Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

L’Archibras se relève
Article mis en ligne le 20 juillet 2020
dernière modification le 20 juillet 2023

par Nakamura, Kyôko

Avant-propos

Mon œuvre « Platyplotus – Sudden rise  » a pour thème l’ornithorynque (en anglais Platypus) et le lotus. Pendant que j’y travaillais, j’ai lu L’Archibras de Fourier. Et je pensais que peut-être l’ornithorynque serait l’archibras vivant. Forte de cette inspiration, j’ai pu voir la direction à suivre pour la réalisation.

Quand l’homme sera passé à l’Harmonie composée qui est l’apogée de l’économie de l’amour, l’homme se verra muni de l’archibras qui est une sorte de queue, ainsi prédit Fourier. L’image de l’archibras est décrite de façon un peu gauche, cette image fantastique et absurde nous semble irréelle, mais Fourier a dû croire sincèrement à ce monde nouveau, à cet archibras et en était certainement convaincu. Cependant depuis le temps que Fourier a parlé d’archibras, on n’a guère vu l’archibras se relever ou vivre pleinement dans le monde humain. Mais si j’ose dire, j’ai pu quant à moi entrevoir quelquefois lors de ma création, le secret de cet élan qui chatouille le coccyx, comme prédit Fourier.

C’est pourquoi je voulais à travers mon œuvre, examiner l’harmonie composée que prône Fourier en tant que mode de création et enfin définir ce qu’est l’archibras.

1) Dieu à la dimension de la paume de la main

« C’est par lui (l’amour) que l’orgueilleuse Diane s’humanise avec le berger Endymion ». Dans Le Nouveau Monde amoureux, Fourier dit que c’est l’amour et la gastronomie qui sont les seules passions « propres à fournir le germe d’une religion d’identification avec Dieu ».

Par ailleurs, « les autres passions sont cultes d’espérance en Dieu et non pas d’association à son bonheur » comme le sont l’amour et la gastronomie. Par conséquent, elles n’ont donc pas autant d’influence sur la sensibilité que l’amour et la gastronomie. Si on considère le « Dieu » de Fourier comme un être extérieur muni d’une certaine universalité, on pourrait le remplacer par « beauté » ou « vérité ». Mais, ici, dieu ou beauté n’est pas un concept à valeur absolue, qui descend du ciel, écrit avec un D ou B majuscule. Le Dieu ou la Beauté avec un grand D ou un grand B sont le bonheur de la passion qui aspire directement à l’infini. Le Dieu auquel Fourier et moi-même aspirons, c’est un dieu, une divinité qui existe jusque dans l’infime unité partielle, dans l’infiniment petit. Ce qu’illustre l’épisode de la sainte héroïne Fakma est justement cet amour de l’infiniment petit. Par la description minutieuse, pointilleuse, et par la classification à partir d’une certaine théorie des sensations, il montre bien le point de vue qui dirige vers le plaisir des petites divinités. De cette manière, Fourier montre les moyens très concrets d’identifier l’harmonie combinée au bonheur des petites divinités, l’art de rapprocher les êtres de différentes classes, de combiner les principes opposés, de composer deux passions, et de nouer le lien suprême neutre.

2-1 ) Deux situations opposées : à partir des fantaisies du goût

Fourier examine de très près les goûts, les manies et les penchants, il les analyse, les classe, les groupe et les restructure. Quand il fait l’analogie de la passion avec la gourmandise, sa description nous semble d’une sensualité si supérieure à celle des penchants sexuels que nous en sommes vraiment épris. Mais à ces phénomènes, Fourier oppose deux situations contraires.

Je prends exemple de la comparaison des paysans avec des sybarites dans le passage des « Fantaisies du goût » de Fourier. Si on sert « un mets à de grossiers paysans, toujours affamés et mal nourris, ils le trouveront tous excellent et n’exprimeront aucun désir de voir modifier l’accommodage ». Mais « qu’un mets soit préparé d’une manière quelconque, même la meilleure, la plus renommée », les sybarites « verront matière à gloser, désireront telle modification dans les degrés de cuisson ou de salaison, de pétrissage, d’accommodage, etc. ». D’après Fourier, des deux groupes, c’est celui des sybarites, aux fantaisies du goût qui verrait la finesse de l’harmonie. Je voudrais maintenant examiner cette opposition d’après le concept de la passion d’observation externe et celui d’observation interne (Matsuno, 2016 ; Gunji et al., 1997).

Ce qu’on appelle observation externe est l’image de l’observateur qui regarde le monde dans sa totalité de façon transcendantale. C’est une image objective, scientifique. Là, l’être et le non-être, le connu et le non-connu, seront toujours opposés radicalement. Les éléments du monde sont là ou ne sont pas là, connus ou pas connus. C’est établi comme tel. Donc les mouvements entre les points, ou les mouvements des points eux-mêmes font un va-et-vient constant entre l’être et le non-être séparés et cela engendre le chaos et crée toujours de l’élimination. Cela ne peut être autrement. Ce qui sépare le connu et le non-connu n’engendre rien à part le changement direct du non–connu au connu. Le concept de la situation est dispersant, ce qui fait que l’être devient donc toujours infiniment grand par rapport au non-être.

Par contre, l’observation interne, c’est quand on fait partie intégrante du monde, et de ce fait, l’observateur ne peut faire d’observation sans influencer ce qu’il observe (l’observé). Même si l’état de l’observé est conçu comme « être », il ne peut éliminer la possibilité du non-être. De même, le non-être ne peut non plus éliminer la possibilité de l’être. Ainsi, entre l’être et le non-être, le connu et l’inconnu, ce sera toujours des parts divisibles et segmentées de gradations qui pourront aller jusqu’à l’infiniment petit, chaque part avec une infime différence l’une avec l’autre et il n’y aura pas d’établissement d’asymétrie absolue de l’actif contre le passif par lequel l’être l’emporte sur le non-être ou l’inconnu devient connu. Ce sera toujours un état neutre, et ce qui a été conçu comme connu va toujours vers l’inconnu. L’évaluation entre un état et un autre état les classera par leur différence dans une hiérarchie, mais la confusion demeurera toujours. Il ne s’agira pas du chaos qui est la rupture brutale entre l’être et le non-être, et qui fait le va-et-vient entre les deux, mais une pluralité dans laquelle se trouvent latentes des gradations de l’infiniment petit.

2-2 ) Repas défini. La passion de l’observateur externe

Chez l’observateur externe, la valeur est toujours définie de l’exté- rieur et toutes les autres valeurs sont éliminées d’office comme étant sans valeur, sans existence. Du coup pour un paysan grossier toujours affamé, manger est un acte de survie, et il n’a d’autre valeur que si la nourriture peut suppléer sa force pour vivre. Le rapport entre ce qui n’est pas conforme à une valeur définie et ce qui l’est, est toujours conçu comme un rapport de « 0 contre 1 (infini) ».

Tout ce qui n’est pas 0 devient toujours 1. Et ce qui définit cette valeur de 0 ou de 1, c’est le regard universel (immuable) défini comme capable de régner de l’extérieur sur la totalité. On peut l’appeler le regard de « Dieu » avec un grand D. La valeur est attribuée depuis le haut, depuis l’extérieur qui est « Dieu » avec un grand D. Ainsi, celui qui jouit d’un bonheur direct qui lui tombe dessus comme une guillotine, c’est l’observateur externe qu’est le paysan grossier. A la limite, on pourrait presque dire que le 1 est le goût qui ne vient que par ce qui a été défini de l’extérieur. Il n’y a rien de personnel, d’original. Si délicieux que ce soit dans le jugement des autres, à quoi servira-t-il pour le « moi » ? Pour l’observateur externe chez qui l’appréciation n’accompagne pas l’acte de manger, le 1 est quelque chose dont il ne peut être certain, donc égal au chaos. Ce genre de rupture dispersée est la passion qui aspire à l’ « infiniment » grand.

2-3 ) Un certain goût pour le chocolat ― passion de l’observateur interne

Par contre, le repas des sybarites est dominé par la passion pour la qualité de la saveur. Mais ce qu’on apprécie comme délicieux est différent selon chacun, et même pour une même personne, le goût diffère suivant l’état de sa santé ou de son état d’âme. L’âge peut aussi modifier le goût. Fourier décrit avec beaucoup de détail ce phénomène : il applique aux 4 phases des passions dans la vie les modes de dégustation de la pomme (crue, cuite, sucrée, mé- langée aux autres fruits, par exemple à l’abricot) ou parle du « tempérament pivotal » de la fraise au lait, ou encore de la bataille des différents systèmes de préparation des petits pâtés.

Partisan de l’observation interne, Yukio-Pegio Gunji dans son livre La Vie, cette immuable, nous fait partager une anecdote. Il retient une leçon de sa mère qui lui aurait dit : « Il existe un endroit qui est le plus propre pour soi mais qui en même temps est le plus sale endroit pour les autres. Cet endroit, c’est l’intérieur de la bouche. Des choses similaires existent beaucoup dans le monde ». La fantaisie d’un individu n’a de sens que pour cet individu même. Le sens de la fantaisie veut qu’elle refuse par définition tout jugement de l’extérieur. Il n’existe aucune valeur universelle ou immuable. La passion qui nous fait juger que quelque chose est délicieux (nourriture) ou qui nous fait aimer (amour) est comme dans l’intérieur de la bouche, quelque chose de très fantaisiste, et par là justement est radicalement singulière. Pour le sybarite, chaque « moi » particulier fait relever la saveur du bas en haut. C’est pourquoi il y aura pour la cuisine 100 modes de penchants pour la cuisine, et possibilités de variétés.

Gunji, qui ressemble fort à Fourier, aurait un drôle de goût pour le chocolat. On dit qu’il aime particulièrement le chocolat au lait avec beaucoup de contenant en lait, le hi-milk, et il les stocke pendant longtemps dans le congélateur, pour faire séparer le lait et le chocolat. Il trouve infiniment délicieux de manger ce chocolat ainsi tourné. En principe, le chocolat est fait pour être mangé tel qu’il est vendu, mais Gunji démolit à dessein les composants et cette sorte de préparation est une curieuse obstination propre à lui seul. C’est une façon de manger qui donne un bonheur de délices « pour Gunji ». C’est quelque chose qui n’a aucun sens, n’a aucune importance pour le monde ; en revanche, pour ce « moi » seul, il a un sens et de l’importance. Parce qu’il est particulier, chacun peut jouir de la plé- nitude de ce bonheur. Les passions qui se dirigent vers l’infiniment petit produisent ainsi une sorte d’accélération « contre-puissancielle », ce qui renferme une puissance d’élan vers le bonheur suprême, dit Fourier. Peut- être est-ce là une raison pour laquelle Fourier a dit que l’amour et la gourmandise sont les seules passions capables d’associer à la félicité de Dieu.

2-4 ) Sômen et pastèque, deux va-et-vient

En cet été de l’année du grand séisme dans la région orientale du Japon, j’ai trouvé un restaurant dans les sous-sols de la gare de Shinjuku, près de la sortie Ouest, qui proposait un menu de saison, « Sômen (nouilles fines japonaises) et pastèque ». J’en étais ébahie. C’était un bol de sômen audessus duquel était posée comme une intruse une tranche de pastèque. Les sômen sont d’habitude raffermies avec de l’eau et présentées trempées dans de l’eau glacée. A chaque bouchée, on les prend avec les baguettes et les assaisonne avec de la sauce dans un petit récipient fait à cet effet. Mais devant ce sômen et pastèque, j’étais troublée par cette impression d’insolite, de quelque chose qui n’est pas à sa place. Est-ce que je dois verser la sauce sur l’ensemble comme pour manger le kakesoba  ? Aucune indication quant à la manière de déguster ou la raison de ce plat. Le rapport entre les sômen et la pastèque étant suspendu, ils sont là ensemble comme si de rien n’était, mais suscitent un air de bizarrerie indiscutable. Si on considère ce plat comme la poire dans le réimen (nouilles froides), c’est-à-dire si on considère la pastèque comme accompagnement des nouilles, et qu’on se satisfait d’un plat tel que « sômen avec pastèque », la réflexion s’arrête là. Cela reviendrait au même point que le paysan grossier qui est satisfait de tout ; on n’ira pas plus loin que le concept de « sômen avec pastèque » et on ne pourra pas goûter à une autre saveur. Or, comme dit Gunji, « la conjonction < et > qui se trouve entre sômen et pastèque sépare dans le lointain infini les sômen et la pastèque qui ne se dissolvent jamais et qui restent sans rapport entre eux » (Gunji, 2014). Un sybarite retrouverait certainement le goût dans le lointain infini où les sômen et la pastèque coexisteraient ensemble à distance. La question est donc de savoir si on peut apprécier le plat particulier de sômen et pastèque. « Ce plat ne représente pas les sômen avec pastèque mais les sômen et pastèque » (Gunji 2014).

Avec sômen et pastèque, on comprend que la passion d’observation externe et la passion d’observation interne sont des concepts opposés, mais pas contraires. Ces deux passions opèrent lors d’un repas ainsi que dans l’amour. D’où viennent deux manières apparemment différentes de donner l’universalité à la passion : soit, on peut souligner un invariant résultant d’une homogénéité universelle ; soit, on peut voir une hétérogénéité dans cet universel. Si on ne se réfère qu’aux recettes existantes, on ne peut aboutir qu’au « sômen avec pastèque » et le repas ne sera que le résultat direct de l’observateur externe qui est toujours de qualité identique. Ainsi, même si on met 100 sortes de variétés de cuisine imaginables sur le même modèle que sômen avec pastèque, cela ne fait qu’un alignement de plats de qualité identique, et ce ne sera qu’une sorte de collection. En répétant seulement la pluralité, on ne peut exercer l’essor vers une nouvelle saveur, un nouveau plaisir. Ce qu’il faut, c’est un « moi » qui à dessein rompt avec la guillotine, et, avec de petits ciseaux, recompose les goûts et les saveurs, et fait apparaître leur particularité ; c’est-à- dire qu’il faut écouter la voix extérieure qui est dans le « moi ». La coexistence de l’observation externe et de l’observation interne, entre lesquelles existe un va-et-vient, une continuité de ruptures, n’est-ce pas cela justement que Fourier appelle l’« harmonie composée » ? L’union, la connexion, c’est la continuité des ruptures. Le fossé entre sômen et pastèque ne disparaîtra jamais. Mais ils peuvent coexister. À ce moment, dans le fossé renforcé, descendra peut-être une part de l’extérieur qu’on n’avait pas imaginée, un petit « dieu » à « moi » seul, ou plutôt, comme dirait Fourier, partagé avec mes « comaniens ».

3-1 ) Festin de l’Harmonie

Un jour, j’ai vu le film Moby Dick (1956), tiré du roman de H. Melville. On y voyait un tableau de cachalot sorti des poussières et des ténèbres grâce aux éclairs, une petite baleine curieusement charmante dessinée par Queequeg en guise de signature, un cachalot blanc « Moby Dick » jamais capturé (dont on n’a même pas pu saisir par la vue la totalité du corps), le cachalot fatal vers lequel les équipiers invités par le capitaine Achab s’enfoncent. Au début, je voulais peindre ce genre de cachalot à caractère vicieux. Mais depuis que j’ai lu Le Nouveau Monde amoureux, le thème du cachalot a disparu et j’ai suivi cette impulsion de peindre les repas de l’Harmonie.

Il existe dans la région de Kôchi, un plat régional très répandu dans la population comme plat de fête. C’est le plat Sawachi. Sa particularité est d’assembler plusieurs mets préparés avec toutes sortes d’ingrédients dans un grand plat creux de plus de 30 cm de diamètre. On dit aussi que ce genre de plat prend son origine dans le repas de réunion religieuse, et les participants aux cérémonies, par le fait de partager les offrandes aux dieux, renforcent le lien avec les dieux. Cette tradition de partager les plats des dieux est restée partout dans le Japon. Mais en ce qui concerne les plats Sawachi, le sens austère de cérémonie a presque disparu et il y a eu une vulgarisation.

Dans les plats Sawachi, il y a une particularité quant à la manière de dé- guster, comme le montre le Comité de l’édition de Kôchi dans La Vie culinaire japonaise (1986).

Les mets sont placés ensemble dans un seul plat. Il y a le plat des crudités (sashimi), le plat des sushi, et le point fort des plats Sawachi est le plat dans lequel on assemble en masse des mets différents : les grillades, les mets cuits, les nerimono (produits de pâte). Ces trois plats sont la base de la cuisine de Sawachi. Quand les participants sont nombreux, on ajoute le plat de sômen, le plat de tataki (pour la plupart du temps, le katsuo), le plat de daurade cuite à la vapeur, ou les plats de zenzai (soupe sucrée d’haricots azuki). On ajoute ainsi les plats selon le nombre des participants.

Pas de hiérarchie dans les plats comme hors-d’œuvre ou plat principal.

Chacun ne dispose que d’une petite assiette, et on se sert les mets avec les baguettes rouges (baguettes de service). A la différence des repas de cérémonie ou d’un repas complet, il n’y a pas de règle pour manger. Il n’y a aucun ordre ni hiérarchie. On peut manger du sucré avant les sushis. Chacun des participants mange à sa guise ce qu’il veut manger autant qu’il veut. Chacun compose son propre repas et les convives s’entretiennent. Si les mets commencent à manquer, on rajoute à chaque fois de nouveaux mets et on recompose ainsi son plat, donc on ne voit pas les plats salis ou en désordre, et s’il y a des restes, ils sont aussi rassemblés, repréparés et reviennent avec une autre allure. Si tout a été consommé, on contemple les dessins du plat. Et ainsi on peut jouir jusqu’à la fin.

Pas de distinction entre hommes et femmes, adultes et enfants. Dans les temps anciens au Japon, les enfants ne participaient presque jamais aux banquets avec les adultes. Cela ne se faisait pas. Les femmes restaient dans la cuisine pour préparer les mets ou servir la table. Mais pour les plats Sawachi, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes se mettent à table sans distinction.

Pas de distinction entre hôte et invités, l’invité d’honneur et les autres invités. Lors des repas Sawachi, chaque famille fait concurrence avec ses cuisines favorites. Un homme qui est habile de son couteau est appelé « kiyouyari  » et en fait preuve pour préparer les sashimi ou les ciselages des légumes ou des plantes. Chaque maison a sa propre recette de youkan (gâteau de pâte à base d’haricots azuki), et à l’époque où le sucre était rare, c’était un plaisir pour l’invité de goûter aux différentes recettes. Dans le Kôchi, les banquets de Sawachi sont associés à des invitations. L’hôte et les invités se mettent ensemble à table et au fur et à mesure que le repas avance, la distinction entre l’hôte et l’invité se dissipe.

Distinction confuse entre la nourriture, les animaux, les hommes. Une des particularités des plats Sawachi, c’est qu’il y a beaucoup de plats préparés avec les ingrédients en entier. Des plats qui font penser aux daurades rassemblées dans la mer, des plats comme des petits jardins de bonsai. Si l’assaisonnement vinaigré est au plus haut point de délicatesse, les invités s’en ré- jouissent. « La fille est bien vinaigrée » est une expression pour qualifier le bon sens d’une personne. Si le banquet avance, les hommes vont prendre en main les baguettes rouges et jouent au hashiken, kikunohana ou bekuhai, jusqu’à dormir côte à côte. La distinction entre la nourriture, ce qui est cru, ce qui est en vie devient floue et les invités même deviennent composants isolés des plats et décorent le banquet.

La perte du motif. Le sens de repas religieux disparaît et les banquets Sawachi sont offerts pour célébrer un anniversaire, un mariage, Noël ou le nouvel an, bref tout ce qui est fête. Mais quand le repas commence, ce pour quoi on est réuni est oublié et tout part dans le chaos.

3-2 ) Poursuivre Moby Dick par les plats Sawachi

Conques ou roulettes géantes bouillies, amedaki (cuisson dans la sauce épaisse de sucre et de sauce de soja) d’ayu, kasikiri-doufu (toufu préparé avec les glands moulus), sushi de campagne préparé avec des poissons macérés ou des myoga, youkan multicolores... Chaque fragment de l’acte de « manger », catégoriquement isolé et spécial, appelle à la passion de l’infiniment petit. Et même une bouchée de sushi de maquereau, à la première saveur, prend de la divinité. La passion de l’infiniment petit dans les plats Sawachi devient le médiateur d’une cérémonie qui compose quelque chose de grandiose. Dans l’envoi de mon œuvre, est écrit « les crapauds et les moineaux qui servent de medium, règlent continuellement les composants qui sont toujours brisés, et en recomposant avec des restes d’offrandes le décor, ils ne cessent de faire collage de plats pour chacun des participants, et ouvrent la voie au lieu du retour » (Gunji 2017).

Vers la fin du banquet, la tête de maquereau sans doute destinée à être grillée par la suite, me semblait comme la tête relevée du cachalot sur la surface de la mer. A ce moment-là, ce qui m’est tombé dessus, c’était justement le « cachalot ». Mais ce qui est tombé sur le plat de Sawachi, n’est pas le grand Moby Dick mais le cachalot de notre taille : c’est là le mode de dégustation de l’harmonie par les plats Sawachi.

4 ) A l’apogée de l’harmonie composée, l’ ornithorynclotus

se relève et l’insecte divin le vénère en s’illuminant

L’ornithorynque est un animal qui vit en Australie. C’est un animal curieux avec des lèvres plates comme du caoutchouc qui font penser au bec d’un canard. Par son corps pesant il ressemble à une taupe, pourtant sa course est d’une agilité incroyable et il nage comme un poisson. Il est comme les batraciens ou les oiseaux monotrèmes, c’est-à-dire, il défèque, se reproduit ou pond des œufs par un seul orifice. Il pond des œufs comme les oiseaux, mais les petits, une fois nés, sont élevés comme des mammifères par le lait de la mère. Cet animal sans cohérence, c’est un peu comme si l’homme y avait mis les mains et recomposé les parties une fois dispersées et ainsi fait preuve d’une harmonie composée. Par le fait qu’il est lui-même le medium des élé- ments disparates, l’ornithorynque n’est-il pas l’archibras vivant ? Du moins, je l’ai senti comme tel, et de ce point de vue, je me suis intéressée à lui, et je voulais représenter par le dessin sa singularité.

Un été, j’ai vu une fleur de lotus en pot. Je ne sais pourquoi, j’ai voulu absolument plaquer ce morceau de lotus sur l’ornithorynque. Bien sûr, dans la nature, c’est une situation impossible que de voir l’ornithorynque nager dans une mare de lotus. Mais pour moi, c’étaient justement le lotus et l’ornithorynque qui montraient la singularité prédisant l’harmonie composée. Comme invitée par le lotus et l’ornithorynque, j’ai composé l’image, mais avec ces deux seuls éléments, ce n’était qu’un paysage dans lequel l’ornithorynque nageait dans une mare de lotus. Ce n’était qu’une répétition et je n’arrivais pas à peindre la singularité de l’ornithorynque. Par ailleurs, c’est un nonsens que de décomposer l’ornithorynque et la fleur de lotus et les recomposer dans le désordre et de représenter comme quelque chose qui correspondrait à cet être si singulier. Cela reviendrait à assimiler la singularité de l’ornithorynque à un vulgaire monstre. Je voulais absolument souligner la singularité de l’ornithorynque. N’est-ce pas à cela que revient le talent de l’artiste ? Je sombrais dans le fossé entre l’ornithorynque et le lotus quand j’ai vu par hasard une larve de scutelleridae ramper sur le bord de ma fenêtre. Il s’était mis à l’abri de la pluie. Sur son dos, on distinguait vaguement les couleurs marbrées, mais j’y ai vu une sorte d’image humaine. Dans le scutelleridae était l’« homme » ! Peut-être que distinguer l’« homme » dans la nature brute avec le regard de l’observateur interne, ce serait cela l’arrivée du petit dieu ? Dans le fossé entre l’ornithorynque et le lotus est descendu le scutelleridae. Étrange coordination ! Ainsi ce scutelleridae le vénère en s’illuminant et l’ornithorynclotus platyplotus ainsi retrouvé dans l’harmonie composée a pu faire un immense essor.

Le lotus sauvage qu’on trouve souvent dans la nature foisonne de feuilles, et ne porte pas beaucoup de fleurs. Mais ce lotus en pot que j’avais vu, portait une fleur pour une ou deux feuilles. Il y avait un secret dans la terre : quand les fleurs et les feuilles au-dessus du sol étaient mortes, on renverse le pot de bas en haut, on enlève la vieille terre qui est venue en haut, on y ajoute de la terre nouvelle et on replace le tout dans ce sens dans le pot. Ainsi les fleurs fleurissent mieux. Il y aurait donc un va-et-vient artificiel.

5 ) Qu’est-ce qu’archibras ? Un monstre ?

Non ce n’est qu’un cachalot, ni plus ni moins

Vers la fin du film Moby Dick, le capitaine Achab, sans se soucier du danger de mort, enrage contre le cachalot, son ennemi de longue date. Il saute sur l’immense corps du cachalot et enfonce les harpons. Il est lui-même enlacé par les cordes du harpon et meurt attaché au dos de Moby Dick qui plonge dans la mer (l’aboutissement du film est un peu différent de celui du roman). Quand le dos du cachalot refait surface, Moby Dick et avec lui Achab qui lui est attaché semblent bouger étrangement des bras comme pour une invitation. L’équipage du baleinier est pris d’effroi. Mais l’officier Starbuck veut poursuivre la chasse. « Moby Dick est certes un immense monstre, mais ce n’est qu’un cachalot, ni plus ni moins. »

Dans l’Âge d’or (1986, première édition 1971), l’auteur Tatsuhiko Shibusawa décrit dans sa considération sur la difformité que c’est l’union crue de la mé- taphysique avec le corps. Dans le monde occidental, la nature est en principe créée par Dieu avec un D majuscule. La nature est donc la beauté parfaite qui correspond à la recette divine, c’est ce que la civilisation avançait. Mais d’autre part, la nature était sauvage et chaotique. Dans la science en général, que ce soit d’un point de vue positif ou négatif, la difformité ou la variante sont considérées comme une erreur dans la nature. Dans ces conditions la difformité était quelque chose de haïssable et en même temps inspirait une certaine vénération et de l’amour pour certains. Du moins Fourier en est un cas et ceux qui poursuivent une certaine forme de création qui est dans la lignée de Fourier le sont aussi souvent. Klossowski qui s’appuie sur Fourier décrit son inclination pour la difformité dans La Monnaie vivante, ou dans Le Baphomet où des jeunes gens sont habités par un tamanoir ou le souffle spirituel d’une déesse. Fourier réprouve l’attitude qui exclut tout ce qui est déviant par rapport à la « forme » définie. La vie de l’homme à laquelle Fourier aspire implique la diversité infinie des goûts et leur harmonisation gé- nérale. Ainsi tout se passe comme si l’archibras était apparu sur le corps, en tant que difformité de « l’hyper-neutre » ou de l’« union ». En d’autres termes, comme si l’affirmation de Fourier était un « ornithorynclotus  ». Comme j’ai réellement vu l’ornithorynclotus ou le cachalot dans le plat Sawachi, l’archibras est sans aucun doute une vérité que Fourier a réellement vue. Ce n’est pas du tout une métaphore, il aura eu connaissance dans son coccyx du germe de ce qui se relève.

Ce qui rend hideuse la difformité, c’est que même si elle est unie directement de façon vitale, elle n’est pas vraiment liée. Dans la critique de « sômen et pastèque », Gunji écrit ceci : « l’ours polaire dans le zoo attaque à travers les vitres les têtes des enfants qui le regardent avec fascination près de l’eau, parce qu’il croit que ce sont des têtes de phoques émergées de l’eau. L’ours polaire et l’enfant, séparés par les vitres, sont tout près mais ne se rencontrent pas. Il en est de même pour les sômen et la pastèque, ils ne se rencontrent pas » (Gunji, 2014). Comme dit Starbuck, ils n’ont pas rencontré Moby Dick. L’ornithorynque et le lotus, le plat Sawachi et le cachalot non plus ne se sont pas rencontrés. C’est pourquoi, nous réalisons que ce lien est la continuité des singularités, la continuité des fossés, par ce qui se relève réellement avec une certaine malséance, une certaine divinité, une certaine élégance même. Je veux appeler cette harmonie composée, la création.

Il y a des gens qui attendent la félicité de Dieu. Quelque chose qui se relève sur le coccyx. Beaucoup de choses qui qualifient le « moi » qui suis ici : orchidée et abeille, homme aux couleurs irisées, Peacok Room, mendiant et voleur qui offrent deux fleurs de lotus, menu insipide d’un restaurant de nouilles, dîner télévisé, tête d’ayu, odeur mêlée de cannelle et d’orange, invitation d’Achab. D’autres qui la trouvent dans la lecture et la recréation de Fourier, car on y trouve tant de choses, à chaque lecture.

(Traduit par Aiko Onishi)

Bibliographie

Pierre Klossowski (1985),

Baphomet, traduction de Toshiaki Kojima, Tokyo, Peyotoru Kobo.

Pierre Klossowski (2000),
La Monnaie vivante, traduction de Masakatu Kaneko, Tokyo, Seidosha.

Yukio-Pegio Gunji, Otto Rössler, et Koichiro Matsuno (1997),
La science du système complexe et la pensée actuelle 4. L’Observation interne
(Fukuzatsukei no kagaku to gendai sisô 4. Naibu kansoku), Tokyo, Seidosha.

Yukio-Pegio Gunji (2014),
A propos de « sômen et pastèque : Critique sur les œuvres de l’exposition de kakejiku par 20 artistes sur les monma washi, communication non publiée.

Yukio-Pegio Gunji (2017),
Sawachi. Envoi, communication non publiée.

Yukio-Pegio Gunji (2018),
La Vie, cette immuable. La vie qui l’emporte sur l’intelligence artificielle (Seimei, bidoudanisezu. Jinkô chinô wo ryoga suru seimei), Tokyo, Seidosha.

Tatsuhiko Sibusawa (1986),
L’Âge d’or (Ôgon jidai), Tokyo, Kawade Shobo Shinsha.

Kyôko Nakamura (2016),
« L’Invitation des mots étranges (Ishitsu na kotoba ga temaneku) », Fieldplus, Tokyo Gaikokugo Daigaku University Press, 15, pp. 28-31.

Kyôko Nakamura (2016),
« La nature est née de l’homme : l’universalité de la singularité (Hito ga shizen wo umidasu hanashi : ishitsu na mono no fuhensei », Lier la science et la civilisation (Kagaku to bunka wo tsunagu) édité par Naoki Kasuga, Tokyo Daigaku University Press, pp. 274-287.

Le Comité de l’édition de Kôchi, Vie culinaire japonaise (1986), Les Repas de Kôchi, Nôsan Gyoson Bunka Kyokai.

Charles Fourier (1990),
L’Archibras (traduction de Kunio Iwaya) in Shibisawa Tatsuhiko
Bungaku-kan 4 : Utopia no Hako
, Tokyo, Chikuma Shobo.

Charles Fourier (2013),
Le Nouveau Monde amoureux, traduction de Tomomi Fukushima,
Tokyo, Sakuhinsha.

Kôichiro Matsuno (2016),
L’Observation interne à venir (Kitaru beki naibu kansoku), Kôdansha.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
puceContact puceMentions légales puceEspace privé puce RSS

1990-2024 © charlesfourier.fr - Tous droits réservés
Haut de page
Réalisé sous SPIP
Habillage ESCAL 5.0.5