvrière, Hume identifie les sujets dont le travail rend le luxe possible aux bénéficiaires de ses fruits. Tout en accordant de l’importance au « bonheur des sujets », il était certain que le développement de l’industrie du luxe peut accroître leur bonheur : « Chacun devrait, s’il était possible, jouir du fruit de son travail, et pouvoir au moins se procurer, non seulement les choses absolument nécessaires à la vie, mais aussi quelques-unes de celles qui ne sont que de simple agrément. Personne ne peut douter, que cette espèce d’égalité ne soit trèsconforme à l’humanité, et que ce ne soit moins diminuer le bonheur des riches qu’ajouter à celui des pauvres [12] ».

Par ailleurs, Hume remplace le luxe par le raffinement, ce dernier allant devenir un mot-clé dans sa pensée : « on entend en général par le mot luxe un certain raffinement dans les plaisirs des sens : et chaque degré peut en être innocent ou blâmable, selon les temps, les lieux, et la condition des personnes [13] ». Hume est allé à Paris et il semble qu’il ait été fasciné par le raffinement du savoir-vivre dans la haute société parisienne. Jean-Jacques Rousseau qu’il y a rencontré s’est plaint dans Julie ou la Nouvelle Héloïse de la décadence des mœurs en ville, a rêvé le retour à la communauté agricole traditionnelle (Clarens), et a critiqué le processus d’urbanisation (ou de civilisation) comme aggravant la décadence morale [14]. A l’opposé, Hume souligne que la ville où le luxe raffiné abonde permet aux gens de devenir sociables et autorise le raffinement des mœurs et du savoir-vivre, et « communément les arts libéraux s’en ressentent [15] ».

Sur la manufacture du luxe, Fourier ne serait évidemment pas d’accord avec Hume. Comme Fourier considère l’agriculture comme la seule industrie centrale qui procure des plaisirs variés, il est du côté de Rousseau. Mais la phalange conçue par Fourier n’est pas la communauté-oikos patriarcale décrite par Rousseau, même si elle est établie en région agricole. La phalange répartit 1620 hommes et femmes aux caractères et goûts différents dans des « Séries  » selon le calcul d’attraction et s’efforce de raffiner le goût de chacun.

2) Le raffinement dans l’agriculture

Dans « l’Harmonie », le raffinement dans la production est aussi exigé. Qui plus est, la concurrence pour le raffinement constitue une motivation importante pour le travail. Chaque personne est attirée par « une partie de l’industrie » selon son caractère et son goût. « L’attraction industrielle étant toujours parcellaire et jamais intégrale  », il faut former des « sous-groupes  » au sein de chaque groupe. Par exemple, pour la culture des narcisses, « bêcher, fumer, amender, mélanger, arroser les terres, sont autant de fonctions différentes à chacune desquelles on affectera quelques sectaires du groupe, et non pas le groupe entier […]. Chacun des sous-groupes se passionne fortement pour la parcelle d’industrie qu’il a choisie, et y développe la dextérité, l’intelligence qu’on apporte dans toute fonction attrayante préférée  » (VI, 79-80). Ainsi la « Composite » apparaît dans un groupe qui partage une même sorte de goût, et cela permet de raffiner encore plus le goût. Par ailleurs, les groupes sont organisés en série : « Il faut former une échelle de fonctions très-rapprochées en nuances, l’échelle compacte ou serrée  » (VI, 71). La compétition pour l’honneur et la rivalité émergent entre les groupes qui fabriquent des produits qui se ressemblent. « On ne verra pas s’accorder les groupes cultivant le beurré blanc précoce, le blanc tardif, le vert piqueté ; ces groupes contigus en nuances sont essentiellement jaloux et discordants  » (VI, 70). Dans ce dispositif, la « Cabaliste  », une passion qui pousse à devancer les autres par la ruse, apparaît. Le point important est que ce genre de compétition tourne autour du raffinement du goût. Comme le raffinement des produits, on cherche aussi le goût raffiné dans le travail. Si nous considérons que l’industrie de « l’Harmonie » accomplit le « luxe interne » et vise au raffinement du goût, nous pouvons conclure que toutes les motivations pour travailler reviennent à raffiner le goût.

3 Le raffinement des mœurs

Le thème du raffinement des mœurs est l’un des thèmes partagés par les penseurs du XVIIIe siècle. La question du concours de l’Académie de Dijon de 1750 : « Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs » en est une preuve. Rousseau a répondu à cette question par la négative dans son « Discours sur les sciences et les arts », mais son discours montre également l’esprit de cette époque largement partagé. Assurément, Fourier semble rejoindre l’attitude de Rousseau selon laquelle le développement des Sciences et des Arts ne s’accompagne pas directement du développement social et moral, mais il s’opposerait vivement à lui pour affirmer la nécessité du luxe. Il est plutôt proche de la position de Hume, qui préconisait fortement le luxe. Hume, l’avocat de la civilisation [16] des Lumières, estime également que, grâce au plaisir du luxe, les sentiments et les sensations se sophistiqueront et que « la galanterie n’est pas moins compatible avec la sagesse et la prudence qu’avec la nature et la générosité et, lorsqu’elle est soumise à une réglementation appropriée, contribue plus que toute autre invention au divertissement et à l’amélioration de la jeunesse des deux sexes [17] ». Cependant, le raffinement des mœurs proposé par Fourier est unique.

1) Surmonter la « propriété » dans l’amour

Selon Fourier, l’amour charnel est ce qui apporte le plus de plaisir après les plaisirs de la table. Ainsi dans « l’Harmonie », le plaisir de l’amour charnel pour toutes les classes et tous les âges est garanti, et le raffinement des inclinations dans l’amour charnel promu.

Alors que la phalange est une communauté agricole, le raffinement de l’amour charnel selon Fourier n’a vraiment pas un côté rural. Il se moque de l’amour charnel grossier des paysans qui pratiquent « la copulation simplement et machinalement  » et il encourage plutôt « la fantaisie des grattes talons  » que l’on pourrait dire pervers, et qui représente la diversité des goûts et étend les relations sociales (VII, 386). Fourier trouve dans l’amour charnel citadin (civilisation), considéré généralement comme un ensemble de mauvaises habitudes qui ont dégénéré, les germes de nouvelles mœurs raffinées.

Fourier remarque qu’il y a un désaccord dans la « Civilisation » : il y a bien glorification de l’institution du mariage fondée sur l’idée de propriété, or, en réalité, l’adultère est courant, et Fourier critique cette duperie. Son contemporain Kant considère le mariage comme « la liaison entre deux personnes de sexe différent en vue de la possession réciproque de leur faculté sexuelle [18] », mais dans une société de suprématie des hommes, il n’est que la possession des femmes par les hommes. Il y a duperie sur la condition de réciprocité.

La famille créée par le mariage, selon Fourier, est « le plus petit groupe » qui enferme « l’amour » dans un couple, un homme et une femme, et il est un foyer de l’égoïsme. Une solution pour faire disparaître l’égoïsme en empêchant l’enfermement dans le couple est ce qu’il appelle « l’union angélique ».

Narcisse et Psyché sont le plus bel ornement de la ville de Gnide et il y a au moins vingt hommes et femmes qui sont amoureux d’eux. « La loi civilisée veut que Psyché n’appartienne qu’à un chaste époux et Narcisse qu’à une chaste épouse  » (VII, 44). Mais « l’attraction opine différemment. Elle veut que les 20 couples d’amants aient part aux faveurs de Narcisse et Psyché  ». L’attraction dicte que Narcisse et Psyché se donnent à celles et ceux qui leur font la cour dans un « esprit philanthropique  », en même temps elle accepte seulement l’amour sentimental ou céladonie dans « le couple angélique  ». Dans la « Civilisation » Psyché sera critiquée ainsi : « si Psyché se livre à ces 20 hommes successivement, elle ne sera plus que l’infâme prostituée, couverte du mépris de tous les amants qu’elle aura favorisés  » (VII, 44). D’autre part « si Narcisse parvient à jouir secrètement et sans trop d’éclat des 20 femmes éprises de lui, il sera réputé un aimable roué  » (VII, 45). Sur cette différence entre les hommes et les femmes pour la même conduite, Fourier déplore une « singulière inconséquence !  ». De plus, même si le « couple angélique » s’est formé dans la « Civilisation », « celui qui obtiendra le matériel pardonnera volontiers à celui qui n’aura que le sentiment et le tiendra un niais !  » (VII, 46). Selon Fourier, le civilisé se trompe de problème. « Ce qui a induit en erreur tous les philosophes civilisés sur la destinée de l’amour, c’est qu’ils ont toujours spéculé sur des amours limités au couple  ». Cet amour enfermé dans le couple finit en égoïsme. Fourier a dit, « l’égoïsme, effet inévitable de l’amour borné au couple ; il faut donc en spéculant sur les effets libéraux fonder sur l’exercice collectif  » (VII, 47). Ainsi « l’amour » limité au couple exclusif peut s’étendre dans un champ social plus grand. Il dit aussi que « ce qui favorise l’extension des liens sociaux est la vertu  » (VII, 47).
Fourier a inventé le « couple angélique » qui persiste dans l’amour sentimental ou céladonie pour une raison. C’est parce que le civilisé persiste surtout dans l’amour matériel. « L’amour matériel n’est que le second, quant au rang, mais c’est un vizir plus puissant que le sultan  » (VII, 32). « Chassez les passions par la porte, elles reviennent par la fenêtre  » (I, 202) : il faut donc d’abord satisfaire l’amour matériel. Sinon l’équilibre des deux amours est impossible. « Ce n’est pas là le but de la nature, elle veut une balance équitable entre les deux éléments de l’amour, entre le sensuel et le sentiment  » (VII, 32). Le « couple angélique » est un modèle qui réalise cette balance délicate et difficile et un des moyens de transformer le civilisé en harmonien.

2) Du civilisé à l’harmonien
La thématique du « couple angélique » se retrouve dans le récit de la Rédemption de l’héroïne sainte, Fakma. Il s’agit d’une épreuve d’initiation qui enclenche la transition de l’homme civilisé à l’homme de l’harmonie.
Pendant la guerre de l’amour, la belle voyageuse Fakma, qui fait partie d’une horde de chevalerie errante, est attrapée par l’armée de l’amour de la phalange à Gnide. Fakma prisonnière se donne aux habitants en public et doit racheter ses péchés. Mais à Gnide elle réclame une trêve pour son esprit, car elle vient de passer des jours d’amour ardent et sensuel avec le chef d’une tribu tartare. Bref, elle réclame un pur amour sentimental ou céladonie qui ne contient aucun élément sensuel ni matériel (VII, 179).
Face à cette requête, ceux qui font la cour à Fakma demandent à être satisfaits charnellement en raison de son court séjour. Après discussion, elle fait une concession. Elle propose que si parmi les huit candidats un seulement promet un pur amour de Céladon, elle accordera à sa sortie de prison ses faveurs aux sept autres personnes en compensation. Cette proposition finit par provoquer plus de confusion. Chaque prétendant essaye de faire jouer aux autres ce rôle important, honorant celui qui se sacrifie pour la satisfaction matérielle des autres. Courroucée de cette réaction, Fakma dénonce tous les prétendants comme étant des égoïstes subordonnés au désir matériel et elle refuse toute négociation. Aristophane, perdant patience, accuse Fakma de décevoir les prétendants par son attitude capricieuse et ses idées bizarres et de trahir la loi d’unité (VII, 182-190).
Afin de mettre un terme à ce conflit, un beau et jeune séraphin, Isaume, apparaît, et il propose de jouer le rôle de Céladon. « C’est un lien d’enthousiasme perpétuel que je veux former avec vous. Attachez-y les engagements les plus austères, fût-ce l’exclusion de vous posséder jamais, l’obligation de redoubler d’enthousiasme à l’aspect du bonheur de tant d’autres, de jouir de tous vos plaisirs sans prétention à les partager. Je veux me créer quelque privation qui me donne du relief à vos yeux  » (VII, 195).
L’apparition d’Isaume qui propose de se sacrifier héroïquement renverse la situation. Fakma dit : « Isaume me justifie à nos yeux. […] Il trouve que dans mon caprice même, je ne dévie point du sentir de la vertu et de la justice  » (VII, 196). Elle montre sa générosité en promettant de tenir sa parole et la scène entre dans son dénouement.
La requête impossible à satisfaire de Fakma provoque d’abord un « désaccord », qui constitue ensuite une occasion indispensable d’arriver à l’« Harmonie ». Le paradoxe ne peut être surmonté qu’à travers l’activité collective. « L’Unitéisme » opposé à l’égoïsme peut apparaître à travers le rite de « rédemption » au cours duquel les passions s’unissent dans un collectif. Le mouvement d’essor de « l’amour » se développe de la « passion simple » sensuelle à la « Composite », il va ensuite vers la passion « sublime » qui permet d’unir une énorme quantité de passions. Comme le remarque René Schérer, la passion sublime qui y naît n’est pas la conséquence de la « sublimation » (Freud) par laquelle le désir sexuel est désexualisé [19]. Il s’agit d’un « charme composé » qui procède par unification de l’amour sensuel, qui reste toujours du côté matériel, avec l’amour sentimental.

3) Le raffinement de la manie
Dans le processus de transformation qui fait passer du civilisé à l’harmonien, Isaume tient le rôle de catalyseur, il est un double de Fourier luimême. « J’avais 35 ans lorsqu’un hasard, une scène où je me trouvai acteur, me fit reconnaître que j’avais le goût ou manie du saphiénisme, amour des saphiennes et empressement pour tout ce qui peut les favoriser  » (VII, 389). Qu’est que le prosaphisme ? Les mots d’Isaume l’expliquent clairement : « l’obligation de jouir de tous vos plaisirs sans prétention à les partager  ». C’est un dévouement absolu aux femmes, une obsession pour tout ce qui accroît le plaisir des femmes. Selon Simone Debout, la satisfaction des lesbiennes n’a pas besoin du phallus. Elles n’ont pas besoin des hommes [20]. La « passion simple  » qui cherche seulement le rapport sexuel est tout à fait grossière et il s’agit d’une manifestation du phallocentrisme qui définit les femmes par le manque de phallus. En revanche, les manies sont des formes d’amour sensuel raffiné, et elles déconstruisent, au sein de l’activité collective, le phallocentrisme. « Les transitions [les homosexuels] sont en équilibre passionnel ce que sont les chevilles et emboitements dans une charpente  » (IV, 135). « Sans exception on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir [21] ».
La manie peut même établir la solidarité sur la terre entière. « Si, dans une armée nombreuse, on peut rencontrer une douzaine d’hommes qui aiment à gratter les talons et une douzaine de femmes qui se plaisent à ce passetemps, on aura la variété des pille-talons  » (VII, 335). La manie n’est qu’un goût « infiniment petit  », mais elle est suffisante pour faire voyager et réunir ceux qui partagent des goûts communs même s’ils sont éloignés. Ainsi dans l’« Harmonie », « ce qui fait plaisir à plusieurs personnes sans préjudicier à aucune est toujours un bien sur lequel on doit spéculer en harmonie où il est nécessaire de varier les plaisirs à l’infini  » (VII, 335). Sur la base du raffinement des goûts et du développement de leur diversité, une union « infiniment grande » apparaît. Les manies comme celles « des gratte talons  » et « des pince cheveux  » ne sont que « triviales  », mais elles sont indispensables « comme le fumier pour le paysan [22] ». Étant nécessaires pour l’harmonie sociale, « les manies ont la même propriété que l’amour pivotal ; c’est de plaire conjointement, concurremment avec l’amour exclusif  » (VII, 388). Quand des personnes possédant divers goûts, penchants et manies sont disposées dans une « Série », un « Mouvement » supra-individuel émerge, et un orchestre, la phalange, joue la symphonie. L’harmonie correspond tout à fait à l’harmonie musicale.

4) Le plaisir des femmes
Qui est l’harmonien ? Il n’est autre que le Civilisé au stade sublime. Les Hommes, en Civilisation, sont toujours troublés par l’amour matériel. Or « Les passions ont été et seront immuables  » (I, 10). Si l’on pense que la subjectivité se trouve dans le « moi », comme les passions sont immuables, la subjectivité ne change pas. Mais comme l’affirme René Schérer, si la subjectivité se constitue en dehors du « moi » et se construit dans le collectif [23], elle va se transformer. Le raffinement et le développement des mœurs dépassant la « Civilisation » témoigneraient du renouvellement de la subjectivité au-delà du « moi ». Afin de faire émerger le raffinement des mœurs dépassant la « Civilisation » qui se développe en « Harmonie », l’apparition d’Isaume est nécessaire. Qui est Isaume ? C’est celui qui protège le « plaisir des femmes ». Dans la Théorie des quatre mouvements, Fourier dit que les plus malheureuses sont les femmes et les jeunes filles enchaînées à leur foyer par l’institution de mariage. Il faut donc les libérer de leur état de soumission. Le plaisir des femmes sert cet objectif comme une « boussole  ». « La liberté amoureuse transforme en vertus la plupart de nos vices, comme elle transforme en vices la plupart de nos gentillesses  » (I, 125). Garantir le plaisir des femmes change « le Mouvement social  » et nous guide vers l’ère à venir, « l’Harmonie ».

Conclusion
Nous avons vu, en analysant l’origine des concepts de « luxe » et de « raffinement » dans le savoir de la science économique naissante, comment Fourier, à travers sa théorie de « l’Attraction passionnelle », élaborait sur eux une série de variations et modifiait ainsi leurs significations et leurs contenus. Ce qui est important pour Fourier, c’est le raffinement des goûts dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il apparaît plus clairement maintenant qu’en critiquant le désordre et la duperie des mœurs de la Civilisation, particulièrement dans l’amour charnel, Fourier tente de renouveler l’intégralité des mœurs à l’aide notamment d’une recherche sur les goûts minoritaires et « le plaisir des femmes ». C’est le seul moyen d’assurer à tous et toutes la liberté des goûts et le luxe, et d’arriver à la période la plus raffinée, l’« Harmonie » au-delà de la « Civilisation ».

(Traduit par Yukie Shimizu)